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Voyage dans les dits et écrits de Sollers, en quête de Dante

Sollers à la lumière de Dante

D 20 janvier 2022     A par Viktor Kirtov - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Revue Musanostra - (Hors série Dante Alighieri, septembre 2021)

PHILIPPE SOLLERS LECTEUR DE DANTE

Erik Pesenti-Rossi

Ce billet est né de la lecture d’Erik Pesenti-Rossi dans la revue Musanostra


« Dante, je l’ai lu très jeune
et avec une passion qui n’en finit pas,
elle reste toujours là, intacte »
Philippe Sollers,
Agent secret, Mercure de France, 2021

Si l’on cherchait une unité, un fil rouge qui traverse les œuvres de Philippe Sollers on pourrait les trouver dans sa lecture de Dante.
Sollers lit Dante depuis l’âge de quinze ans, il le cite ou l’évoque pratiquement dans tous ses écrits, depuis son essai, Dante et la traversée de l’écriture Publié pour la première fois en 1965, dans Tel Quel, republié dans L’écriture et l’expérience des limites,  [1], jusqu’à son dernier livre, Agent secret (cf. la citation en exergue), en passant par Paradis, bien sûr, sa propre Divine Comédie.(Entretiens avec Benoît Chantre), Un vrai roman- Mémoires, etc…
Voyage dans les dits et écrits de Sollers, en quête de Dante :

in « Dante et la traversée de l’écriture »

« L’écriture et l’expérience des limites, un essai qui propose une filiation littéraire et mystique entre Dante, Sade, Mallarmé, Lautréamont, Artaud et Bataille. »
Mohan Halgrain

Dans son essai de 1965, texte critique et rigoureux, Sollers offre sa propre lecture de la totalité de l’œuvre dantesque. Il constate la dimension temporelle et dynamique fondamentale du parcours de son écriture, depuis La Vita Nuova jusqu’à La Divine Comédie : il faut sans cesse aller jusqu’à « l’épuisement de la langue morte [2] » pour atteindre une langue nouvelle, autant du point de vue de la progression de l’ œuvre dans son ensemble que de celui de chaque partie, de chaque moment, voire de chaque mot de celle-ci.


(c) Stéphane Meyer. Œuvre : Jean-Paul Marcheschi, Un autre portrait de Dante
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Selon Sollers, il ne s’agit pas seulement de passer d’une langue morte (le latin) pour la remplacer par une langue poétique nouvelle (celle de La Divine Comédie), mais aussi, de faire éclater une multitude de signifiants à partir d’un signifié. Si, « [être en enfer c’est être chassé par soi-même de sa propre parole [3] », atteindre le paradis· dantesque signifie dès lors retrouver « une plénitude du signifiant [...] hors du temps et de l’ espace [4] » à travers une langue nouvelle.

La Comédie est donc pour lui une expérience totale et englobante, de l’écriture et de soi.

L’Enfer est à la fois une prison corporelle et une expérience douloureuse du langage où les damnés racontent sans cesse leur propre souffrance, et où la forêt obscure de Dante signifie aussi l’incohérence verbale [5].

Le Purgatoire et le Paradis signifient un retour progressif de la langue à ses vrais signifiants (non plus corrompus) ainsi qu’à une extension des signifiés. Pour Sollers, la montagne du Purgatoire est une tour de Babel qu’il faut surmonter, pour redécouvrir la voix, la musique et la poésie [6].

Au Paradis, on assiste à une « expérience directe de la pensée », où il semble que le langage a atteint la vérité, « où chaque chose devient ce qu’elle est [7]. » Dès lors, « le langage touche à sa fin verbale, tend vers l’infini, s’ excède, ne peut plus être prononcé par rien de particulier [8] ».

L’on arrive ainsi aux derniers vers du Paradis, où, en s’évanouissant, Dante semble signifier que tout est chaque fois à recommencer.

