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Yannick Haenel, chroniques de février 2023

Charlie Hebdo

D 24 février 2023     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Poésie : nous sommes encore en vie

Yannick Haenel

Mis en ligne le 1er février 2023
Paru dans l’édition 1593 du 1 février

Je viens de m’enticher d’un petit livre, publié aux élégantes et subversives éditions Allia, que je transporte partout avec moi. Il a un titre drolatique : Conseils d’1 disciple de Marx à 1 fan d’Heidegger. Son auteur : Mario Santiago Papasquiaro.
Cette plaquette de 72 pages a tout pour devenir un de ces livres cultes dont on se récite des phrases entre connaisseurs (je crois même que c’est déjà le cas). C’est un poème fulgurant, dont les vers hachés semblent écrits en état de dérapage au bord d’une falaise, une illumination existentielle et politique rédigée en espagnol (Papasquiaro est mexicain) qui date des années 1970, et qui, à travers son écriture-poudrière aux éclats hirsutes, tente d’ouvrir une brèche révolutionnaire : est-il possible de vivre poétiquement, de vivre en opposition aux usages validés par la société, et de faire de son refus une liberté  ? Ni Marx ni Heidegger : plutôt hippie et anar.

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Une telle aventure poétique relève de l’avant-garde, et le texte fou de MSP, comme il aimait à se désigner, prend en charge l’esprit de la contre-culture estudiantine de son époque, et la dépasse à travers un fourmillement kaléidoscopique qui fait exploser ses visions en une myriade d’intensités kamikazes.
L’incipit du livre est un programme : « Le monde se livre à toi en fragments/en éclats  », et tout s’y déchaîne en feu d’artifice : une «  fille inénarrable » qui « déchire sa tunique », des « coïts fabuleux », des «  jardiniers sous-smicards  ». Connaissez-vous « le savoir absolu de la saveur de l’ADN après l’amour »  ? Méditez profondément sur ceci, écrit en capitales :

« IL N’Y A PAS D’ANGOISSE ANHISTORIQUE
ICI VIVRE C’EST RETENIR SON SOUFFLE
& SE METTRE TOUT NU »

Si MSP nous est inconnu en France (ou connu de quelques aficionados), son personnage est légendaire, car il était le meilleur ami de Roberto Bolaño, lequel, dans son chef-d’œuvre Les Détectives sauvages, a fait de lui Ulises Lima, l’acolyte du mythique Arturo Belano. Dans la vie « réelle », Bolaño et Papasquiaro avaient fondé l’infraréalisme, qui, dans Les Détectives sauvages, devient le réalisme viscéral.
Bolaño disait que les Détectives se lisent comme une agonie et un jeu. Eh bien, les Conseils se dévorent comme un manifeste. Ils déchiquettent la cervelle du lecteur placide avec un humour qui conjugue lutte historique et subjectivité.

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«  À tout moment se produit 1 poème » : c’est exactement ce qui manque à notre époque brutale et constipée. Le poème est là, dans les buissons sexuels de l’instant, et tout le monde s’en fout :

« il va sans dire qu’on est
économiquement dans la merde
(Toi/Moi/Nous) »

Alors donne-moi un baiser. C’est urgent : on a besoin d’« exploits éthiques », et de « dire à sa bien-aimée : allons dans 1 hôtel ».

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Nicolas Poussin, Bacchanale d’enfants II - Les effets de l’ivresse, 1626.
Rome, Palazzo Barberini. Photo A.G., 18 juin 2015. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Vérité des baisers

Yannick Haenel

Mis en ligne le 8 février 2023
Paru dans l’édition 1594 du 8 février

Je reviens de Lyon, où j’ai vu une exposition merveilleuse au musée des Beaux-Arts : « Poussin et l’amour ». C’est jusqu’au 5 mars, et franchement, depuis que j’ai contemplé ces nudités, ces baisers, ces étreintes, eh bien les ténèbres contemporaines, la guerre, l’inflation, la connerie des néopuritanismes, tout m’apparaît comme un écran traversable : le cœur et le désir sont plus forts que cet enfer.
Il paraît que Nicolas Poussin (1594–1665) serait le peintre sévère du classicisme français : grâce à cette exposition, on découvre qu’il fut plus secrètement un érotique. Certains de ses tableaux ont été détruits, d’autres ont été censurés, mutilés par des « repeints de pudeur » (j’adore l’expression). Les voici rendus à leur sensualité, offerts à l’exubérance gratuite des formes et des couleurs.

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Oui, gratuite : l’amour a lieu pour rien. C’est là sa beauté folle. Vénus, Diane et les nymphes se pâment devant nous, sorties des Métamorphoses d’Ovide comme d’une corne d’abondance. Et puis il y a Apollon et Dionysos avec son cortège de satyres (merveilleux satyres qu’on voit dialoguant avec les nymphes, et qui aujourd’hui seraient dénoncés par la néopruderie qui n’y comprend rien).

