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L’Amérique de Michael Cimino

Heaven’s gate/La porte du Paradis

D 15 janvier 2022     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


« Je tiens La Porte du paradis de Cimino pour le plus grand film de l’histoire du cinéma. »

Yannick Haenel.

Sort en salles le 19 janvier, un road movie : Michael Cimino, un mirage américain de Jean-Baptiste Thoret dont vous avez déjà pu voir sur arte ou sur pileface, en juin 2021, God Bless America. Cimino ? Souvenez-vous du roman de Yannick Haenel Tiens ferme ta couronne paru en 2017 : le narrateur a écrit un énorme scénario sur le plus grand romancier américain The Great Melville ; il est persuadé que seul Michael Cimino peut le mettre en scène... Chapitre 2 du livre :

Michael Cimino

[...] Oui, il fallait absolument que Cimino lise mon scénario, c’était une évidence : entre Melville et Cimino, il y avait un rapport absolument crucial, décisif même. Comment n’y avais-je pas pensé plus tôt : il fallait que Michael Cimino lise The Great Melville, parce qu’il incarnait dans le cinéma américain ce que Melville avait incarné dans la littérature américaine, il était le dernier grand metteur en scène américain, le seul peut-être à avoir porté, ces trente ou quarante dernières années, un monde qui était à lui seul une expérience, et ce monde, cette expérience, c’était le secret de la fondation de l’Amérique, son destin criminel : le génocide des Indiens, la démence de l’impérialisme militaire au Vietnam, et tous les crimes sur lesquels était fondée en secret la démocratie.
Oui, Cimino, à travers ses films, The Deer Hunter, mais aussi Heaven’s Gate (La Porte du paradis) et même The Sunchaser, explorait l’échec du rêve américain, la manière dont cette nation faite de toutes les nations, cette terre d’émigrés qui promettait de devenir le pays de tous les immigrés, une sorte d’utopie des minorités telle que précisément on la perçoit dans les romans de Melville, s’était retournée contre l’idée même d’émigration universelle et avait systématiquement écrasé ceux qui s’obstinaient à en poursuivre le rêve, c’est-à-dire avant tout les pauvres.
Je mordais dans mon Big Mac, assis sur un tabouret du McDonald’s de la porte de Bagnolet, et je me disais que Cimino, tout comme Melville, était l’un des noms propres de l’histoire tout à la fois sanglante et immaculée du daim, il en était l’incarnation américaine, il était le daim blanc qui passe, effarouché, dans la forêt d’Hollywood et qui se retrouve dans le viseur de tous ceux à qui l’idée même de daim sera toujours insupportable.
Car Michael Cimino, après avoir triomphé dans le monde entier avec The Deer Hunter, avoir raflé des oscars et être devenu le nom même, l’incarnation, l’avenir du cinéma américain, avait subi, avec son film suivant — Heaven’s Gate —, l’un des échecs les plus terribles de l’histoire du cinéma, un véritable désastre qui avait fait de lui tout simplement un paria.
Comme Melville, qui avait d’abord connu une gloire facile, puis avait sombré dans l’échec à partir du moment où il s’était mis à écrire depuis la vérité (en faisant parler en lui le daim blanc effarouché), Cimino avait approché cette vérité même qu’il y a dans l’échec, et sans doute s’était-il mis à ne plus séparer échec et vérité, à ne considérer la vérité qu’en rapport avec l’échec qui la révèle, comme un daim blanc effarouché qui traverse, indemne, cette forêt criminelle qu’on nomme l’humanité.
Pendant le tournage de Heaven’s Gate, Cimino avait fait « exploser le budget », comme on dit dans ces cas-là, et les studios le lui avaient d’autant moins pardonné que le film avait été un échec commercial. Mais je crois que le bannissement de Cimino avait une autre raison, plus profonde : on lui avait tout simplement fait payer ce qu’il dévoilait dans son film, c’est-à-dire la mise à mort des immigrants d’Europe de l’Est par les propriétaires terriens de la jeune Amérique.
