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Yannick Haenel, le maître de la lumière

un essai de Gianluca Chiadini (parution : 2 septembre 2022)

D 8 septembre 2022     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Parmi les essais qui commencent à fleurir sur son oeuvre, vient de paraître chez Vérone éditeurs Yannick Haenel, le maître de la lumière, de Gianluca Chiadini. Le premier chapitre traite d’une nouvelle Les deux pavillons publiée en avril 2020 dans la collection Le chemin (Gallimard), première version d’une séquence qu’Haenel reprendra à la fin du premier chapitre — « Le baiser » (aux pages 72-76) — de la deuxième partie de son roman Le Trésorier-payeur —, non sans quelques transformations importantes : le prénom de l’héroïne changera : Yoko deviendra Lilya (où je lis « lilas », bien sûr (cette femme est une fleur), mais aussi l’énigme de « l’il y a », l’énigme du don [1]), ainsi que le lieu où se déroule la scène : de Kyoto à Béthune. Dans son essai, en s’appuyant sur plusieurs romans ou essais de Haenel (Évoluer parmi les avalanches, Cercle, Je cherche l’Italie, Diane et Actéon...), Chiadini laisse courir son imagination savante et donne une analyse à la fois inattendue et convaincante de ce qui n’était alors qu’une nouvelle en comparant la scène que décrit Haenel au tableau de Johannes Vermeer La dame au collier de perles. C’est lumineux. Cela devrait vous donner l’envie d’acheter les deux livres récemment publiés (heureux hasard de l’édition ?). Bonnes feuilles.

SOMMAIRE

Avant-propos

Chapitre I. La lumière d’or et d’argent des Deux pavillons
1. La lumière et le regard
2. La vanitas et la beauté
3. Le lac et le miroir
4. La jouissance et le sacré
5. La cage et la liberté

Chapitre II. L’art, l’écriture et le mythe de l’origine
1. Les peintures rupestres des grottes de Lascaux et le mythe de Diane et Actéon
2. L’érotisme
3. L’art et le sacré
4. L’extase, l’art et l’écriture

Chapitre III. L’art et la parole
1. La lumière et la parole
2. La sacralité de l’art et de la parole

Chapitre IV. La lumière noire Caravage
1. Le chaman et le sorcier, le peintre et l’écrivain
2. L’œil de l’art
3. La lumière noire de Dieu

Chapitre V. Cercle roman pictural
1. La structure dantesque du roman
2. La théorie des couleurs
3. Les synesthésies
4. L’enfer de Berlin
5. L’absence des couleurs
6. Les couleurs du paradis
7. La chambre du bonheur

Chapitre VI. Les métamorphoses
1. Les nymphes
2. La perle et la nacre
3. Le cerf
4. Le labyrinthe
5. Le déserteur

Chapitre VII. La palette des couleurs
1. La palette des couleurs

Quoi d’autre ?

Bibliographie
Index des noms

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Avant-propos
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« Monsieur Haenel, est-ce que vous êtes le maître de la lumière ? »
Voilà, une question bien sûr inusuelle à poser à un écrivain. Elle est cependant convenable pour Yannick Haenel, dont l’écriture brille comme si son œuvre entière était une exposition de tableaux. En citant souvent Arthur Rimbaud, Yannick Haenel parle de l’écriture comme d’une illumination, dont la lumière est tant l’essence symbolique, qu’on peut s’imaginer intérieurement, que sa présence visuelle effective. En effet, les couleurs de l’arc-en-ciel règnent partout dans la structure narrative de beaucoup d’œuvres d’Haenel, stimulant les cinq sens du lecteur. La lecture est, selon Haenel, l’événement sensoriel au cours duquel le lecteur parcourt le même chemin corporel et spirituel que celui des protagonistes de ses romans et récits. Parmi les sens, que la lecture de l’œuvre d’Haenel stimule, la vue est privilégiée. L’apperception de l’intensité de la lumière et des nuances des couleurs évoquées au cours des intrigues est le fondement du réveil de la conscience des personnages fictifs ainsi que du lecteur. On est vivant lorsqu’on se sert de ses sens. En conséquence, le résultat des apperceptions de la lumière et des couleurs par le biais de l’écriture n’est pas seulement sensoriel, mais surtout intérieur, car telles apperceptions aident la prise de conscience du sens de la vie humaine.
En conséquence, la lumière tisse le fil aussi de cet essai, où nous nous sommes mis en quête de sa présence et de son sens comme si Yannick Haenel était un peintre. En effet, on peut le proclamer à grands cris, Yannick Haenel est le peintre de l’écriture car son écriture se nourrit de l’art et l’art est l’essence de son écriture.
L’impulsion qui a donné lieu à la réalisation de cet essai a été donnée par la lecture du récit Les deux pavillons, auquel le premier chapitre est consacré. Une fleur de rare beauté, le récit des Deux pavillons. Pour autant, nous avons décidé de proposer l’analyse du récit en comparaison avec une autre fleur autant extraordinaire, à savoir le tableau de La dame au collier de perles de Jan Vermeer. En effet, s’il est vrai que Yannick Haenel est le maître de la lumière, la comparaison avec l’œuvre d’un autre maître de la lumière est tout à fait conséquente. Le sillon de la méthodologie comparatiste entre la littérature et l’art, dans ce cas la peinture, a été ainsi tracé et nous avons poursuivi le long de sa marque pour la réalisation de l’essai entier [2]. En conséquence, dans cet essai, nous ferons référence aux tableaux cités par Haenel ainsi qu’à d’autres non mentionnés par l’écrivain, car nous nous appuierons sur le principe de la comparaison thématique.
L’autre source inspiratrice de cet essai est l’œuvre de l’anthropologue Georges Bataille. La dette d’Haenel à l’égard du célèbre anthropologue est évidente et explicitement admise par l’écrivain. Par conséquent, le deuxième chapitre de l’essai est consacré à l’influence que les théories anthropologiques de Georges Bataille ont exercée sur l’œuvre de Yannick Haenel. À ce titre, nous nous référerons notamment aux peintures rupestres des grottes de Lascaux. En effet, nous montrerons que l’interprétation anthropologique des peintures de Lascaux est fondamentale pour la compréhension de l’œuvre de Yannick Haenel.
Le lien strict entre l’art et l’écriture dans l’œuvre de Yannick Haenel est le sujet du chapitre trois, où seront évoqués les tableaux de Jan Vermeer, ceux de Caravage et le grand retable d’Issenheim de Matthias Grünewald. En poursuivant le long du chemin parcouru dans le chapitre précédent sur les traces de l’œuvre de Georges Bataille, l’analyse comparée avec les tableaux de Jan Vermeer, de Caravage et de Matthias Grünewald permettra de comprendre la fonction sacrale de l’écriture et de la peinture selon Yannick Haenel. À ce propos, il faut remarquer que l’œuvre d’Haenel est axée entièrement sur la centralité du rôle du sacré par rapport à l’art et à l’écriture.
Le sacré est aussi à la base de l’œuvre de Caravage, le grand maître de la peinture italienne du XVIIe siècle, à qui Yannick Haenel a consacré son essai La solitude Caravage (2019). L’analyse effectuée dans le chapitre quatre sur l’essai d’Haenel concernant la vie et l’œuvre de Caravage mettra l’accent sur le paradoxe de la lumière noire de ses tableaux. L’usage du noir comme si il était une source de la lumière est la marque évidente du caractère paradoxal de la vie de Caravage, dans laquelle Haenel retrouve tous les éléments de la vie authentique des protagonistes et des déserteurs de ses romans. Dans l’essai d’Haenel, on souligne, en outre, que le noir est l’indice de la présence du sacré, même où le sacré semble être absent. Pour autant, nous mettrons l’accent sur le lien entre la couleur noire et la quête de la vérité au fil de la vie autant désespérée qu’authentique de Caravage.
Le cinquième chapitre est l’analyse du roman Cercle (2007) en tant qu’œuvre picturale, car, parmi les romans et les récits d’Haenel, Cercle révèle une évidence picturale extraordinaire. L’analyse révélera le sens tantôt symbolique tantôt pictural de quelques images et scènes présentes dans le roman. En outre, l’analyse du roman permettra d’expliquer le sens de ses références à l’œuvre des quelques peintres et artistes, de l’impressionnisme à l’art contemporain. Parmi eux, on mettra l’accent notamment sur la figure de Vincent van Gogh, dont la vie tourmentée et le caléidoscope chromatique des tableaux ont été d’autres sources d’inspiration pour Yannick Haenel.
Le sixième chapitre est consacré au thème des métamorphoses. L’œuvre d’Haenel est bourrée de références à la mythologie ancienne, par rapport à laquelle l’écrivain vise à créer aussi son atlas mythologique. Dans le chapitre, nous essaierons de formuler cet atlas par l’analyse des métamorphoses les plus récurrentes dans l’œuvre d’Haenel. D’ailleurs, le lien entre les métamorphoses, les couleurs et la lumière est clair. En effet, la lumière et les couleurs sont des éléments phénoménologiquement changeants. Pour autant, l’une et les autres prennent part aisément aux métamorphoses des figures et des éléments imaginés par Haenel, en jouant ainsi le rôle des protagonistes.
Le septième et dernier chapitre est consacré à la rédaction de la liste des termes chromatiques et para-chromatiques présents dans le roman Cercle de façon à laisser émerger la centralité de l’usage pictural de la parole par Yannick Haenel. Le regard du lecteur sera ainsi touché par la palette bariolée des couleurs utilisées par Haenel et par l’usage de plusieurs termes du champ lexical de la lumière.

