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Mabuse dans le dispositif cinématographique de Fritz Lang

D 28 juillet 2022     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


La période récente a permis de s’interroger à nouveaux frais sur certains dispositifs à l’oeuvre dans notre époque. La technique, la science, la médecine ont révélé leur force et leur faiblesse. La propagande a montré toute sa puissance. Dans ce processus, les "réseaux sociaux", les médias — et la télévision en premier lieu — ont joué un rôle primordial, information et désinformation mêlées. Les écrans ont tout envahi, l’espace comme le temps, d’un bout à l’autre de la planète. La cybernétique a désormais force de loi. Application Covid ici, crédit social là, vidéo-surveillance et drones ici et là, télé-travail, réunions « zoom », etc. : ce ne sont là que des exemples symptomatiques. Le virtuel remplace le réel, la fiction devient réalité, le mensonge la vérité. Fakenews et checknews échangent leur rôle. Le Big brother de 1984 est dépassé. Le meilleur des mondes de Huxley s’est révélé être un cauchemar dans lequel nous sommes sommés d’évoluer comme des somnambules [1]. L’information est devenue un moment de la désinformation, le droit une exception et l’exception la loi, le vrai un moment du faux, la mondialisation immondialisation, le monde immonde [2]. La liberté — et pas seulement « les libertés », ce mélange fragile de droits et de devoirs —, « la liberté libre » que Rimbaud s’entêtait « affreusement à adorer » [3], est partout menacée. Les philosophes ont échoué à penser ce qui se mettait en place depuis de longues années. Quelques-uns comme, peut-être le premier, Heidegger, plus récemment Deleuze ou Foucault, plus récemment encore Agamben, nous avaient pourtant alerté. Qu’ils aient appelé « Gestell » ou « Dispositif » l’emprise de la technique distinctive de notre époque, c’est au fond d’une même réalité dont ils parlent. En quoi le cinéma de Fritz Lang, l’inventeur d’un Docteur Mabuse qui l’a obsédé toute sa vie, nous éclaire-t-il sur ce dispositif ?

Le dispositif

Je viens de relire ce qu’écrit Agamben au début de son petit essai de 2005 intitulé Qu’est-ce qu’un dispositif ? [4]. Il cite Foucault :

« [...] le mot dispositif est un terme décisif dans la stratégie de pensée de Foucault. C’est surtout à partir des années soixante-dix qu’il l’utilise, quand il commence à s’occuper de la "gouvernementalité" ou "gouvernement des hommes"· S’il est vrai qu’il n’en donne jamais une définition au sens propre, il s’en approche dans un entretien de 1977 :

"Ce que j’essaie de repérer sous ce nom c’est, [...] un ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques ; bref, du dit aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif. Le dispositif lui-même c’est le réseau qu’on établit entre ces éléments [...] par dispositif, j’entends une sorte — disons — de formation qui, à un moment donné, a eu pour fonction majeure de répondre à une urgence. Le dispositif a donc une fonction stratégique dominante ...
J’ai dit que le dispositif était de nature essentiellement stratégique, ce qui suppose qu’il s’agit là d’une certaine manipulation de rapports de force, d’une intervention rationnelle et concertée dans ces rapports de force, soit pour les développer dans telle direction, soit pour les bloquer, ou pour les stabiliser, les utiliser. Le dispositif, donc, est toujours inscrit dans un jeu de pouvoir, mais toujours lié aussi à une ou à des bornes de savoir, qui en naissent, mais, tout autant, le conditionnent. C’est ça le dispositif : des stratégies de rapports de force supportant des types de savoir, et supportés par eux". Dits et écrits, volume III, p. 299 sq.

Résumons brièvement en trois points :

1) il s’agit d’un ensemble hétérogène qui inclut virtuellement chaque chose, qu’elle soit discursive ou non : discours, institutions, édifices, lois, mesures de police, propositions philosophiques. Le dispositif pris en lui-même est le réseau qui s’établit entre ces éléments.

2) le dispositif a toujours une fonction stratégique concrète et s’inscrit toujours dans une relation de pouvoir.

3) comme tel, il résulte du croisement des relations de pouvoir et de savoir. »

Gardons, aussi brèves soient-elles, ces définitions en mémoire.

Fritz Lang le voyant

Après ce préambule, il faut que je m’explique. J’aurai pu intituler cet article « Fritz Lang le voyant ». En fait, je procède par associations d’idées, glissements et rapprochements, dérives. Après avoir lu le beau livre de Narboni La grande illusion de Céline, où la toile de fond — le nazisme — est plus que présent, j’ai réécouté un des entretiens filmés que Narboni a donnés en 2021 (c’est celui avec Emmanuel Burdeau et l’inénarrable Luc Moullet [5]) : évoquant Heydrich (Reichsprotektor de sinistre mémoire assassiné à Prague le 4 juin 1942), Narboni cite le film que Lang a tourné en 1943 Les bourreaux meurent aussi (Hangmen Also Die !) sur un scénario de Bertold Brecht. Que Narboni évoque Lang m’a un peu surpris puisque dans le livre, c’est de Renoir dont il est question. Je me suis rappelé cependant que Lang avait réalisé deux remakes de films de Renoir : La Rue rouge (Scarlet Street) remake de La chienne en 1943 et Human desires, remake de La bête humaine en 1954. Il faudrait en analyser les raisons. Mais passons sur ce point. Je me suis rappelé aussi que, à la différence de Renoir d’ailleurs, mais comme Hitchcock, Lang, exilé aux États-Unis, avait, dans plusieurs films tournés pendant la deuxième guerre mondiale, tenté de cerner l’influence et l’infiltration des nazis dans divers pays qu’il s’agisse de Man hunt (La chasse à l’homme) en 1941 ou de Ministry of Fear (Le ministère de la peur ou Espions sur la Tamise) en 1944. Tous de grands films (qu’on ne peut réduire à leur sujet).
Mais Fritz Lang est surtout le créateur de Mabuse, le docteur Mabuse. Ce docteur Mabuse n’est pas l’ancêtre de tel docteur marseillais « controversé » comme ont tenté de le faire croire les médias et les cercles proches du pouvoir depuis plus de deux ans. Non, c’est le produit de l’imagination de Lang et de sa seconde femme, la scénariste Théa von Harbou, mariée auparavant à l’acteur Rudolf Klein-Rogge qui tiendra d’ailleurs le rôle du premier Mabuse. Lang a réalisé trois films mettant en scène ce personnage : le premier en 1922, en deux parties, Mabuse le joueur et Mabuse le démon du crime (Inferno) (on peut les voir sur la toile sur youtube), le deuxième en 1933 Le testament du Dr Mabuse et le troisième en 1960, Les mille yeux du Dr Mabuse (en français le diabolique Dr Mabuse, ce qui ne permet pas de comprendre l’allusion de Lang à « une réincarnation d’Argos-aux-cent-yeux, le gardien d’Io, aux pouvoirs décuplés » [6], Argos qui avait reçu l’épithète de « Panoptès », « celui qui voit tout » et donnera le « panoptique » imaginé par Bentham dont Foucault, dans Surveiller et punir (1975), fera le modèle d’une société disciplinaire). Après avoir tourné ce dernier film — son dernier film, en quelque sorte le testament cinématographique de Lang — le réalisateur déclarait : « Mabuse est un peu mon enfant. Ayant créé à l’écran un caractère qui incarne à la fois le mal et le génie du crime, il m’intéressait de le retrouver et de le prolonger. » Pourquoi ? « Qui est Mabuse, qu’est-ce que Mabuse, pourquoi Mabuse ? » demandait le critique Jean Douchet dans les Cahiers du cinéma dans un article magistral de 1961 repris dans L’Art d’aimer (Cahiers du Cinéma. Coll. Petite Bibliothèque, 2003).

Les écrivains ont un rapport équivoque à l’art cinématographique. Pour les uns, de plus en plus nombreux, un roman ne vaut que par sa story : leur rêve secret est d’être adaptés au cinéma. Pour d’autres, le rapport est plus conflictuel. Pour Sollers qui cite fréquemment son réalisateur préféré, Hitchcock suffit (on n’est pas obligé de le croire : Sollers a beaucoup écrit sur Godard (Cf. Il y a des fantômes plein l’écran) et surtout sur Pollet). Le poète Marcelin Pleynet à propos des Histoire(s) du cinéma de Godard écrit : « Non je ne suis pas "un inconditionnel de Godard". S’il fallait choisir entre la Nouvelle Vague et le Nouveau Roman... J’ai, à l’époque, choisi la Nouvelle Vague. Mais fallait-il choisir ? Le cinéma permettait (Dreyer, Eisen­stein) une enquête historique sur les enjeux et les limites de la technique : la caméra appareil idéologique. J’ai, au début des années soixante-dix, publié un texte sur le sujet, qui troubla fort les marxistes-léninistes althussériens de l’époque. » (je souligne). Pour Zagdanski, le cinéma c’est La mort dans l’oeil (c’est vrai, mais il faut le montrer). L’écrit ou l’écran (l’image) : il faut choisir. Pour Ravier, cinéphile repenti, le cinéma, c’est L’oeil du Prince (Gallimard, coll. L’infini, 2005). Il faut lire ce qu’il écrit sur Beyond a Reasonable Doubt (L’invraisemblable vérité, 1956) de Lang dans le chapitre « la vérité sur l’oeil » (Heidegger en exergue). Il y a bien Jean Louis Schefer et son Homme ordinaire du cinéma (Cahiers du cinéma/Gallimard, 1980), mais c’est un écrivain inclassable. Yannick Haenel est peut-être aujourd’hui l’un des rares écrivains à écrire des romans où le cinéma (ou du moins certains cinéastes, certains films) n’est pas perçu dans un rapport d’hostilité, de rivalité (cf. Tiens ferme ta couronne).
Les philosophes qui ont beaucoup disserté sur Platon et le mythe de la caverne ont peu écrit sur le cinéma comme dispositif, et encore moins sur celui de Lang. Deleuze en parle dans L’image mouvement, le premier volume de Cinéma (Minuit, 1983). J’ai prêté mon exemplaire et je ne sais plus ce qu’il en dit. Jacques Rancière est sans doute celui qui a le mieux parlé de Lang, dans La fable cinématographique (Seuil, 2001) [7]. Il étudie minutieusement Les Contrebandiers de Moonfleet dans « L’enfant metteur en scène » et consacre des pages lumineuses à M le maudit (1931) et surtout à While the city sleeps (en français, La Cinquième Victime, 1955 [8]) dans « D’une chasse à l’homme à l’autre : Fritz Lang entre deux âges ». Dans ce dernier article, Rancière analyse très bien en quoi, dans le monde moderne des médias, le « télé-viseur » s’attache à capter le « télé-visé » (qui est aussi bien le criminel que le spectateur). Il écrit :

« La Cinquième Victime exprime donc plus que la désillusion de l’émigré allemand sur la démocratie américaine. Ce qu’elle met en scène, c’est l’identification télévisuelle de la démocratie. Mais cette identification n’est pas simplement un objet pour le cinéaste. Elle est le nouveau dispositif du visible auquel le cinéma comme tel doit se confronter. » (p. 84. Je souligne)
« Et la mise en scène de Lang semble traduire le sentiment du cinéaste que peut-être dans l’art comme dans cette histoire, c’est le télé-viseur qui est destiné à emporter la mise, l’image faible a triomphé de l’image forte. » (p. 92).

