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Yannick Haenel, Chroniques de septembre 2022

Charlie Hebdo

D 28 septembre 2022     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Encore Haenel ? Eh oui, que voulez-vous : on ne l’arrête pas. Ce mois-ci, Simon Liberati, Emmanuel Carrère et le procès des attentats du 13 novembre 2015, et, bien sûr, Godard for ever.

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Précisions sur le diable

Yannick Haenel
Mis en ligne le 7 septembre 2022
Paru dans l’édition 1572 du 7 septembre

Comme c’est la rentrée littéraire, je continue à vous parler de livres. Vous me direz que je ne fais que ça, mais que faire d’autre  ? Lire, écrire, aimer, c’est tout un.

Alors figurez-vous qu’après l’extraordinaire Totalement inconnu, de Gaëlle Obiégly (Christian Bourgois éditeur), dont je vous rappelle que si par hasard vous ne le lisez pas, vous manquerez d’augmenter votre joie (et le niveau de joie de nos existences se doit d’être augmenté continuellement), eh bien, je lis, car en écrivant cette chronique, entraîné par le plaisir, j’en continue la lecture, le nouveau roman de Simon Liberati : Performance (éd. Grasset).

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J’aime l’autodérision. J’aime que dans ce livre, le narrateur se décrive comme «  un vieux desperado désargenté, édenté et parfois saoul  ». Je trouve que les personnages masculins au bout du rouleau, qui picolent et se dédient à la beauté en adeptes mal rasés, sont irrésistibles (question de goût bien sûr). J’ai d’ailleurs écrit il y a quelques années un roman dans ce genre où apparaissaient Michael Cimino et Herman Melville.

À propos de Melville, le narrateur de Liberati a une jolie définition de lui-même : « Un capitaine Achab qui aurait vendu son bateau pour boire, et adopté lui-même la forme du cachalot. »

Mais chez Liberati, ce sont les Stones qui suscitent la sacralité. Sympathy for the Devil  ? Their Satanic Majesties  ? Les amateurs des Rolling Stones auront reconnu les messages explicitement démoniaques qu’à une époque Mick Jagger, Keith Richards et leurs camarades tenaient à manifester.

On engage le narrateur pour écrire le scénario d’une série consacrée précisément à cette période (1967, drogues, arrestation, pacte avec le diable). Tout le livre n’est que la chronique d’une coagulation stylistique entre l’odyssée satanico-sexuelle des Stones et quelques mois de la vie de cet écrivain déglingué de 71 ans, revenu d’un AVC, qui vit dans un ancien presbytère avec une gracieuse jeune fille d’une vingtaine d’années (je sais, c’est inacceptable, mais la littérature s’en fout).

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Leurs journées, leurs ébats, leur style de vie (passionnel, raffiné, sulfureux) nous sont racontés à la façon d’un manuel ironique de savoir-vivre : tout est scandaleux et doux. Et si j’entends ici le rire du Pr Humbert Humbert, c’est que l’autodérision est un art. On se souvient que Nabokov allait – scandale absolu – jusqu’à imputer de l’innocence aux pervers. On se gardera de commenter une telle ­appréciation.

Il y a quelque chose de décadent dans l’écriture alchimico-­nervaliennne de Liberati, une élégance scabreuse et suave, un goût pour les cieux bleu pâle et la campagne d’Île-de-France, pour l’auto­destruction fantasmée comme une entrée alchimique dans «  les corridors de l’esprit  ». Une tendresse aussi : le cœur des hommes qui prennent soin de leurs phrases ne peut pas être entièrement souillé.

*

On leur voit l’âme

Yannick Haenel
Mis en ligne le 14 septembre 2022
Paru dans l’édition 1573 du 14 septembre

En même temps que le second tome des chroniques du procès des attentats du 13 novembre 2015 que Sylvie Caster a tenues pour Charlie avec Lorraine Redaud, Xavier Thomann et les dessinateurs Emmanuel Prost, Corentin Rouge et Benoît Springer  ; et en attendant le livre de Sylvie Caster 13 Novembre, à ­paraître en octobre aux éditions Les Échappés, vous pouvez lire V13, d’Emmanuel Carrère (éd. P.O.L).

Carrère est un écrivain direct, rapide et clair. Lorsque je suivais le procès des attentats contre Charlie et l’Hyper ­Cacher, je ne cessais de me demander quelle était ma place, et s’il fallait vraiment que j’en trouve une (écrire implique pour moi de troubler l’idée même de place)  ; Carrère, quant à lui, est net : « Je n’ai pas été touché par les attentats, personne ne l’a été dans mon entourage. Par contre, je m’intéresse à la justice. »

Il dit aussi qu’il s’intéresse aux religions, à leurs «  mutations pathologiques ». Il pose cette question fondamentale : « Quand il s’agit de Dieu, où commence la folie  ? »

Son livre, qui reprend ses chroniques pour L’Obs en les augmentant, compose un récit à couper le souffle. C’est parfois insoutenable, et c’est passionnant, comme le sont toujours les vies bien racontées.