Cet essai parcourt ainsi un chemin sur les traces de la lumière et des couleurs dans l’œuvre de Yannick Haenel, de façon à démontrer qu’il est le maître de la lumière. En effet, son œuvre littéraire possède une évidence picturale formidable, où la lumière joue le rôle principal. Selon Haenel, l’essence de la matière de l’art est identique à celle de l’écriture, car les artistes et les écrivains se servent des couleurs et de l’encre de façon à tisser la même trame lumineuse de l’esprit.

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Rappelons ce qu’écrivait Haenel dans Les deux pavillons (publié en avril 2020).


Les deux pavillons, 7 avril. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

C’est à dix-sept heures dix que le Trésorier-payeur, chaque jour, entrait dans la salle d’attente. À cette heure-là, elle était toujours vide, le dernier patient ouvrait grand sa bouche aux soubresauts de la roulette et ne sortirait que vers dix-sept heures trente.
Le Trésorier-payeur aimait par-dessus tout ces vingt minutes où enfin libéré de la banque et pas encore entré dans cet autre temps qui est celui de l’amour, il pouvait se laisser envahir par la lumière qui à cette heure-ci entrait par la fenêtre de la salle d’attente où les murs blancs, les papyrus et le mobilier en osier produisaient chez lui une sensation d’été paisible.
Il ne s’asseyait pas ; il se tenait debout, les yeux clos, appuyé contre le rebord de la fenêtre, le visage offert au ruissellement de la lumière, et il arrivait que celle-ci fût si violente qu’en lui enveloppant le visage une lueur rouge lui apparût au fond de ses yeux en même temps qu’une agréable chaleur. Les chiffres commençaient à disparaître de ses pensées ; plus exactement ses pensées commençaient à chasser les chiffres, dont l’effacement progressif se faisait sentir comme l’effet d’une aspirine dissolvant une migraine. Ses traits s’adoucissaient, ses muscles se détendaient, et le visage nimbé d’un éclat orangé, incandescent, solaire, il s’ouvrait à l’imminence du long baiser qu’il échangerait bientôt avec sa femme, dont l’intensité se substituerait non seulement aux soucis de leur journée, à la fatigue de leur travail, mais aussi au monde, aux êtres, aux paroles, à l’univers entier qui nous tient enfermés dans son poing.
Lorsqu’on évoque les préliminaires de l’amour, on se contente souvent de décrire des caresses ; mais tout aussi excitants sont les moments qui précèdent la rencontre : en faisant monter le désir, l’attente compose une région ardente où le corps se prépare. En offrant son visage au soleil, le Trésorier-payeur s’imprégnait de ces couleurs chaudes qui se diffuseraient à travers ses étreintes avec sa femme ; et si déjà de sa gorge à ses cuisses un feu se réveillait qui propagerait bientôt jusqu’au bas de son ventre l’incendie que la seule pensée du corps nu de Yoko provoquait, il lui suffisait, après sa station au bord de la fenêtre, de se placer à un endroit précis de la salle d’attente pour qu’aussitôt son esprit, presque entièrement délivré des chiffres, entrât dans un climat propice à la joie des sens.
Il y avait en effet, accrochées aux murs de la salle d’attente, deux grandes photographies qui se faisaient face. L’une d’elle représentait le Pavillon d’argent — Ginkaku-ji — et l’autre le Pavillon d’or — Kinkaku-ji. Ces deux paysages à l’harmonie éblouissante accomplissaient l’image de la perfection : leur célébrité n’atténuait en rien le plaisir qu’on éprouvait à les contempler, plaisir encore multiplié par l’effet de symétrie que provoquait leur face-à-face.
Le Trésorier-payeur, tel était son rituel, commençait toujours par observer le Pavillon d’argent, sans doute parce que celui-ci avait la préférence de Yoko, mais aussi parce que ses couleurs, plus discrètes que celles du Pavillon d’or, se fondaient dans les montagnes qui l’entouraient ; il se laissait d’abord envahir par la douceur des mousses et la clarté des pierres ; puis les reflets des panneaux de bois du temple dans les eaux du lac mobilisaient son attention ; enfin la ligne des pins qui serpente à travers la montagne, le jardin de sable blanc et de graviers : tout s’ajustait au fur et à mesure pour s’emparer de son esprit comme une vision intérieure qui intime le silence.
Puis il se tournait vers le Pavillon d’or, dont l’image le ravissait plus rapidement, trop peut-être : ces feuilles d’or qui recouvrent les parois du temple lui rappelaient la couleur du métal sur quoi tout l’édifice monétaire avait longtemps reposé. Le ciel qui tournait autour du pavillon renvoyait son image dans l’étang où des îlots rocheux en modulaient les proportions ; et le phénix qui étincèle au sommet de la toiture avec ses ailes déployées pour l’éternité indiquait au Trésorier-payeur que rien, pas même un incendie, ne pouvait troubler l’ordonnance de ces lieux qui toujours renaîtraient de leurs cendres.
De la lumière conjuguée du Pavillon d’or et du Pavillon d’argent se diffusait dans l’esprit du Trésorier-payeur, immobile à mi-chemin des deux images, l’une à sa droite, l’autre à sa gauche, une clarté qui le remplissait. Plus aucun chiffre ne rôdait dans sa tête ; ils avaient fondu, laissant un vide que le plaisir occuperait d’ici quelques minutes.