Le télé-viseur et le télé-visé.
Dana Andrews et John Barrymore dans While the city sleeps.

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Je ne sais pas si Rancière a écrit sur les Mabuse, notamment le dernier, mais ce qu’il dit là du « nouveau dispositif » pourrait très bien s’y appliquer. Fritz Lang « entre deux âges », c’est aussi Fritz Lang entre les premiers Mabuse (1922 et 1933) et Les mille yeux du Dr Mabuse (1960). En quelques décennies, le dispositif a changé de formes mais est fondamentalement resté le même [9]. Lang le montre et le démontre explicitement : une entreprise et une emprise hypnotiques et criminelles sont à l’oeuvre. Par écrans interposés, qu’il en joue, le déjoue, le reproduise ou le déconstruise, le cinéma participe du dispositif. Écrire cela n’est pas être « contre le cinéma » mais ouvrir peut-être une réflexion sur « le cinéma et le mal » (comme, mais dans un tout autre sens, Bataille a pu écrire sur la littérature et le mal ou Henric sur la peinture et le mal). Dans une telle problématique, nul doute que Lang et Hitchcock, deux cinéastes que tout rapproche et que, en apparence, tout oppose [10], auraient toute leur place, et même les deux premières.

Le retour du Dr Mabuse

Je cite Lang à nouveau : « Mabuse est un peu mon enfant. Ayant créé à l’écran un caractère qui incarne à la fois le mal et le génie du crime, il m’intéressait de le retrouver et de le prolonger. »
« Mabuse est un peu mon enfant » : au-delà de son apparente banalité, cette phrase interroge. Si Mabuse — le personnage de Mabuse — est l’enfant, produit d’un curieux engendrement, Fritz Lang, en tant que metteur en scène, en est donc le père [11]. Et il en est le père autant sinon plus que l’époque qui surdétermine la possibilité de son existence. Mais le père de quoi ? Non seulement d’un personnage monstrueux (« qui incarne à la fois le mal et le génie du crime »), mais de la mise en scène cinématographique — son dispositif — qui en a rendu la naissance possible. En réalisant Le testament du Dr Mabuse en 1932-1933, au moment où Hitler accède au pouvoir [12], Lang voit d’une certaine manière la réalité historique monstrueuse qui va étendre son emprise sur les corps et les esprits : le nazisme. Le film, projeté pour la première fois le 21 avril 1933 à Budapest, est immédiatement interdit en Allemagne et ne ressortira qu’en 1951 dans une version plus courte que la version originale. C’est seulement en 2000 qu’une nouvelle version sera montée par le Deutsche Filminstitut. Le film a été interdit par Goebbels.
Dans le film, Mabuse, interné depuis dix ans dans la clinique psychiatrique du Professeur Baum, remplit des feuillets quasi illisibles, incompréhensibles (son testament), et meurt au milieu du film : « les médecins constatèrent une évolution de ses symptômes. Sa main droite […] écrivait sans jamais s’interrompre, dans l’air, sur le mur, sur sa couverture. Après que lui furent donné crayons et papiers, qu’il couvrit d’abord de gribouillis absurdes, se manifesta l’apparition de mots isolés, puis de phrases, d’abord insensées et confuses jusqu’à devenir conséquentes et logiques. » Son esprit, puis son fantôme, son spectre, hantent Baum qui, à travers divers dispositifs machiniques (disque, haut-parleur), en fait exécuter les plans criminels par des hommes de mains qui ne l’ont jamais vu et ignorent sa véritable identité. Comme disait Derrida, « l’avenir est aux fantômes » et « la technologie décuple le pouvoir des fantômes » [13].
À l’occasion de la sortie du film à New-York en 1943, Lang déclarait :

« Ce film voulait montrer, comme une parabole, les méthodes terroristes de Hitler. Les slogans et les crédos du IIIe Reich étaient placés dans la bouche de criminels. Je comptais aussi dénoncer les doctrines qui dissimulaient l’intention de détruire tout ce qui tenait au coeur du peuple. »

Lang a raconté à plusieurs reprises qu’il avait été convoqué par Goebbels, ministre de l’Éducation du peuple et de la Propagande (qui n’avait pas aimé le film, surtout la fin), en avril 1933 pour se voir proposer d’être en quelque sorte le cinéaste officiel du Reich, ce qui décida Lang à prendre la fuite aussitôt pour l’étranger. J’ai réuni plus loin les différents témoignages ou récits concordants que Lang, sans jamais se couper, a donnés (en allemand, en anglais, en français) de cette histoire rocambolesque dont la véracité a pourtant été contestée.

Pourquoi Lang, de retour en Allemagne, a-t-il trouver intéressant de « retrouver et de prolonger » le personnage de Mabuse en tournant en 1960 Les mille yeux du Dr Mabuse ? Hitler a perdu la guerre (il s’est suicidé le 30 avril 1945 à Berlin, Goebbels le 1er mai). Le nazisme n’aurait-il pas été définitivement vaincu ? Pourrait-il resurgir sous des formes nouvelles ? Y aurait-il des avatars ?

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La bande-annonce est bien faite. Évidemment, comme c’est un film policier, elle multiplie les fausses pistes.

Résumons l’intrigue, même si « ce n’est pas l’intrigue qui fait le film ».

Alors qu’il se rendait à la télévision où il devait faire d’importantes révélations, un reporter est retrouvé mort dans sa voiture. Peu de temps avant, le commissaire Kras avait été informé du drame par une vision du docteur Cornelius, un aveugle qui pratique la divination et informe la police à ses heures (pour mieux la leurrer). Selon les premiers éléments de l’enquête, le reporter aurait été assassiné à l’aide d’une nouvelle arme mise au point par les États-Unis, dont le prototype a été dérobé quelques mois plus tôt. Des similitudes avec un crime ancien font ressurgir l’ombre du docteur Mabuse (Lang se cite en reprenant une scène analogue, mais actualisée, du Testament du Dr Mabuse), un génie du mal qui sévissait dans les années 1920 et dont le IIIème Reich a étouffé les crimes. La plus grande partie du film se déroule à l’hôtel Luxor (nom égyptien : or les signes égyptiens ornent les murs du cabinet de Cornelius, vous auriez dû le voir) où d’anciens nazis ont installé tout un réseau de vidéo-surveillance (rappelez-vous « Panoptès ») qui leur permettent d’épier jusque dans leurs chambres les faits et gestes des occupants dont Henry B. Travers (Peter Van Eyck) un riche milliardaire américain manipulé (mais, comme lui, vous l’ignorez) par une jeune femme, Marion Menil, elle-même victime, dit-elle, d’un mari jaloux (nouveau leurre qui ne sera révélé que vers la fin). Marion, dépressive, est suivie par un médecin-psychiatre, le professeur Jordan qui s’avérera être le « Panoptès » des lieux, trahi par le chien de... Cornelius (puisqu’ils ne font qu’un). Le commissaire Kras (la raison policière même) est baladé dans tout le film, le vrai limier n’étant autre que Hieronymus B. Mistelzweig [14] (excellent Werner Peters), un faux agent d’assurance-vie (humour de Lang), en fait agent d’Interpol dont le flair est imparable. Le docteur Jordan prend la fuite en voiture (remake du Testament), voit sa route bloquée sur un pont par un barrage de police, perd le contrôle de son véhicule, plonge dans une rivière et disparaît (définitivement ?). Travers retrouve Marion sur son lit d’hôpital. Regards affectueux. Baiser. Happy end. Glückliches Ende.

Lang : « Ce n’est pas seulement un "policier". J’ai voulu surtout attirer l’attention des spectateurs sur la corruption des gangsters en Amérique et sur ce docteur Mabuse qui cherche le moyen de provoquer la destruction et le chaos afin d’en profiter. L’intrigue policière me permettait d’éviter le prêche ennuyeux, de mettre plus facilement le public en garde et de lui dire : ceci se passe, pourrait peut-être se passer, mais c’est à vous de conclure et de juger. »

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Les écrans : une métaphore de la table de montage ?

On lisait dans Le Monde du 3 juillet 1961 sous la plume d’Yvonne Baby.

« Ce que vous ne saisissez pas, jamais vous ne le comprendrez... »

Il y avait foule l’autre soir au cinéma Mac-Mahon. On y projetait en "avant-première" le Diabolique Docteur Mabuse que Fritz Lang, le réalisateur des Niebelungen, de Métropolis, de M. le Maudit, a tourné en 1960. On se serait cru à la Cinémathèque : les spectateurs — jeunes pour la plupart — avaient occupé tous les fauteuils et les retardataires n’avaient pas hésité à rester debout ou à s’asseoir sur les marches de l’escalier pour applaudir le film et son auteur.

Nous avons revu Fritz Lang le lendemain. Affable, mais secret sur son travail, il a répondu aux questions par des propos à bâtons rompus, préférant l’humour aux théories.

