4 5

  Sur et autour de Sollers
vous etes ici : Accueil » THEMATIQUES » A l’heure de la Chine » Taïwan : une zone de tension Chine-USA...
  • > A l’heure de la Chine
Taïwan : une zone de tension Chine-USA...

Quand et comment ?

D 4 novembre 2022     A par Viktor Kirtov - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Les derniers mois ont montré une intensification de la tension en Chine et USA au sujet de Taïwan. Une actualité pousse l’autre, c’est la loi de notre monde médiatique, mais les raisons de la tension demeurent. Dans notre série « A l’heure de la Chine », retour sur ces événements et mise en perspective :

La Chine pourrait-elle utiliser la force contre Taïwan ?


Bill Burns patron de la CIA
GIF

« Il nous semble que (la guerre en Ukraine vue par Pékin) n’affecte pas vraiment la question de savoir si les dirigeants chinois pourraient choisir d’utiliser la force contre Taïwan dans les prochaines années, mais quand et comment le feront-ils »

Bill Burns, patron de la CIA
invité du Forum sur la sécurité d’Aspen, aux États-Unis le mercredi 20 juillet 2022

*

Xi Jinping lors du 20ème congrès du Parti communiste . © NOEL CELIS / AFP
GIF

Lors du récent 20ème congrès du Parti communiste qui a consacré les pleins pouvoirs à Xi Jinping, celui-ci a assuré que :

« la Chine chercherait à réunifier Taïwan pacifiquement mais ne « renoncera jamais à l’usage de la force si besoin. »

Xi Jinping, discours au 20ème congrès du Parti communiste
16 octobre 2022, Source AFP.

La Chine pourrait-elle utiliser la force contre Taïwan ? La réponse est indubitablement, oui.

Xi Jinping envisage la force et l’armée chinoise se prépare

Par Jérémy André, envoyé spécial du Point à Taipei


Intimidation. Exercice de confrontation à munitions réelles à Zhangzhou, dans la province du Fujian en Chine, le 24 août 2022.
GIF

La guerre de Taïwan aura-t-elle lieu ? Maintenant, ou dans une décennie ? Une invasion, ou plutôt un blocus ? Une victoire éclair, ou une guerre mondiale ? Rarement fracture géopolitique n’aura suscité des avis aussi contradictoires. Cet été, alors que la Chine organisait les manœuvres aéronavales les plus menaçantes de son histoire, cernait sa voisine insulaire et canardait les eaux environnantes de missiles, la planète retenait son souffle.

Les habitants de l’île, eux, accueillaient avec scepticisme cette énième démonstration de force du continent. Dans les semaines qui ont suivi, on glanait partout les mêmes réactions blasées. Cela n’aurait été qu’un épisode de plus de l’« intimidation habituelle », juge Lin Yukai, un jeune politicien du port de Kaohsiung (lire reportage plus avant), d’ordinaire soucieux de la menace chinoise. « Je continue ma vie, la guerre paraît impossible »,confie « Nono », coiffeuse rencontrée dans cette même ville, au diapason d’une nation incrédule.

Menaces et crises. Après soixante-dix ans de menaces et trois crises militaires, en 1955, en 1958 et en 1995-1996, années où la Chine avait encore bombardé durant des mois des îles voisines de ses côtes, les Taïwanais sont comme insensibilisés au danger. « On dirait le conte de Pierre et le Loup  », regrette Chen Yi-chi, le fondateur d’un parti politique indépendantiste, qui s’inquiète de voir ses compatriotes si peu mobilisés. Car l’indifférence populaire n’est pas le plus fiable des devins face aux catastrophes.

Les élites sont divisées sur la réalité de la menace. À écouter les diplomates taïwanais, qui se font l’écho du message rassurant de l’exécutif, les manœuvres chinoises ne présagent pas une guerre imminente, au contraire. Après la déconfiture de Vladimir Poutine en Ukraine, Xi Jinping n’oserait pas avant longtemps franchir le Rubicon du détroit. À Taipei, autour d’un déjeuner de xiaolongbao, savoureux raviolis garnis de bouillon, un cadre du ministère rit de voir le secrétaire général du Parti communiste chinois (PCC) « perdre la face » après la visite historique de la présidente de la Chambre des représentants des États-Unis, Nancy Pelosi, les 2 et 3 août à Taipei.