Cet espace libre en chacun de nous que nous cherchons parfois vainement, le Trésorier-payeur, à force d’application, le retrouvait quotidiennement ; il s’était fait un art de le sculpter dans la lumière des après-midi, au point que son esprit, bridé par la vie de bureau, ne tendait plus que vers cet instant où la fine architecture de ses sens recevait avec les lueurs des deux chefs-d’œuvre de Kyôto sa provision d’extase.
Mais l’émotion qui naissait alors en lui ne se consumait pas dans la jouissance — elle attendait. Le corps de sa bien-aimée lui apparaissait miroitant d’or et d’argent, comme si la lune et le soleil l’avaient enduite d’une rosée dont il allait goûter le nectar. Les prières glissent ainsi vers un temple invisible ; le Trésorier-payeur, quant à lui, méditait son érotisme.
Et alors qu’il ne restait plus qu’une minute ou deux avant que Yoko, toujours ponctuelle, n’ouvrît la porte, et que le patient s’éclipsât ; alors que l’image de sa blouse blanche entrouverte sur ses cuisses se précisait, le Trésorier-payeur comme à son habitude laissait ses souvenirs naviguer au long des sentiers que Yoko et lui avaient empruntés lors de leur voyage de noces à Kyôto, lorsque cheminant d’un temple à un autre, parmi les collines boisées qui surmontaient la ville, et se perdant avec joie parmi les jardins et le long des rivières, s’étreignant sous l’ombre légère des érables, ils s’ouvraient à une volupté dont ils découvraient qu’elle allait les occuper toute leur vie. Car la rencontre entre Yoko Mizaki et le Trésorier-payeur leur avait ouvert un pays de nuances, aussi crues que délicates, dont les variations s’affinaient au fur et à mesure des soirs passés ensemble, des semaines, des mois, des années ; et voici que la dernière image avant dix-sept heures trente déroulait sa flamboyance dans l’esprit du Trésorier-payeur : le visage béat de Yoko tourné vers les branches des cerisiers en fleur, lorsque durant ce même voyage ils avaient vécu fébrilement le sakura — l’avancée de la floraison des cerisiers roses et blancs —, courant d’un arbre à un autre afin de recevoir sur le visage les pétales qui éclosent. Et il ne pouvait oublier cet instant où la tête jetée en arrière en un geste de ravissement qui l’offrait à l’ondée rose pâle des fleurs, Yoko avait ouvert sa bouche en un râle d’abandon semblable à celui qui la jetait hors d’elle au comble de leurs étreintes, et cette bouche que depuis ce jour il ne pensait qu’à remplir avec sa langue ou son sexe, et qui s’ouvrait à l’univers entier, à la pluie, au vent, il allait bientôt la retrouver et recevoir d’elle ces baisers au goût de lune qui avaient changé sa vie.

YANNICK HAENEL

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Vermeer, La Dame au collier de perles, 1664.
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EXTRAIT I.

Chapitre I
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LA LUMIÈRE D’OR ET D’ARGENT
DES DEUX PAVILLONS

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La nouvelle Les deux pavillons (2020), insérée dans la collection en ligne Le chemin Gallimard [3] est un exemple littéraire merveilleux où la beauté et le bonheur s’entremêlent jusqu’à s’unir. Elle témoigne de la puissance de l’écriture de Yannick Haenel, qui traverse l’impossible tout en demeurant dans la dimension des possibilités que le signe inscrit est en mesure de lui offrir [4]. En conséquence, ce chapitre vise à analyser les possibilités d’engager la beauté dans l’écriture littéraire, dont la nouvelle des Deux pavillons peut être considérée comme un exemple très important.
La nouvelle raconte les différents instants temporels du rituel engagé chaque après-midi par un trésorier-payeur de Kyoto [5] au Japon durant l’attente de la rencontre avec son aimée. La scène de l’intrigue se situe dans la salle d’attente d’un cabinet de dentiste où le héros du récit se rend chaque jour à dix-sept heures dix, avant que le médecin, qui est peut-être son aimée, sorte à dix-sept heures trente après le dernier client. Aucune action ne se déroule au dehors de la salle, où fleurit un jeu puissant et intense de regards et d’émotions intimes ressenties par le trésorier-payeur. Ce dernier est comme enfermé dans la chambre, où la lumière filtrante à travers la fenêtre de la salle l’inonde entièrement [6]. Il regarde ensuite fixement les deux photographies accrochées aux murs de la salle représentant les deux pavillons d’or et d’argent de Kyoto. Résultat, la vision de leur beauté stimule le désir érotique du trésorier-payeur, car il pense intensément à sa femme, transporté en particulier par les souvenirs que l’image du pavillon d’argent luit évoque.

1. La lumière et le regard
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Les deux pavillons est le récit du triomphe de la lumière. Il s’agit de la lumière que le trésorier-payeur brigue avant tout dans la salle d’attente, car il sait qu’elle met le feu aux poudres de son désir érotique [7].

Il pouvait se laisser envahir par la lumière qui à cette heure-ci entrait par la fenêtre de la salle d’attente où les murs blancs, les papyrus et le mobilier en osier produisaient chez lui une sensation d’été paisible.
Il ne s’asseyait pas ; il se tenait debout, les yeux clos, appuyé contre le rebord de la fenêtre, le visage offert au ruissellement de la lumière, et il arrivait que celle-ci fût si violente qu’en lui enveloppant le visage une lueur rouge lui apparût au fond de ses yeux en même temps qu’une agréable chaleur (HAENEL, Yannick. Les deux pavillons, cit., p. 2).