« J’aime le cinéma, dit Fritz Lang, j’ai envie de réaliser des films, mais ne me demandez pas pourquoi ni comment je les fais. »

« Les jeunes, les étudiants qui viennent me voir, veulent toujours obtenir des recettes et des explications sur la mise en scène. J’ai envie de leur citer alors ces mots de Faust : "Ce que vous ne saisissez pas, jamais vous ne le comprendrez." Je n’ai pas de recettes, et si je dis qu’il faut, pour faire un film, vivre avec ses personnages, cela n’a aucun sens. »

Jacques Rancière :
« Et la mise en scène de Lang semble traduire le pressentiment du cinéaste que peut-être, dans l’art comme dans cette histoire, c’est le télé-viseur qui est destiné à emporter la mise, l’image faible à triompher de l’image forte. Peut-être est-ce le sentiment d’un tel destin, mais aussi la volonté de jouer avec lui, de le ressaisir au sein de l’art des apparences, qui amène Lang à imposer une petite séquence non prévue dans le scénario, une séquence dont, paradoxalement, les producteurs ne voulaient pas, parce qu’ils la trouvaient un peu grossière : le gag de cette petite visionneuse avec le secret de laquelle l’enjôleuse Mildred excite le désir de Mobley, et qui ne donne rien d’autre à voir qu’un bébé à quatre pattes. Cette petite machine à voir enferme dans sa dérision toute la puissance de l’illusion. Il faut y ajouter sans doute le commentaire muet qu’en donne le serveur du bar qui la ramasse : un sourire, un hochement de tête. On pourrait volontiers y voir le sourire, à la fois moqueur et désabusé, du metteur en scène, qui pense que c’en est peut-être fini de la vieille boîte à illusions mais veut pourtant jouer encore avec ce qui la supplante. »

La fable cinématographique, p. 92.

« C’est vrai, bien sûr, que je vis avec mon film tout le jour. Je ne cesse d’observer, de contempler ce qui se passe, et mon cerveau est prêt à enregistrer des images et des idées. Par exemple, j’ai remarqué un jour, dans un restaurant de New-York, une femme qui regardait en riant une photo à travers une sorte de kaléidoscope miniature. J’ai pensé : elle s’amuse d’une "sexual joke", au lieu de quoi j’ai découvert qu’il s’agissait d’une image publicitaire donnée par le restaurateur pour défendre les mérites de ses viandes froides. J’ai repris cette idée dans un film [La Cinquième victime] où je montre Ida Lupino qui dissimule un objet semblable pour intriguer un homme et le tenter. Mais, dès que l’homme s’empare de l’objet, il aperçoit, à la place de la photo de nu qu’il attendait, le portrait d’un enfant de six mois étendu sur une peau d’ours. »


Ida Lupino et Dana Andrews dans While the city sleeps.
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« Voilà comment je procède. »

Lang sourit : « N’en ai-je pas dit assez ? » De son dernier Mabuse il n’a pas non plus très envie de parler.

« Je connais trop bien ce film, explique-t-il, pour l’aimer » ; et, réticent, il ajoute :

« Ce n’est pas seulement un "policier". J’ai voulu surtout attirer l’attention des spectateurs sur la corruption des gangsters en Amérique et sur ce docteur Mabuse qui cherche le moyen de provoquer la destruction et le chaos afin d’en profiter. L’intrigue policière me permettait d’éviter le prêche ennuyeux, de mettre plus facilement le public en garde et de lui dire : ceci se passe, pourrait peut-être se passer, mais c’est à vous de conclure et de juger. »

« Mabuse est un peu mon enfant. Ayant créé à l’écran un caractère qui incarne à la fois le mal et le génie du crime, il m’intéressait de le retrouver et de le prolonger. »

Le créateur de Mabuse refuse d’en dire plus. L’atmosphère cependant est à l’anecdote, et l’animateur du cercle Mac-Mahon, qui assiste à l’entretien, en raconte une que Fritz Lang écoute sans la démentir.

« C’était avant la dernière guerre, à Hollywood, dit-il. À cette époque les metteurs en scène ne pouvaient pas s’occuper du montage de leurs films. Certains d’entre eux avaient décidé de protester et d’attaquer les producteurs. À Billy Wilder, qui était venu lui parler de ce projet, Fritz Lang a répondu : Les producteurs, qu’est-ce que c’est ? »

« Récemment, ajoute Fritz Lang, qui a écouté en souriant, un riche financier m’a proposé 2 millions de livres sterling pour faire un film avec Marlon Brando et Elizabeth Taylor. Comment peut-il comprendre que je n’ai rien à voir avec eux ? »

« J’ai écrit, il n’y a pas si longtemps, un scénario, mais je voulais choisir mes acteurs et je refusais ceux que le producteur me proposait Le film est resté dans le tiroir. Je l’ai regretté alors, mais, depuis, j’ai tourné le Diabolique Docteur Mabuse, et je pense aujourd’hui au film d’aventures que je réaliserai en novembre aux Indes et à Cinecittà. Je ne peux pas parler du sujet. Dans ce cas aussi ce sont les producteurs qui décident. »

Yvonne Baby [15].

Le film en question ne sera jamais réalisé. S’agissait-il d’une suite du Tombeau hindou et du Tigre du Bengale ? Par contre Lang ira bien à Cinecittà pour participer dans son propre rôle au tournage du Mépris de Jean-Luc Godard.

Dans Le Mépris, Brigitte Bardot lit le Fritz Lang de Luc Moullet (Seghers, 1963). Je ne suis pas loin de boucler la boucle.

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Comme tous les cinéphiles (repentis ou non), je dois beaucoup à Jean Douchet que, jeune étudiant, j’ai eu la chance de connaître dès juillet 1967 lors de rencontres cinématographiques qui eurent lieu à Annecy (70 films en trois semaines prêtés par la Cinémathèque française d’Henri Langlois qui fut présent une journée) et que j’ai pu faire venir à Reims à quatre reprises, dont, en 1984, pour un stage sur Fritz Lang pour lequel j’avais pu obtenir les deux premiers Mabuse (je crois me souvenir que c’est Noël Simsolo qui les avait présentés) alors que j’animais bénévolement une petite salle Art et essai (classée "Recherche"). Laissons donc la parole à ce passeur décédé en novembre 2019 à l’âge de 90 ans qui, l’un des premiers, en 1961, écrivait un article de référence sur « l’étrange obsession » de Fritz Lang dont le dernier film, Les mille yeux du Dr Mabuse, venait d’être projeté sur les écrans français [16].


Cahiers du cinéma n° 122, août 1961.
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L’étrange obsession

DIE TAUSEND AUGEN DES Dr MABUSE (LE DIABOLIQUE DOCTEUR MABUSE), film allemand de FRITZ LANG. Scénario : Fritz Lang et Heinz Oslkar Wuttig. Images : Karl Lœb. Musique : Bert Grund. Interprétation : Dawn Addams. Peter Van Eyck. Wolf gang Preiss, Ger t Froebe. Werner Peters, Lupo Prezzo, Andrea Checchi, Howard Vernon, Nico Pepe, David Camerone, Jean Jacques Delbo. Marleluise Nagel, Werner Buttler. Production : CEC-Fllm GMBH. 1960. Distribution : Impéria.

Toute critique qui ne tente, malgré l’échec quasi assuré de l’entreprise, de pénétrer au cœur de l’initiation artistique à travers lœuvre dont elle rend compte, me semble vaine. Exercice dégradant, si elle n’est un acte d’amour ; elle se doit de remonter de l’objet admiré à l’idée qui l’a créé.
Aussi la critique ne peut-elle se passer de l’étude thématique d’un auteur. Faute de quoi elle se condamne au silence. Dire d’un objet qu’il est beau, parce que sa beauté est évidente, est bien la forme première, comme la forme ultime, de la meilleure des critiques : la critique par l’extase, fort à la mode dans le cercle étroit des jeunes cinéphiles parisiens. Mais son danger dépasse son mérite. Elle ouvre une voie royale à la confusion et, en définitive, à la négation de l’art.
Je ne dirai donc pas : Les Mille Yeux du Docteur Mabuse est un film sublime et génial, même si cette affirmation paraît évidente à quelques milliers d’admirateurs avertis. Je n’essayerai pas non plus, puisque c’est évident, de le démontrer aux autres qui accusent ce film d’être, au mieux, un sérial sans consistance, à la rigueur bien fait, mais signe indubitable d’un gâtisme naissant chez Fritz Lang. Ma démarche sera plus aberrante.

Lorsqu’un peintre d’Extrême-Orient peint une fleur, il change de nature. Enfin il s’y efforce. Il se fait fleur, puis cette fleur particulière devant lui. Le rendu se veut le produit d’une connaissance d’être à être. De même, me semble-t-il, le seul intérêt de la critique consiste à tenter d’accomplir l’acte créateur à rebours. A partir de l’écorce, sentir et révéler la sève qui l’a fait naître. Bref, en espérant découvrir le secret et le pourquoi des Mille Yeux du Docteur Mabuse, il nous faut tenter tout bêtement, de devenir Fritz Lang.

Cette tentative insensée repose sur un postulat. L’activité artistique vient du sentiment d’un manque et de la néces­sité de retrouver un équilibre. La sensibilité de l’artiste sera d’autant plus aiguë qu’elle ressentira vivement cette faille. Sa vision du monde extérieur, comme celle de son moi intime, se polarise à travers cette blessure secrète. Elle devient son unique obsession, source intarissable d’une imagination qui se veut d’autant plus créatrice qu’elle n’a de cesse de raviver cette blessure, pour mieux la connaitre et ainsi, peut-être, l’apaiser. Elle donne naissance à un noyau créateur d’où surgissent les thèmes personnels à l’artiste. Que l’idée générale de ces thèmes soit, en fin de compte, identique pour tous les créateurs, c’est d’autant plus normal que leurs luttes se ressemblent. Il n’empêche que chacun donne à ses thèmes une tonalité une coloration qui leur est singulière et qui est son style. Tout au long de son œuvre, ce grand artiste ressasse une seule préoccupation : cerner ce noyau créateur, élaguer et réduire à l’essentiel les thèmes qu’il secrète bref resserrer, concentrer, sur son être même, une attention lucide et vigilante qui débouchera, peut-être enfin, sur la connaissance cosmique.

Or voici qu’un cinéaste, pour la troisième fois de sa carrière, explore un thème qui lui est propre. En 1922, à ses débuts, Lang tourne Le Docteur Mabuse. En 1932, au moment où le cinéma passe du muet au parlant, Lang revient à ce thème avec Le Testament du Docteur Mabuse. Enfin, trente ans plus tard, au sommet de son art, le cinéaste, avec Les Mille Yeux du Docteur Mabuse, accepte de revenir aux sources non seulement du cinéma, mais de son cinéma. Il est alors honnête de se dire qu’une telle fidélité à ce docteur mérite quelque attention et que Mabuse, bien mieux que tout autre thème, doit trahir l’obsession fondamentale de l’auteur. Et de se demander qui est Mabuse, qu’est-ce que Mabuse, pourquoi Mabuse ?

