Au moment où la guerre en Ukraine isole la Russie du reste de l’Europe, quel impact sur le monde culturel ? Une occasion aussi de revenir sur l’exceptionnelle exposition de la Collection Morozov à La Fondation Louis Vuitton à Paris prolongée, juste avant l’invasion de l’Ukraine, jusqu’au 3 avril.

Alors que les sanctions contre la Russie se durcissent, le milieu culturel n’est pas épargné : de nombreux événements en Europe vont être affectés par le gel des échanges.
Par Rafael Pic,Alison Moss,Jade Pillaudin,Jordane de Faÿ
Le Quotidien de l’Art, Édition N°2338 / 01 mars 2022]
Suite à l’agression contre l’Ukraine, la Russie voit les portes de l’Occident se fermer : elle a été exclue de nombreuses manifestations dont elle était une vieille habituée, de la Coupe du monde de football à l’Eurovision, de l’Euroligue de basket aux concerts du chef d’orchestre Valery Gergiev, de la mission sur Mars au Comité international olympique […] Le spectacle vivant sera particulièrement touché avec la fin de tournées de ballets, musiciens, troupes de théâtre. Dans le domaine de l’architecture, on peut prédire un ralentissement des chantiers en cours : si les tours jumelles Hermitage à la Défense n’avaient pas été abandonnées en janvier dernier, il y a fort à parier que la décision aurait été prise maintenant.
Morozov, un test
Vue d’installation de l’exposition « La Collection Morozov. Icônes de l’art moderne » à la Fondation Louis Vuitton, Paris. © Photo Marc Domage / Fondation Louis Vuitton
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Dans un milieu de l’art globalisé, les grandes expositionsblockbusterssont inséparables des prêts entre pays. En ce moment, l’exemple le plus emblématique au niveau mondial est la collection Morozov montrée à la Fondation Louis Vuitton : plusieurs années de négociation et l’onction de Vladimir Poutine lui-même ont été nécessaires pour déplacer ces chefs-d’œuvre dont la valeur d’assurance est gardée secrète mais dépasse le milliard d’euros. Le coût des transports (une quarantaine de convois) mais aussi l’engagement de Louis Vuitton à financer des restaurations ou des chantiers de modernisation des musées à Moscou ou Saint-Pétersbourg s’inscrivent dans un véritable partenariat à moyen terme. Comme pour le précédent opus consacré à la collection Chtchoukine (1,2 million de visiteurs), le succès est au rendez-vous : par une coïncidence scabreuse, l’exposition a dépassé le million d’entrées le 23 février, à la veille de l’attaque russe...
Des voix se sont vite élevées pour demander la saisie de cette collection unique. Ce serait un précédent qui contreviendrait à la législation en vigueur. L’article 61 de la loi du 8 août 1994 stipule en effet : « Les biens culturels prêtés par une puissance étrangère, une collectivité publique ou une institution culturelle étrangères, destinés à être exposés au public en France, sont insaisissables pour la période de leur prêt à l’État français ou à toute personne morale désignée par lui. Un arrêté conjoint du ministre de la Culture et du ministre des Affaires étrangères fixe, pour chaque exposition, la liste des biens culturels, détermine la durée du prêt et désigne les organisateurs de l’exposition. » ll faudrait donc une loi ad hoc ou faire en sorte que l’on entre dans une zone grise avec l’expiration de l’arrêté d’insaisissabilité. Le premier a été pris le 19 février 2021 puis renouvelé le 6 janvier 2022, en raison de la prolongation de l’exposition jusqu’au 3 avril. Son effet se maintiendra un bon mois après la fermeture, jusqu’au 15 mai (délai supplémentaire initialement conçu pour permettre un retour confortable des œuvres). Il est à noter que sur les sept musées couverts, cinq sont russes (galerie Trétiakov, musée Pouchkine et Fondation culturelle Ekaterina à Moscou ; musée russe et musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg), un biélorusse (musée national des Beaux-Arts de Minsk) et un ukrainien (musée des Beaux-Arts de Dnipropetrovsk). Un cas de figure comparable se pose en Angleterre avec la collection Fabergé actuellement présentée au VA de Londres
« J’aurais bien sûr aimé reprendre le flambeau dans la suite du succès de la rétrospective Repine au Petit Palais. Les conditions ne sont malheureusement plus réunies. » christophe leribault, président du musée d’orsay. © Photo Pierre Antoine.