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« Vers le Paradis » de Sollers

Philippe Sollers "Vers le Paradis" - un film de Georgi K. Galabov & Sophie Zhang éditions Desclée de Brouwer 2010

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Plus ICI

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Fréquemment dans son œuvre, Sollers déplorera la manière dont le Paradis a été négligé, au profit de l’Enfer (plus doloriste et spectaculaire) par les critiques et les lecteurs à travers les siècles. Or, pour lui, tout est dans le Paradis, point culminant de la traversée de l’écriture qui est aussi une « expérience intérieure [9] » qu’il faut sans cesse recommencer. Encore en 2021, affirmant les quatre dimensions du temps, passé, présent, futur et la quatrième qui donne la première [10] », c’est-à-dire la capacité et la volonté de revivre ce qu’on a déjà vécu, il s’inspire certes de l’éternel retour de Nietzsche, mais aussi du Paradis dantesque qui est un éternel présent, dynamique et joyeux, caractérisé par le verbe « insemprarsi » que Sollers traduit par « toujouriser » [11].

Il insiste donc beaucoup sur la dimension temporelle de l’expérience dantesque : toujours être prêt à revivre avec joie le temps vécu (qu’il s’agisse d’être dans la simultanéité du Paradis, mais aussi dans le recommencement permanent de l’ expérience -du passage de l’Enfer au Paradis, via le Purgatoire), être capable de renverser le temps (Sollers remarque souvent que saint Bernard, parlant de la Vierge, la présente comme mère et fille de son [fils [Dante Alighieri, La Divine Comédie, Paradis, chant XXXIII, 1.]]), être hors du temps et de l’espace dans les derniers chants du Paradis.

Si La Divine Comédie est une expérience totale, elle constitue donc aussi pour Sollers un modèle absolu de vie et d’écriture. Il y a chez lui une joie revendiquée (« Je suis saisi tout le temps par la joie écrit-il dans Agent secret [12]) qui semble directement inspirée par la joie du Paradis et de l’expérience dantesque, toujours présente en lui, toujours selon lui actuelle dans le monde contemporain.

Dans Dante et la traversée de l’écriture, mais aussi dans le livre auquel appartient cet essai, abolissant toute chronologie, il associe Dante à Hölderlin, Lautréamont, Mallarmé, Joyce, Baudelaire, Nerval, Georges Bataille, Rimbaud, Nietzsche, Kierkegaard. La poésie doit montrer les choses, être corporelle, présence absolue et réelle, atteindre « le cœur de l’instant qui vibre [13] », pouvoir trouver les mots qui manquent, comme le fait en permanence Dante, et « montrer ce qui ne peut pas l’être » [14].

Le Paradis c’est cela. Ainsi peut s’expliquer la manière particulière dont Sollers conçoit la peinture, la sculpture, le cinéma et la télévision.

in « La Divine Comédie » de Sollers


Philippe Sollers, La Divine Comédie, Entretiens avec Benoît Chantre
Illustration : Rodin, La Porte de l’Enfer (détail), Musée Rodin, Paris.
Photo © Bruno Jamet / ADAGP, 2002

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« 35 ans après « L’écriture et l’expérience des limites, paraît chez Desclée de Brouwer un épais volume d’entretiens entre Sollers et Benoît Chantre, intitulé simplement. La Divine Comédie, qui fait la synthèse de 60 ans de pensée dantesque. »
Mohan Halgrain

Dans sa Divine Comédie il propose de filmer ce qu’on ne peut pas voir, c’est-à-dire, à travers la messe, la transsubstantiation. À travers la messe, filmée des dizaines de fois, et l’hostie tendue par le prêtre, il faudrait montrer à la fois la réalité et le mystère des choses et des corps [15].

Il en va de même de l’attentat de Jean-Paul II filmé par la télévision, ou de ce même pape filmé devant le mur des lamentations. Pour Sollers, il ne s’agirait donc jamais de faire des images, mais de « savoir ce qu’est un corps [16] », car, comme il l’a dit [17], le sens, dans La Divine Comédie de Dante, vient d’abord du corps mis en action, tout en le dépassant. Le Florentin vit son expérience avec son corps et se met au cœur de tout. Mais, si le poème dantesque est une vision, c’est une vision qui, selon Sollers, naît du langage, Dante devant « transformer sa parole en vision [18] ».