Heaven’s Gate racontait la guerre civile qui avait éclaté en 1890 dans le comté de Johnson, Wyoming, et avait abouti au massacre des populations civiles pauvres venues de Pologne et d’Ukraine par des milices payées par les capitalistes de la région.
Ce que racontait le film de Cimino, c’était que l’Amérique, après la liquidation des peuples indiens, avait continué à se fonder sur un programme d’extermination ; et que le capitalisme n’était pas l’expression du rêve de cette jeune nation mais, déjà, son cauchemar.
Il était évident, du moins à mes yeux, que Michael Cimino m’écouterait parler de mon scénario sans tapoter sur son téléphone, sans penser à son prochain rendez-vous, et qu’il était le seul qui, lorsque je parlerais de la tête de Melville, de l’intérieur mystiquement alvéolé de cette tête, n’éclaterait pas de rire. Car lui-même, Michael Cimino, je le comprenais soudain en avalant un verre de vodka achetée à l’épicerie de nuit de la porte de Bagnolet, et souriais tout seul à cette pensée : lui-même, Michael Cimino, était à coup sûr quelqu’un dont l’intérieur de la tête était mystiquement alvéolé.
À partir de cette nuit-là, j’ai repris espoir. Au lieu de raconter à n’importe qui mon scénario, j’ai cessé d’en parler et me suis mis à chercher comment il était possible de contacter Michael Cimino.
J’ai vite compris qu’il avait disparu de la circulation. On le disait ruiné, malade, on disait aussi que plus personne ne voulait produire ses films, et qu’il s’était tourné vers la littérature. Il vivait dans une ferme du Montana, ou une cabane, on ne savait pas très bien. On disait aussi qu’il ne sortait jamais de sa piscine et que personne depuis plus de trente ans n’avait vu ses yeux qui, imperturbablement, se masquaient derrière des lunettes noires, comme si cet écran sur son visage donnait à voir, avec une constance qui relevait de la bouderie la plus radicale (une bouderie mythologique, comme celle d’Achille), le fait qu’il n’y avait précisément plus rien à voir, qu’il n’y avait plus de film, que l’écran désormais était noir et qu’un tel constat valait autant pour le cinéma que pour la vie ; mais ces lunettes dont chaque article de presse sur Cimino évoquait l’étrangeté, sans doute parce qu’il avait une manière particulière de les porter, une manière de s’exprimer depuis ses lunettes noires et depuis cette cessation du visible qui hantait son cinéma, ces lunettes signalaient peut-être avant tout l’importance de l’idée de frontière dans sa vie, elles récapitulaient spectaculairement, comme un rideau de théâtre qu’on tire en guise de représailles, la série de frontières dont il avait fait l’épreuve à chaque instant de sa vie, tout en cherchant à les brouiller : frontière entre lui et les autres, bien sûr, mais surtout frontière entre la délicatesse de ses rêves et les millions de dollars dont on lui reprochait la perte, frontière entre la poésie et l’argent, frontière entre les sexes (car dans ses films, les hommes étaient féminins et les femmes masculines), frontière entre l’Amérique de ses échecs et l’Europe de ses pensées.
Bref, Cimino, disait-on, consacrait son temps à la solitude, à ce désert qui avait poussé en lui, et qu’aucune vision ne récusait parce que le désert est l’aboutissement même de la vision. Était-il devenu complètement fou ou au contraire avait-il atteint la sagesse ? En un sens, folie et sagesse sont une même chose, et la raison ne cherche qu’à exténuer ce qui en elle relève de la limite. En tous les cas, comme le héros de L’Amérique de Kafka, livre qui devait s’appeler initialement Le Disparu, il s’était bel et bien évanoui dans les lointains, au cœur dissimulé de cette terre américaine dont il avait rappelé, après Melville, l’immense flaque de sang qui en fondait l’histoire.
Sa disparition me paraissait logique : n’avait-il pas été forcé de fuir dans les bois comme le daim blanc ? J’ai revu ses films, un par un, en prenant des notes, et plus je les voyais, plus il me semblait évident que non seulement Cimino comprendrait The Great Melville, mais qu’en un sens, dans chacun de ses films, il réalisait déjà mon scénario. [...]