Rapatriements in extremis
Certaines expositions ont effleuré de justesse les problèmes de rapatriement. Pour Repine, qui a attiré 130 000 visiteurs et qui a fermé le 23 janvier au Petit Palais, les œuvres ont été réceptionnées en Russie il y a une dizaine de jours, juste avant le déclenchement de l’offensive. Dans le sens inverse, c’est le même cas au musée Pouchkine de Moscou, avec l’exposition qui mettait à l’honneur une partie de la donation de dessins de Florence et Daniel Guerlain au Centre Pompidou. Jusqu’au 30 janvier – date de la fin de l’exposition – les salles des arts d’Europe et d’Amérique des XIXe et XXe siècles abritaient une sélection des œuvres, qui sont revenues à bon port in extremis. Florence Guerlain signale cependant des tensions de plus en plus évidentes au sein de l’institution russe durant l’organisation de l’exposition, palpables malgré le « silence absolu » de leur part. « Nous avons tardé à avoir des nouvelles des œuvres. Elles ont mis longtemps à revenir », explique-t-elle.
Matisse en Chine, victime collatérale
En région, le département du Nord a été le premier à prendre des mesures radicales pour pallier l’incertitude géopolitique des prochains mois : vendredi 25 février, on apprenait la suspension du prêt de 280 oeuvres appartenant au musée Matisse du Cateau-Cambrésis (estimées à 300 millions d’euros), qui devaient quitter le territoire début mars pour être exposées pendant trois mois à l’UCCA Pékin et Shanghaï à partir de juillet. L’annonce a été confirmée par Christian Poiret, président divers-droite du département : « Aujourd’hui, nous ne parvenons pas à obtenir les visas pour pouvoir suivre les œuvres, a-t-il précisé à l’AFP, ajoutant que compte tenu de leur valeur patrimoniale, du climat géopolitique, et de la proximité entre la Chine et la Russie, je ne peux pas prendre le risque de faire partir les cartons. Ce n’est pas contre la Chine, c’est simplement qu’aujourd’hui je dois préserver le patrimoine français. (...) On ne sait pas où ce conflit s’arrêtera, et on n’a pas pour l’instant les garanties suffisantes pour être certains de récupérer » les œuvres, a-t-il conclu, sans pour autant exclure la possibilité du report du prêt d’ici un ou deux ans. Bien d’autres projets dans les cartons entrent automatiquement dans les limbes comme « Picasso et la Russie » programmée à l’automne 2023 au musée du Luxembourg.
En Russie, des institutions isolées
Si les institutions françaises semblent pour la plupart avoir évité des scénarios malheureux, la situation est plus noire pour leurs pairs russes. La première rétrospective solo de Christian Boltanski dans le pays, prévue pour ouvrir samedi 12 mars au Manège à Saint-Pétersbourg, a été officiellement annulée hier matin.« Nous savons combien le public s’en réjouissait. À notre plus regret, nous devons cependant accepter et nous raccorder à la demande formulée dans une lettre par la succession de l’artiste : "Christian n’aurait pas accepté une exposition dans un tel contexte. Attaché à ses origines, il aurait été affecté par ce conflit qui touche à son histoire", a communiqué l’équipe curatoriale du musée. La communauté culturelle locale défend les principes de l’humanisme et de la liberté. Dans nos vies privées, nous faisons tout ce que nous pouvons pour soutenir les Ukrainiens. »
le contexte ne me permet plus
de travailler sereinement. »
Laurent Hilaire
À Moscou, l’ancien danseur étoile français Laurent Hilaire a démissionné de son poste de directeur de la danse du Théâtre Stanislavski et Nemirovitch-Dantchenko, où il dirigeait les 120 danseurs de la compagnie depuis janvier 2017. Il a quitté la capitale avant-hier, expliquant à l’AFP : « Je pars avec tristesse mais le contexte ne me permet plus de travailler sereinement. » Dans le sillage des bombes, un grand froid s’étend sur la culture.

Laurent Hilaire, directeur de la danse du théâtre stanislavski et nemirovitch-dantchenko.
© Photo Natalia Kolesnikova/AFP.
Crédit : · Le Quotidien de l’Art, Édition N°2338 / 01 mars 2022]

Exposition visitée, en octobre, à la Fondation Louis Vuitton. Remarquable !
- La réunion unique des tableaux présentés bien sûr : 170 chefs-d’œuvre inestimables de la collection d’art moderne français et russe des frères moscovites Mikhaïl et Ivan Morozov., (disséminés aujourd’hui dans sept musées). La Collection Morozov rassemble des œuvres iconiques de Manet, Rodin, Monet, Pissarro, Toulouse-Lautrec, Renoir, Sisley, Cézanne, Gauguin, Van Gogh, Bonnard, Denis, Maillol, Matisse, Marquet, Vlaminck, Derain et Picasso aux côtés d’artistes emblématiques de l’art russe au tournant du siècle.