L’image merveilleuse de la lumière ruisselant dans la salle d’attente à travers la fenêtre et baignant le trésorier-payeur si intensément qu’il clôt les yeux de sorte à en être entièrement pénétré évoque les tableaux de la peinture hollandaise du XVIIe siècle, où des hommes et/ou des femmes sont souvent représentés en train de s’occuper de différentes activités dans une pièce de leur maison à côté d’une fenêtre. À ce propos, on ne peut penser qu’aux tableaux de Jan Vermeer (1632-1675), où la lumière, en filtrant à travers les vitres d’une fenêtre et pénétrant dans l’intimité du foyer, inonde la scène de sa présence. Il est bien connu que Yannick Haenel cherche souvent l’inspiration dans l’art, notamment dans la peinture [8]. Pas de citations de Jan Vermeer par Yannick Haenel dans le texte des Deux pavillons, mais, après sa lecture, je pense continuellement au tableau de La dame au collier de perles (1662-1665, Staatliche Museen, Gemaldegalerie, Berlin) [9] et je vais en montrer la raison au cours de ce chapitre.
Dans le tableau de Vermeer, la dame, debout et en train de nouer à son cou un cordon orné de perles, se regarde à travers le reflet d’un miroir accroché au mur en face d’elle. Elle est seule dans l’intimité de la chambre éclairée par la lumière qui filtre à travers la fenêtre à côté du miroir. La scène de la nouvelle de Yannick Haenel partage avec le tableau de Jan Vermeer non seulement la lumière naturelle se répandant dans la chambre à travers la fenêtre, mais surtout l’intensité émotive des regards de ses protagonistes, leur réflexion dans l’intimité de leurs consciences, leurs pensées saisies dans l’attente d’une rencontre amoureuse, leur solitude dans une pièce muée en boîte magique par leur imagination [10].

La lumière, écrit Marsile Ficin, est la joie de l’esprit. Elle accomplit le monde en lui offrant à chaque instant une naissance. La lumière est la forme des corps qu’elle met en vie (HAENEL, Yannick, Je cherche l’Italie, cit., p. 196).

La lumière est la source de la vie selon Yannick Haenel, faisant ainsi référence au philosophe de la Renaissance Marsile Ficin dans Je cherche l’Italie. Dans Les deux pavillons, l’esprit du trésorier-payeur est tellement trempé de lumière qu’il ferme les yeux et donne libre cours au feu intérieur de son désir d’amour qui l’éclaire et le réchauffe [11].

D’abord inondé par le ruissellement de la lumière naturelle, le trésorier-payeur est ensuite emporté par son imagination, qui le pousse loin de son travail quotidien axé en revanche sur les chiffres et les calculs. La lumière met ainsi le feu aux poudres de l’imagination du trésorier-payeur [12]. Pour autant, le désir d’amour pousse le trésorier-payeur loin du travail froid et presque automatique par lequel il est quotidiennement accablé. La lumière se répand pareillement dans la chambre de La dame au collier de perles, en stimulant l’imagination de la dame par le biais de ses yeux qui regardent intensément le reflet de son visage à travers le miroir. Le jeu des regards entre la dame et son image réfléchie ouvre évidemment la fenêtre de son imagination, dans l’attente d’être admirée peut-être par un homme qui est absent dans la scène. Dans la nouvelle d’Haenel, le miroir du tableau de Vermeer se mue en les deux photographies des pavillons d’or et d’argent de Kyoto, que le trésorier-payeur admire après avoir rouvert les yeux. Ces deux images brillent d’une lumière aussi intense que la lumière naturelle du soleil filtrant à travers la fenêtre de la salle. Leurs toitures faites de feuilles en or et en argent les font scintiller. En outre, les reflets des deux pavillons renvoyés par les eaux du lac, au bord duquel ils surgissent, augmentent l’effet luisant de leurs images. Le trésorier-payeur est séduit par la beauté des pavillons et des paysages qui l’entourent de sorte qu’il voit, par leur truchement, la beauté charnelle de la femme aimée qu’il s’attend à rencontrer d’ici à quelques instants.

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Titien, Diane et Actéon, 1556.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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EXTRAIT II.

[...] Il faut dépasser pareillement les ruses du récit du trésorier­ payeur, de façon à partager les émotions qu’il éprouve sans rester figés dans la beauté des images projetées par son esprit. Pour autant, le récit des Deux pavillons est sujet à deux degrés interprétatifs concernant la beauté de ses images et la jouissance qu’elles suscitent. Au premier degré, il faut souligner la jouissance du trésorier-payeur envoûté par l’excitation de ses sens. Au deuxième degré, il faut remarquer le bonheur de son écrivain qui, après avoir été dévoré métaphoriquement par les chiens de Diane, plonge symboliquement dans les eaux lumineuses du lac de l’écriture [13].
Lorsqu’on s’arrête au degré du trésorier-payeur, on partage son rêve, mais on y reste aussi piégé. Lorsqu’on parvient au degré de l’écrivain, on meurt comme Actéon pour renaître ensuite consacré à l’art et à l’écriture [14].

Mais j’ai finalement compris qu’il fallait qu’Actéon en passe par la mort. Cette mort est un sacrifice librement consenti qui appartient à la scène d’écriture : il faut accepter d’être métamorphosé par l’expérience dont on est l’objet ; et si cette métamorphose entraîne une mort, c’est une mort à soi, la mort de celui qu’on était avant l’expérience, et qui va devenir un autre par l’écriture (HAENEL, Yannick. Diane et Actéon [...], p. 56).

Le sens de la métamorphose et de la mort d’Actéon selon l’interprétation de Yannick Haenel est clair. On devient écrivain et artiste par suite d’un sacrifice. En effet, selon Haenel, l’art est sacré dès ses origines, à savoir dès l’époque de l’art préhistorique. À cet égard, l’écrivain se réfère aux peintures rupestres des grottes de Lascaux dont fait référence le roman Tiens ferme ta couronne. Haenel considère les écrivains et les artistes comme des chamans [15]. Leur métamorphose sacrée les rend semblables aux êtres hybrides comme Actéon, dont ils partagent le déguisement par le truchement de l’art. Se déguiser, c’est une adresse qui leur a été donné par la déesse Diane au moyen des gouttes d’eau jetées contre Actéon. Les artistes et les écrivains sont les chasseurs des proies piégées par le désir de la beauté. Ces proies sont, dans nos cas fictifs, le trésorier-payeur et La dame au collier de perles, en tant que résultats du désir de l’artiste et de l’écrivain de s’emparer, comme à l’époque préhistorique, des animaux à chasser, afin de les tuer et les manger symboliquement.