Puis, plus tard, au Great Melville, succède The Great Cimino. Chapitre 17 :

The Great Cimino


Michael Cimino.
Zoom : cliquez l’image.
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« Selon lui [Cimino], il était impensable de dormir : depuis toujours il ne dormait que d’un œil car "on se sent entouré de choses qui peuvent nous tuer", m’avait-il dit. C’est à l’armée, lorsqu’il s’était engagé vers vingt ans, qu’il avait commencé à ne plus dormir : "Je pensais que le sommeil allait m’éloigner de la vérité, me dit-il, alors la nuit, dans le dortoir du camp d’entraînement de Ford Dix, pour ne pas m’endormir, je visualisais le drapeau des États-Unis ; je le faisais flotter au-dessus de mon lit, et méthodiquement, par désir de n’appartenir à rien ni à personne, et encore moins à une nation qui avait consciencieusement massacré les tribus apaches, les Cheyennes, les Sioux, les Comanches ou les Mojaves, je crevais chaque étoile, jusqu’à ce que la bannière fût vide.
"Vous comprenez, me dit Michael Cimino en sortant de sa poche une flasque de vodka qu’il avait précautionneusement enveloppée dans un sac en papier, comme on fait aux États-Unis, il y a eu tellement de morts au nom de l’Amé­rique, et je ne parle pas seulement des soldats envoyés en Irak ou au Vietnam, je parle de tous ceux que l’Amérique a tués et qu’elle continue à tuer : il faudrait, pour chaque mort, pour chaque centaine, pour chaque millier de morts, crever une étoile de la bannière des États-Unis d’Amérique." »


L’Ange au sourire de la cathédrale de Reims.
Photo A.G., 17 août 2015. Zoom : cliquez l’image.
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« Le soir tombait doucement sur New York, dis-je à Pointel ; et le ciel était rose, orange, rouge. J’étais en train de rater mon avion, mais j’étais content : après tout, ce n’est pas tous les jours qu’on a rendez-vous avec le plus grand cinéaste du monde.
Cimino lut la moitié de mon scénario, jusqu’à la page trois cent douze, qu’il corna, et, en fermant le manuscrit, me sourit. C’était un sourire aussi large qu’énigmatique : comme Cimino portait ses immuables lunettes noires, je ne voyais pas ses yeux ; et sans doute pour comprendre le sens d’un tel sourire faut-il que les yeux nous aident ; mais ce sourire me rappelait quelque chose, il m’en rappelait un autre, celui de l’Ange de Reims, cette sculpture du portail de la cathédrale de Reims qu’on appelle aussi l’« Ange au sourire ». Je n’eus pas le temps, ce soir-là, alors que Cimino se levait pour aller jeter la flasque vide, d’approfondir cette ressemblance, mais de même que l’Ange de Reims s’ouvre par son sourire à la beauté infinie du temps, que non seule­ment il accepte comme un enfant mais qu’il élargit par sa tendresse, il me semblait qu’en souriant Michael Cimino accomplissait aussi le plus simple des actes, celui qui se passe de parole : il disait oui. »

« ... il y a mon goût pour Michael Cimino, qui m’apparaît comme l’équivalent dans le monde du cinéma de Herman Melville : même destin de célébrité, suivi d’une déchéance qui confine à la malédiction. Même grandeur dans les compositions romanesques. Même discernement impitoyable envers la structure politique dominante : celle d’une hiérarchie archaïque sur le pont des navires chez Melville, celle d’un pouvoir des grands possédants qui exterminent les pauvres chez Cimino.
Dans le parcours d’île en île qui scande l’existence de Melville et Cimino, l’échec semble prendre une valeur nouvelle, très éloignée des critères que la société lui assigne : elle devient une substance inconnue qui se rapproche de la vérité. Il y a même une nouvelle de Melville qui s’appelle Le bonheur dans l’échec. Échouer aux yeux d’une société qu’on défie, n’est-ce pas triompher secrètement ?
Je tiens La Porte du paradis de Cimino pour le plus grand film de l’histoire du cinéma. J’ai inventé mon roman autour de lui, comme une arche de gloses. Mais j’ai voulu éviter le commentaire : il s’agit avant tout de rendre le film présent, d’en faire briller la lumière dans la vie de Jean Deichel, de le faire penser au contact de notre vie aujourd’hui. C’est un trésor de poésie, et son souffle politique dit tout sur le sacrifice dont les migrants sont la cible, hier comme aujourd’hui.
Il y aurait beaucoup à dire sur le cinéma, dont j’estime l’histoire achevée. Techniquement, on est arrivé au bout. Et qui va encore dans les salles, en dehors de la programmation pavlovienne des films à vocation de divertissement planétaire ? Le cinéma, c’est à la fois le summum de la production artistique en termes de rétribution financière, et c’est déjà l’ancien monde en termes de liberté créatrice. La situation des cinéastes, aujourd’hui, est pire que celle des romanciers : une impasse absolue. L’industrie a bouclé ce secteur, comme elle l’a fait ailleurs. » (Entretien avec Fabien Ribery)