Mabuse est un fou, même si, dans le film qui nous occupe présentement, il s’agit d’un petit fou, surtout comparé à son père. Pourtant sa folie n’est pas des moindres. Ne se délecte-t-elle pas à l’idée non seulement de la destruc­tion de l’humanité, mais d’un retour au chaos cosmique ? Il faut qu’elle soit animée d’une irrésistible force irra­tionnelle pour que la volonté de possession aboutisse ainsi à l’anéantisse­ment absolu. Force irrationnelle redou­table, parce que douée d’une logique interne irréfragable. Elle est l’expression du sentiment d’angoisse tragique qui étreint l’homme solitaire face a un monde indifférent.


Cahiers du cinéma n° 122, août 1961.
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Dans la conception langienne, Mabuse dépasse, en effet, tous les docteurs et autres savants fous, chers aux sciences­ fictions et aux récits fantastiques. S’il appartient à un archétype de notre conscience moderne, Lang a tôt fait d’en rêver le mythe dans sa plénitude, et de la rattacher à sa source, la révolte prométhéenne. Mabuse veut s’approprier totalement le monde, c’est-dire l’anéantir. Parce qu’il a une conscience malheureuse de cette évi­dence : posséder, c’est détruire. « Où est la raison ? Où est la déraison ? », dira-t-il. Prisonnier d’une mécanique implacable, jouet de la série des causes et des effets, où toute cause produit un effet qui devient la cause d’un nouvel effet, broyé par cette marche sans fin qui ne laisse d’elle-même nulle trace, l’homme souffre dans son orgueil de n’être qu’un mouvement négli­geable, perdu dans la multitude des mouvements de l’univers. Il souffre aussi d’avoir à affronter sans répit chacun de ces mouvements qui entravent l’accomplissement de sa vie et de ne pouvoir s’en attacher aucun. D’où sa volonté de piéger le monde pour détourner à son profit le maximum de mouvements.

Mais est-ce possible ? Piégeur, il s’ex­pose à être piégé. Car comment tenir ce qui ne dépend pas de soi et qui se transforme sans cesse ? Posséder un effet, c’est être possédé par lui, donc détruit par lui. Lorsqu’il se mue en cause. Nous retrouvons-là l’idée fondamentale de l’œuvre langienne. Toute conquête mondaine est signe de mort : une situation enfin acquise s’écroule par la poursuite du mouvement qui l’a fait naitre, un objet possédé appelle l’arme qui tue, l’amour personnel se mue en jalousie meurtrière, la justice mène à l’injustice, l’innocence à la culpabilité, la vérité au mensonge dans un climat de haine, de vengeance et de mort.
Dès lors la volonté de posséder débouche logiquement sur une solution unique. Puisque chaque mouvement est insaisissable, qu’il est dans sa nature d’échapper à toute emprise, même si momentanément on peut le placer sous sa dépendance, force est de l’arrêter. Mabuse capte par un piège tous les mouvements des autres, les met au service de sa propre trajectoire, puis les supprime, dès que leur possession lui devient inutile, donc dangereuse. Son but, en effet, est de conquérir le secret de la mécanique cosmique pour affronter seul le Mouvement Universel, bref la Vie. Ayant conscience de l’absurdité de son existence, il lui faut trouver nécessairement, dans l’absurde, un sens à sa destinée, c’est-à-dire à son propre mouvement. Il possédera l’univers, quand il aura créé l’effet final qui renverra le tout au chaos. Mabuse incarne ainsi la tentation suprême et immortelle de l’homme : forcer le monde indifférent à le reconnaitre pour maître, plier l’univers sous sa volonté, prouver par le néant cosmique son existence.

Cette interprétation du personnage de Mabuse, je la trouve non seulement dans le scénario (cf. le dialogue entre le Dr Jordan et Travers), mais surtout dans la mise en scène des Mille Yeux du Docteur Mabuse. Dès le premier plan qui suit le générique, que voit­-on en effet ? Des voitures rouler côte à côte, c’est-à-dire, par la façon même dont elles sont regardées, de purs mouvements. L’un d’entre eux est rejoint par un autre, qui profite d’un arrêt, déjà signe de mort, pour l’anéantir, ne laissant de son passage nulle trace visible. Sauf une : la mise en branle concertée d’une lutte impitoyable entre deux mouvements supérieurs, celui de l’aspiration au néant ou Mabuse, et celui de la soumission à l’ordre universel, ou l’inspecteur Kraus. Cette lutte où chacun sera à la fois poursuivant et poursuivi, traqueur et traqué. déclenche la mécanique même du film. Chaque plan y est l’effet du plan précédent et la cause du plan suivant, dans une marche implacable qui ne sacrifie jamais au commentaire ou à l’explication. La durée même de chaque plan est déterminée par son passage d’effet à cause. Nous sommes ici plongés dans le domaine des idées. Chaque person­nage, réduit au mobile qui le pousse, devient lui-même un pur mobile. (A la limite nous en arrivons au chien de Mabuse, lequel, parce que soumis au mobile de la possession totale, trahira, donc détruira, successivement le clan Mabuse : il reconnait Marion à son arrivée à la séance d’occultisme, il attend Jordan à l’hôtel Louxor, il court sur son maître Jordan-Cornelius-Mabuse et le dénonce ainsi.) Chaque situation, ne retenant que les apparences, se livre en entier au dynamisme de l’événement. Chaque décor anonyme, à force d’être l’archétype d’un hôtel, d’un bureau, d’un bar, d’un salon de voyance, etc., et d’enserrer l’action dans une sorte d’opacité qui semble absorber la lumière avant de la diffuser, finit par être interchangeable, quand il ne se change pas lui-même en un autre (le bureau de l’inspecteur après l’explo­sion, et surtout les dédoublements d’un même décor vu par les « yeux » de Mabuse). Enfin le dialogue, neutre et fonctionnel à souhait, sert de support idéal à la convergence de toutes ces forces en mouvement et, telle une balle de fusil qui vole vers son point d’impact, annonce l’effet qui va suivre (ici les exemples pullulent. Entre autres, le chauffeur de taxi : « N’empêche que j’aimerais voir le visage de ce docteur Mabuse » et aussitôt apparait le visage de Cornelius, etc.).

Comment dès lors ne pas être sensible à la signification d’une mise en scène où chaque plan, qui capte momentanément la trace d’une possession spatio-temporelle du monde, est pris au piège de son propre piège et se détruit, par le mouvement même qui l’a fait naître dans le plan suivant qu’il fait naître. Véritable série de coups de poing contre un punching-ball, c’est une succession de mouvements verticaux qui viennent se briser sur des plans horizontaux, chaque plan s’anéantissant dans son propre effet. Lang, dans le premier plan du film, que je citais plus haut, traduit d’une façon simultanée par le jeu des paral­lèles, cette démarche dialectique de sa création. La voiture du journaliste, qui possède le secret de Mabuse, est rejointe en premier plan, donc effacée et comme supprimée visuellement, par une autre voiture, celle du tueur. Car l’action du journaliste a déclenché cet effet qui va se transformer en cause de sa mort. Puis. disparaissant sans laisser de trace, ce premier plan aban­donne un mouvement à jamais stoppé au milieu d’un flot de voitures qui re­prennent leur course.

La mécanique de la mise en scène re­ produit ainsi celle même de l’univers et en révèle l’inexorable inhumanité. Nul mouvement, que ce soit celui au plan, ou celui des personnages, ou celui des actions, ne peut se développer sans se heurter à un autre qui fait écran à son accomplissement. Ce qui est contre nature. Mabuse n’accepte pas cette absurdité tragique et relevant le défi, cherche à soumettre tous les mouvements aux siens. Pour parvenir à son but, la possession de la méca­nique universelle doit d’abord s’emparer de celle de la mise en scène. En inversant son mouvement. Au lieu de respecter une succession de purs mo­ments, Mabuse veut ramener tout à lui, organiser le monde à sa convenance, connaitre, donc être maître des mouvements qui le composent, pénétrer le secret des âmes et, par conséquent, disposer de ces véhicules que sont les corps. C’est pourquoi Mabuse « metteur en scène » est double : à la fois l’aveugle Cornélius, vieux mage, barde irlandais, poète inspiré qui entre en transes dès qu’il voit l’occulte et l’insondable ; et le professeur Jordan, jeune psychanalyste, maître en psychologie, qu’il utilise admirablement pour diriger chez ses acteurs la comédie des sentiments et du comportement. Cette image idéale de l’artiste aux deux vi­sages dissimule une imposture fonda­mentale, un énorme bluff. Mabuse, comme tout metteur en scène, n’est qu’un artisan, mais se refuse à l’être. Les énormes moyens dont il dispose (maquillage, un plateau et un décor dont il use à sa guise, des assistants et des techniciens, une multitude de caméras et d’antennes) ne sont pas les outils d’un ouvrier qui veut explorer et connaitre le monde, mais les instruments qui lui permettront de le dominer.

C’est que son attitude, son goût de la publicité et de la parade (toute ressemblance avec Hitchcock, malgré l’attirail psychanalytique et ésotérique de Mabuse et la parenté étroite de genre entre Les Mille Yeux et les films du grand Alfred, est purement fortuite, même si quelqu’un, comme cela m’est arrivé, surprend, à l’évocation du maître du suspense, un certain sourire sur les lèvres de Lang) servent une tyrannie qui a pour but de détruire la vie au lieu de la respecter. Il sacrifie tout à sa vision, c’est-à-dire à son propre mouvement de relation au monde. Supprimant un personnage qui a joué son rôle, comme celui qui veut s’enfuir, tissant sa toile d’araignée pour piéger tout ce qui existe, comme tout ce qui lui résiste. Mabuse, par sa mise en scène, cherche à tout faire entrer dans son univers clos. Or ce tout ne peut être que l’univers entier.

Il suffit de se remémorer les plans captés par Mabuse sur ses écrans de télévision et de suivre la progression de leurs apparitions, pour découvrir la tentation suprême du metteur en scène. Car aucun de ces plans n’obéit à la mécanique générale, mais à une volonté de vision simultanée et synthétique des choses qui ne laisse rien échapper de ce qui se passe. Chacun marque une étape vers la possession totale du mouvement. Le premier, sans déplacement de personnages, saisit Marion et Travers au restaurant du Louxor et implique une possession spatio-temporelle qui serait complète si des interférences ne venaient troubler l’image télévisée et réintroduire la mécanique générale du monde. Le second suit le mouvement du passage qu’effectuent Travers et le détective d’un étage à un autre, tandis que le troisième, où l’on voit l’aide de l’inspecteur Kraus dans la chambre de Travers, nous montre le même mouvement sous deux angles différents. Enfin les derniers, utilisant les quatre écrans récepteurs, possèdent la totalité de ces relations mouvements — espace-temps, c’est-à-dire la vertu magique du don d’ubiquité. La vision fixe dans son champ de vision tous les mouvements simultanées qui se déroulent en divers espaces. Et c’est pourtant au moment où la possession du monde est totale que s’écroule la mise en scène de Mabuse.