Puissance. Le président Xi Jinping parle avec des Casques bleus chinois postés à l’étranger par liaison vidéo, lors d’une inspection au Commandement du théâtre central de l’Armée populaire de libération (APL) le 28 janvier 2022.
GIF

Diagnostic alarmant. Certains dirigeants taïwanais font cependant un diagnostic beaucoup plus alarmant, comme le milliardaire Robert Tsao, fondateur du géant des semi-conducteurs UMC (United Microelectronics Corp). Cet adepte du zen, jusque-là silencieux sur ces affaires géopolitiques, met en garde qui veut l’entendre : « Notre population est trop insouciante, confie-t-il au Point dans son salon aménagé en salle de méditation. La plupart des civils ne croient pas qu’il y aura une attaque militaire. Malgré les manœuvres du mois d’août, c’est comme si les civils ne se rendaient pas compte. (…) Si nous nous reposons sur le gouvernement tout le temps, il pourrait être trop tard. Je ne suis pas contre le gouvernement, mais j’ai un sens plus aigu du danger. »

Alerter. Dans un coup d’éclat qui paraît le premier signe d’un réveil des patrons taïwanais, Tsao a promis 100millions de dollars pour alerter la population et esquisser un embryon de défense civile.

Mais difficile de jeter la première pierre aux Taïwanais. La même incertitude règne parmi les observateurs étrangers. L’ouverture, dimanche 16octobre, du 20e Congrès du PCC à Pékin, a illustré une nouvelle fois l’ambivalence de la situation.

Recours à la force. Reconduit pour un troisième mandat de cinq ans, le chef suprême du parti, Xi Jinping, a lu un « rapport de travail » d’une heure quarante-cinq minutes, énonçant la politique de la seconde puissance mondiale pour les cinq ans à venir. « Nous œuvrerons avec la plus grande sincérité et les plus grands efforts pour une réunification pacifique [de Taïwan, NDLR] mais nous ne renoncerons jamais au recours à la force et nous nous réservons la possibilité de prendre toutes les mesures nécessaires », a-t-il dit.

Annexion. Parmi les sinologues, les uns ont noté que le texte reprenait les déclarations des précédents congrès qui, depuis les années 2000, lient consubstantiellement la « renaissance de la nation chinoise » à la « réunification » de Taïwan, autrement dit son annexion au prétexte qu’elle était, il y a près d’un siècle et demi, une province de la dernière dynastie de l’Empire chinois.


Anticipation. Démonstration de tirs par une frégate taïwanaise au large de la côte est de l’île, le 26 juillet 2022.
GIF

« Il n’y a pas d’indication d’une plus grande urgence par rapport à ce que l’on a entendu par le passé », a commenté Bonnie Glaser, directrice du programme Asie du German Marshall Fund, un groupe de réflexion américain, l’une des meilleures expertes de Taïwan. L’absence de déclaration belliciste récente de Xi Jinping rassure ainsi une partie des pékinologues, tel l’ancien Premier ministre australien Kevin Rudd, président de la prestigieuse Asia Society :« Depuis longtemps, je suis convaincu qu’il n’a pas l’intention de prendre Taïwan par la force durant les années 2020 », explique-t-il. Ce fin connaisseur du PCC, ancien ambassadeur à Pékin, a même développé sa théorie dans un livre publié cette année, La Guerre évitable (The Avoidable War, PublicAffairs), qui donne sa recette pour désamorcer le conflit. Mais des interprétations diamétralement opposées sont aussi avancées, soulignant les passages les plus belliqueux du discours de Xi Jinping qui a multiplié les menaces contre les « indépendantistes » taïwanais, et leurs supposés soutiens étrangers, États-Unis en tête, accusés d’« ingérence » dans des affaires que la Chine considère comme « intérieures ». Wang Hsin-hsien, professeur à l’université nationale Chengchi à Taipei, y voit un signe clair que le PCC considère désormais la question taïwanaise comme une « partie intégrante de la rivalité sino-américaine ».