J’ai d’abord pris l’autoroute en direction des monts d’Auvergne : je voulais voir Lascaux. Je ne vais pas raconter ma visite dans la grotte : il me semble que toute cette aventure s’y déroule ; et que les animaux n’ont cessé de surgir dans ma vie, de bondir hors de la grotte pour venir peupler mes désirs (HAENEL, Yannick. Tiens ferme ta couronne, cit., pp. 328-329).

Parmi les animaux qui peuplent les désirs du héros de Tiens ferme ta couronne, on peut inclure symboliquement les autres personnages fictifs nés de l’esprit créatif d’Haenel, comme le trésorier-payeur des Deux pavillons. En effet, il est comme si le trésorier-payeur était tombé dans le piège de son créateur. Pourtant, le trésorier-payeur a été doué, lui aussi, de l’esprit créatif nécessaire pour imaginer la beauté de la figure de Yoko parmi les cerisiers en floraison de Kyoto. Il s’agit d’une image de liberté, d’amour et de jouissance, comme pour La dame au collier de perles. Cette dernière est en quête de la liberté à travers la vision de sa beauté réfléchie fictivement par le miroir. Il faut donc s’interroger pour savoir si la dame et le trésorier-payeur pourront à la fin sortir de la cage où leurs créateurs les ont ainsi emprisonnés.

5. La cage et la liberté
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Les deux personnages du trésorier-payeur et de La dame au collier de perles, enfermés dans une chambre par leurs auteurs Yannick Haenel et Jan Vermeer, ont une seule possibilité de s’évader fictivement de leur cage. Le trésorier-payeur est esclave des chiffres et des calculs ainsi que prisonnier dans la salle d’attente d’où il s’échappe par le biais de son imagination [16]. La dame au collier de perles est pareillement sujette aux contraintes de la société hollandaise du XVIIe siècle, qui enferme d’habitude les femmes dans les murs domestiques et familiaux. Elle est prisonnière dans la chambre d’où elle s’évade tout de même, en regardant son image réfléchie par le miroir. C’est cependant seulement l’imagination qui s’échappe [17]. En résumé, Haenel et Vermeer jouent à enfermer leurs personnages dans une cage, d’où ils ne peuvent s’échapper que par leur seule imagination érotique. À l’origine de cela, au moins en ce qui concerne l’écriture d’Haenel, on pourrait considérer la dissimulation de la solitude créative éprouvée par l’écrivain.

On est en 2018, 2019, 2020, et la littérature est de plus en plus seule. La psychanalyse aussi, j’ai l’impression. Cette solitude est merveilleuse, non ? Elle nous donne une liberté que plus rien n’arrête, pas même la reconnaissance. Il y a un moment, dans nos vies, à partir duquel on peut très bien se jeter à l’eau à chaque instant : on en est « capable », comme dit la déesse. C’est là que les grandes choses ont lieu, c’est là qu’on rejoint enfin l’existence : les gouttes nous rafraîchissent, on se baigne, on se met à aimer, on trouve l’amour (HAENEL, Yannick. Diane et Actéon [...], p. 59).

Ce sont les propos conclusifs de l’essai Diane et Actéon. Yannick Haenel y parle de lui-même métamorphosé en Actéon et enfin en écrivain. Afin de comprendre cette métamorphose, il faut résumer les degrés traversés symboliquement par l’écrivain/Actéon. D’abord, il faut considérer la solitude onaniste d’Actéon dans le piège qui lui est tendu par Diane. Ensuite, les gouttes d’eau brisent le miroir du regard d’Actéon à l’adresse de la déesse. Enfin, Actéon est métamorphosé en cerf et ensuite dévoré par ses chiens. Ce sont les degrés symboliques nécessaires pour la métamorphose du monstre hybride en écrivain et en artiste. En conséquence, on peut affirmer que la littérature et l’art sont les espaces symboliques du bonheur pour les écrivains et les artistes. Une fois que ces derniers ont appréhendé finalement l’art de baigner dans l’encre et les couleurs, ils sont en mesure de métamorphoser le monde entier dans les personnages de leurs œuvres. Tant qu’ils baignent dans le lac de l’art et de la littérature, ils sont libres de chasser, d’enfermer dans leurs cages les personnages engendrés par leur imagination et enfin de les tuer. Le trésorier-payeur et La dame au collier de perles sont les proies engendrées par l’écriture de Yannick Haenel et par la peinture de Jan Vermeer. L’un et l’autre sont donc obligés par leurs créateurs respectifs de répéter les actes que Haenel et Vermeer s’attendent d’eux. Ils sont contraints de répéter dans l’intensité émotive de leurs mots et de leurs regards ce que l’intensité imaginative de leurs créateurs a décidé pour eux. Yannick Haenel et Jan Vermeer ont enfermé leurs proies avec la plume et les pinceaux, ainsi que les artistes-magiciens à l’âge préhistorique enfermaient symboliquement leurs proies sur les parois des grottes, comme à Lascaux. Pour autant, on peut prétendre que l’écrivain et l’artiste ont éprouvé le même bonheur que les chamans­ chasseurs préhistoriques. Ce bonheur se concrétise par l’affirmation de leur désir érotique [18]

En suivant cette piste d’analyse, nous pouvons affirmer que les écrivains et les artistes détournent leur désir érotique vers des sujets qui sont le résultat de leur esprit créatif. Ce sont leurs proies représentées dans la cage de leur art. Ces proies, elles sont des êtres hybrides vivants entre réalité et fiction ainsi qu’Actéon. Avant d’être condamnés à mort et d’être dévorés par les chiens de l’écrivain et de l’artiste, il ne leur reste qu’à s’évader de leur cage au travers uniquement de leur imagination.
Le thème artistique et littéraire de l’être humain contraint de vivre comme si il était un fauve emprisonné dans la cage est récurrent dans l’œuvre de Yannick Haenel. L’écrivain évoque souvent le peintre irlandais Francis Bacon (1909 - 1992) [19] qui a été un maître extraordinaire de la représentation d’hommes solitaires enfermés dans une chambre ou dans une cage comme si ils étaient des fauves hurlants [20].