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C’est sous la protection de L’Ange au sourire que j’ai écouté cette série d’émissions.

C comme Michael Cimino, une élégie américaine

France Culture, Plan large par Antoine Guillot, 15 janvier 2022 (1ère diffusion le 7 mars 2020).

Auteur de sept films en 22 ans d’une carrière météorique et maudite, Michael Cimino a signé une oeuvre remarquable, mélancolique et déroutante, en dissonance avec l’industrie hollywoodienne. Plan large sur un cinéaste du collectif, de la perte et de la déréliction.


"La porte du paradis" (1981), de Michael Cimino.
Crédits : Carlotta (2013). ZOOM : cliquer sur l’image.
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Alors que sort le 19 janvier le documentaire Michael Cimino un mirage américain, réalisé par Jean-Baptiste Thoret et qui revient, plusieurs décennies après, sur les lieux emblématiques du cinéma de Michael Cimino, Plan Large propose à la réécoute une émission du 7 mars 2020 consacrée à ce grand cinéaste.

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"Le Canardeur m’a valu d’être traité de misogyne, avec Voyage au bout de l’enfer, je me suis taillé une réputation de facho ; avec La Porte du paradis, je suis devenu marxiste ; L’Année du dragon sort, et me voilà raciste. […] Aucun cinéaste n’a été attaqué aussi violemment que moi, à part D.W. Griffith et Orson Welles. Comme eux, j’ai voulu raconter une histoire de l’Amérique. Une histoire vraie."

Voilà comment Michael Cimino, dans un entretien donné au Nouvel Obs en 2006 parlait de son cinéma et des réactions qu’il provoquait chez les spectateurs.

Et de fait, Michael Cimino a connu une carrière qui le vit passer coup sur coup de roi à paria d’Hollywood. De ses débuts dans la publicité, à son arrivée dans le cinéma, et la sortie de Voyage au bout de l’enfer, salué par cinq Oscars, en passant par le tournage devenu légendaire de La Porte du Paradis jusqu’au Sicilien, unanimement décrié par la critique, Michael Cimino a traversé une chevauchée de reconnaissance et de polémiques.

C’est pourtant rien moins qu’une contre-histoire de l’Amérique qu’a proposée le cinéaste, une vaste entreprise de déconstruction du grand roman national qui n’a eu de cesse, depuis les migrations qui l’ont peuplée jusqu’à la grande normalisation néo-libérale, de traquer les origines ce qui a fait que ce pays n’a pas pu remplir les promesses du rêve qu’il a vendu.

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« Faire des films, c’est inventer une nostalgie pour un passé qui n’a jamais existé » selon Michael Cimino. Car comme le disait Mickey Rourke, dans la peau de Stanley White, dans L’Année du dragon : « On oublie tout. Personne ne se souvient de rien, dans ce pays. » Un qui n’a rien oublié du cinéma de Michael Cimino, pour lui avoir consacré une thèse à l’œuvre du cinéaste disparu en juillet 2016, devenue un livre : Le Cinéma de Michael Cimino – L’Amérique, un rêve évanoui (chez Classiques Garnier), c’est Cédric Donnat, professeur de cinéma à l’Université de Grenoble, avec à ses côtés Fernando Ganzo, rédacteur en chef de la revue So Film.

