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Flashback : “Pour De Kooning” par Philippe Sollers

artpress n°11, octobre 1977

D 23 décembre 2021     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Whose Name Was Whit in Water, 1975, huile sur toile, 193 x 223 cm .
© The Solomon R. Guggenheim Foundation / Art Resource, New York, dist. Rmn-Grand Palais /
The Willem de Kooning Foundation.
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“Pour De Kooning”. Par Philippe Sollers.

Archive : artpress n°11, octobre 1977.

En 1977, le musée de Grenoble, puis la galerie Templon présentèrent une exposition de peintures et de sculptures de Willem de Kooning. Philippe Sollers rendit visite au peintre et écrivit ce texte publié dans notre numéro 11 d’octobre 1977. À l’heure où quelques chefs-d’œuvre de De Kooning sont à nouveau visibles à Paris dans l’exposition Soutine/De Kooning, la peinture incarnée au musée de l’Orangerie (cf. notre numéro 492), nous avons eu envie de redonner à lire ce texte qui est aussi à sa façon un petit chef-d’œuvre.


art press 11, octobre 1977.
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Il y a une insurrection de la peinture du Nord tournée vers l’océan s’en allant au vide, une aventure de l’extrémité de toute forme captée à la fin du geste dans le pays-bas des couleurs.

Bosch, Bruegel, Rubens, Rembrandt, Van Gogh, et même le calcul silencieux pincé de Mondrian, et le passage à l’action de l’acte de De Kooning. Ce ne sera jamais italien ni latin ni grec, ni français, ni géométrique d’une façon juridiquement éclairée. Le coup de feu qui met fin à l’explosion de Van Gogh, à ces “paysages qui montrent leur chair hostile / la hargne de leurs replis éventrés / que l’on ne sait quelle force étrange est, d’autre part, en train de métamorphoser” (Artaud), devait passer de l’autre côté de l’Atlantique, aborder une table d’horizon rase, une multiplication décalée.

II y a un antagonisme entre d’un côté l’arrangement sublime, éthéré, encadré, vierge, angéliquement frontal et mousseux, musculairement ronflant des icônes méditerranéennes, entre leur platitude arrondie, abstraite, s’idéalisant en vue de plafonds et coupoles, et le soupçon maintenu et continué, préhistorique et moyenâgeux, dérobé et morcelé, des Flamands et des Hollandais qui, eux, n’ont pas voulu ou pu atténuer la coupure ancienne du Testament, et pour cause.

Qu’il s’agisse de tentations, de carnavals, de rondes de nuit ou de fiancées juives, d’autoportraits ou de cavaliers ; de jugements de Pilate ou de suicide de Saül, en passant par la Parabole des aveugles (cette guirlande de cas cliniques exorbités que De Kooning a précisément retracée) ; qu’on passe de champs de blé à corbeaux au conflit de l’horizontale et de la verticale par-dessus des paysages et clochers pour en arriver au boogie-woogie par pastilles en blocs des cités ; qu’on vomisse une toile ou au contraire qu’on l’efface, qu’on fasse transparaître l’allusion hallucinée ligne-toile dans l’excès d’une couleur qui semble se retourner dans son extinction fibrée, c’est toujours la même force convulsive catastrophique qui se profile dans le visible, touchable, saisissable, dessinable, peignable, sculptable, volumable, la même impossibilité affirmée.


Willem de Kooning, à gauche, Femme Accabonac, 1966, huile sur toile, 200,7 x 89,2 cm ; à droite, Femme II, 1952, huile sur toile, 149,9 x 109,3 cm
© Whitney Museum of American Art / The Willem de Kooning Foundation.
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Regardez la Pie sur le gibet, le tableau que lègue Bruegel mourant à sa femme ; ou Abraham recevant les anges à sa table, de Rembrandt, avec couteau dans la main face aux garçons ailés qui sont venus le tester ; ou encore cette apocalypse sur place de Rubens, le Martyre de saint Liévin, cafouillis d’armes, de bras, de chevaux cabrés, d’enfants, de surplis, où un forgeron farouche à crête de boucher rouge donne dans des tenailles la langue arrachée du saint à un chien. C’est bien “l’oreiller de chair fraîche” de Baudelaire, “où la vie afflue et s’agite sans cesse, comme l’air dans le ciel et la mer dans la mer”.