Signaux forts. À ceux qui minimisent le risque d’une guerre dans le détroit de Taïwan, danger selon eux encore lointain, répondent donc des alarmistes qui s’appuient sur un faisceau de signaux de moins en moins faibles. Au premier rang desquels figure la vertigineuse expansion de la marine chinoise, dont le tonnage a plus que triplé en vingt ans. Elle dépasse désormais celle des États-Unis en nombre d’unités. En juin, Pékin a mis à flot son troisième porte-avions, le Fujian, et devrait en avoir deux fois plus d’ici à 2030, surpassant nettement les Américains dans la région. Fin septembre, le vice-amiral Karl Thomas, commandant en chef de la VIIe flotte américaine, qui patrouille dans le Pacifique, a reconnu lors d’une interview dans le Wall Street Journal que si la Chine voulait établir un blocus contre Taïwan, elle en avait la capacité. Tout en assurant qu’avec l’aide de Tokyo, Washington pourrait le briser.


Historique. À Taïwan, le 3 août 2022, rencontre entre la présidente de la Chambre des représentants des États-Unis, Nancy Pelosi, et la présidente taïwanaise Tsai Ing-wen.
GIF

Échéances. Autre source d’inquiétude, les échéances évoquées par des responsables se sont dramatiquement rapprochées. Il y a un an déjà, le ministre taïwanais de la Défense, Chiu Kuo-cheng, s’était risqué à évoquer une possible agression venant du continent en 2025. Dans la foulée des manœuvres d’août 2022, des sources du renseignement américain ont évoqué, anonymement, 2024, année d’élection outre-Atlantique, mais aussi à Taïwan. La modérée Tsai Ing-wen devrait laisser la place à un successeur probablement plus offensif, tel son actuel vice-président, William Lai, issu de la branche du Parti démocrate progressiste la plus favorable à l’indépendance.

Casus belli. Un cocktail à haut risque alors que le PCC bondirait sur toute action qu’il pourrait assimiler à une « déclaration d’indépendance » pour y voir un casus belli. Dans le camp des alarmistes, l’Américain Elbridge Colby, ancien du Pentagone sous l’administration Trump, a publié en 2021 La Stratégie du déni (The Strategy of Denial, Yale University Press), un essai qui préconise de constituer sans attendre une coalition pour arrêter Pékin avant qu’il ne soit trop tard.« Je ne fais pas de prédiction », précise-t-il au Point. Il se refuse à donner une date, 2024, 2025, 2027… Mais il s’emporte contre ceux qui repoussent le danger aux calendes grecques, inhibant tout sentiment d’urgence : « Comment peuvent-ils en être sûrs ! tempête le néoconservateur. La Chine sait qu’elle aura l’avantage optimal relatif pour agir durant cette décennie, poursuit-il. Si les Chinois pensent qu’ils peuvent y arriver, ils le feront. Ce qui m’inquiète vraiment, c’est que les Taïwanais manquent totalement de préparation. Or, pour nous, il faudrait cinq ans pour être prêt. Si c’est pour 2027, c’est maintenant qu’il faut s’y mettre. Je ne comprends pas que les Taïwanais ne consacrent pas déjà 10% de leur PIB à la défense ! »


Préparation. Le 13 avril 2018, la présidente taïwanaise Tsai Ing-wen, deuxième à partir de la gauche, inspecte un destroyer lors d’un exercice de la marine.
GIF

Le réveil de Taipei est progressif. Le gouvernement a multiplié les commandes d’armements auprès des Américains depuis le mandat de Donald Trump, signant encore des contrats pour 1,1milliard de dollars début septembre, et lancé des programmes « autochtones » de construction de sous-marins, porte-hélicoptères (dont le premier, le Yushan, a été baptisé cet été), missiles et drones de reconnaissance. À la satisfaction des stratèges, les Taïwanais adoptent petit à petit une approche asymétrique, visant à faire de l’île un « porc-épic », avec des unités légères dotées d’armes létales, sur le modèle de l’Ukraine, capables de survivre à la puissance de feu sans commune mesure de leur agresseur, tout en lui infligeant le maximum de dommages. Mais ces premiers pas paraissent timides face à l’ampleur du défi.