C’est qu’un mouvement dont il se croyait absolument maître lui a échappé : Marion est tombée amoureuse de celui qu ’elle devait piéger. A la limite d’elle-même il est donc dans la logique interne de la mise en scène d’accorder, sans nulle faille, le monde avec la conception qu’elle en a, donc d’éliminer la notion même de hasard, c’est­-à-dire de vie et de mouvements. Ainsi la projection de l’univers du metteur en scène s’harmoniserait parfaitement avec celle de l’univers. Mais cette projection serait fixe. La tendance ultime de la mise en scène renvoie à la lanterne magique et tue le cinéma.

Point n’est besoin d’être sorcier pour comprendre qu’elle est la tentation pro­fonde de la mise en scène de Lang lui­-même. Il suffit de voir une étonnante mobilité de la caméra aboutir à une impression de fixité. Si bien que l’on se souvient d’un film de Lang comme d’une série de plans fixes. Cela vient de ce que tous ses mouvements d’appareil sont des mouvements de recadrage ; le mouvement de la caméra annihile celui des personnages, comme il emprisonne un univers, conçu et organisé à partir d’un décor, en fonction du champ clos de ses cadrages. De là vient peut-être cette sensation d’inquiétude et de fas­cination éprouvée à la vision de ces films : le mouvement, devenant élément d’hypnose, renvoie à la fixité.

L’œuvre de Lang forme une longue suite d’introspections pour révéler et dénoncer, par un combat à la fois douloureux et lucide sur lui-même, cette obsession fondamentale qui le hante et dont Mabuse est la projection la plus monstrueuse. Dès lors, il était dans la logique de cette quête qu’à la fin de sa vie Lang critiquât son activité artistique, issue justement de cette obsession. C’est pourquoi ses trois derniers films : le mouvement, devenu élément d’Eschnapur et celui-ci, prennent la mise en scène comme sujet.

Jean DOUCHET, Cahiers du cinéma n° 122, août 1961.

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Un chef-d’oeuvre du thriller

Après le succès du Tigre du Bengale et du Tombeau hindou, Artur Brauner proposa à Lang, qui était retourné aux États-Unis, un remake des Nibelungen. Lang refusa ce projet qui lui paraissait ridicule, comme il avait refusé peu après la guerre une proposition d’Erich Pommer de refaire Les trois Lumières : il n’avait pas envie de se répéter. Le remake du Testament du Docteur Mabuse, que Brauner suggéra ensuite, l’attirait aussi peu. Mais il prit connaissance de documents qui révélaient un projet des Nazis : truffer certains hôtels de micros pour espionner des diplomates étrangers. Il accepta alors d’entreprendre, presque trente ans après Le Testament, une nouvelle variation sur le thème de Mabuse. Celle-ci devait prendre une forme moderne et réaliste, en faisant usage de la télévision et de découvertes techniques d’avant-garde.

Le dernier film de Fritz Lang est un chef-d’œuvre du thriller. C’aurait pu être un simple travail de commande, mais le cinéaste s’est laissé prendre au jeu d’aventures palpitantes et a créé une œuvre qui soutient la comparaison avec le meilleur de sa période américaine. Au-delà du film policier, c’était aussi, dans son esprit, un avertissement, un constat sur le rôle envahissant de la technologie, sur la science qui risque de devenir une menace, en une époque où un fou peut anéantir le monde en appuyant sur un bouton. Ce n’est pas une œuvre de vieillesse ; il y fait la somme du savoir accumulé, le film est vivant, passionnant, plein d’allant.

Lang reprend, en la transformant, la scène du Testament où le Dr. Kramm, se rendant à la police, était abattu dans sa voiture à un feu rouge. Au premier plan du Diabolique Docteur Mabuse, un homme conduit une voiture, et une autre avance à sa hauteur. Sur le siège arrière de celle-ci, le tueur de la nouvelle bande, le « N° 12 » (Howard Vernon), dont les doigts pianotent nerveusement sur un étui à violon.
Coupe sur le commissaire de police Kras (Gert Frobe), robuste et bon vivant, qui écoute au téléphone, sceptique, le voyant aveugle Cornélius lui annoncer un meurtre en voiture.
Sur le mot « meurtre », on coupe à nouveau sur la voiture, où le tueur a sorti de sa boîte un fusil à l’aspect étrange. Il vise. L’homme s’écroule. Lorsque le feu passe au vert, une seule voiture ne redémarre pas. Dans Le Testament, on entendait un concert de Klaxons, déclenché par le tueur pour couvrir le coup de feu. Ici, l’arme est silencieuse, ce qui est expliqué un peu plus loin. Dans le film de 1933, le spectateur savait que le Dr. Kramm allait informer la police de similitudes entre le cambriolage d’une bijouterie et les notes du Dr. Mabuse. Dans celui-ci, nous assistons d’emblée au meurtre d’un inconnu. Nous apprenons après coup de qui il s’agit : dans un studio de télévision, on attend le reporter Peter Barter, qui a promis pour sa chronique du jour une nouvelle à sensation. Une speakerine en larmes apparaît sur l’écran : l’émission n’aura pas lieu, le journaliste a succombé d’une crise cardiaque au volant de sa voiture.

On revient à la voiture du crime. Le chauffeur (le « N° 11 ») dit au tueur : « J’aimerais bien savoir à quoi il ressemble, le Docteur. » Le N° 12 lui répond qu’un Américain aussi a voulu le savoir, et qu’on l’a retrouvé la gorge tranchée. Quand même, insiste le chauffeur, j’aimerais bien savoir à quoi il ressemble. « Je ne sais pas », répond — dans un plan qui enchaîne directement — le voyant Cornélius (Lupo Prezzo). Le commissaire est venu l’interroger sur ses talents d’extralucide, qu’il tient pour une imposture. D’ailleurs, le journaliste est mort d’une crise cardiaque, et non assassiné. Aussitôt le téléphone sonne : c’était un meurtre ! On a retrouvé une aiguille d’acier dans le cerveau du mort. Au laboratoire de la police, les techniciens examinent l’objet, qui est montré en un gros plan documentaire. Le rapport dicté indique qu’une telle blessure ne laisse aucune trace extérieure. «  Ici non plus nous ne trouverons rien », constate la voix du commissaire : on enchaîne sur l’appartement du mort. Tout l’appartement a été dévalisé, et il n’y reste que des dossiers vides : plus aucun papier, plus aucune bande magnétique, seulement une photo de son amie.

Dès ces premières minutes de film, les péripéties s’enchaînent rapidement, par un procédé dont Lang fait usage depuis M : un montage qui fait se chevaucher ou se répondre images et sons d’une séquence à l’autre. On parle d’une personne, d’un objet, d’un incident, l’image suivante les présente ou amène une autre information, un autre point de vue à leur sujet. Une question est posée dans un plan, dans le plan suivant un autre personnage, dans un autre espace, la reprend ou y répond. La narration fait l’économie des péripéties intermédiaires et de l’exposition des séquences. Les associations d’idées, la logique des relations, la multiplicité des incidents sont ainsi présentés avec clarté, sur un rythme nerveux et sans faille.

Lotte Eisner, Fritz Lang, Editions Cahiers du Cinéma, 1992.

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FLASH BACK

Mabuse le joueur

Vous pouvez voir en VO Mabuse le joueur et la seconde partie Mabuse démon du crime sur youtube en cliquant sur les liens.

Le docteur Mabuse est officiellement psychanalyste. Mais dans la coulisse du grand monde — celui des aristocrates des affaires ou de la Bourse — il produit de la fausse monnaie et trompe ses compagnons de jeu. Doté d’un pouvoir de suggestion diabolique, il manipule autour de lui pour asseoir son pouvoir. Le procureur von Wenck se lance à la poursuite de ce personnage secret et fuyant, entre les arcanes des cabarets à la mode et les alcôves des industriels riches et oisifs. Dans un entretien avec Armand Panigel de 1972, le film est bien résumé et Lang en rappelait le contexte.

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Voici l’analyse de Jean Douchet.

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Le Testament du Dr Mabuse

La première séquence : Dans l’imprimerie

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Analyse de Jean Douchet

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Les interventions de Jean Douchet au Cercle des Arts d’Enghien-les-bains sur la chaine youtube

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Une histoire du cinéma. Jean Douchet sur Fritz Lang

France Culture, été 2007.

« Dans cette série d’émissions passionnantes, réalisée par François Caunac, Jean Douchet est fidèle à sa méthodologie critique — la recherche du noyau créateur comme fondement d’une oeuvre —, énoncée dans L’Art d’aimer, son essai de 1987 réédité en 2003 aux éditions des Cahiers du cinéma : "Révéler en quoi l’artiste enrichit son art par son oeuvre et comment cette oeuvre est enrichie à son tour par l’art me paraît être, en définitive, la pierre d’achoppement de la critique."
Postulat de départ de cette forme d’anthologie radiophonique (podcastable sur le site de France Culture) : considérer que "le cinéma est une machine, une machine inventée, qui impose des conditions matérielles, des impératifs techniques. Aucun art, jusqu’en 1895, n’avait eu de machine pour formater une écriture, capable d’ouvrir le regard et la sensibilité sur l’art". Au critique donc d’éclairer la concordance entre un procédé technique et la façon de filmer, la vision du monde, les thèmes privilégiés du cinéaste. » (Macha Séry, Le Monde, 17 août 2007)

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Quand Fritz Lang raconte sa rencontre avec Goebbels

Je le répète : Lang a raconté à plusieurs reprises qu’il avait été convoqué par Goebbels, ministre de l’Éducation du peuple et de la Propagande (qui n’avait pas aimé le testament du Dr Mabuse), en avril 1933 pour se voir proposer d’être en quelque sorte le cinéaste officiel du Reich, ce qui le décida à prendre la fuite aussitôt pour l’étranger. Voici les différents témoignages ou récits concordants que Lang, sans jamais se couper, a donnés (en allemand, en anglais, en français) de cette histoire rocambolesque dont la véracité a pourtant été contestée. Pas de trace de cette rencontre dans le journal de Goebbels, a-ton écrit. Mais faut-il croire le journal de Goebbels plutôt que les propos de Lang ? La fiction dépasserait-elle la réalité ? La réalité peut dépasser la fiction. Pour parodier Lang : « mettons le public en garde et disons lui : ceci s’est passé, pourrait peut-être s’être passé, mais c’est à vous de conclure et de juger. »

1. Fritz Lang : How I needed to escape the Nazis

BBC, novembre 1967. Lang est interwievé par Alexander Walker.