- La présentation réalisée par les organisateurs de l’exposition. Accrochage sobre, à hauteur des yeux, éclairage discret et efficace, et cerise sur le gâteau : tous les couloirs d’accès reproduisant en pastel sepia, l’intérieur de l’hôtel privé d’Ivan Morozov. Déambulation entre les salles d’exposition et les étages en immersion totale dans l’univers d’Ivan Morozov.
- Double cerise sur le gâteau : aussi cet ensemble architectural de la fondation Vuitton, comme un vaisseau spatial aux lignes épurées futuristes, courbes, venues d’ailleurs. posé là, en lisière du Bois de Boulogne dans un écran de verdure accentuant le contraste nature-technologie architecturale d’avant-garde. Un OVNI esthétiquement beau : une œuvre d’art moderne en soi.
Si vous en avez la possibilité, courez-y !
Sur le site de la fondation Vuitton, on peut aussi découvrir un beau panel des œuvres présentées.
VOIR ICI : La Collection Morozov. Icônes de l’art moderne
,
En prolongement de votre visite de l’exposition Morozov vous pouvez visionner ce documentaire ( en replay) :
Titre : « La dynastie Morozov ou l’art à la folie »
Durée : 55 minutes
Réalisateur : Tania Rakhmanova
Année : 2020
A été diffusé fin janvier sur France 5, et en février sur France 4.
Il ne s’agit pas d’un documentaire sur l’exposition, (le film est antérieur), mais un documentaire sur cette extraordinaire famille, son ascension, la constitution de la collection, suivie de la descente en enfer pour les Morozov avec l’arrivée des bolchévistes. La dernière de la famille Morozov dépouillée de ses biens et restée sur place, finit dans la misère, tandis que la collection de tableaux peu appréciée des dirigeants politiques du moment fut dispersée. D’où la dissémination de fait actuelle, et le regroupement unique de cette exposition, depuis le début du XXe siècle.
Ce documentaire : un moment d’Histoire intéressant APRES la visite de l’expo. Une autre illustration des tumultes de l’Histoire.
V.K.
PS : La bande annonce de l’exposition :
7 Messages
Deux œuvres présentées lors de l’exposition « La Collection Morozov. Icônes de l’art moderne » à la Fondation Louis¬Vuitton, à Paris, resteront en France. Le premier tableau appartiendrait à un oligarque russe visé par le gel de ses avoirs. Le second restera, quant à lui, en France pour des raisons de sécurité puisqu’il provient du musée des beaux-arts de Dniepropetrovsk en Ukraine. Il s’agit d’un portrait de Margarita Morozova par le peintre russe Valentin Serov. Une troisième œuvre fait l’objet d’un examen par les services de l’État : elle appartient à une fondation privée liée à un autre oligarque russe lui aussi visé par les mesures de blocage de ses biens. La plupart des 200 œuvres de l’exposition vont retourner dans les institutions russes auxquelles elles appartiennent, principalement le musée Pouchkine et la galerie Tretiakov à Moscou, ainsi que le musée de l’Ermitage à Saint¬Pétersbourg.
F.R. fondationlouisvuitton.fr/
Le plus grand romancier ukrainien venait de publier son nouveau roman en France quand l’armée russe a commencé à bombarder l’Ukraine. De passage à Paris, il raconte pourquoi Poutine veut une victoire à tout prix, et comment il a vécu les premiers jours des bombardements à Kiev. LIRE ICI
THE TIMES [LONDRES] (LONDRES)
En plein périple pour fuir la guerre, le romancier ukrainien décrit ses compatriotes comme frondeurs, égoïstes et épris de liberté, soit tout le contraire des Russes. Cet article a été publié dans le numéro spécial Ukraine, de Courrier International, en kiosque depuis le 25 mars.
La résistance des artistes russes au fascisme de Poutine
par Fabienne Arvers
Les Inrockuptibles, 22 mars 2022
Outside de Kirill Serebrennikov présenté au Festival d’Avignon en 2019 © GERARD JULIEN / AFP
Monument à l’effigie de Maria Primachenko à Yahotyn (dans la région de Kiev.)
La culture fait front jusque dans la rue. Une arme symbolique certes, mais tout peut compter dans le grand rapport de force engagé avec la Russie. REUTERS
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L’acteur Pasha Lee, star du cinéma ukrainien, meurt sur le front à 33 ans en défendant son pays
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