Service militaire. Pressé depuis des années de reconstituer une réserve opérationnelle apte à stopper les deux millions d’hommes de l’Armée populaire de libération (APL) chinoise, le ministère taïwanais de la Défense promet d’étendre à un an le service militaire (quatre mois pour l’instant) à partir de 2024. Pour conjurer les mauvais augures, les « rassuristes » disent qu’ils ont encore le temps. Ils citent les conseils de prudence de Sun Tzu, stratège chinois du Vie siècle avant Jésus-Christ, et prêtent à Xi Jinping une rationalité qui l’empêcherait de commettre un coup de folie comme Vladimir Poutine. Ils rappellent, à l’instar de l’ancien analyste de la CIA John Culver, sceptique de longue date sur un potentiel conflit, que l’on verrait l’APL venir de loin. Dans une tribune publiée par la Fondation Carnegie, le chercheur de l’Atlantic Council balaie les spéculations sur une guerre imminente. Selon lui, les préparatifs chinois ne pourraient pas être « subtils » : production en masse de munitions, construction de navires de débarquement, stockage de biens industriels et de première nécessité pour parer au choc commercial, préparation des esprits par la propagande, interdictions aux soldats chinois de quitter l’armée…


Entraînement. Un exercice de l’armée taïwanaise le 6 janvier 2022 à Kaohsiung.
GIF

Un argumentaire qui ne convainc pas les Cassandre comme Elbridge Colby : « Les Chinois sont conscients que nous scrutons ces indicateurs, objecte-t-il. Un bon exemple, ce sont les vaisseaux de débarquement. Ils n’ont pas nécessairement besoin d’une flotte de navires d’assaut amphibies. Ils pourraient utiliser des ferrys civils pour transporter leurs troupes au travers du détroit. Il leur suffirait d’abord de s’emparer des ports par des opérations aéroportées pour y débarquer. »

Danger de mort. Alors 2024, 2027 ou jamais ? L’incertitude est l’arme secrète de Pékin. Pour faire comprendre les contradictions de la physique quantique, le savant allemand Erwin Schrödinger avait proposé cette métaphore : si sa mort était déterminée par le monde infinitésimal des particules quantiques, un chat dans une boîte pourrait être à la fois mort et vivant. Taïwan est enfermé dans une pareille boîte par la Chine. État non reconnu par la communauté internationale, son existence est incertaine. Tout comme le danger de mort auquel il fait face, étrange objet de déni pour sa population autant que pour ses protecteurs. L’effet paralysant de l’incertitude empêche Taïwan et ses soutiens de mettre en œuvre une véritable stratégie de défense. Pourtant, le pays existe bel et bien, avec sa vibrante société de 23millions d’habitants, ses marchés de nuit, son bubble tea, ses mascottes, sa monnaie, sa présidente Tsai Ing-wen… Mais les projets d’invasion chinois existent tout autant§

Kaohsiung, le port convoité par les Chinois

Par Jérémy André, envoyé spécial du Point à Taïwan, (avec Ines chen)


Hub maritime. L’arrivée à Kaohsiung, dans le détroit de Taïwan. Navires marchands et porte-conteneurs affluent sur le premier port de l’île, plaque tournante du commerce mondial.
GIF

Il est méconnaissable, depuis qu’il a perdu 40 kilos. Mike Pompeo, ancien directeur de la CIA et chef de la diplomatie sous Donald Trump, donne fin septembre son second grand discours de l’année à Taïwan. « Si nous voulons un XXIe siècle libre, et non un siècle chinois, celui dont rêve Xi Jinping, il faut mettre fin au vieux paradigme de la coopération aveugle [avec la Chine] », prône-t-il devant un parterre d’hommes d’affaires taïwanais et de décideurs internationaux. Lors de son précédent voyage, en mars, dans la capitale Taipei, il avait brisé un tabou : appeler à reconnaître l’indépendance de Taïwan. Depuis 1949, l’île se gouverne elle-même, au grand dam de la Chine communiste, qui la considère comme une « province rebelle ». Pour Xi Jinping, la reconnaissance de l’indépendance taïwanaise serait la ligne rouge à ne pas franchir.