A la fin de sa carrière en Allemagne, le réalisateur autrichien Fritz Lang rencontre Joseph Goebbels. Adolf Hitler pense que Lang sera le réalisateur des films nazis. Ce fut une rencontre qui aura pour résultat que Lang cherchera refuge à l’étranger.

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2. Zum Beispiel : Fritz Lang

Par exemple : Fritz Lang. 1968 (49’). En allemand cette fois.
Lang est interviewé par Erwin Leiser.
Dans cet extrait, il parle de sa rencontre avec Goebbels à partir de la 20e minute.

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3. Je vais vous dire une chose

1972. Entretien avec Fritz lang, réalisé par Armand Panigel à Hollywood.

Extrait d’un entretien de 2 heures avec le cinéaste Fritz Lang, dans lequel il évoque la partie allemande de sa carrière, de 1920 à 1933, parle de ses films, de ses personnages, raconte des anecdotes, nous permettant ainsi une première approche de son humanisme et de son art. En 1933, après la victoire des Nazis aux élections de novembre 1932, Fritz Lang est convoqué par le nouveau ministre de l’Intérieur, Joseph Goebbels, qui lui dit l’admiration des Nazis pour ses films et lui propose de devenir le réalisateur du régime. Dans cette interview passionnante, il raconte ce moment clé de sa vie qui précipite sa décision de quitter l’Allemagne pour échapper à la folie qui s’empare du pays. Le réalisateur raconte sa fuite de l’Allemagne ; son récit est entrecoupé d’images d’archives illustrant ses propos.

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4. Entretien avec William Friedkin

En 1975, William Friedkin se rend chez un Fritz Lang vieillissant (et porteur d’un bandeau de pirate) pour un entretien de quatre jours. Au cours de la discussion, Fritz Lang raconte sa rencontre avec le ministre de la propagande nazie, Joseph Goebbels. Impossible de savoir si c’est vrai, et certaines études tendraient à démontrer le contraire. Mais l’histoire, parce qu’elle est bien racontée, vaut le détour. C’est vers la 28e minute. Vous en lirez le récit complet tel que je l’ai trouvé sur le site cinéma austriaco et traduit à l’aide de DeepL.

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FRITZ LANG ET JOSEPH GOEBBELS - RÉCIT D’UNE FUITE

Comme dans un labyrinthe

Beaucoup se souviendront de la longue et passionnante interview du réalisateur William Friedkin avec le grand Fritz Lang, réalisée en 1974 et considérée comme un document précieux de l’histoire du cinéma. Au cours de l’interview, on remarque que Fritz Lang est parfois réticent lorsqu’il s’agit de son propre cinéma, mais souvent enthousiaste lorsqu’il évoque certaines de ses vicissitudes importantes. Comme par exemple lorsqu’il a décidé de partir à l’étranger après une rencontre avec Goebbels. Et c’est précisément l’histoire de la fuite du réalisateur à Paris qui est au cœur de cet article : une histoire qui ressemble presque à un polar et qui correspond parfaitement à ce que le célèbre cinéaste autrichien a mis en scène au cours de sa longue et prolifique carrière.

Tout s’est passé en 1933, alors que Lang venait de tourner Le testament du docteur Mabuse : un film particulièrement controversé en raison de certains éléments spécifiques. Au moment où Mabuse — un dangereux génie criminel — veut s’approprier le corps d’un autre être humain, il prononce une série de phrases qui rappellent des slogans nationaux-socialistes connus. Cela n’a manifestement pas du tout plu aux autorités et un jour, quelques hommes en chemise jaune se sont présentés dans le studio de Lang (ils ne portaient pas encore de chemise noire, comme le prétendait Fritz Lang) et ont déclaré d’un ton menaçant que le chef de la propagande du Reich de l’époque, Joseph Goebbels, ne laisserait jamais distribuer ce film.

Mais ces hommes avaient sous-estimé Fritz Lang, qui les a poussés — de manière encore plus arrogante — à confisquer son film s’ils en avaient le courage. Ce qu’ils ont bien sûr fait immédiatement. Le testament du docteur Mabuse ne serait pas publié. Mais que pourrait-on faire pour dédommager au moins la société de production qui avait financé le film ? La seule solution semblait être de parler à Goebbels. Et c’est ainsi que quelques jours plus tard, Fritz Lang reçut une invitation — ou, comme il s’en souvenait en plaisantant, un ordre — de se rendre au ministère de la Propagande pour rencontrer le ministre.

C’est ainsi que le cinéaste se rendit au ministère et, après de longs couloirs où des hommes austères en chemise jaune et armés de pistolets montaient la garde, il arriva enfin dans une immense salle. Après quelques instants, un homme extrêmement courtois apparut : le ministre Goebbels serait bientôt à sa disposition. Enfin, le moment de la rencontre arriva : Goebbels était assis derrière son bureau dans une grande pièce rectangulaire. Lui aussi était extrêmement poli et s’est approché de Lang pour le saluer. La tension était forte. Fritz Lang s’était presque résigné à retirer son film de la distribution. Mais étonnamment, ce n’était pas nécessaire. Goebbels s’exclama : "Monsieur Lang, le Führer a regardé quelques-uns de vos films. Ils lui ont beaucoup plu, et il dit que vous pouvez nous donner le meilleur film national-socialiste".

En bref, Goebbels invita Lang à devenir un cinéaste du Reich. Et pendant que le cinéaste répétait au ministre à quel point il était honoré, il fixait entre-temps une énorme tour avec une horloge devant la fenêtre et pensait qu’il devait partir le plus vite possible et le plus loin possible. Pour être plus précis, il pensait : "Dès que je sortirai d’ici, je retirerai un peu d’argent et je quitterai l’Allemagne pour toujours".

Goebbels a simplement continué à parler, encore et encore. Et il proposa même à Lang de s’occuper de l’ensemble du cinéma allemand. Une faible objection du réalisateur, lorsqu’il avoua que — bien qu’il soit aryen depuis des générations du côté de son père et que sa mère soit baptisée catholique — ses grands-parents maternels étaient juifs, ne servit à rien. Goebbels répondit avec une extrême politesse : "Monsieur Lang, c’est nous qui décidons qui est aryen et qui ne l’est pas".

Fritz Lang semblait vraiment sans espoir. Et pendant ce temps, les aiguilles de l’horloge de la tour se rapprochaient de l’heure de fermeture des banques. La conversation entre les deux hommes se prolongea pendant des heures, et lorsqu’ils prirent finalement congé, il était trop tard pour se rendre à la banque. Bouleversé par cette rencontre, Lang décida de retourner dans sa maison de la Breitenplatz : Une petite place, bordée de maisons, mais avec de grands espaces libres derrière. Une fois à l’intérieur, il demanda à son serviteur Hans de préparer une valise avec toutes les choses dont il aurait besoin pour une absence d’environ un mois et demi. Il glissa cinq mille billets de dollars dans sa poche et se prépara à partir. Mais la situation s’est avérée très compliquée : en regardant par la fenêtre, il a remarqué que la maison était entourée de dizaines d’hommes en uniformes jaunes. Goebbels ne lui faisait probablement pas confiance. Que fallait-il faire ?

Fritz Lang demanda à son valet de prendre l’argent et de se rendre à la gare, près du zoo, pour l’y retrouver à 20 heures. Le premier train pour Paris devait partir à cette heure-là et le valet devait acheter un billet pour une place en wagon-lit. Entre-temps, il a rencontré sa fiancée, Thea von Harbou, qui avait été mariée à un homme d’origine juive. Lang, qui lui avait fait remarquer qu’elle prendrait beaucoup de risques en restant en Allemagne, lui fit donner une partie de ses bijoux afin qu’il puisse l’emmener en toute sécurité à l’étranger. Tout semblait bien se passer et le réalisateur arriva finalement à la station avec cinq minutes d’avance. Il prit son billet, monta dans le train et donna rendez-vous à son valet à Paris. Il fallait maintenant cacher à la fois l’argent et les billets pour que, si quelqu’un l’arrêtait, il ne sache pas qu’il avait l’intention de s’absenter pour une longue période. Il a donc déménagé dans un autre wagon, est allé aux toilettes, a collé les bijoux derrière les toilettes avec du ruban adhésif blanc et a caché les billets dans un livre posé sur une étagère du wagon-restaurant. Il ne lui restait plus qu’à y passer le reste du voyage en toute tranquillité. Mais les obstacles n’étaient pas encore terminés.

En effet, après l’arrivée à un arrêt, quelques hommes en chemise jaune sont montés dans le train pour contrôler les passeports et les bagages. Fritz Lang était assis dans son compartiment, effrayé, lorsqu’il a entendu les autorités frapper aux portes des autres compartiments et se rapprocher de plus en plus du sien. Soudain, le réalisateur eut une idée : il se mit à ronfler, comme s’il dormait vraiment. C’est alors qu’il entendit passer des hommes en chemise jaune. Personne n’a contrôlé son passeport ou ses bagages. Fritz Lang était certain que tout le monde savait qu’il s’était enfui et qu’il serait bientôt arrêté. Mais les choses se sont passées autrement : personne ne l’a cherché. Il récupéra donc peu après ses bijoux et ses billets et commença une nouvelle vie après son arrivée à Paris. Personne en Allemagne n’a plus jamais essayé de le retrouver.

Pourquoi personne n’est entré dans son compartiment, Lang ne le savait pas. En tout cas, à partir de ce moment-là, il était un homme libre. Libre de vivre sa propre vie et de faire des films comme il l’entendait. Un an plus tard seulement, il a déménagé aux États-Unis, où sa carrière s’est poursuivie avec autant de succès. Mais c’est une autre histoire. Ou, il serait plus juste de dire que c’est de l’histoire.

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L’analyse de Jean-Loup Bourget.