Sollers insiste beaucoup sur cet aspect : « Il s’agit de faire sentir, de façon intense, qu’on ne filme pas pour rien, qu’on ne parle pas pour rien, et que le dire suppose une certaine jouissance fondamentale, le dire, parce que Dante le dit beaucoup, c’est à partir de ce qu’il dit, qu’il voit, qu’il entre de plus en plus au cœur d’une jouissance extravagante [19]. » Dans tous ses essais sur les arts, il retient ce qui lui semble être la « leçon » de Dante : si La Divine Comédie est un des plus grands spectacles qui ne nous ait jamais été donné de lire, alors tous les autres arts demandent à être « parlés », ils sont donnés par la parole, doivent être enveloppés par la parole. Pour Sollers, le verbe est le commencement de tous les arts et il en est aussi l’aboutissement [20]. Cohérent jusqu’au bout, il accompagne sa conférence de 2010 sur le Paradis, d’un petit film réalisé par Georgi Galabov et Sophie Zhang, où on le voit filmé dans plusieurs endroits de Venise, sa ville préférée, en train de lire un certain nombre de ses écrivains préférés, comme pour indiquer que ce que l’on voit ne peut suffire à atteindre la réalité des choses montrées.

in « Le Cœur absolu »

Dans son roman Le Cœur absolu , il essaie de démontrer cela par l’absurde. Le personnage principal, chargé d’une adaptation de La Divine Comédie pour une chaîne de télévision japonaise, décide de proposer une version décapante, irrévérencieuse et contemporaine du poème.

Il décide de commencer le film au chant XVII de l’Enfer, quand Géryon apparaît (image de la fraude. Il insiste pour que cela se passe dans les marais de Venise où l’on voit Dante.

L’acteur interprétant le poète pourrait être un Japonais en lame de couteau [...]. Un Samouraï classique [21] » Il veut faire un parallèle actualisé et permanent entre La Comédie et L’Odyssée (plutôt que L’Énéide), car c’est plus original et « on compare deux navigations, deux retours [22]. »

Il élimine d’emblée Béatrice laquelle ne lui semble pas être le personnage principal qui, selon lui, serait plutôt Dieu. À moins de transformer Béatrice en thème musical, ou alors en Lolita, très jeune et très éblouissante, une « nymphette de choc [23] », de neuf ou dix ans, qui pourrait être interprétée par une Japonaise. L’action pourrait d’ailleurs se passer en partie à Kyoto et à Venise.

La bande-son renverrait des pets, des rots, des bruits de combat, mais aussi L’Internationale, présentée comme un « chant damné ». À l’entrée du Purgatoire, Dante croise Victor Hugo : « Comment c’est ton nom ? - interroge Dante. Hugo, Victor... je-note, on ne se sait jamais [24]. » Même si, à vrai dire, certains choix peuvent avoir du sens (la diction enrouée de Virgile, le partage de l’écran en deux, les supplices à gauche et les délices à droite, pour montrer la simultanéité de l’expérience dantesque, etc.), il me semble que, pour Sollers, l’essentiel est de montrer comment l’image spectaculaire reste en dehors du texte, et que la vision dantesque ne peut être qu’absolument parlée. Bref, il montre ce qu’est l’enfer de l’écriture, même quand on veut adapter le Paradis à l’image.

Dans l’ouvrage qu’il lui consacre, Philippe Forest montre comment le personnage du Cœur absolu, se met à vivre réellement La Divine Comédie, car la structure du roman calque celle du poème : « le désordre apparent du [roman] est largement un leurre, derrière lequel se dissimule une structure empruntée au poème dantesque [25]. »

in « Paradis I »

Inversement, dans Paradis I, écrivant dans une langue nouvelle, dépourvue de toute ponctuation, il atteint son paradis de l’écriture, ce qui ne l’empêche pas de continuer à se moquer une nouvelle fois de l’enfer de l’écriture, même s’il le fait dans sa langue « paradisiaque » [26].