La seconde visite de Mike Pompeo a cependant une destination moins connue : Kaohsiung, troisième ville taïwanaise, avec 2,7 millions d’habitants, et premier port du pays (17e mondial). Que vient faire là l’ambitieux républicain, qui rêve de la Maison-Blanche pour 2024 ? La presse continentale chinoise l’accuse d’être venu « pêcher les profits personnels », autrement dit d’être grassement payé. La conférence était organisée par le Liberty Times, le grand journal taïwanais qui soutient la présidente Tsai Ing-wen et son Parti démocrate progressiste (PDP), défenseur d’une nation taïwanaise indépendante de la Chine. Outre son « coming out » pro-indépendance, l’ex-chef de la diplomatie américaine s’est forgé une image d’ami indéfectible de Taïwan en faisant sauter, juste avant son départ du département d’État, en janvier 2021, toute restriction aux contacts entre diplomates américains et officiels taïwanais. Une avancée précieuse pour les Taïwanais qui rêvent de briser le blocus diplomatique dans lequel la République populaire de Chine les tient enfermés.

GIF
5 août 2022
GIF

Représailles. Kaohsiung est le bastion historique des indépendantistes. Mais le port est aussi une cible prioritaire de la Chine dans ses plans d’invasion. Deux mois avant Pompeo, la visite de Nancy Pelosi, présidente (démocrate) de la Chambre des représentants, a servi de prétexte à Pékin pour accentuerla pression sur Taipei. Un écran géant de la gare TGV de Kaohsiung a été piraté pour y diffuser des menaces explicites contre les dirigeants taïwanais : « La visite sournoise dela vieille sorcière à Taïwan est une grave provocation contre la souveraineté de notre patrie,proclamaient d’épais caractères mandarins rouges sur fond blanc. Ceux qui l’ont accueillie à bras ouverts seront au bout du compte jugés par le peuple (…). À la fin, la grande Chine sera unifiée ! »

Joignant la parole aux actes, le 3août, jour de l’arrivée de Pelosi à Taipei, l’Armée populaire de libération (APL) a défini six zones interdites à la navigation autour de l’île. Durant une semaine, elle a empêché tout navire militaire ou civil, de pénétrer dans de vastes pans de la mer de Chine, allant jusqu’à empiéter dans les eaux territoriales de Taïwan. À tel point que le ministère taïwanais de la Défense a comparé les opérations chinoises à un « blocus ». En réalité, l’APL est loin d’avoir totalement cerné l’île. Sa nasse, qui avait de larges trous, n’a pas interrompu les transports avec l’île, les navires se contentant juste de contourner les obstacles.


Contestation. À Kaohsiung, bastion historique des indépendantistes, le 1eroctobre. Des partisans du Parti pour la construction del’État de Taïwan, fondé par Chen Yi-chi, brûlent un drapeau chinois en ce jour de fête nationale de la République populaire.
GIF

« Ce n’était pas un blocus, cette fois », tempère Wu Tzuli, ancien de la marine taïwanaise et chercheur à l’Institut de recherche sur la défense et la sécurité nationale (INDSR), rattaché au ministère taïwanais de la Défense. « En temps de guerre, un blocus exigerait des ressources considérables de la marine et de l’aviation chinoises. »

Mais l’analyste est loin de minimiser la gravité de la menace. Car, outre des tirs de missiles balistiques qui ont survolé à très haute altitude Taïwan, les navires chinois ont approché ses côtes plus près que jamais : « Les navires chinois ont longé la zone adjacente des eaux territoriales, au nord-ouest, nord-est et sud-ouest de l’île principale de Taïwan,décrit-il en pointant une carte maritime dans son bureau de Taipei.Chaque navire chinois était suivi de près par au moins un de nos navires. »