Le Cinéma de Michael Cimino
L’Amérique, un rêve évanoui

Auteur : Donnat (Cédric)
Préfaciers : Baecque (Antoine de), Chauvin (Serge)
Résumé : Inégale, l’œuvre de Michael Cimino a comme objet principal l’histoire des États-Unis. L’étude proposée s’attache aux trois films majeurs qui, pris ensemble, constituent une mise en forme des différents âges de l’Amérique, où domine l’idée de perte.
Nombre de pages : 420
Parution : 17/07/2019

Avant-propos

Deux fois dans le même fleuve

Cet ouvrage fera date, et pas seulement parce qu’il s’agit de la première monographie d’une telle envergure consacrée à Michael Cimino. Il impressionne d’abord par son souffle, l’ampleur de sa recherche, l’intime connaissance de son sujet, l’érudition dont il témoigne dans des domaines qui vont de la théorie du cinéma à l’histoire américaine en passant par la philosophie classique et contemporaine, et qui s’appuie sur une culture classique manifestement aimée. Mais ce qui saisit d’abord, c’est la vibration d’une écriture au constant bonheur d’expression (telle cette partition de la trilogie historique du cinéaste en trois âges : la terre, le fer, le verre). Surtout, Cédric Donnat est en véritable sympathie avec son objet, et tout ce livre, qui a la même puissance torrentielle que l’œuvre de Cimino, est animé d’un élan lyrique dans la pensée comme dans l’écriture, sans jamais pourtant se départir de la rigueur de l’historien et de l’analyste.

On salue donc l’architecture rigoureuse qui sous-tend la démonstration, et le geste historiographique fort, qui ancre toujours sa dimension critique dans une argumentation irréfutable fondée sur la réalité objective des films. Il s’agit pour Cédric Donnat, comme pour le cinéaste lui-même, de décaper l’œuvre et l’Histoire de leur version « officielle » et des méta-discours qui les recouvrent et les falsifient, pour en réhabiliter la lettre – entreprise dont la rigueur n’a d’égale que la générosité.

Ce livre manifeste en effet une scrupuleuse et constante attention au détail de ce que racontent, montrent et disent vraiment les films, et a le courage de se confronter à leur ambivalence voire leur opacité (La Porte du paradis). C’est d’ailleurs l’un des immenses mérites de ce travail que de maîtriser la circulation entre le général et le particulier, d’offrir à la fois une vue d’ensemble des films, jusque dans leur contexte et leur réception, et d’étayer leur étude par des analyses de séquences ou de plans d’une extrême précision, qui permettent de complexifier 16ou de nuancer la vision courante, trop souvent monolithique (même sur le mode laudatif), de l’œuvre de Cimino – avec en outre une attention bienvenue à la lettre même du dialogue original. M. Donnat se révèle ainsi non seulement un historien, mais surtout un authentique analyste de cinéma.

Si la « trilogie américaine » de Cimino (La Porte du paradis, Voyage au bout de l’enfer, L’Année du dragon, selon l’ordre chronologique des événements décrits) se taille évidemment la part du lion dans cette étude, on apprécie également la réhabilitation du Sicilien, film tronqué et mal-aimé, et bien sûr l’évocation conclusive du projet d’adaptation de La Condition humaine – qui a l’audace convaincante de substituer à une simple récapitulation de l’argumentation une ouverture en forme d’étude de cas, hommage à un film avorté qui révèle in fine des clés secrètes de l’œuvre du réalisateur. De cette carrière contrariée au point d’inspirer des martyrologes, M. Donnat excelle à dégager l’absolue cohérence morale et esthétique. Et, en s’appuyant sur les concepts de Kracauer, et notamment la rédemption de la réalité matérielle, il démontre de façon pleinement convaincante que l’Histoire chez Cimino, cinéaste du temps en tant même qu’il s’inscrit dans l’espace, est moins méta-discours (y compris dans le didactisme assumé de certaines « leçons d’histoire » – le terme renvoie à Straub, le geste à Griffith, Ford ou Fuller – comme l’évocation de la photographie de l’inauguration du chemin de fer transcontinental dans L’Année du dragon) que préservation des traces, réhabilitation et immortalisation des lieux et des corps. Elle est, tout simplement, incarnée. Et dans un geste réflexif, la démarche analytique de Cédric Donnat s’incarne dans une écriture sensible (au sens fort et philosophique) du terme, qui allie ferveur poétique et précision scientifique pour mettre au jour de pareilles traces dans les films de Cimino. Là encore, le livre épouse la trajectoire de son objet pour lui conférer sa juste dimension à la fois éthique et épique.