Une vie politique

Longtemps, tout fut clair : comme Lang lui-même l’avait raconté à mainte reprise, les nouveaux maîtres de l’Allemagne arrivés au pouvoir en 1933 lui avaient fait une proposition qu’à la différence du personnage du Parrain, il avait su décliner pour prendre sans attendre le chemin de l’exil. Plus précisément, c’est Goebbels, responsable nazi de la culture et du cinéma, qui avait convoqué Lang dans son bureau, lui avait fait part de l’admiration que lui portait le mouvement, et lui avait proposé de prendre la responsabilité de l’industrie cinématographique du nouveau Reich. Lang, pour gagner un peu de temps, n’avait pas manqué d’objecter : je suis à moitié juif. Goebbels avait répondu : c’est nous qui décidons qui est juif et qui ne l’est pas. Après quoi Lang avait demandé le temps de la réflexion, était rentré chez lui et avait rassemblé quelques bagages et tout le liquide dont il disposait, puis s’était rendu à la gare où, le soir même, il avait pris le train pour Paris. Le récit était corroboré par des détails qui étaient autant de « petits faits vrais » : ainsi, dans le bureau de Goebbels, Lang avait l’œil sur une pendule qui lui indiquait qu’il était trop tard pour passer à la banque, ce qui montrait bien que sa décision avait été prise in petto mais sur-le-champ.
Se non e vero, e ben trovato. On sait que ce scénario bien digne d’un maître du suspense n’a pas résisté à l’enquête minutieuse menée par McGilligan et d’autres chercheurs. D’abord, le passeport de Lang, qui nous est parvenu, atteste qu’entre la prise de pouvoir des nazis dans les premiers mois de 1933 (Hitler prête serment en tant que chancelier le 30 janvier, mais Goebbels n’entre dans le cabinet que le 11 mars) et son départ définitif de Berlin (le 31juillet ?), il a fait plusieurs voyages en Angleterre, en Belgique et en Autriche ; il a, au moins dans un premier temps, gardé en Allemagne des biens, des intérêts, des contacts - par exemple, avec sa secrétaire, qui a pris soin de renouveler la location du garde-meubles de Friedrichstrasse où il a déposé des copies de ses films (Les Nibelungen, Mabuse le joueur, Metropolis, Les Espions, La Femme sur la lune, M et Le Testament du Dr Mabuse), qui sont « sa propriété personnelle » et qu’il autorise le Musée d’art moderne de New York à récupérer si le gouvernement allemand en est d’accord (lettre à John A. Abbott, MoMA, 10 mai 1937). Le départ de Lang n’a donc pas été aussi précipité ni constitué une rupture aussi nette qu’il l’a dit. Par ailleurs, on ne trouve dans le journal de Goebbels, aujourd’hui publié dans sa version intégrale, aucune trace de la rencontre historique entre le ministre et le cinéaste, même si des références à Lang et à ses films y figurent. Enfin, le « scénario langien » ne fait son apparition qu’en 1940, sept ans après l’événement, et il tend à s’enrichir au fil des années et des entretiens de détails inédits, qu’on peut supposer inventés.
Le récit de Lang est donc, au moins pour partie, une fiction. On prendra garde à ne pas exagérer les conséquences de cette observation. Ce que prouvent les recherches de McGilligan, c’est que Lang a quitté l’Allemagne nazie définitivement sans doute en juillet 1933, ou peut-être en novembre : on ne saurait donc l’accuser d’avoir longtemps tergiversé ou d’avoir sérieusement envisagé de trouver un accommodement avec les nouveaux dirigeants de l’Allemagne. Évoquons, à seule fin de mise en perspective , le cas de quelques autres artistes comparables à Lang : Pabst, Sirk, Nolde. Pabst, qui a réalisé en 1931 La Tragédie de la mine, puis L’Opéra de quat’ sous (qui lui vaut un conflit avec Brecht), apparaît alors comme un cinéaste beaucoup plus marqué politiquement à gauche que Lang. Il quitte l’Allemagne pour la France peu avant l’arrivée des nazis au pouvoir, se rend brièvement à Hollywood où il tourne A Modern Hero (1934) ; déçu par cette expérience, il revient en France où, selon le mot de Barthélemy Amengual, « il s’insère dans le cinéma commercial français de l’époque » (un peu comme fera Lang à Hollywood) ; lorsque la guerre éclate, il rentre en Allemagne nazie, « incompréhensiblement » (je cite toujours Amengual), et y réalise trois films. Detlef Sierck, futur Douglas Sirk, travaille pour la UFA de 1934 à 1937, dirigeant à deux reprises (Paramatta, bagne de femmes et La Habanera) une des grandes stars du cinéma nazi, la Suédoise Zarah Leander ; il quitte l’Allemagne en décembre 1937. Pourtant il n’a jamais fait l’objet d’un procès en suspicion de nazisme, aidé, il est vrai, par des interlocuteurs qui ont accepté sans sourciller des explications quelque peu contradictoires (l’indépendance de la UFA, le fait que Sirk n’avait pas de passeport parce que son épouse était juive) qui mériteraient peut-être d’être soumises au doute historique ou d’être passées au crible de McGilligan.
Quant à Emil Nolde, un des maîtres de l’expressionnisme pictural, on a longtemps vu en lui un exilé de l’intérieur : les nazis, qui le considèrent comme un des principaux fauteurs d’« art dégénéré », lui interdisent de continuer à peindre (selon les termes d’une lettre du 23 août 1941), le forçant à produire clandestinement ses « peintures non peintes », aquarelles de petit format au chromatisme exacerbé. La réalité est un peu plus complexe. Nettement plus âgé que Lang (il est né en 1867), Nolde a comme lui dessiné des cartes postales pour gagner sa vie, puis étudié la peinture à Paris, avant de voyager dans les mers du Sud comme Lang s’est sans doute borné à le fantasmer. Nolde est un personnage véhément, passionné, contradictoire. Lors de son séjour en Nouvelle-Guinée (1914), il proteste contre l’appropriation des objets d’art primitifs par les Occidentaux, comme il avait protesté quelques années plus tôt (1910) contre le conservatisme de la Sécession de Berlin. Son nationalisme, son inspiration « nordique », son attachement à l’idéologie du sang et du terroir (Blut und Boden) ne lui paraissent pas incompatibles avec le nazisme, et lui permettent en tout cas de croire que sa peinture sera agréée par le nouveau régime, auprès duquel il multiplie les signes de bonne volonté. En 1934, il signe un « Appel des créateurs » en faveur de Hitler et devient membre du parti ; dans le tome II de son autobiographie, Années de combats, il écrit que « les Juifs ont beaucoup d’intelligence et d’esprit, mais moins d’âme et moins de talent créateur » ; en 1937 et en 1938, dans des lettres à l’Académie prussienne des arts et à Goebbels, il réinterprète «  l’affaire de la Sécession », expliquant que dès 1910, il a été « l’un des seuls artistes allemands à entrer en lutte ouverte contre l’envahissement de l’art allemand par les éléments étrangers  » et prenant soin de rappeler au passage les noms de ses « ennemis » d’alors, le peintre Liebermann, patron de la Sécession, et le galeriste Cassirer, l’un et l’autre juifs. Il est possible, comme le pense Peter Verga, qu’il y ait autant de calcul que de conviction dans de telles déclarations, qui ne servent d’ailleurs à rien : la ligne dogmatique de Rosenberg l’emporte sur le soutien tacite ou la tolérance de Goebbels, et dès 1937 les œuvres de Nolde sont exhibées comme exemples d’art dégénéré, confisquées, parfois brûlées. Un peu plus tôt, le tribunal de Hambourg a statué et conclu que Nolde n’a jamais adhéré au parti : de même que les nazis décidaient « qui était juif », ils ne laissaient à personne d’autre le soin de décider « qui était nazi ». L’incident met une touche finale ironique au parallèle contrasté entre le destin et l’attitude du grand peintre et du grand cinéaste (Peter Verga, « Emil Nolde : mythe et réalité », dans Emil Nolde, Réunion des musées nationaux, 2008).
Lang, on le voit, n’a pas à rougir de ces comparaisons.

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La lecture nazie des films de Lang

Nous savons par ailleurs, notamment par le journal de Goebbels, ce que les nazis, ou certains d’entre eux, pensaient des films de Lang. Leur admiration pour Les Nibelungen est avérée et n’a rien de surprenant : le nazisme s’inscrit ostensiblement dans la tradition nationale (et nationaliste) germanique même s’il s’en distingue et la dévoie sur certains points. Plus étonnante est leur lecture de M le Maudit : alors que la plupart des spectateurs sont sensibles au pathos ou au tragique d’un personnage monstrueux mais qui n’a pas « choisi » d’être criminel, Goebbels admire le film parce que, dans les traits de Peter Lorre, il reconnaît immédiatement le faciès criminogène du Juif. Confirmant cette interprétation, un fragment de la dernière séquence de M sera cité dans Der Ewige Jude de Fritz Hippler (1940), « documentaire » de propagande que Cadars et Courtade, dans leur pionnière Histoire du cinéma nazi (1972), qualifient de « plus bas des trois grands films nazis antisémites » et qui assimile la diaspora juive à la migration du rat d’Asie. Délire d’interprétation, suscité par l’obsession antisémite ? Sans doute, mais la diversité des lectures possibles (même si certaines sont évidemment plus hasardeuses que d’autres) est aussi fonction de l’ambiguïté inhérente au dispositif imaginé par Lang : l’organisation des gangsters se substitue à la police et à la justice pour appréhender et juger l’assassin des petites filles.
Comme ce sera le cas dans Furie ou dans L’Invraisemblable Vérité, l’ambiguïté vient d’un renversement des rôles convenus : une communauté paisible applique la loi de Lynch, une victime se mue en vengeur implacable, un militant abolitionniste s’avère être un meurtrier. Dans M, les gangsters agissent comme des forces de l’ordre, le meurtrier traqué devient à son tour une victime pathétique. Le montage met d’abord l’accent sur le parallélisme entre les deux enquêtes, celle des mendiants et celle de la police, la première ayant toujours un temps d’avance. Puis les gangsters se constituent en tribunal et entreprennent de juger Hans Beckert. Le débat, qui a des accents très actuels, oppose l’« avocat » du meurtrier, qui plaide l’irresponsabilité de Beckert (« là où il y a contrainte, il ny a plus de libre arbitre »), et le « procureur » Schranker, qui répond que si Beckert est envoyé à l’asile (d’où on l’a déjà libéré « guéri »), il ne manquera pas d’en ressortir et de commettre de nouveaux crimes.