Philosophie unique


Nicolas Poussin, Apollon amoureux de Daphné, 1664.
Le Louvre. Photo A.G., 25 janvier 2017. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Le vin coule à flots, les sous-bois sont remplis d’amants enlacés, le monde est plein de poitrines heureuses. Une seule philosophie : le plaisir et l’amour (qui sont une même chose). « Omnia vincit amor », a écrit Virgile : l’amour triomphe de tout. Et si la mort est là, c’est que les passions humaines sont tissées de violence.
Jésus multipliait les pains  ? Poussin multiplie les baisers. La peinture est le vrai miracle car s’y dévoile en toute clarté ce qui se dissimule dans des chambres. Les corps qui font l’amour sont-ils si gênants  ? La société préfère montrer ceux qui s’entretuent.
Dans ces peintures où les drapés bleus et rouges libèrent les carnations, dans ces lavis bruns sur papier où sont tracées à l’encre des scènes plus « explicites », on respire une liberté essentielle.

La découverte du palais invisible

Il existe une île enchantée où la distance qui sépare le regard de la nudité s’annule, où le cœur jouit de l’objet qu’il convoite, où l’amour et le désir s’accomplissent ensemble : c’est un palais invisible, logé en chacun de nous, où à chaque instant, et dans le plus grand des secrets, ont lieu des orgies délicates et crues. Ces orgies ouvrent une clairière dans votre vie.

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Je vous le dis très tranquillement : l’expérience sexuelle et l’expérience poétique, en se rejoignant, donnent sur ce qui est empêché partout : la vérité. C’est ainsi, comme dit Poussin, qu’on cueille le rameau d’or, celui qui, depuis Virgile, doit être cueilli si l’on veut entrer dans l’expérience. La vérité, ça se cherche, ça se trouve et ça se cueille à travers la peinture, l’écriture, le dessin ou l’amour. À chacun de nous d’en déchiffrer le trésor inouï.

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Mes feux sont ailleurs

Yannick Haenel

Mis en ligne le 15 février 2023
Paru dans l’édition 1595 du 15 février

J’associe le désir aux forêts. J’associe les forêts à l’enfance. J’associe le désir, l’enfance et les forêts aux romans qui, mieux que la mémoire, nous les restituent. C’est leur substance magique, leur matière sensorielle : en lisant des romans (ou en les écrivant), nous courons vers notre enfance aventureuse, illuminés d’amour fou, à la recherche de la clairière perdue.
Je retrouve cette joie lumineuse dans Jusqu’au prodige, de Fanny Wallendorf, un fulgurant petit roman qui vient de paraître aux éditions Finitude.
Une jeune fille est séquestrée dans une ferme, pendant l’exode, par un étrange Chasseur qui retient dans son grenier des animaux chamaniques – des grands-ducs, et surtout le Fauve, un chat forestier aux yeux jaunes sur lequel elle est chargée de veiller. Les rites du Chasseur l’emprisonnent peu à peu dans une mort démoniaque  ; elle s’enfuit.

Sensations et frémissement

Le roman raconte son évasion durant trois jours et trois nuits à travers la forêt  ; chacune de ses phrases est un appel d’air : à travers la course de la jeune fille se réveille l’abondance poétique du monde.

Et c’est un miracle : les sensations déferlent dans un bruissement continuel de sous-bois, les mots agissent comme une genèse éblouissante, et voici que l’échelette, les tétras-lyres, les feuilles d’alisier, les astrances mauves nous procurent ce frémissement de vigueur qui accompagne les révélations, comme si nous assistions à l’éclosion même du temps.
Dans sa course rimbaldienne, la jeune fille se répète des espèces de poèmes-mantras qui rythment son initiation : « C’est dans la lumière que sont dissimulés les secrets. » Elle ajoute : « Mystérieuse est la lumière, pas l’obscurité. »
Il y a un passage secret qui nous mène à la présence pure, à ces « expériences heureuses dont on ne revient pas  ». Croisant un maquisard dont elle repousse les avances, puis un soldat allemand sur le point d’exécuter un otage, éprouvant la faim, la peur et le désespoir, elle s’ouvre à ces « effractions d’éternité » qui nous transmettent une liberté intacte.

Combattre pour la poésie

Vous verrez : elle rencontre dans les bruyères un animal prodigieux, ce grand renard noir qui ne cesse d’apparaître et de disparaître, attentif et curieux, furtif comme un ange. Avec lui va se donner ce qui ne se donne qu’invisiblement, dans l’effusion sensorielle du mystère. Ai-je rêvé ou elle lance au renard ces vers modifiés de Paul Celan : « Le monde est parti, il faut que tu me portes  »  ?