Ligne rouge. Pékin s’est bien gardé de franchir une ligne rouge inacceptable, comme pénétrer dans les eaux territoriales ou interdire l’accès au détroit de Taïwan, emprunté par la moitié des porte-conteneurs du monde en 2022. Mais les préparatifs chinois ont esquissé un encerclement de l’île. La plus large des zones d’exclusion s’étendait jusqu’à moins de 15milles marins (28km) du port stratégique de Kaohsiung. Les autorités taïwanaises nient que le trafic portuaire ait été significativement affecté. « Le commerce extérieur a même légèrement augmenté en août »,rassure Wu Tzuli.« Il n’y a pas eu d’impact immédiat durant les manœuvres, mais elles ont bien eu un effet à retardement »,nuance Henry Ding, pilote dans le port de Kaohsiung. Mi-septembre, il constate une diminution nette du nombre de navires, tombé de 100-120 par jour à 70-80 seulement. Les dénégations du gouvernement ne sont donc pas du genre à apaiser Ding, au contraire. Avant même le scénario catastrophe d’un blocus, Taïwan risque de voir ses ports décliner à cause du risque géopolitique et des hausses des tarifs des assurances.


Militarisation. Les bâtiments navals de la garde côtière taïwanaise, à quai dans le port, le 19 septembre. Cette police maritime peut faire usage de la force, y compris avec des armes lourdes.
GIF

Taïwan, numéro un mondial pour la fabrication des semi-conducteurs

C’est un autre motif de grand intérêt de Kaohsiung pour Pékin.

Autre extrait de l’article précédent

Ce qu’Odessa en Ukraine est au marché agricole mondial, Kaohsiung l’est pour l’électronique. Taïwan est le numéro un pour la fabrication des semi-conducteurs, ces puces omniprésentes dans les voitures et les smartphones, en passant par les missiles et tous les objets connectés. « Les semi-conducteurs étant de haute valeur, ilssont exportés par les airs, mais l’approvisionnement de l’industrie électronique en matériaux bruts passe par la mer,précise le chercheur WuTzuli.Kaohsiung est d’abord leprincipal centre d’industrie lourde deTaïwan. C’est là que nous avons nos raffineries, nos chantiers navals, nos aciéries… Ces industries dépendent entièrement du port, autant pour l’importation que l’exportation. »Ceserait également un point d’entrée de choix pour un assaillant : comme le notait à l’été 2021un rapport alarmant surlesports taïwanais du groupe de réflexion américain Project 2049Institute,« les cibles les plus probables de l’armée chinoise seront les ports qui pourraient soutenir le déchargement rapide des principaux chars de combat ainsi qued’autres équipements lourds ».

Centre névralgique.Les autorités locales connaissent cette position critique.« Du point de vue de la stratégie militaire, Kaohsiung est le centre de Taïwan,se flatte Chen Chi-mai, maire de la ville, un cacique du PDP de Tsai Ing-wen.Nous abritons la principale base navale du pays et une base aérienne. »C’est là que sont développés sous-marins et navires de guerre de conception nationale. La ville est, aux yeux dumaire, le cœur de l’identité taïwanaise :« Quand les soldats chinois de Tchang Kaï-chek se sont installés en 1949, ils se sont installés au nord autour de Taipei.(…)Pour les Taïwanais, Taipei, c’est Chinatown, alors que Kaohsiung, c’est Taïwan ! »Ce technocrate aux lunettes à branches épaisses et à l’impeccable costume bleu royal, en campagne pour sa réélection lors des municipales de novembre, part grand favori. Pas question pour le PDP de reculer dans ce fief historique.


Peter Frankopan. Ce que nous enseigne l’histoire des civilisations chinoises

Temps long. L’historien des routes de la soie analyse la crise actuelle à la lumière du passé.