En effet, c’est une question de marée.
Marée s’oppose à Marie : que si la vierge ne meurt pas, la mort puisse s’appeler la vierge, la mère-vierge ou plus sombrement la trônante, sûre de sa loi comme de toute stabilité, c’est une évidence qui a mis du temps à percer. Dans la méditation de la terre par années, sans cesse pleine et sans marées, la grande mère cadre, juge et commémore ce qui doit rester amarré. Les gens du nord et de l’Atlantique ne s’y sont pas faits. Et comme cette histoire devait déboucher sur des entassements de plus en plus rapprochés de charniers, ils ont été voir ailleurs si l’espace, comme le pressentait Turner, ne pouvait pas comporter de l’inachevé, un coude, un tournant, une aspiration de raté, bref un autre calendrier moins lunaire, fondé non pas sur le retour et le cycle mais sur la répétition maniaque d’un écart spasmé.

Comme s’il y avait une gêne italienne qu’il était très difficile de génitalement démasquer.

Italienne, grecque, égyptienne, espagnole, portugaise ou midi-française. Arabe ou byzantinée. Avec la permanence, là, de la femme comme hyperbole toujours adorée. Sont-ils assommants avec leurs modèles, leurs amours courtois, le celte repris en Provence, et encore une fois l’ânerie de l’exubérance stéréotypée, c’est-à-dire catalane, comme si le monde était fait pour aboutir à Picasso ou Dalí, cornes de taureaux-comédie, au grand peintre et à sa muse tombée en épouse, à l’art pompier pour reproductions et cadres, aux mythologies bassement ruminées. Madame, Bacchus agenouillé, délire de Narbonne, soi-disant catholicisme, communisme ou ésotérisme, tout se tient, tout est navrant de vulgarité. Pauvre Cézanne, pauvre Matisse, comme vous avez été encubés, surréalisés, académisés. Toujours la vieille lune du mythe solaire, baigneurs ou baigneuses, danse, musique, idéal de l’espace-harmonie réconcilié dans la volupté, et on finit dans le chignon de Picasso, face et profil, réinstitution de l’idole, genre manucure ou coiffeuse, tout Picasso est un immense et froid chignon de cheval, ce serait facile à prouver.

Donc, Cézanne en avait assez de la Montagne Sainte-Victoire, il commençait à l’aquareller et à l’estomper. Matisse, lui aussi, aurait bien voulu s’exiler : il rêvait d’Océanie, de chapelles. Simplement, ils avaient compris que, de ce côté-ci, c’était fini. Et l’histoire ne les a pas démentis. Comme d’habitude, elle a déplacé les chances de la vérité : pour un moment, bien sûr, car il n’y a pas de raison que l’art pompier ne devienne pas planétaire. Mais suffisamment pour y voir plus clair sur deux ou trois questions-clés.


WOMAN, I, SPRINGS, 1961.
Huile sur papier avec photocollage.
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Comment faire crier à la peinture qu’elle ne saura jamais parler ? Comment attraper ce drame du retard de la parole sur elle-même engorgée en matière, sinon en donnant l’illusion que la nature en train de devenir chair ne s’écrit en traits et couleurs que pour signer l’envers où la chair devrait se faire verbe ? En un sens, De Kooning fait comme les autres : il n’arrête pas de signer. Sauf qu’il incorpore sa signature à sa peinture (action-painting, ça s’appelle) de telle façon qu’il a l’air de s’en traverser. Il commence à se dessiner de très près les muscles du cou devant un miroir : le voilà projeté dans une série infinie de femmes, les plus cruelles que l’on ait jamais découpées. C’est Lilith, dit-il, en riant d’un drôle de rire. On fait ça depuis la Mésopotamie ou la préhistoire. Conjuration de l’idole couverte de crânes, renflement de l’origine qu’on enterrera pour mieux la fixer. Mais les “girlies” de De Kooning, elles, passent vite de haut en bas ou de droite à gauche, avec leurs têtes mutines de mort, leur sourire idiot carnassier, leur harnachement érotique gras montrant le trou du squelette. Elles sont bêtes et irréfutables comme l’idée même de société. Publiques, publicitaires, désacralisées et télévisées, elles partent de la consommation de leur bouche pour se voir rentrées-violées dans l’espace qu’elles appellent à perpétuer. Lèvres tubes, os du crayon muet, voilà les têtes collées à des troncs-poitrails de palette bleue ou jaune, avant qu’elles soient noyées, jambes ouvertes, dans les paysages multipliés où il n’y a que ça à voir : le rien à voir de la gratuité de l’espèce aux bords de son souci de planète, l’éclatement de l’avoir, l’aveu que le voir se fait dans le fait de voir à côté.