J’aime particulièrement quand, parlant d’Alice et d’Aristide – un frère et une sœur, elle, voltigeuse dans un cirque, et lui, rugbyman professionnel, tous deux survivants des terrasses, et grièvement blessés –, Carrère dit : «  Qu’ils nous parlent, c’est déjà la justice.  » Voilà : la justice est une écoute. Écouter vraiment la parole des autres, c’est la grande chose.

Je crois d’ailleurs que la justice est une approche de l’empathie, et l’empathie une approche de la justice. En tout cas, tous ceux qui ont assisté aux procès pour terrorisme de ces deux dernières années s’accordent à dire que c’est moins l’enquête criminelle elle-même (et le jugement qui s’ensuit) qui les aura requis que les témoignages des parties civiles.

À LIRE AUSSI : Au beau pays de la justice

Carrère parle de leur «  intensité effarante », il dit qu’il s’agit à chaque fois d’« expériences extrêmes de mort et de vie », il écrit : « Ce ne sont pas des faits qui s’énumèrent et s’épuisent mais des voix qui se déploient. » Il a cette formule que je me répète avec gratitude, car il me semble que c’est exactement ça, et la justesse des autres me rend heureux : « On leur voit l’âme. »

À la fin de son livre, Carrère parle de deux avocats qu’il a admirés durant le procès, Negar Haeri et Xavier Nogueras. Il dit, et j’aime bien cet humour culotté : « Quand je commettrai un crime, c’est à eux que je demanderai de me défendre. » Il rapporte aussi les paroles de l’extraordinaire avocate générale Camille Hennetier : « L’effroi, c’est la disparition du rideau derrière lequel se cache le néant, qui permet normalement de vivre tranquille. Le terrorisme, c’est la tranquillité impossible. » Rien à ajouter.

*

Plus de lumière

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Photogramme de Film socialisme

Yannick Haenel
Mis en ligne le 28 septembre 2022
Paru dans l’édition 1575 du 28 septembre

Parfois, je n’arrive plus à suivre. Le monde se déchaîne, Poutine veut tuer encore plus, l’Iran assassine une femme parce qu’elle porte son voile de travers, les hommes politiques français frappent leur femme, et devant mon Franprix, il y a non plus une mendiante mais ils sont trois, deux pauvres femmes et un vieil homme allongé sur son matelas. Et puis, Jean-Luc Godard vient de mourir. Quel rapport  ? L’horreur économique. Le délire ordinaire du monde. Le fanatisme religieux. Le mitraillement permanent de la jouissance de mort. Le terrible qui gronde.

Comment sortir de ce cauchemar  ? Je compte beaucoup sur la poésie, sur les artistes, sur leur pensée qui réveille, sur la politique secrète de l’art. Je comptais sur Jean-Luc Godard, et maintenant je fais partie de celles et ceux qui, en pensant à ses films, continuent à faire vivre son nom, et à vivre plus grâce à lui.

À LIRE AUSSI : Philippe Lançon, Sauve qui peut (la mort)

Les couleurs jaunes, méditerranéennes du Mépris, et l’éblouissante intelligence boudeuse de Brigitte Bardot qui métamorphose, par le feu de sa présence insatisfaite, la villa de Malaparte à Capri en temple aztèque où le cinéma tout entier va être sacrifié  ; les couleurs rouge et bleue du visage et de la chemise de Belmondo à la fin de Pierrot le fou lorsqu’il s’attache une ceinture d’explosifs autour de la tête  ; les couleurs qui se peignent directement sur la pellicule dans Film socia­lisme, agrandissant ce jardin fou qu’est l’existence, et l’accordant à l’enfance qu’on croit perdue mais qui est là, à chaque instant, comme une main tendue que l’actualité dégueulasse nous masque : c’est tout cela qui nous sauve.

Les couleurs n’ajoutent pas seulement à l’intensité de la vie, elles nous procurent la lumière qui manque, elles nous donnent la matière même des instants qu’on croit vides.

J’ai eu la chance de rencontrer Jean-Luc Godard. C’était au printemps 2010, à l’occasion de la sortie de Film socialisme, cette extraordinaire odyssée sur la mort de l’Europe tournée sur un paque­bot, le Costa Concordia, celui qui allait couler réellement quelque temps plus tard. Godard avait aimé Jan Karski, mon livre sur le résistant polonais qui alerte les Alliés sur l’extermination des Juifs d’Europe, et m’avait donné rendez-vous au Paradis, un café à côté de Beaubourg, pour en parler.