Le trésorier-payeur du récit d’Haenel est à son tour comme un animal en cage. Toutefois, il est encore en mesure d’en sortir idéalement par le biais de son imagination érotique. Il en va de même pour La dame au collier de perles. Tous les deux, stimulés par leur désir érotique, s’évadent idéalement de leur cage à travers la fenêtre et le miroir imaginaires de leur beauté. En effet, il n’y a pas de hurlements et de déformation de leur image, ce qui, par contre, caractérisent les hommes représentés par Francis Bacon. Le trésorier-payeur et La dame au collier de perles sont emportés par leur imagination érotique de même qu’ils sont baignés par la lumière naturelle qui filtre à travers les fenêtres des chambres où ils sont enfermés. La lumière les sauve en les entourant du halo de la beauté et de la perfection esthétique recherchée par leurs créateurs. La jouissance est donc là, grâce aux gouttes de lumière d’où tout prend origine dans les tableaux de Jan Vermeer et dans les romans et les récits de Yannick Haenel [21]. Ni Vermeer ni Haenel ne renoncent à la présence de la jouissance dans leurs œuvres. En revanche, les hommes peints par Francis Bacon luttent violemment et sans espoir contre eux-mêmes, comme si ils étaient les âmes damnées et coléreuses de l’Enfer de Dante. On peut imaginer que les observateurs des tableaux de Jan Vermeer ainsi que les lecteurs des œuvres de Yannick Haenel soient obligés de se laisser inonder par la lumière afin de renaître eux-mêmes en suivant le sillon des héros mis en cage par leurs auteurs, car « les étoiles ne meurent pas, elles déchirent la gorge des humains qui admirent le soleil » (Tiens ferme ta couronne, p. 57). « Les étoiles... le soleil », c’est la lumière, et Yannick Haenel est l’écrivain de la lumière tout comme Jan Vermeer en a été le peintre.
La lumière envahissant le corps et l’esprit du trésorier-payeur est le symbole d’une vérité nouvelle dont l’écrivain, dans sa solitude, est le destinataire privilégié [22].

Il y a de la lumière, des visages et du silence. C’est là, c’est mon lieu — celui où je peux, comme le disent les mystiques, me tenir de moi­ même (HAENEL, Yannick. Le 17 avril, cit., p. 16).
En écrivant, il m’arrive de m’avancer comme un conquérant à travers les régions lumineuses de la fiction (Ibidem, p. 18).
La chose étrange à l’intérieur du langage, c’est elle que je poursuis ; il m’arrive même de la traquer, comme un chasseur qui file une déesse. Cette chose, aussi merveilleuse que terrible, ne cesse de miroiter dans l’élément des phrases ; et il m’arrive qu’une telle scintillation déborde et en forme un lac (Ibidem, pp. 19-20).
[...] la littérature n’est pas l’ancien régime de vérité ; elle veille au contraire sur ce qu’il y a de plus neuf à l’intérieur du langage — sur cette provision d’avenir qu’il y a dans chaque étincelle de poésie (Ibidem, p. 22).

Dans ces passages extraits de Le 17 avril, qui est le texte récemment publié en forme de brouillon dans le volume collectif réalisé sous la direction de Corentin Lahouste et Myriam Watthee-Delmotte, les termes du champ lexical de la lumière se répètent sans cesse. En effet, l’écriture littéraire est l’étincelle de toute vérité nouvelle apparaissant lorsqu’on se baigne dans les eaux du lac qui est son miroir. Yannick Haenel est l’écrivain de la lumière, qui est la matière aussi réelle que symbolique, soustraite par lui au monde de la peinture et métamorphosée en écriture. En tous cas, la lumière et la vérité dont Haenel parle dans ses romans et récits ne sont pas des abstractions, mais l’expérience physique et intime des sens échauffés par le désir érotique. Dans l’œuvre d’Haenel, la vérité, qui n’est pas absolue et unique, mais qui est comme la facette d’un diamant brillant, est toujours révélée par le biais de l’amour. La jouissance saisit le trésorier-payeur par le biais de la lumière réveillant quotidiennement et rituellement son désir amoureux. Il s’isole dans la salle d’attente, qui n’est pas la cage terrible peinte d’habitude par Francis Bacon dans ses tableaux, mais la boîte magique de l’écrivain-magicien confiant en le feu de l’amour. Nous pouvons supposer que la boîte magique du trésorier-payeur soit comme la réponse de Yannick Haenel à la phrase de Blaise Pascal répétée par le personnage de Lucia au protagoniste d’Évoluer parmi les avalanches. « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre » (HAENEL, Yannick. Évoluer parmi les avalanches, cit., p. 14). En revanche, Yannick Haenel a transformé la chambre évoquée par Blaise Pascal en la boîte magique de son esprit créatif. En effet, on y demeure enfermé tout en s’évadant par le biais de son imagination artistique.
Le nom de Georges Bataille a été rappelé plusieurs fois jusqu’ici. Dès lors, il faut éclairer quelle est la dette de l’écrivain à l’égard de l’anthropologue. Il faut donc se rendre idéalement à Lascaux, dont les peintures rupestres ont été l’objet des études de Georges Bataille. Ce sont les peintures évoquées plusieurs fois aussi par Jean dans Tiens ferme ta couronne. La quête de la lumière dans la palette de Yannick Haenel ne passe que par là.

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Et maintenant, lisez Le Trésorier-payeur. Quant à la figure de Georges Bataille, longuement évoquée dans le roman et dans l’essai, j’y reviendrai après les Rencontres de Chaminadour.

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[1En allemand, « il y a » se dit « es gibt », du verbe geben qui signifie donner. Heidegger a beaucoup médité sur cette locution. Cf. Temps et Etre, dans Questions III et IV (tel/gallimard, 1976), notamment aux pages 246-247. Et sur Pileface : Lectures croisées. Cf. aussi Sollers, Ilya. Le poudroiement intime du temps dans Le Lys d’or.

[2En ce qui concerne la puissance du lien entre textes et images, nous pouvons évoquer les propos de Louis Marin : « Toutefois en retour, c’est dans cette absence, ou plutôt dans cette défaillance du visible aux textes — "visible" qui est pourtant leur objet — que les textes ainsi glosés et entreglosés puisent, par cette étrange référentialité, une capacité renouvelée d’approche de l’image et de ses pouvoirs, comme si l’écriture et ses pouvoirs spécifiques se trouvaient excités et exaltés par cet objet qui se déroberait nécessairement, par son hétérogénéité sémiotique, à leur toute-puissante emprise ; comme si le désir d’écriture (de l’image) s’essayait à s’accomplir "imaginairement" en se déportant hors du langage, dans ce qui, à bien des égards, constitue son revers ou son autre, l’image » (MARIN, Louis. Des pouvoirs de l’image. Gloses. Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 21).

[3HAENEL, Yannick. Les deux pavillons. Paris, Éditions Gallimard, coll. Le Chemin Gallimard, 2020, (en ligne) https://lechemin.gallimard.fr/en/t/contributor -117022 (site consulté le 15/01/2021).

[4Yannick Haenel écrit : « Je sais bien que l’impossible est une modalité de la pensée, peut-être même son horizon, et que l’écriture, en un sens, se confond avec sa propre énigme muette. Mais l’impossible ne coupe pas la parole. C’est même le contraire : la parole traverse l’impossible. Pourquoi tout appartiendrait-il à l’impossible ? Le réel ne relève pas seulement de sa structure négative, d’ailleurs le langage peut faire jouir. Et la jouissance, permettez-moi de le signaler modestement, c’est toujours bon à prendre » (HAENEL, Yannick. Diane et Actéon. Le désir d’écrire. Paris, Hermann Éditeurs, coll. Psychanalyse, 2020, p. 29).