JPEG - 31.2 ko
Peter Frankopan
Historien, professeur à Oxford.
PHOTO DAVID HARTLEY/SIPA

Dans Les Nouvelles Routes de la soie (Nevicata, 2018), l’historien Peter Frankopan analysait les ambitions mondiales de Xi Jinping et les réseaux ancestraux de l’Eurasie que réactivait son projet Belt and Road Initiative (« la ceinture et la route »). La nouvelle Chine affichait encore un visage pacifique et constructif. Depuis, elle s’est repliée derrière le rideau de fer d’une seconde guerre froide et risque de provoquer une déflagration mondiale en menaçant Taïwan. Nouant un partenariat « solide comme le roc » avec Vladimir Poutine le 4février 2022, à la veille des Jeux d’hiver de Pékin, le numéro un chinois a ouvert un nouveau cycle historique où s’affrontent, comme au début du XXe siècle, une coalition d’empires continentaux – de Moscou à Pékin en passant par Téhéran et Ankara – et une coalition de républiques océaniques – de Washington et Londres à Tokyo et Taipei. Une confrontation de modèles, autocratie contre démocratie, où l’histoire importe autant que le présent. Professeur d’histoire mondiale à l’université d’Oxford.

PROPOS RECUEILLIS PAR JÉRÉMY ANDRÉ

Le Point : Xi Jinping entame un troisième mandat et pourrait être encore en place dans les années 2030. Un règne aussi long est-il bon ou mauvais pour la Chine ?

Peter Frankopan : Ce qui compte, c’est de savoir si c’est bon ou mauvais pour le Parti communiste chinois, pas pour la Chine. Du point de vue du PCC [1], le maintien de Xi au pouvoir est une bonne chose car il assure la stabilité ; et, ce qui est peut-être plus crucial encore, il évite d’avoir à organiser la succession et à gérer une lutte pour le pouvoir entre les prétendants. Plutôt que de caricaturer Xi en le décrivant comme quelqu’un de tout-puissant et d’avide de pouvoir, il est peut-être plus utile de réfléchir à ce qui, dans les circonstances actuelles, confère une valeur si élevée à la continuité et à la stabilité. Cela tient d’abord à la situation économique mondiale et à la géopolitique – je pense aux États-Unis, certes, mais aussi à la Russie –, ainsi qu’à d’autres facteurs également.

[…]

Xi pourrait-il suivre les pas de Poutine et envahir Taïwan ?

Oui, il le pourrait ; en tout état de cause, dans son discours d’ouverture du XXe congrès du Parti communiste dimanche 16octobre, Xi a clairement indiqué que la force était une option. Xi et Poutine ne sont pas alliés cependant ; leurs intérêts ne sont pas strictement alignés, liés ou codépendants. Mais il y a un bénéfice symbolique important pour les deux dirigeants à s’opposer ensemble aux visions occidentales du monde – et à offrir des modèles différents. C’est un mariage de raison, surtout du point de vue de Pékin. Il est difficile de regarder dans une boule de cristal pour prédire l’avenir. Je pense cependant que l’invasion de l’Ukraine a réduit les risques d’une éventuelle invasion de Taïwan, car la guerre russe a montré des limites importantes en matière de formation, de matériel militaire, de commandement et de planification logistique qui renverront les stratèges à leurs cartes d’état-major. D’un autre côté, il ne fait aucun doute que la Chine a tiré de cette invasion désastreuse de nombreuses leçons qui lui seront extrêmement précieuses – et renforceront son projet à Taïwan et même ailleurs.

La Chine n’est-elle pas une nation pacifique, comme on le dit souvent ?

Plusieurs des dynasties les plus importantes et les plus puissantes de l’empire contrôlaient beaucoup moins de territoires que la Chine d’aujourd’hui : les Song, par exemple ; ou les Tang. Ainsi, la principale vague d’expansion des derniers siècles est survenue sous la dynastie Qing (1644-1911) lorsque des régions et des peuples ont été colonisés, surtout à l’ouest. L’histoire des civilisations chinoises n’a cependant pas connu de créations de colonies outre-mer selon le modèle européen, qui impliquait également l’esclavage et le travail forcé. Cela permet à la Chine d’aujourd’hui d’élaborer un discours efficace à destination de l’Afrique, par exemple, où les politiciens et diplomates chinois en visite ne manquent pas de rappeler que les Européens ont emmené de force des hommes et des femmes de l’autre côté de l’Atlantique pour travailler dans des plantations et enrichir leurs « maîtres » – alors que la Chine n’a rien commis de tel, du moins avec le monde qui entoure ses limites actuelles.