Marcel Lapierre a qualifié d’idée de comédie le ressort de ce scénario, pourtant issu d’un authentique fait divers. « Ironique » serait peut-être plus approprié, avec le coefficient d’incertitude que l’ironie introduit dans l’interprétation. Peu de temps avant M (en 1928), Brecht l’avait appris à ses dépens avec L’Opéra de quat’ sous : « La pièce présentait des gangsters comme de respectables hommes d’affaires, et de respectables hommes d’affaires comme des gangsters. L’ironie fut un peu perdue de vue lorsque des hommes d’affaires respectables, dans le public, considérèrent qu’il s’agissait d’une vue pénétrante des réalités du monde, et que la populace salua dans la pièce une consécration artistique du gangstérisme » (Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme).
La réaction de Goebbels est somme toute comparable à celle de la populace selon Arendt : insensible à l’ironie, elle prend le récit à la lettre et estime justifiée l’ingérence des gangsters face à l’incurie de la police, dès lors qu’il s’agit de mettre hors d’état de nuire un monstre inassimilable et irrécupérable - donc forcément juif - qui menace l’ordre social et moral. Le film de Lang (comme c’était déjà le cas avec Metropolis) apparaît alors comme un test de Rorschach, où les spectateurs projettent leurs fantasmes et leur grille de lecture. Selon que le spectateur éprouve pour Hans Beckert quelque pitié, ou seulement un insurmontable dégoût, il ne réagit pas de la même façon à sa traque par les gangsters et les mendiants - une traque qui, soit dit en passant, préfigure la « conjuration » praguoise des Bourreaux meurent aussi. Ce qui nous renvoie à notre propre versatilité de spectateur : dans M, la pitié équilibre notre désir que cesse la série de meurtres commis par Beckert, et les justiciers autoproclamés nous semblent outrepasser leur rôle, tandis que dans Les Bourreaux, nous n’éprouvons aucun scrupule à sacrifier le collaborateur Czaka, tous les coups nous semblent permis contre le monstre collectif qu’est la domination nazie. À de multiples reprises, Lang, sans apporter de réponse univoque, a appuyé « là où ça fait mal », demandant par exemple pourquoi nous sommes prêts, dans certaines circonstances, à envoyer à la mort quelqu’un qui est « techniquement » innocent (comme c’est le cas de Czaka, ainsi que de Johnny dans La Rue rouge). On pourrait ajouter aussi que si la lecture nazie de M et l’assimilation des Juifs à des rats nous scandalise (légitimement), nous acceptons sans état d’âme que Renoir et Prévert, dans Le Crime de Monsieur Lange (1935), recourent à la métaphore biologique pour qualifier Batala (Jules Berry) de « nuisible » et justifient ainsi son « extermination ».

Jean-Loup Bourget, Fritz Lang, Ladykiller, PUF, 2009.

LANG : BIBLIOGRAPHIE/FILMOGRAPHIE

Sur les différentes biographies de Lang, LIRE : McGilligan, Patrick, Fritz Lang

Vous pouvez aussi revoir de André S. Labarthe Le dinosaure et le bébé, la célèbre rencontre entre Lang et Godard filmée en 1967 quatre ans après le tournage du Mépris.


[4Payot-Rivages, 2007, p. 8-10.

[5Au fait, Luc Moullet est l’auteur d’un Fritz Lang en 1963 chez Seghers. C’est ce petit livre que lit Brigitte Bardot en prenant son bain dans Le Mépris de Godard.

[6Jean-Louis Bourget.

[7Dans « Le cinéma, tissu sensible de la vie nouvelle », un entretien récent publié dans le numéro de février 2022 de la revue Positif, on peut lire :

Aliocha Wald Lasowski : Le plaisir à voir comédies ou westerns remonte à votre passion cinéphile de jeunesse. Comment votre rapport au cinéma a-t-il évolué ?
Jacques Rancière : Le cinéma a constitué d’emblée un écart puisque, au moment où je m’approchais du marxisme, j’adhérais à une cinéphilie dont la passion pour les genres hollywoodiens et le privilège donné à la matérialité du plan et des gestes qui l’occupent pouvait sembler entièrement déconnectée de l’histoire réelle des rapports sociaux. Mais ce qui s’engageait là n’était pas une simple inconséquence politique. C’était l’opposition entre deux matérialismes : l’un entendu comme explication du monde et l’autre perçu comme attention à la manière dont des corps vivent dans le temps, occupent un espace. C’est cette tension qui m’a constamment occupé.

Est-ce une question de « génération », de parcours personnel ? Je me reconnais tout à fait dans ces propos.

[8Quand la ville dort eut été un meilleur titre, mais il avait déjà été donné à la version française du film de John Huston The Asphalt Jungle (1950).

[9Des appareils de télévision apparaissent déjà, de manière prémonitoire, dans Die Spinnen (Les araignées) (1919) et dans Métropolis (1927).

[10Sur un plan formel, le traitement de l’espace et du temps — et donc du suspense — est foncièrement différent chez les deux cinéastes. Par ailleurs, si Hitchcock a souvent prétendu montrer (Sollers l’a cité maintes fois) un innocent dans un monde coupable, notamment à propos de son film Le faux coupable (il faudrait nuancer concernant beaucoup d’autres films), il y a peu de place pour l’innocence dans les films de Lang, en tout cas pour les personnages principaux, à l’exception peut-être, et paradoxalement, dans J’ai le droit de vivre (1936), inspiré de l’histoire de Bonnie and Clyde, et bien sûr le jeune John Mohune dans Moonfleet, mais son « innocence » est évidemment un piège tendu au spectateur qui prendrait tout ce qu’il voit au premier degré. On l’oublie souvent, mais Lang, comme Hitchcock, a eu une éducation catholique et le poids de la culpabilité est constamment présent.

[11Le vrai « père » est en fait Norbert Jacques (1880-1954), écrivain luxembourgeois dont la notice wikipédia nous dit : « En mai 1940, il se met au service de la propagande culturelle nazie. »

[12Hitler accéda au pouvoir non pas suite à des élections « démocratiques » comme on le répète souvent, y compris ces temps-ci, mais grâce à un jeu d’alliances de politiciens de droite conservateurs qui permit au président Hindenburg de le nommer chancelier le 21 janvier 1933.

[14En français : Jérôme Brindille de gui !

[15Yvonne Baby est décédée dans la nuit du 2 au 3 août 2022 à l’âge de 90 ans. Cf. Mort de la journaliste Yvonne Baby, figure du monde culturel.

[16De Jean Douchet, homme de parole au sens fort qui a peu écrit, il faut lire, outre son Hitchcock (L’Herne cinéma n°1, 1967, Petite Bibliothèque Des Cahiers Du Cinéma, 1999) et L’Art d’aimer (1987), L’homme cinéma (Ecriture, 2013), un livre d’entretiens avec Joël Magny, un autre ami de jeunesse (1946-2013).

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1 Messages

  • Albert Gauvin | 9 décembre 2022 - 18:07 1

    Lang, le Maudit
    "Tous des assassins"

    Séverine Danflous
    06/12/2022 Critique

    Une fiction qui donne à lire les images d’un film de Fritz Lang. Un portrait du cinéaste du Mal à Hollywood, de ses déboires avec le studio system en général et sa vedette, Gloria Grahame, en particulier. A découvrir absolument.

    « Madame Grahame, comment allez-vous ce matin ? – Je vais bien, merci Mr. Lang. Je suis presque prête, juste une minute je vous prie. » Gloria Grahame peine à rincer son visage des coups, enfermée dans sa loge au petit matin. Derrière elle, la maquilleuse s’emploie à masquer les traces d’une nouvelle nuit de violences avec ce compagnon que la vedette va bientôt épouser, un certain Cy, après Nicholas Ray et avant le fils de celui-ci. Jean-Paul Engélibert, dans Vicki et Mr. Lang, raconte un film par le menu, Désirs humains (Human Desire, 1953) avec Gloria Grahame dans le rôle de Vicki et Glenn Ford dans celui de Jeff. L’auteur s’attarde sur les coulisses du tournage, le travail sur le plateau, les confidences de Lang à son singe-marionnette nommé Peter, les tractations avec le studio, les prises et les déprises, les réécritures nombreuses d’un scénario qui doit passer la rampe des financiers. Lang voulait Rita Hayworth pour le rôle principal, en plein divorce, elle lui fait faux bond, il doit se contenter de Gloria G. qu’il a déjà dirigée un an auparavant dans Règlement de comptes (The Big Heat), et qu’il juge moins sensuelle, moins incendiaire. Bon, revenons au film, un Lang mal aimé, un remake de La Bête humaine. Renoir et Zola exportés sur le territoire américain et relus par un Allemand expatrié, le scénario a de quoi séduire mais Hollywood n’aime pas la nature profonde du roman, sa bestialité, cette pulsion meurtrière née d’une sauvagerie ancestrale et instinctive, le désir et la poésie qui transpirent des pores de la toile. Un film qui avance tel un train à grande vitesse lancé dans la nuit sèche, un film très cut, sans espoir de salut pour ses personnages. On est en 1953 et Fritz Lang signera encore trois films à Hollywood avant de jeter le gant pour rejoindre sa patrie dévastée. Méticuleux en diable, le «  monocle vissé sur l’œil, le torse droit comme un I », Lang essaie de conserver le pouvoir sur un plateau qui ne souffre plus sa tyrannie. Lui qui revient la nuit vérifier le marquage au sol avant de se repasser en boucle les prises du jour. Jean-Paul Engélibert réussit à décrire les scènes du film en détail tout en leur restituant leur puissance visuelle — que l’on ait vu ou non Désirs humains. Le défi littéraire est de taille, après Tanguy Viel et son Cinéma qui décortiquait, démontait, reprenait jusqu’à l’ivresse Le Limier (Sleuth, 1972) de Mankiewicz pour en déceler la puissance de réception ou l’effet cinétique, et Jean-Paul Engélibert relève ce défi en visant autre chose. Ce qui l’intéresse ce n’est pas tant la réception du Lang par le public — ou par le lecteur-auteur — que la cuisine du studio pour faire plier le géant teuton à ses codes, sa morale et sa logique économique. «  Il n’a jamais baissé les bras. Il a réalisé plus de trente films, il a toujours dû se battre pour les faire. » Un Fritz Lang qui plie sans jamais rompre, qui accepte les compromis sans transiger totalement avec ses choix artistiques. «  Fais avec les restes, fais avec ce qu’on te donne. Est-ce cela la morale qu’il devra garder à la fin d’une carrière de quarante ans ? » L’Amérique veut des héros et des femmes fatales quand Lang regarde les êtres tomber. Vicki et Mr. Lang réussit à nous plonger dans le cerveau du cinéaste, dans les tréfonds de son âme qui ressasse inlassablement : « Tous des assassins. » Nous sommes tous des enfants de Caïn.

    Vicki et Mr. Lang de Jean-Paul Engélibert (L’ire des marges), parution : 13 octobre 2022.