[5Les héros des romans de Yannick Haenel sont d’habitude des déserteurs qui cherchent à échapper à toute appartenance sociale et qui choisissent de ne plus travailler. À ce sujet, voir dans le collectif par LAHOUSTE, Corentin, et WATTHEE-DELMOTTE, Myriam (dir.). Yannick Haenel La littérature pour absolu. Paris, Hermann Éditeurs, 2020, les articles de BLANCKEMAN, Bruno. Yannick Haenel écrivain impliqué, pp. 25-35, et BELLO, Anne-Claire. Les épiphanies poétiques dans l’œuvre de Yannick Haenel, pp. 151-153. En outre, voir dans le même volume l’entretien avec HAENEL, Yannick, et LAHOUSTE, Corentin. Entretien avec Yannick Haenel. Rencontrer l’indemne, toucher l’irréductible. Entretien réalisé à Paris par Corentin Lahouste en mars 2017, p. 227. Enfin, voir LAHOUSTE, Corentin. Écritures du déchainement. Esthétique anarchique chez Marcel Moreau, Yannick Haenel et Philippe Dejonckheere. Paris, Garnier, coll. Classiques Garnier, 2021, pp. 202-214. Pourtant, il faut remarquer que le trésorier-payeur de Kyoto n’appartient pas à ce genre de héros-déserteurs, même si il accomplit, lui aussi, sa désertion par le biais de son imagination.

[6Lors de son entretien avec Vincent Josse, enregistré pour Radiofranceinter, Yannick Haenel parle de l’influence exercée sur lui par l’épisode, qui a été raconté par l’historien Patrick Boucheron, de la fenêtre ouverte dans la salle de la fresque d’Ambrogio Lorenzetti Le allegorie e gli effetti del Buono e del Cattivo Governo, (BOUCHERON, Patrick. Conjurer la peur, Sienne, 1338 : essai sur la force politique des images. Paris,Éditions du Seuil, 2013). Patrick Boucheron y raconte de sa nécessité d’ouvrir la fenêtre dans la salle de la fresque dans le Palazzo Pubblico à Sienne, où il s’était rendu compte que la lumière filtrante à travers la fenêtre était nécessaire pour la bonne vision de la fresque. À ce propos, écouter l’entretien entre HAENEL, Yannick, et JOSSE, Vincent. Yannick Haenel : « Le pire aujourd’hui serait d’être confiné en soi même », enregistré le 10/01/2021 pour l’émission Le grand atelier sur le site franceinter.fr, et rediffusé le 29/07/2021, https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-grand-atelier/le-grand-atelier-du-jeudi-29-juillet-2021-5935677 (site consulté le 04/09/2021).

[7Le sujet de la lumière et le thème de l’illumination mystique sont récurrents dans l’œuvre de Yannick Haenel. La lumière ouvre l’intime de ses héros, qui sont des mystiques et/ou des déserteurs par rapport auxquels Haenel fait référence surtout aux saints catholiques François d’Assise et Thérèse d’Avila. À ce sujet, voir BONORD, Aude. Répondre au « sourire fou de l’époque ». Yannick Haenel à la recherche de François d’Assise, in LAHOUSTE, Corentin, et WHATTEE-DELMOTTE, Myriam (dir.). Yannick Haenel [...], cit., 2020, pp. 86-87.Le philosophe Giorgio Agamben invite à réfléchir à la pauvreté de François d’Assise en tant qu’état de celui qui vit hors de la propriété et, par conséquent, du droit (AGAMBEN, Giorgio. Creazione e anarchia. Vicenza, Neri Pozza Editore, coll. Picco/a Biblioteca, 2017, p.68). Traduction française. Pour autant, on peut affirmer que la pauvreté est la condition nécessaire pour recevoir l’illumination intérieure. À ce propos, voir aussi LAHOUSTE, Corentin. Écritures du déchainement [...], cit., pp.190-192.

[8Le récit Je cherche l’Italie (Paris, Éditions Gallimard, coll. L’infini, 2015) est, par exemple, un hommage très clair à l’art italien. Yannick Haenel y dédie un chapitre entier au sujet de la lumière pénétrant à travers une fenêtre dans le corridor du couvent de saint Marc à Florence et éclairant à l’aube la fresque peinte par le moine dominicain Beato Angelico au XVe siècle (HAENEL, Yannick. Je cherche l’Italie, cit., pp. 187-197). On peut considérer la scène de la lumière des Deux pavillons comme une métamorphose ultérieure de la scène de l’Annonciation dans Je cherche l’Italie. Toutefois, les similitudes prégnantes avec le tableau de La dame au collier de perles de Jan Vermeer, que je vais plus amplement expliquer au fil des lignes suivantes, me poussent à privilégier et à mieux traiter la comparaison entre la scène de Deux pavillons et celle du tableau de Jan Vermeer.

[9Pour le tableau, voir la page du site internet de la Gemaldegalerie de Berlin, https://www.smb.museum/museen-einrichtungen/gemaeldegalerie/sammeln-forschen/highlights-der­ sammlung/ (site consulté le 19/01/2021) ou la page du site essentialvermeer.com, qui est entièrement consacré à la peinture de Jan Vermeer, http://www.essentialvermeer.com/catalogue/woman_with_a_pearl_necklace.html (site consulté le 13/03/2021). En outre, voir, pour l’œuvre entière de Vermeer, par exemple Sœürz, Karl. Vermeer. L’œuvre complète. Koln, Taschen GmbH, 2017, et notamment les pages 134-135, 227-228 pour le tableau de La dame au collier de perles.

[10L’épisode de la lumière éclairant l’Annonciation du couvent de saint Marc dans Je cherche l’Italie est autant proche que différent de celui des Deux Pavillons. Le héros de Je cherche l’Italie, assiste à l’entrée de la lumière à l’aube, l’observe et interprète, au moyen de ses émotions intimes, l’effet qu’elle provoque sur la figure de la Vierge peinte par Beato Angelico. Il est touché par la lumière baignant la figure de la Vierge Annoncée. Le trésorier-payeur des Deux Pavillons, en revanche, est directement baigné et transfiguré par la lumière. Il y a donc, dans le passage de l’un à l’autre récit, un niveau de lecture différent, au moins en ce qui concerne le lien entre l’objet observé et le sujet regardant. En effet, dans la scène de l’Annonciation, le héros regarde fasciné les figures de la Vierge et de l’Archange éclairées par la lumière filtrante à travers la fenêtre du corridor du couvent. Dans la scène des Deux pavillons, le trésorier-payeur est directement baigné par la lumière filtrante à travers la fenêtre de la salle d’attente. Tout de suite, il regarde la lumière et en est transfiguré. Raison pour laquelle la figure du trésorier-payeur, qui est seul dans la salle d’attente du cabinet du dentiste et protagoniste unique de la scène baignée de la lumière de la fenêtre, est mieux comparable à La Dame au collier de perles de Jan Vermeer, qui est pareillement seule dans la chambre illuminée pendant qu’elle s’observe dans le miroir.