Je trouvais fou que Godard veuille me voir, et qu’il m’invite au Paradis. Nous avons bu une bière et parlé de cinéma, de littérature, de Claude Lanzmann, de Joseph Conrad. Godard souriait comme un enfant. Il y avait des gens qui s’arrêtaient dans la rue et le montraient du doigt. Je me souviens des reflets d’or qui venaient de la vitre : ils formaient au-dessus de sa tête un nimbe. Je le lui ai dit, ça l’a amusé, il m’a répondu : « J’ai beau avoir Dieu dans mon nom, ça ne suffit pas. – Vous avez « art », aussi.Ça, oui, je connais, c’est quand on ne meurt pas. »

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Photogramme de Film socialisme

LIRE AUSSI :
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Lionel Dax, Stéréothéisme. Notes sur "Godard/Sollers : L’Entretien" de Jean-Paul Fargier

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ODESSA (extrait (d’actualité) de Film socialisme)

La chouette (une dame blanche ?)

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1 Messages

  • Albert Gauvin | 3 novembre 2022 - 18:55 1

    Dans « Performance », il mêle l’histoire mouvementée des Rolling Stones à la romance scandaleuse qui lie un écrivain vieillissant à sa très jeune muse.

    Lauréat du prix Fémina en 2011 pour Jayne Mansfield 1967, l’écrivain Simon Liberati avait affirmé son goût pour la résurrection sous forme littéraire des grands destins de l’âge d’or hippie, livrant un récit baigné d’acide, d’alcool, de tragique et d’excès. Parmi les romans qui l’ont fait connaître figure également Eva, consacré à l’enfance traumatique de son ex-femme, la romancière Eva Ionesco, dans lequel il se mettait lui-même en scène.

    Performance (éd. Grasset) est un écho au goût de l’auteur pour la culture rock et l’autofiction, qui se mêlent étroitement dans ce récit porté par le style singulier, à la fois littéraire et organique, de Liberati. Dans le roman, un alter ego littéraire de l’auteur, romancier plus âgé que lui d’une dizaine d’années, traîne ses 71 ans, son cerveau abîmé par un AVC, son improductivité et sa situation financière critique, quand une boîte de production le contacte, ô miracle, pour lui proposer d’écrire le scénario d’une mini-série dédiée aux Rolling Stones.

    Temporalités entrelacées

    Malgré son mépris pour les séries, l’écrivain s’empresse d’accepter, et Liberati nous plonge, à travers la voix de son personnage, dans ses recherches biographiques, reconstituant les premières années des stars, de 1967 à 1969, quand Keith Richards, Mick Jagger, Marianne Faithfull, Anita Pallenberg et Brian Jones frottaient leurs destins à la drogue, au sexe, au soufre et au sang.

    Dans le roman s’entrelacent deux temporalités : celle des Stones et de leurs conquêtes, que Liberati reconstitue avec une vivante maîtrise de l’archive documentaire, et celle de l’écrivain vieillissant, qui réchauffe sa décrépitude au feu de l’amour fusionnel et scandaleux qu’il vit avec Esther, la fille de son ex-femme Dora (reflet, à nouveau, d’Eva Ionesco), plus jeune que lui de presque un demi-siècle.

    « Parfois, je me demandais si elle n’était pas un peu folle d’accepter cette vie de recluse à la campagne avec un anachorète. Jamais plus elle ne serait aussi séduisante qu’en ce moment et elle offrait ses lys et ses roses à un vieux desperado désargenté, édenté et parfois saoul », songe l’écrivain, qui ne nous épargne aucun détail du naufrage qu’est sa vieillesse, ni les ongles de pieds jaunâtres, ni les bourrelets et la graisse, ni les flatulences et les fuites urinaires.

    La Madone et le vieillard

    En forçant le trait du vieillard racorni, mêlant la décadence de son personnage à l’atmosphère malsaine des années hallucinées, passionnelles et violentes qui débouchèrent sur la noyade de Brian Jones dans sa piscine, Simon Liberati voue entièrement son texte à la grâce d’Esther. Sachant cet amour fou promis à une agonie prochaine, que la jeune fille le quitte ou que la mort les sépare, il soumet sa vie à la romance sublime et hideuse qui lie ce vieux faune au jeune faon.

    Le lecteur tourne les pages, hypnotisé par la sublime Esther, que le narrateur aime tour à tour comme un père et comme un satyre, comme un gentleman et comme un ogre, tandis qu’elle, imperturbable, rayonne sur lui comme sur le texte. Madone de gentillesse et d’intelligence, elle est la véritable héroïne du roman. Et l’on désire à chaque instant la voir surgir d’entre les pages du livre pour s’échapper, exquise libellule, captive un bref instant d’un romancier hanté par un lugubre crépuscule. (lepoint.fr)

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