De Kooning dessine souvent les yeux fermés : preuve que ce qu’il faut dépasser est aussi bien l’huile-viande-terre-mer-nuages-végétation externe que le fusain psychique intérieur. D’où la proposition : “content is a glimpse”, le contenu est un éclat entre deux mondes, un flash, le coup de sens de l’obscurité dégagée.

En même temps que cette immémoriale, terrible et vaudevillesque affaire de la femme (c’est-à-dire de toute cette histoire d’histoire d’art), il tente des crucifixions. Mais il n’y arrive pas. Question : à partir de quoi, en effet, des peintres ont-ils pu autrefois représenter cela à distance ? Étrange capacité pour le compte d’une mère comblée. Quand on va se croiser soi-même sur une surface qui ne dépasse pas votre taille ni les bras écartés, quand on essaye ce geste du renversement génitalisé, cette dé-gestion all over non-environnée, il faut croire qu’on ne saurait prendre facilement la place dans l’imaginaire de celui qui a montré dans le réel à quoi tout ça arrivait. “Beaucoup de tremblement mais pas de peur”, dit De Kooning (qui aime Kierkegaard). Et à propos des Lilith : “je crois qu’elles m’aiment” (silence et rire), “peut-être davantage que je ne les aime”.
La concentration dans le geste, depuis les yeux fermés jusqu’à l’au-delà de l’horizon du cerveau toilé, entraîne une “crucifixion” invisible explosée — fond femme chair sang couleur paysage et passage de l’exposition érotique comique monumentalisée.
II s’agit de faire tenir un trou où tout se saisit, juste à temps avant sa calcination, son effondrement direct sexuel lâché, débordé.


Willem de Kooning, à gauche, Lumière de l’Atlantique Nord, 1977, huile sur toile, 202,5 x 117 cm © Stedelijk Museum, Amsterdam / The Willem de Kooning Foundation ; à droite : la Visite, 1966-67, huile sur toile, 152,4 × 121,9 cm © Tate, Londres, Dist. RMN-Grand Palais / Tate Photography / The Willem de Kooning Foundation

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Le corps tenu à bras le corps ressort comme rapt signé. De Kooning a construit son atelier en pleine forêt comme un bateau, quai, cales, docks, pont, passerelles obliques d’où il plonge sur ses chevalets. II garde sa peinture humide, la recouvre de papier journal qu’il sait parfois glisser sur elle pour la “shifter”, lui donner une transversalité faillée. Son utilisation du “liner”, pinceau de colleur d’affiches, se tord d’un poids agressif léger. II montre que c’est difficile à faire tenir, qu’il n’y a du voyable que par acte de la volonté, il cherche à sculpter sa peinture c’est-à-dire à la retrouver après son immersion à plat dans les traits. Le signé représente un nom pour un autre nom surincorporé. II n’est pas comme n’importe qui doublé par son nom, il le redouble. D’ailleurs, il ne signe plus, en plus, et, comme l’inconscient, oublie de dater. En mer, les jours, les tableaux, rentrent les uns dans les autres : la répétition qui s’opère n’est pas une répétition de peinture (comme chez les autres Américains) mais dans la peinture. Ou plus exactement le répété est tellement répété et différent du répété qu’il n’y aura jamais assez de répétition pour ce qui est ici répété : pas le sujet mais la signature du sujet tirant le sujet, dans tous les états du contre-signé surnommé.
Les sculptures de De Kooning ne sont rien d’autre que son unité de geste-pinceau matérialisée, de même que ses dessins en sont les fractions effritées. Racines, membres, implorations et invocations, appels ou rejets, mandragores boueuses noueuses. Les lithos signifient que l’idéation est graphée en dehors d’une idée d’ensemble. Au commencement était le vide : les peintures sont ce qui tombe et reste de la traversée.
Suburb in Havana (1958), Door on the River (1960), s’il faut citer deux “chefs-d’œuvre”.