Cimino n’a eu de cesse de célébrer, et d’arracher fugacement à l’oubli, « les choses qui s’effacent ». Comme tout grand cinéma, son œuvre constitue par excellence un art du temps. Avec la conscience aiguë que les films eux-mêmes sont sujets à labilité. Plus encore : par-delà les projets inaboutis, les mutilations ou remontages, Cimino a toujours au fond bâti des ruines, dont la plus belle est sans doute La Porte du paradis, aussi majestueuse que forcément lacunaire, vouée au fil même de sa 17construction à un perpétuel délitement. La beauté du geste de Cédric Donnat tient à ce qu’il en prend acte, et en même temps nous donne à voir l’œuvre virtuelle. Et sa manière de prendre en compte la part du rapport du spectateur au corps des films mérite admiration et gratitude.

Serge Chauvin

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Autour de Michael Cimino

Il existe trois belles éditions restaurées en Blu-ray et DVD de Michael Cimino : Voyage au bout de l’enfer chez StudioCanal, La Porte du paradis en version longue director’s cut, chez Carlotta Films, tout comme L’Année du dragon, en coffret ultracollector.

Pour aller plus loin dans l’oeuvre de Cimino, Plan large recommande la monographie signée Jean-Baptiste Thoret, Michael Cimino, les voix perdues de l’Amérique chez Flammarion et le livre de Florence Arié et Alain Korkos, Filmer la légende - Comment l’Amérique se raconte sur grand écran, aux Prairies Ordinaires.

Avril 2010. Le cinéaste américain Michael Cimino — Voyage au bout de l’enfer (1978), La Porte du Paradis (1980), L’Année du dragon (1985), Le Sicilien (1987) — accepte une rencontre à Los Angeles avec le critique de cinéma Jean-Baptiste Thoret. Lors de cet entretien, le réalisateur lui propose alors un voyage à la recherche de "son Ouest". Partir sur la route avec Michael Cimino, c’est se lancer dans un road movie de 2500 miles, de Los Angeles aux Rocky Moutains du Colorado, à travers les collines pelées du désert Mojave, Las Vegas, les ocres des buttes du Nevada, les premières neiges du Colorado et les stations services perdues au creux de l’americana...
Cimino évoque dans ce livre unique ses débuts de cinéaste, sa passion de l’architecture, son amour de Ford, réagit aux lieux traversés, revient sur ses films, mais aussi ses projets avortés, ces nombreux scénarios écrits, puis ce silence que lui impose depuis quinze ans l’industrie hollywoodienne...

FEUILLETER LE LIVRE

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En salles le 19 janvier.

Dans Michael Cimino un mirage américain, il y a Jim, Kathy, Orin, Bobby, John Wayne et un certain Boom-Boom. Quentin passe une tête, tout comme Oliver, Stanley et John. Et dans les plis de tout ça, il y a des bouts de Mingo Junction (Ohio), d’Amérique, donc de cinéma, et un peu de Michael Cimino. C’est un mirage vrai.
Jean-Baptiste Thoret

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Voyage au bout du mythe

par Thierry Jousse

Publié le 14 janvier 2022

Dans ce nouveau documentaire, Jean-Baptiste Thoret continue son exploration du Nouvel Hollywood avec la figure du tourmenté Michael Cimino.

Après We Blew It (2017), Jean-Baptiste Thoret revient aujourd’hui avec un nouvel essai documentaire cinéphile, Michael Cimino, un mirage américain. On y retrouve la même obsession du Nouvel Hollywood, mais cette fois, c’est l’auteur de La Porte du Paradis et de L’Année du Dragon qui en est le centre et le fil conducteur.

Thoret commence son voyage à Mingo Junction, toute petite ville de l’Ohio où a été tournée une partie de Voyage au bout de l’enfer. C’est l’occasion de constater à quel point le tournage de ce film-phare de l’histoire du cinéma américain a marqué les habitants, mais aussi l’écart presque abyssal entre la vitalité, à l’époque, de cette bourgade marquée par la sidérurgie et son déclin aujourd’hui.

