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Yannick Haenel, Chroniques de mai 2022

Charlie Hebdo

D 1er juin 2022     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


L’âme est un étrange chevalier

Yannick Haenel
Mis en ligne le 4 mai 2022
Paru dans l’édition 1554 du 4 mai

Il est désespérant que la politique ait perdu à ce point son âme. Désespérant que nous la perdions à notre tour à chaque fois que se présente l’occasion de nous exprimer démocratiquement, et que les élections s’achèvent toujours par un vote de dépit, où notre servilité approfondit sa honte. Est-il encore possible de ne pas perdre son âme  ?

Je pensais ces jours-ci aux lieux où l’on est encore en vie. Je lisais Quand la maison brûle (éd. Bibliothèque Rivages) du philosophe italien Giorgio Agamben, où il définit l’esprit comme la coïncidence « aussi merveilleuse que désarmée » de l’âme et du corps. Je me disais que cette coïncidence était notre dernier lieu, le seul à ne pas être encore souillé par la rentabilisation du monde.

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Et puis, en me promenant un samedi après-midi dans le quartier des Arts-et-Métiers, à Paris, je suis entré dans la galerie Anne-Sarah Bénichou, au 45, rue Chapon. Il y avait des peintures d’une douceur stupéfiante, où des bleus très pâles, des rouges estompés, des bandes de couleur jaune presque transparentes qui semblaient des nuages m’ont instantanément comblé. J’ai pensé : voilà le lieu où nous avons encore une âme.

L’exposition s’appelle « 1432 »  ; elle dure jusqu’au 4 juin. Le peintre s’appelle Yann Lacroix. Allez-y : non seulement c’est gratuit, mais c’est grandiose. Je crois que la peinture existe pour donner vie au temps  ; et celle de Yann Lacroix a l’audace de faire revenir, dans la matière même de ses huiles, des champs de bataille qui sont des fantômes et d’inscrire à travers ces strates qui font délirer l’Histoire la silhouette de chevaliers errants.

C’est toute notre mémoire enfantine qui se met à vibrer devant ces chevaliers sans tête qui semblent perdus dans des régions impalpables, brouillées d’amnésie, où se rejouent sans cesse de vieux conflits armés. Que cette hantise d’un jeune peintre coïncide avec un retour de la guerre en Europe est troublant : les peintres sont de bizarres prophètes. La vérité se dit en couleurs.

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En regardant ces chevaux fluides qui semblent s’être échappés des parois de Lascaux, en savourant ces grandes plaines picturales qui font référence – le titre l’indique – à Paolo Uccello et à sa célèbre Bataille de San Romano, en rêvant à ces bannières, à ces écus estompés par la vieillesse du temps, une phrase de Peter Handke m’est revenue : «  L’âme est un étrange chevalier. »

Oui, c’est bien de l’âme qu’il est question. L’âme comme ­mémoire. L’âme comme résistance. L’Histoire est un chaos d’images en lambeaux. La politique est un abîme de décisions mortes. Mais il reste nos pensées, nos désirs, nos élans. Il reste l’esprit qui, à travers nos silhouettes fragiles montées sur des chevaux de songes, fait coïncider l’âme et le corps, et nous redonne l’un et l’autre. Ne perdons pas espoir, regardons la peinture.

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Le supermarché Van Gogh

Yannick Haenel
Mis en ligne le 11 mai 2022
Paru dans l’édition 1555 du 11 mai

Je vais encore vous parler de peinture. C’est une passion qui, dans mon cas, s’approfondit à travers les mots. Je ne sais où elle me mène, car il y a de l’inconnu dans toute forme d’amour  ; et je trouve qu’il est beau qu’on ne comprenne pas tout de ses désirs. Le désir ne suffit-il pas à donner forme à notre vie  ? N’est-il pas une politique réussie  ?

Je crois que ma vie ne cesse d’avoir lieu précisément entre littérature et peinture, à ce point ardent, calme et vertigineux, où l’expérience des phrases et celle des couleurs se confondent. C’est là que je rejoins mon désir. Face à un tableau, il me semble voir des mots : c’est une libre étendue qui s’ouvre, où le temps et l’espace me transmettent leur densité. Quand je parviens à dire une ­peinture (à faire sentir sa matière, à rendre palpable l’insaisissable en elle), il me semble qu’elle s’ajoute à mes sensations : j’existe mieux.