Mais, la leçon de Dante ne s’arrête pas là.

PARADIS CACHE

Sous le titre « Eden caché » signé Philippe Sollers dans un article du Nouvel Observateur du 24 décembre 2008 repris par pileface ICI, et ultérieurement publié sur le site de l’écrivain sous le titre « Paradis caché » nous parle du Paradis, de Dante.

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TINTORETTO, Paradis (détail)/i>.
ZOOM : cliquer l’image
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EXTRAITS

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Dans mon roman Les Voyageurs du Temps, le narrateur se retrouve dans l’égliseSaint-Thomas-d’Aquin, dans le 7e arrondissement de Paris. Tout est triste, abandonné, gris, sans espoir. Il a alors l’idée baroque de convoquer saint Thomas lui- même, tel qu’il apparaît dans leParadisde Dante. Petit coup de folie parmi d’autres, mais montage éclairant.


L’enfer existe, nous en avons eu, et nous en avons encore les preuves massives. Dieu est mort, il se survit comme il peut, le malheur et la misère débordent dans toute la littérature, seul Samuel Beckett nous fait signe, parfois, depuis une corniche duPurgatoiredu même Dante, mais enfin qui oserait aujourd’hui maintenir l’hypothèse d’un paradis ? D’un bonheur parfait ? D’un amour qui ne serait que Lumière ? D’une compréhension absolue ? Personne, ou alors quelqu’un de complètement cinglé.


Cela dit, figurez-vous, Dieu a eu lieu, le paradis a eu lieu, et même si toute cette histoire est presque totalement oubliée, niée, occultée, censurée, des éclairs peuvent nous parvenir encore dans nos vies encombrées et moroses. C’est Rimbaud, par exemple, nous disant qu’il a fait « la magique étude du bonheur ». C’est Joyce, c’est Beckett, tous deux fascinés par Dante. Ici, il faut franchir la représentation devenue rengaine :dantesqueveut dire infernal et jamais paradisiaque. Le paradis, en somme, est trop difficile. Le bonheur est difficile, le vrai, pas ses ersatz.


On vous parle beaucoup, et mal, du retour des religions, ou encore des mystiques. Mais le voyage de Dante, lui, est initiatique, il se veut, et il est, progression vers la connaissance (c’est-à-dire la gnose). C’est une expérience historique et physique, une exploration des racines du temps. Le 14 avril 1300, soudain, est plus proche de nous que la confusion mondialisée du début du XXIe siècle. Au lendemain de tant de catastrophes, le bonheur du paradis est une idée neuve sur la planète. On ne veut pas le savoir ? On préfère ses petits enfers ? Dante ne mérite ni le Nobel ni le Goncourt ?


N’empêche que depuis que j’ai ouvertla Divine Comédie, elle ne me lâche plus, elle se récite en moi, elle revient sans cesse, elle est là, ici, maintenant, dans un présent perpétuel. Il suffit d’écouter. Quelle musique !


Encore une fois, il ne s’agit pas (ou du moins pas seulement) de religion ou de mystique, mais de connaissance.

[…]


Le Paradis est embrasé, l’Enfer de plus en plus glacé. On est paradisiaque avec du feu, de la musique, de la danse, de la vitesse, des métamorphoses, dans « ce qui n’est pas démontré mais se sait de soi-même ». Voici des guirlandes et des farandoles, une joie qui s’accroît, deschoeurs, des chants, des joyaux. C’est ici « le séjour où la joie s’éternise », et quelle plus belle définition du bonheur ? Dans le malheur, le temps pèse et ne passe pas, dans le bonheur chaque heure en vaut mille. Autrement dit, « l’esprit est clair au ciel, il est fumeux sur terre ». L’allégresse est telle que tout ce que l’expérimentateur voit lui semble être un « sourire de l’univers ». N’oublions pas que c’est Béatrice qui est venue chercher Dante (pour son salut) et que, donc, la réciprocité amoureuse est ici complète (événement rarissime). Il y a donc « la triste existence des mortels » et un monde d’« heureuse ivresse ». Point clé : l’amour vient après l’acte intellectuel. Intellect d’abord, effusion amoureuse ensuite. La connaissance, ici, produit, par émanation, la lumière et l’amour.