Envahir Taïwan serait une opération audacieuse, similaire aux assauts amphibies de la Seconde Guerre mondiale. L’histoire chinoise a-t-elle déjà connu de telles actions militaires ?

Oui : la conquête de Taïwan par la dynastie Qing au XVIIe siècle. Comme l’a dit Clausewitz, « la guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens ». Toutes les guerres sont risquées, dangereuses et imprévisibles – ainsi que l’a montré l’invasion russe de l’Ukraine. La préparation de toute expédition militaire est déjà logistiquement compliquée, mais attaquer une île l’est encore plus. Taïwan est une cible difficile : d’abord parce que sa géographie rend l’envoi de barges de débarquement à travers le détroit puis d’hommes à l’assaut de ses falaises extrêmement risqué ; ensuite parce que les défenses taïwanaises s’y préparent depuis des années, voire des décennies ; enfin parce que d’importantes forces militaires américaines sont présentes dans la région. Ce serait donc audacieux ; et il existe d’autres moyens beaucoup moins chers et beaucoup plus efficaces de procéder à la « réunification » dont parlent Pékin et Xi. Mais ils prendraient du temps. Notre analyse doit donc porter sur qui fixe le calendrier et quelles sont les échéances – et la direction actuelle du Parti communiste a été très claire là-dessus.

En 1949 puis en 1958, la Chine communiste n’a pas réussi à envahir Taïwan. Pourquoi réussirait-elle maintenant ?

Le monde a changé. Il y a quelques décennies, la Chine était encore une économie paysanne ravagée à la fois par la guerre civile et la Seconde Guerre mondiale. Les perspectives d’une attaque réussie étaient nulles. La donne est différente désormais, en raison des ressources accumulées par le Parti communiste grâce à d’énormes excédents commerciaux et en grande partie affectées au budget militaire. La marine de l’Armée populaire de libération compte désormais plus de navires que celle des États-Unis. De lourds investissements dans de nouveaux équipements et technologies, tels que les missiles hypersoniques, ainsi que dans les données et les ressources numériques et stratégiques, font que la Chine représente maintenant un défi formidable – ce qui n’était pas le cas il y a un siècle.

Le Parti communiste chinois affirme que Taïwan fait partie de la Chine depuis deux mille ans. La Chine a-t-elle vraiment des droits historiques sur l’île ?

C’est une question minée. La France a-t-elle des droits historiques en Asie du Sud-Est ? Ou la Suède en Russie, étant donné qu’elle en contrôlait des territoires substantiels jusqu’à Pierre le Grand ? Rome a-t-elle des droits historiques en France, en Afrique du Nord ou en Irak ? Dans notre système de droit international, il n’y a pas de place pour l’idée que l’on peut récupérer des terres, des territoires ou des objets qui ont connu un destin différent. Ce qui est clair, cependant, c’est que Taïwan se trouve dans des limbes juridiques depuis des décennies : le pays n’est pas indépendant, mais, en même temps, il est soutenu par les États-Unis et par d’autres. Taïwan existe donc de façon surnaturelle pour l’instant, et cela perdurera peut-être à l’avenir. Nous ne devrions pas parler de « droits » mais demander au peuple taïwanais ce qu’il veut, ce dont il a besoin et ce qu’il attend. Bien sûr, Poutine et la Russie auraient pu le faire en Ukraine : s’ils avaient attendu une génération ou deux, peut-être que les habitants de Donetsk, de Louhansk et de la Crimée auraient choisi leur propre avenir. En utilisant la force, Poutine a détruit cette possibilité – et soudé un Occident désuni tout en affaiblissant la Russie. Cette leçon, parmi toutes les autres, est probablement celle à laquelle, à mon avis, il faut le plus réfléchir aujourd’hui à Pékin

oOo

[1Parti communiste chinois

Un message, un commentaire ?

Ce forum est modéré. Votre contribution apparaîtra après validation par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
  • NOM (obligatoire)
  • EMAIL (souhaitable)
Titre

RACCOURCIS SPIP : {{{Titre}}} {{gras}}, {iitalique}, {{ {gras et italique} }}, [LIEN->URL]

Ajouter un document