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J’ai passé quelques jours à Amsterdam. Longer les canaux toute la journée, c’est faire une expérience esthétique : l’acuité heureuse que vous procure ce paysage de façades minces, ordonnées, verticales, s’apparente à ce que vous donne une peinture. En allant voir des Rembrandt, des ­Vermeer, en découvrant les merveilleux ­Pieter de Hooch, il m’a semblé être accueil­li dans un monde de détails vibrants où la fugacité du temps s’offrait comme une vérité indiscutable, celle d’une cour intérieure, d’une fenêtre à reflets, d’un damier de carrelage, d’une robe, d’une carafe, d’une goutte d’eau. L’absolu peut-il être sage  ?

Et puis je suis allé voir le musée Van Gogh. La rage qui m’a pris face à ce grand hall bruyant, illisible et sans intimité, est sans doute banale : j’éprouve le rapport avec l’art comme un acte sensuel et secret, qui implique une disposition à la solitude, car on peut trouver en soi cette ressource dans un musée, ne serait-ce que quelques minutes : regarder une peinture relève toujours du baiser volé.

Mais dans un tel dispositif de foire, de marché, de braderie, qui vise, j’imagine, à désinhiber les visiteurs qu’on croit (à tort) intimidés par l’art, il n’y a plus rien d’autre à voir qu’un spectacle. Non pas des peintures, mais ce qu’une émission de télé pourrait nous en montrer  ; non pas des jaillissements, des béances, des révélations, mais une série de surfaces photographiables – ­instagrammables –, qui, au fur et à mesure de l’accrochage, semblent se résorber dans le papier peint qui les supporte.

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Un jour, on ne montrera plus que ce papier peint. D’ailleurs, c’est fait : n’expose-t-on pas, à L’Atelier des lumières, des photocopies sur des murs  ?

Quel avenir pour l’aventure de la perception  ? En regardant les veines bleues qui déchirent le visage dans les autoportraits de Van Gogh (ses yeux qui s’écoulent entre ses os, son regard qui se noie), on y devine notre implacable engloutissement.

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La dernière innocence

Yannick Haenel
Mis en ligne le 18 mai 2022
Paru dans l’édition 1556 du 18 mai

Il y a parfois des moments de grâce qui vous bousculent. J’étais à Rennes pour un atelier d’écriture avec les élèves de l’école du TNB, le Théâtre national de Bretagne. La semaine se passait déjà merveilleusement : les élèves étaient singuliers, attentifs, surprenants, poétiques  ; le printemps caressait la ville avec douceur  ; et en renouant avec l’enseignement, moi qui ai démissionné il y a bientôt vingt ans pour me consacrer tout entier à la littérature, il me semblait retrouver un plaisir perdu, cette joie d’être disponible aux autres et de se vouer, là aussi tout entier, à la vie collective, à l’amour partagé des mots.

Et puis, un soir, au TNB, il y a eu un spectacle qui, ajoutant de la joie à ce plaisir, m’a bouleversé. Je ne crois qu’aux oeuvres absolues, aux poèmes qui nous déchirent, aux romans qui changent notre vie, à la vérité qui nous comble. La voix, le coeur, l’esprit : tout se donne en un seul geste, toute la vie se rejoue en quelques minutes, en quelques pages – sinon, à quoi bon  ?

Le spectacle s’appelle Gulliver, le dernier voyage. Il est adapté de Swift et mis en scène par Jean-François Auguste et Madeleine Louarn. Je vous en parle pour que vous aussi vous soyez gratifiés par cette émotion (le spectacle est joué jusqu’au 21 mai, puis il sera à la Maison des métallos, à Paris 11e, du 15 au 19 juin).

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Des brèches dans notre culture ronronnante
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On assiste, émerveillé, à une féerie qui chamboule les constructions de la politique et de la science en un joyeux chaos. Grâce à l’arrivée hautement farfelue de Gulliver sur l’archipel de Laputa, où règne jusqu’à l’absurde la technique et l’arraisonnement tyrannique, la folie du monde se désagrège.

Le rire poétique est le meilleur antidote à la lourdeur : la tendresse candide de Gulliver, joué par la merveilleuse Manon ­Carpentier, nous redonne l’esprit de l’enfance, son insolence tranquille, sa profondeur d’innocence.