[11En ce qui concerne l’amour en tant que principe fondateur de la vie, voir LAHOUSTE, Corentin. Écritures du déchainement [...], cit.,pp. 192-201.

[12Le sujet de la lumière dans l’imaginaire littéraire de Yannick Haenel remonte à sa lecture des Illuminations d’Arthur Rimbaud : « Rimbaud, dans les Illuminations, parle d’une "immense opulence inquestionnable", Elle opère loin des chiffres et des mesures, peut-être aussi loin des êtres » (HAENEL, Yannick. À mon seul désir. [2005] Paris, Argol Éditions, coll. Argol poche, 2019, pp. 36-37). À cet égard, voir WATTHEE-DELMOTTE, Myriam. Le musée dans l’œuvre de Yannick Haenel. L’initiation au regard intérieur, in MAYAUX, Catherine (dir.). Quand les écrivains font leur musée... Bruxelles, P.l.E. Peter Lang, 2017, pp. 218-220.

[13Dans le roman Cercle, Jean Deichel parle métaphoriquement des sources des fleuves comme si elles étaient les sources de l’écriture. « Les fleuves ne se perdent jamais, me disais-je ; il faut suivre les fleuves, il faut s’asseoir sur les fleuves, et se tramer à leur source. Car les récits viennent de là ; les récits, c’est là qu’ils se forment : même s’il n’existe plus rien, si tout a disparu, on renaît au bord d’un fleuve » (HAENEL, Yannick. Cercle, p. 409)

[14En ce qui concerne le caractère presque mystique de la figure de l’écrivain selon Yannick Haenel, voir BONORD, Aude. Répondre au « sourire fou de l’époque » [...], cit.

[15L’œuvre de Georges Bataille est d’inspiration pour Yannick Haenel. À ce titre, voir MASSONIT, Stéphane. Écrire à l’ombre d’une dette : Yannick Haenel et Georges Bataille, in LAHOUSTE, Corentin, et WHATTEE-DELMOTTE, Myriam (dir.). Yannick Haenel [...], cit., pp. 137-147. Nous reviendrons à propos du lien entre Yannick Haenel et sa lecture de l’œuvre de Georges Bataille dans le chapitre suivant.

[16Il est évident que le trésorier-payeur est prisonnier de son travail, dont la jouissance engendrée par son imagination est le seul médicament. À ce propos, il vaut citer une phrase de Blaise Pascal, philosophe
souvent évoqué par Yannick Haenel. « II ne s’agit pas d’apparaître dans une quelconque position sociale ou de pouvoir, mais d’enfin venir à l’être — c’est une expression de Pascal qui est assez belle et qui nomme chez lui la résurrection : "Venir à l’être" » (HAENEL, Yannick, et LAHOUSTE, Corentin. Entretien avec Yannick Haenel [...], cit., p. 228). En ce qui concerne le contraste entre les règles imposées par la société du travail et la liberté individuelle de l’esprit, voir HAENEL, Yannick, et PALUMBO, Filippo. « je suis le saut dans le vide. » Entretien avec Yannick Haenel, in « Spirale. Art, lettres, sciences humaines », 241. DUPUIS, Gilles, et PALUMBO, Filippo (dir.). Littérature, métaphysique, sacré. Été 2012, pp. 35-36, https://www.erudit.org/fr/revues/spirale/2012-n241-spirale0185/67227ac.pdf (site consulté le 24/08/2021). L’œuvre de Yannick Haenel pousse souvent le lecteur à s’interroger sur le chemin à parcourir afin de gagner « la résurrection » de son être et la libération de l’esclavage du travail. Nous retournerons sur ces questionnements dans le chapitre suivant.

[17C’est « l’ouverture épiphanique » après « la coupure épiphanique », comme démontré dans l’article de BELLO, Anne-Claire. Les épiphanies poétiques [...], cit.

[18À ce titre, voir BATAILLE, Georges. L’érotisme. (1957) Paris, Les Éditions de Minuit, 2011. Nous expliquerons mieux le sens de l’érotisme dans l’art dans les deux chapitres suivants.

[1930 Dans le roman Cercle,Yannick Haenel mentionne l’œuvre de Francis Bacon, en se référant en particulier aux Trois études de figures au pied d’une crucifixion (HAENEL, Yannick. Cercle, cit., pp. 171-181). À cet égard, voir aussi HAENEL, Yannick, Je cherche l’Italie, cit., p. 85 ; HAENEL, Yannick. Tiens ferme ta couronne, cit., p. 308 ; HAENEL, Yannick. La solitude Caravage. Paris, Libraire Arthème Fayard, coll. Des vies, 2019, pp. 219-220. Enfin, voir la préface de Yannick Haenel à l’œuvre BACON, Francis. Conversations. Strasbourg, L’Atelier contemporain, 2019, pp.25-33.

[20Voir les Trois études de figures au pied d’une crucifixion (1944) (HAMMER, Martin. Francis Bacon. Paris, Phaidon, 2014, pp. 38-4 1), l’Étude de nu accroupi (1952) (Ibidem,p. 45) ou encore les Trois figures dans une pièce (1964) et les Trois études du dos masculin (1970) (Ibidem, pp. 80-84, 92-96). Écouter, en outre, l’interview entre HAENEL, Yannick, et HAKEM, Tewfik. Yannick Haenel : « Le Caravage et Francis Bacon peignent la violence sans l’aimer. Ce sont mes deux peintres préférés », enregistrée le 04/03/2019 pour l’émission Le réveil culturel sur le site internet franceculture.fr, https://www.fra nceculture.fr/emissions/le-reveil-culture l/yann ick-haenel­ le-caravage-et-francis-bacon-peignent-la-viole nce-sans-laimer-ce-sont-mes-<leux (site consulté le 10/04/2021).

[21Même jean Deichel, le protagoniste de Cercle, contemple la lumière filtrante à travers la fenêtre de sa chambre d’hôtel à Varsovie, en pensant aux phrases écrites et au réveil des corps qu’elles apportent (HAENEL, Yannick. Cercle, cit., pp. 424-425).

[2233 HAENEL,Yannick. Le 17 avril, LAHOUSTE, Corentin, et WHATTEE-DELMOTTE, Myriam (dir.). Yannick Haenel [...], cit., 2020, pp. 15-22.

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