Avec une grande précision, Dante décrit comment son nouveau corps amoureux fonctionne. Il a vu, en Enfer, comment les corps sont condamnés à une répétition de plus en plus pétrifiée. Exemple : il voit, au Paradis, un fleuve éclatant de splendeur coulant entre deux rives émaillées de fleurs. Des étincelles butinent ces fleurs (anges, élus) et en ressortent comme « ivres de parfum ». Il va boire, et là, instantanément, le fleuve devient une surface ronde, un lac. Et voici un amphithéâtre, une rose immense, diaprée de pétales sans nombre. Dante insiste beaucoup sur la multiplicité, la prolifération infinie des visages de flammes aux ailes d’or. Le Paradis est multiple tout en restant unique en un point. La reine de cette rose est la Vierge Marie, dont saint Bernard, au chant 33, prononce l’éloge : « Vierge mère, fille de ton fils/Terme fixe d’un éternel dessein. » Oui, vous avez bien lu : une mère est devenue la fille de son fils, le Paradis est, à mots couverts, une apologie de l’inceste. Un homme, sur terre, peut-il devenir le père de samère ?Ça se saurait. Début de la Comédie, fin de la Tragédie. Comédie veut dire fin heureuse, le contraire du cinéma courant, quoi.


Au passage, je signale, puisque cette indication n’est jamais remarquée, que Béatrice, dans l’Empyrée, siège au troisième rang, dans l’escalier des Juives, entre Rachel et Sarah. C’est extraordinairement audacieux, de même que la conciliation entre l’Ancien et le Nouveau Testament qui a produit (et qui continue de produire) tant de controverses et de drames. Quoi qu’il en soit, dans le royaume, on ne connaît « ni soif, ni tristesse, ni faim ».


Un ventre féminin a engendré une fleur qui mène à « l’ultime salut », c’est-à-dire ni plus ni moins à la sortie des « brouillards de la mortalité ». Dante mourra, bien sûr, mais il est ici ressuscité sur place (autre allusion gnostique). Il va vers le « plaisir suprême ». Pendant qu’il dit, il jouit. Là, nous devons comprendre que l’enfer et la damnation, dès ici-bas, est le non- accès à la poésie comme telle.


Misère du langage, misère des tristes mortels. C’est l’ennui, l’argent, le bavardage, le mensonge, le ratage sexuel, la contrainte, l’exploitation, la vanité angoissée, l’illusion. La grande poésie, elle, transforme la vie, elle pense plus que la philosophie. Dante, musicien de la pensée, a trouvé, comme le dit Rimbaud de lui-même, la « clé de l’amour ». L’admirable Spinoza, spécialiste éthique du bonheur véridique, dit que Dieu s’aime d’un amour intellectuel infini. Dante, parlant de la Trinité, évoque une Lumière qui seule se comprend, et, comprise d’elle-même, s’aime et se sourit. En réalité, personne ne veut du paradis parce qu’il est gratuit. La joie, le bonheur, l’amour sont gratuits. Un amour qui n’est pas gratuit n’est pas de l’amour. C’est la raison pour laquelle le bonheur réel ne peut être que farouchement clandestin dans un monde livré au calcul. Dante, dans sa jeunesse, a commencé par un coup de foudre, il termine saComédiepar une fulgurationilluminanteMaintenant, si la proposition « L’amour meut le soleil et les autres étoiles » vous est indifférente, ou si vous préférez, à ce sujet, hausser les épaules ou ricaner, libre à vous. Ce n’est ici que la réaction d’un petit fini qui a peur de l’infini. Le bonheur fait peur, il est très lourd à porter et à vivre. Il passe même pour une imbécillité, alors qu’il est la raison et l’intelligence mêmes. Comme l’a dit un excellent auteur [27] , en renversant une proposition courante : « Pour vivre cachés, vivons heureux ». Le bonheur rend invisible. C’est la grâce qu’il faut se souhaiter.