L’homme aux deux visages
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Ainsi démarre un voyage dans le monde de Michael Cimino, cinéaste épique et violent, en partie détruit par Hollywood mais également par ses rêves de grandeur. Un voyage qui prend la forme d’un requiem pour une Amérique et un cinéma disparus. Un voyage où l’on peut croiser Quentin Tarantino, fin connaisseur des films de Cimino, mais aussi et surtout, deux personnages qui se livrent à une sorte de ping-pong dialectique, James Toback et Oliver Stone.

Le premier, scénariste et réalisateur, fait preuve d’une certaine empathie envers la figure de Michael Cimino et le dépeint comme un génial inadapté brisé par l’échec monumental de La Porte du paradis. Le second, qui fut coscénariste de L’Année du Dragon, se montre plus critique envers Cimino, mettant peu à peu l’accent sur le potentiel d’auto-destruction du personnage.

Quête d’un idéal
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Entre ces deux pôles, Jean-Baptiste Thoret slalome élégamment, parcourant simultanément l’Amérique et la courte filmographie de Cimino (seulement sept longs-métrages). Comme dans We Blew It, Thoret témoigne de son amour du paysage américain qu’il filme en longs travellings, pendant lesquels résonne la voix de Cimino. Ses propos avaient été recueillis par Thoret, au début des années 2010, au cours d’un voyage dont le parcours avait été spécialement concocté par le cinéaste américain pour le cinéphile français. Un voyage initiatique dont Thoret reparcourt les étapes tout au long de Michael Cimino, un mirage américain.

L’ensemble est à la fois passionnant et funèbre, habité par les fantômes d’un idéal fordien (Ford était le modèle de Cimino). Un idéal dont Thoret sait qu’il appartient au registre du mythe mais qu’il se plaît à poursuivre à l’intérieur d’une quête dont la beauté réside justement dans sa vanité et sa mélancolie. (Les Inrocks)

France Musique, Ciné tempo. Thierry Jousse consacre également son émission du 15 janvier à la musique des films de Michael Cimino.

Avec les compositions de Stanley Myers (Voyage au bout de l’enfer), David Mansfield (La porte du paradis, L’année du dragon, Le Sicilien).

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LIRE AUSSI :
Michael Cimino, un mirage américain, l’excellent road movie de Jean-Baptiste Thoret

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Michael Cimino et Isabelle Huppert présentent La Porte du Paradis

Octobre 2012. A l’occasion du festival Lumière 2012, Michael Cimino et Isabelle Huppert sont venus présenter devant 5000 personnes La Porte du Paradis, film de clôture du festival. C’est la première fois depuis 33 ans que Cimino parle de son film.

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Michael Cimino à La Filmothèque du Quartier Latin

23 février 2013

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Michael Cimino présente Heaven’s Gate

Le Capitole, Lausanne, 19 juin 2014.

Michael Cimino présente avec une émotion non dissimulée la version enfin restaurée de son film Heaven’s Gate (La Porte du Paradis). En préambule à la soirée, Sylvie Wuhrmann, directrice de la Fondation de l’Hermitage, annonce l’exposition « Peindre l’Amérique. Les artistes du Nouveau Monde (1830-1900)  » qui s’est tenue du du 27 juin au 26 octobre 2014.

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Isabelle Huppert parle de "La Porte du Paradis"

2016. Cimino mort le 2 juillet 2016, à Los Angeles, à l’âge de 77 ans. Devant les caméras de TCM Cinéma, Isabelle Huppert revient en détail sur le tournage de La Porte du Paradis.

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VOIR AUSSI : Entretien avec Isabelle Huppert, 29 août 2016.

J’ai donné voix à Isabelle Huppert, qui prend la parole longuement pour raconter comment Cimino l’a emmenée en stage dans une vraie maison close du Wyoming, afin qu’elle se prépare pour son rôle de tenancière de bordel dans La Porte du paradis. Tout ce qu’elle dit est vrai, sauf que ça fait trois lignes dans le bonus de l’édition DVD. J’ai donc amplifié son récit, je l’ai "amélioré", j’y ai ajouté des détails, sans lesquels aucune histoire n’existe. J’ai pris un plaisir immense à rendre plausible son témoignage, à faire vivre Isabelle Huppert comme personnage de roman ! Yannick Haenel (à propos de son roman)

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L’Ouest, le vrai. Autour de la sortie du film "Heaven’s gate" en version non expurgée

France Culture, Tout un monde par Marie-Hélène Fraïssé, 26 février 2013.