On comprend, en admirant la liberté de ces comédiens en situation de handicap qui font partie de la compagnie Catalyse, établie à Morlaix, combien l’innocence est la vraie politique : c’est elle qui est capable de nous libérer de nos pauvres limites, elle qui est subversive. Ainsi la pièce multiplie-t-elle les clins d’oeil malicieux à l’actualité politique, à ce Jupiter adepte des injonctions contradictoires au nom du « en même temps ».

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Le grand foutoir qui envahit le plateau déclenche des cascades de fous rires. Le déchaînement verbal et l’inventivité scatologique désopilante de Tristan Cantin ouvrent des brèches dans notre culture ronronnante.

Et à la fin, lorsque nous croisons, sur l’île des soi-disant Immortels, des loqueteux qui errent, comme dans Beckett, c’est toute la misère dissimulée des vieilles personnes, exilées dans des Ehpad où on les maltraite, qui est soudain mise à nu : voilà donc ce qu’aura produit notre monde, et que ce Gulliver magique nous rappelle.

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L’avenir du sans-contact

Yannick Haenel
Mis en ligne le 25 mai 2022
Paru dans l’édition 1557 du 25 mai

Qu’aurons-nous donc vécu durant l’étrange période appelée « confinement » (surtout le premier, au printemps 2020)  ? La pandémie et la mise en place d’un contrôle sanitaire mondial ont-elles vraiment favorisé une interruption de la ­machine et un retour à soi salvateur  ? La psychotisation du monde – et avec elle notre infinie servilité – ne s’est-elle pas plutôt renforcée  ?

Un livre nous arrive, deux ans après, qui nous tend un miroir aussi glaçant qu’instructif : La Séparation du monde, de Mathilde Girard, publié aux éditions Excès, avec des photo­graphies de Lorraine Druon.

Ce que raconte ce petit livre de fragments, de choses vues, de pensées, c’est l’exacerbation d’une phobie des rapports : « Un homme inquiet nettoie tous les soirs ses billets de banque et ses pièces de monnaie à l’eau de Javel et les fait sécher sur le radiateur à côté de ses chaussettes.  »

Les énoncés se succèdent, qui semblent émaner d’un monde étranger à lui-même, lunaire, politiquement déserté : « À force d’être communiquée, la mort ennuie »  ; « Des pissenlits ont poussé à la Défense, au pied d’un immeuble »  ; « Plus il y a consommation, plus il y a contamination ».

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Mathilde Girard enregistre les données immédiates d’un monde voué à l’affolement, où le second degré a disparu : « Ce n’est pas l’État, mais le virus on te dit. Tu ne sais plus faire la différence. » En décrivant la mise en place d’une ­défiance géné­ralisée, elle établit une véritable politique de la séparation (propice au contrôle) : « Chacun est le virus de l’autre »  ; « On ne s’aperçoit pas qu’on a déjà remplacé la ­menace du virus par celle du voisin, de l’étranger, de l’enfant, de la femme ­adultère ».

Notations furtives : un homme vit avec des gants en latex  ; un autre saigne du nez dans son masque blanc  ; des cheveux blancs poussent à la naissance du crâne des femmes privées de coiffeur  ; des amants escaladent le mur d’un parc pour se retrouver.

L’existence est la seule politique : « Certains attendent que les affaires reprennent. D’autres s’aperçoivent qu’ils n’avaient jamais vécu. »

Voilà : le confinement aura mis en évidence que beaucoup de gens avaient oublié de vivre leur propre vie. On leur a fait croire qu’en arrêtant tout ils allaient la récupérer, mais il n’y a pas eu de retrouvailles, et quand bien même le dispositif qui nous maintient dans la servilité aura été mis à nu, il se sera renforcé : ce n’est pas parce que le diable est démasqué qu’il ne peut plus nuire.

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Le livre de Mathilde Girard décrit un monde peuplé de dupes : nous. Durant la pandémie, nous n’avons fait que ça : errer à côté de la vérité. L’opération pharmaco-­oligarchique à échelle planétaire dont nous avons été les cobayes nous ­prépare à obéir à cette privation totale du contact dont rêve la cybernétique. Nous n’avons vécu qu’un réglage du dispositif en cours.

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