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La poésie est le secret, et dans ce monde dévitalisé, qui ne conspire, en appauvrissant le langage, qu’à épaissir nos sensibilités, qu’à faire de nous des esclaves privés de nuances, -combattre en ¬faveur de la poésie immédiate, c’est la grande aventure. Elle consiste à ressusciter à chaque instant « ces jours où l’enfance s’éblouissait de sa propre clémence, jouissait de ses largeurs ».

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Francesca Woodman, Untitled, 1972-1975.
Photo : George et Betty Woodman. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Une blancheur qui éclate

Yannick Haenel

Mis en ligne le 22 février 2023
Paru dans l’édition 1596 du 22 février

Il est possible d’aimer quelqu’un qu’on n’a pas connu. Quelqu’un dont il nous semble qu’en dépit de l’impossible nous partageons avec lui l’essentiel, et plus que l’essentiel, la vie même, un certain usage passionnel de l’existence, une lumière qui n’a lieu d’être qu’avec lui. Ainsi en va-t-il de notre rapport avec les œuvres, et plus encore avec les artistes.
Je partage avec Bertrand Schefer, sans que ni lui ni moi ne l’ayons rencontrée, une passion pour la photographe américaine Francesca Woodman (1958–1981), dont la postérité, depuis son suicide à 22 ans, n’a cessé de grandir, au point de la transformer en icône de la fulgurance artistique.

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Si j’en crois son très beau livre, aussi intense que délicat, et sobrement intitulé Francesca Woodman (éd. P.O.L), Bertrand Schefer l’aime encore plus que moi : et plus qu’une admiration, il entretient avec elle, son récit en témoigne, une affinité aussi complexe qu’intime, qui déborde le simple attrait et l’aura confronté au plus sombre de lui-même, comme au plus clair.

Noir et blanc

À quoi nous renvoie une œuvre aimée, à quel abîme, à quelle région interdite de notre vie, cela ne peut s’approcher qu’à travers la pudeur en feu du chuchotement. Seule la littérature, avec sa descente anxieuse dans le secret des autres, est capable d’accueillir de tels impacts et d’en approfondir la vérité fuyante : « Moi, écrit Bertrand Schefer, je me penchais au-dessus du gouffre qu’elle avait ouvert en se montrant à nous. »
Francesca Woodman se photographie nue dans des cages de verre ou suspendue au linteau d’une porte, glissant sa frêle silhouette entre les papiers peints décrépits de chambres à l’abandon, nue encore, avec des ailes d’ange, nue dans la transparence meurtrie des moisissures : c’est « une nudité qui ne triomphe pas ». Si elle privilégie le noir et blanc, c’est peut-être parce que c’est ainsi que vibre au mieux l’absence. À travers ces fascinantes scénographies intimes, et leur sorcellerie blanche, Bertrand Schefer voit le geste d’une prisonnière qui aura désespérément cherché à s’échapper des « quatre murs de son être ».

À l’intérieur de l’image

À 13 ans, elle sait tout, déjà, de l’art photographique  ; et dans un vieux cimetière victorien, à Boulder (Colorado), la voici qui « se glisse à travers une stèle trouée » pour une série d’images sidérantes qui déchirent le visible. Dans quel espace entre-t-on quand on traverse une tombe  ? « Elle avait trouvé une porte secrète par où entrer à l’intérieur de l’image », écrit Bertrand Schefer.

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Ce petit livre, enveloppé d’un mystère endeuillé, et tout ourlé de justesse (celle qui vient des intuitions de la fragilité), s’achève dans la lumière de l’été italien, traversé par des étendues blanches, presque aveuglantes, comme si l’écriture elle-même était éblouie : « un pan de blanc bienvenu pour faire tout éclater ». Ainsi s’écrit l’amour.


Francesca Woodman, Self deceit, Rome, Italie 1978.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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Bertrand Schefer, Francesca Woodman

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FEUILLETER LE LIVRE

Bertrand Schefer tente de dire de quoi et comment est composé son livre "Francesca Woodman", et où il est notamment question du catalogue "Francesca Woodman" de la fondation Cartier en 1998, des images et de la vie de Francesca Woodman, de la présence et de la disparition, d’émotion photographique, du tu et du elle, à l’occasion de la parution de "Francesca Woodman" aux éditions P.O.L à Paris le 25 janvier 2023

"Alors, dès cet instant, l’adolescente entre dans la photographie comme la foudre, et ce qui suit s’appelle une légende. Comme si on avait tendu un violon à un novice et qu’une sonate était sortie d’un coup."

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LIRE : Enfermée dans une cage de verre, Francesca Woodman, par Bertrand Schefer, écrivain

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