"La porte du paradis" (1981), de Michael Cimino.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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Avec :

Michael Cimino, réalisateur "maudit" de Hollywood, à la suite de ce film hors normes, racontant la Johnson County War de 1889, au cours de laquelle une association d’importants éleveurs du Wyoming (cattle barons) forma une milice de mercenaires pour poursuivre, voire abattre les fermiers immigrés, accusés d’être des voleurs de bétail — prétexte pour affirmer le contrôle des grands éleveurs sur un espace que les nouveaux immigrants pouvaient leur disputer. La violence des scènes du film, qui illustre la façon dont s’est constituée, selon Cimino, la nation américaine en s’éloignant de l’idéal démocratique, scandalisa Hollywood qui boycotta durablement Cimino...

Jacques Portes, historien de l’Amérique du Nord, auteur notamment de Le paradoxe américain : idées reçues sur les Etats-Unis (éd. le Cavalier bleu)

Yves Figueiredo, Maître de conférences, Université Paris-Sorbonne (Paris IV) , spécialiste de la construction du territoire nord-américain et de l’idée de « Wilderness »

France Culture

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La porte du Paradis, de Michael Cimino : la fin des illusions

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France Inter, Affaires sensibles par Fabrice Drouelle, 19 octobre 2016.

Aujourd’hui dans Affaires Sensibles, La Porte du Paradis de Michael Cimino ou la fin des illusions de Hollywood.


Isabelle Huppert et Michael Cimino pendant le tournage de son film "La porte du Paradis".
© Getty / Sunset Boulevard. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Avec, en 2ème partie, Anne-Marie Bidaud, historienne, spécialiste du cinéma américain.

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Le 2 juillet dernier, nous apprenions la mort du cinéaste américain Michael Cimino. Au milieu des hommages et célébrations, un sentiment de regret dominait. Car le réalisateur laisse derrière lui une carrière controversée. Il suffit de compter : en quarante ans de carrière, Cimino n’a réalisé que sept films. Pourtant, au cœur de cette trop courte filmographie, se glissent deux oeuvres immenses, à la trajectoire inversée. Autrement dit : Voyage au bout de l’enfer et La Porte du Paradis, dont on peut dire qu’ils comptent parmi les films les plus importants du cinéma américain de ces quarante dernières années.

Curieux, mystérieux, secret, Cimino incarne le mythe du génie maudit. Cette légende noire s’est construite avec son film La Porte du Paradis, l’une des plus grandes catastrophes industrielles de l’histoire du cinéma. On connaît ces légendes qui peuplent la chronique du septième art : ces récits de tournages cauchemardesques, desquels naissent ou meurent, les chefs-d’œuvre. Mais ici, point d’ouragan pour détruire les décors, pas d’acteur qui se blesse ou d’arrêt de tournage imprévu. Non, là, il n’y a qu’un réalisateur et son désir, son souci, sa folie du détail, du réalisme et de la précision.

Or, La Porte du Paradis, c’est justement le film de la rupture. De deux mondes qui s’écroulent. Celui du Nouvel Hollywood d’abord, cet âge d’or du cinéma américain des années 70, qui a sacré le réalisateur roi et permis l’essor d’une génération de cinéastes à la créativité inédite… Une période bénie à laquelle La Porte du Paradis met symboliquement fin car son échec historique servira d’alibi pour une reprise en main des studios hollywoodiens. L’autre rupture, c’est celle d’une certaine idée de l’histoire des Etats-Unis, du mythe de la conquête de l’Ouest, à laquelle Cimino s’attaque. Sans concession, il tend le reflet insupportable d’un pan de l’histoire de son pays.


« La porte du Paradis » de Michael Cimino avec Kris Kristofferson et Isabelle Huppert.
© Sipa. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Sur les films de Cimino et ses dernières interventions publiques,
VOIR : Yannick Haenel, Tiens ferme ta couronne. Littérature et cinéma [1].

Michael Cimino est mort le 2 juillet 2016 alors que Yannick Haenel était en train d’achever son roman...

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