Philippe Sollers

SOLLERS ET DANTE OU L’ERUDITION PARADISIAQUE

Mohan Halgrain

EXTRAIT

Résumer ici la pensée dantesque de Sollers est une gageure, d’autant qu’elle aborde aussi bien des questions historiques, théologiques, philosophiques, ou encore poétiques au sens strict ; mais en voilà tout de même quelques traits principaux, sommairement résumés.

Le premier trait de cette pensée concerne la nature de ce qui se passe et de ce qui est décrit dans La Divine Comédie. Pour Sollers, il ne s’agit pas d’une simple œuvre symbolique ou allégorique, ni d’une sorte d’aventure épique sur un fond merveilleux ou religieux ; il s’agit bel et bien du récit d’une expérience concrète, physique même, s’exprimant à travers une trame fictionnelle, certes, mais surtout à travers un style très particulier, ni vraiment lyrique, ni vraiment narratif, une sorte de « trobar clus » qui se veut « voile obscur », qui cherche à mettre à l’épreuve la santé des intellects sur des sujets définis par Sollers comme étant des « limites » ou des « bords » de l’expérience littéraire : mystique, érotisme ou folie [28], et qui annonce ainsi des œuvres comme celles de Sade, Mallarmé, Lautréamont, Artaud ou Bataille, sans oublier Rimbaud (auteur, faut-il le rappeler, d’Une saison en enfer). Enfer, purgatoire et paradis ne sont donc pas, dans la pensée sollersienne, de vagues et légendaires perspectives d’au-delà post-mortem, mais bien des expériences existentielles qu’il est possible, qu’il nous est « loisible », comme dirait Rimbaud [29], de faire ici et maintenant, dans un corps vivant. Et c’est bien tout l’enjeu de la Divine Comédie : la possibilité d’atteindre vivant la béatitude, à travers les sensations corporelles, les contingences socio-historiques et le rapport à d’autres « traverseurs de l’humain [Allusion au néologisme de Dante, trasumanar, au vers 70 du chant I du Paradis] [30] », d’autres « voyageurs du temps », d’autres « voyants », incarnés notamment par Virgile, Arnaut Daniel ou Saint-Bernard, le tout sous la conduite nécessaire et tutélaire d’un amour sacré, moteur de l’univers. Mais Sollers va plus loin : cette expérience n’est pas, dans sa conception, quelque chose d’unique, qui adviendrait à un moment précis de la vie, une bonne fois pour toutes. Il s’agit au contraire de quelque chose qui se joue à chaque seconde de notre existence, enfer, purgatoire et paradis pouvant s’entendre comme trois modalités de l’être. Voilà ce qu’il dit du premier vers de la Divine Comédie, évoquant le fameux milieu du chemin de la vie :


À mon avis, mezzo veut dire quelque chose de beaucoup plus profond [que le fait d’avoir 35 ans]. Le milieu du chemin de la vie, de notre vie, c’est quelque chose qui peut être représenté comme permanent, et non pas se produisant à tel ou tel moment du temps. Ce milieu, au sens fort du mot – mezzo – c’est là où l’on peut toujours s’égarer, toujours se perdre, toujours se tromper à nouveau, toujours recommencer la même histoire, toujours être surpris par l’enfer, toujours oublier ce qu’il faudrait atteindre : un autre état du corps lui-même. […] Nous ne sommes pas, dit Dante, protégés à jamais de l’erreur. L’erreur peut se répéter, l’obscurcissement revenir et l’oubli reprendre sa proie. Il faut faire attention à cela, car la pente naturelle de l’être humain consisterait à se croire sauvé une fois pour toutes […]. Il faut se mettre en jeu pour savoir ce que la vérité, voilante et dévoilante, propose à chaque instant comme entrée dans le jeu du monde. Car finalement, c’est un grand jeu que Dante nous décrit [31]