Les touches tassées, compressées, violentes, tranchantes, tâtent le volume à sa source, le répandent, l’emportent dans un sacrifice écrasé. Comme si un bras avait poussé hors du cœur pour aller faire poing dans l’espace ligne en couleur : ce n’est pas la main ni le poignet ni l’épaule, mais le torse entier qui est allé percuter son double à travers seins jambes fesses surmontées d’un rictus de mort alléchante ; pas le souffle non plus mais le choc-tissu du chaos hors-gaines, court-circuit, attaque au fétiche bloqué en miroir.

Le tout avec arbres, rivières, herbe, océan, tempête, soleil, croissance et protestation, tout ce qu’on voudra, la question évidemment n’est pas là.
L’humour met le souvenir éternel de la faute en connexion avec tout.” (Kierkegaard)
Pieuvre, houle pétrifiée de quarks, plans d’incertitudes, chutes, paquets, façades, déluges, Uccello, tableaux sur tableaux. Dies irae. Dreyer.

Taille moyenne, yeux gris verts nets, cheveux blancs, mobile, souple, inquiet, détendu, bondissant, électrisé, froid, très calme. Gestes pour éloigner, repousser, tirer, rejeter de la main, jeter la main et l’espace au loin, suggérer la tension, la frontalité, les poulies, les cordes, mais aussi la brume, le délicat, les éclaboussures.
Les anges de Tintoret plongeant comme des pierres, à la renverse.
Screams of Children Come From Seagulls (1975), Whose Name Was Writ in Water (1975), Untitled X (1976), Untitled XX (1976).

II pleut sur Long Island et le South Oaks Hospital. Petite chambre, petite peinture cercle zen sur la table offerte par le médecin japonais. II dessine. “Je regarde le tapis.” II voudrait faire une fresque. “Deux hommes dans un paysage, deux marins ? … Comme vous deux, là, l’un assis droit, l’autre la tête appuyée… Un homme fendant du bois ? … Un coup de hache…
Un baiser de la main, en partant.
Laisse le possible à ceux qui l’aiment.” (Bataille)

Philippe Sollers

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Archives A.G.
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Pêcheur de palourdes, 1972. Bronze.

Crédit art press

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1 Messages

  • Pierre Vermeersch | 24 décembre 2021 - 19:13 1

    A travers sa rhétorique, Philippe Sollers fait preuve d’une référence topologique implicite lorsqu’il évoque « la concentration dans le geste [de De Kooning), depuis les yeux fermés jusqu’à l’au-delà de l’horizon du cerveau toilé » et « le choc-tissu du chaos » rencontré dans le tableau de De Kooning. En effet les yeux fermés, le peintre focalise son geste sur le chiasme phénoménologique touchant/touché du tact, qui l’oriente en intension vers l’infini actuel. Cet infini recouvre l’infini potentiel en extension lorsque le peintre porte son regard sur sa touche. Ainsi par ce recouvrement il accède à « l’au-delà de l’horizon » de l’infini potentiel, le point-trou du plan projectif, point de torsion moebien qui est au principe de sa texture : « le choc-tissu du chaos » ; « le cerveau toilé » en est ainsi le sujet de l’acte. La projection de cette texture sur les deux dimensions relève de la géométrie fractale : l’attracteur étrange de Mandelbrot. Le « choc-tissu », c’est le contact du pinceau sur la toile, d’où surgit le sujet déchaîné : « cerveau toilé ».

    Voir en ligne : http://theoriedelapratique.hautetfo...