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Le second trait de la pensée dantesque de Sollers découle naturellement de cette conception et consiste à réfuter les manières diverses dont l’œuvre de Dante a pu être reçue et perçue au cours des siècles et à considérer notre époque contemporaine comme étant, étrangement, la plus à même de comprendre sa profondeur.

Peu d’œuvres sont aussi séparées de nous que la Divine Comédie  : plus proche dans l’histoire que l’Énéide, où elle prend sa source, elle nous paraît cependant plus lointaine ; commentée et répétée avec une érudition maniaque, elle garde à nos yeux son secret. Mais c’est sans doute qu’elle est dissimulée au plus profond de notre culture comme une tache aveugle, une énigme indéfinie dont la proximité même nous rendrait inattentifs et bavards. La question qu’elle pose est d’une telle ampleur que sa visibilité, encore problématique, s’annonce peut-être seulement pour nous. L’humanisme l’a très vite immobilisée et réduite à une référence culturelle dont seul un peintre, Botticelli, semble avoir secoué la torpeur. Le classicisme, malgré Milton, n’a aucune idée de ce qui est en jeu dans ce grand poème qui lui paraît barbare. Au XVIIIe – mis à part Vico qui, en marge de son époque, élabore la Scienza Nuova dont le titre est déjà un hommage à celui qu’il appelle « l’Homère toscan » – un tel texte n’est déjà plus qu’une monstruosité illisible, inhumaine (illisible veut toujours dire inhumain), un « salmigondis », précise l’Encyclopédie. À ce moment, on pourrait dire sans paradoxe que Dante est aussi invisible que Sade dont le projet est probablement le seul à être à sa mesure. Le XIXe est déjà plus hésitant mais tout aussi aveugle : grâce à Schelling, Dante fait aussitôt partie de la mythologie romantique qui, en France, en gardera surtout une image décorative et spectaculaire où Dante et Enfer sont deux termes synonymes confondus dans la catégorie du visionnaire et de l’effrayant [32].

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Et on peut poursuivre en citant l’introduction au livre d’entretiens de 2000, intitulée d’ailleurs Le Temps de Dante :


Le XIXe siècle a méconnu Dante, l’a mal traduit, rêvé plus que lu. Le XXe, dans les atrocités, l’a convoqué malgré lui dans le bruit et la fureur d’une inhumanité poussée à son comble. Le revoici intact. Aucune œuvre est aussi singulière, aussi universelle [33].

À propos de ce dernier adjectif, il écrivait un peu plus haut : « Dante est le diamant de l’art catholique [34]. »


Rapport à l’histoire, à la société, au temps et à l’espace donc, expérience mystique individuelle microcosmique rejaillissant en un propos universel et macrocosmique, voilà comment l’on peut très rapidement et très sommairement décrire la manière dont Sollers a lu et lit toujours Dante. Mais on se doute bien qu’une conception aussi incarnée, qu’une érudition aussi intimement vécue ne peuvent trouver leur source que dans une certaine coïncidence entre la lecture d’une part et, de l’autre, l’expérience concrète de l’existence personnelle, existence qui forme la majeure partie du matériau littéraire de Sollers.

La coïncidence entre la lecture de la Divine Comédie et certains épisodes biographiques est détaillée par Sollers dans sa conférence au Collège des Bernardins, évoquée plus haut. On lira aussi le chapitre qu’il consacre à Dante dans ses mémoires : Un vrai roman, mémoires, Paris, Plon, 2007, p. 227-237, en particulier.

Crédit : books.openedition.org/


[1L’écriture et l’expérience des limites,Paris, Seuil, collection « Points », 2007 (1968).

[2Dante et la traversée de l’écriture, p. 33.

[3Ibid., p. 37.

[4Ibid., p. 41.

[5Ibid., p. 39.

[6Ibid.

[7Ibid., p. 45.

[8Ibid.

[9Philippe Sollers, Vers le Paradis, conférence donnée au Collège des Bernardins, Paris, Desclée de Brouwer, 2010, p, 17.

[10Dante et la traversée de l’écriture, publié pour la première fois en 1965, dans Tel Quel, republié dans L’écriture et l’expérience des limites, Paris, Seuil, collection « Points », 2007 (1968).

[11 Ibid., p. 103.

[12P. 70.

[13Philippe Sollers, La Divine Comédie, entretiens avec Benoît Chantre, Paris, Desclée de Brouwer, 2000, p. 9 (introduction).

[14 Ibid, p. 30.

[15Ibid., p. 35.

[16Ibid., p. 41.

[17Cf. Dante et la traversée de l’écriture.

[18Dante et la traversée de l’écriture, p. 42.

[19Vers le Paradis, p. 16. Les italiques sont de Sollers.

[20Sur ce point, fondamental pour le rapport Sollers/Dante, je renvoie à l’article de Lionel Dax, « Beautés du temps Sollers et la peinture » in Philippe Sollers ou l’impatience de la pensée, ouvrage dirigé par Anne Deneys-Tunney, Paris, PUF, 2011. Dans son entretien avec Anne Deneys-Tunney, Sollers précise : « Quand j’écris sur la peinture, je me sers de la peinture pour parler plus loin. J’essaye toujours de montrer qu’on ne la voit que si on est capable de la verbaliser. » Ibidem, p. 189. Cette théorie a été développée par Sollers dès 1961 in « La lecture de Poussin », Tel Quel, n°5.

[21Le cœur absolu, Paris, Gallimard, 1987, p. 228.

[22P. 228.

[23P. 230.

[24P. 270.

[25Philippe Forest, Philippe Sollers, Paris, Seuil, 1992, p. 290. Forest souligne également que contrairement à ce qui se passe chez Dante, « la conclusion à laquelle vise Sollers [dans Le Cœur absolu] est exactement inverse : patrie terrestre et patrie céleste sont également à portée main pour qui sait les saisir. » p. 291. Sur Sollers et Dante, je renvoie également à l’article de Mohan Halgrain, « Sollers et Dante ou l’érudition paradisiaque », in Les savants dans les lettres, Presses Universitaires de Rennes, 2014, pp. 171-182.

[26« [...] la télé donne ce soir une adaptation de la divine comédie présentateur mondain la précieuse disant dante était un grand passionné le voilà sur l’écran genre minet paumé du drugstore et virgile couronné laurier synthétique danseuses nues dodues moulin rouge trottinant pour faire la luxure béatrice chemisier misenpli dans l’après-midi vous envoie son regard coulé savonné faut faire vite avec les chefs-cl’ œuvre mettez-m’en une tranche pour après-dîner carré blanc pour l’enfer et gris pour le paradis[ ... ] ». Paradis L Paris, Seuil, 1981, pp. 11-12.

[27Sollers, soi-même, qui s’autocite

[28Voir L’Écriture et l’expérience des limites, Paris, Le Seuil, 1968, p. 9.

[29D’après la dernière phrase d’Une Saison en enfer : « […] et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps ».

[30(voir Dante Alighieri, Commedia, Milan, Arnoldo Mondadori Editore, 1997, vol. 3, p. 26).

[31La Divine Comédie, Paris, Gallimard, « Folio no 3747 », p. 23-24.

[32L’Écriture et l’expérience des limites, Paris, Le Seuil, 1968, p. 14-15

[33La Divine Comédie, Paris, Gallimard, « Folio no 3747 », p. 12.

[34Ibid., p. 11.

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