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Paradis Vidéo (épisode 4) : Jean-Paul Fargier raconte (suite)

Ironie N°212, Janvier/Février 2022

D 2 décembre 2021     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Suite de l’entretien précédent avec Jean-Paul Fargier et Post-scriptum.


Ironie N°212, Janvier/Février 2022.
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Ironie  : Après cette création à Paris, précédée de deux avant-premières à Orléans et à Belfort, Paradis Vidéo a été donné dans plusieurs autres villes de France et à l’étranger. Pourrais-tu nous parler des différentes étapes de cette tournée ? Quelle fut la première ? La dernière ? Et entre ces deux points , les lieux précis qui ont invité Paradis Vidéo ?

J.-P. F. : Quelle fut la première ville à demander Paradis Vidéo ? Je suis incapable de le dire. Ni à quelle date, ni si elle était déjà prévue avant la création ou si l’invitation nous a été lancée après quelques semaines ou quelques mois ? Pas de traces ordonnées, nulle part, de cette tournée, qui, peu à peu, nous amena à nous transporter, Sollers et son texte, Danielle et moi et nos images, dans une douzaine de lieux, que voici, en vrac, tels que je les ai déjà listés dans des récits antérieurs : Rennes, Saint-Etienne, Cannes, Lyon, Tourcoing, en France : New York, Genève, Milan, Rome, Bruxelles, Liège, Madrid, Saint-Sébastien. Huit et huit, drôle de hasard... comme un écho à un segment du texte lu par Sollers : huit debout et puis couché... deux fois l’infini... au moment où Tel Quel s’arrête (au Seuil) et ressuscite (chez Gallimard) sous le titre L’Infini. Parfois, quand je liste les lieux où Paradis Vidéo s’est épanoui, je mentionne Jérusalem, mais c’est un abus, c’est par excès, comment dire, de ce mouvement épiphanique. À Jérusalem, où j’avais suivi Sollers au Salon du Livre afin de profiter de sa présence en Terre Sainte pour réaliser avec lui un parcours biblique, qui donnera le film Sollers au pied du mur, il y eut bien effectivement une lecture de Paradis par Sollers devant un public (d’une trentaine de personnes) mais sans les images produites pour Paradis Vidéo. J’ai filmé celle lecture et on la voit dans Sollers au pied du mur. La rosace des huit images y brille par son absence. Comme en négatif. C’est un Paradis Vidéo de moins, selon la formule que j’ai forgée en désignant Méditerranée, dans Vers le récit rouge, comme un « film de moins », concept qui plaisait beaucoup à Sollers (qui me l’a écrit). Donc, oui, Jérusalem comme couronnement ou plutôt couronnement négatif de la tournée de Paradis Vidéo. Et puis si, couronnement , mais de toutes les lectures de Paradis effectuées par Sollers devant un public, avec ou sans images concomitantes. Couronnement à cause du lieu doublement paradisiaque : Jérusalem et à Jérusalem la chapelle du couvent des dominicains. et dans cette chapelle l’autel. Sollers. invité à lire depuis le pupitre, depuis l’ambon d’où se font au cours des messes les lectures (des extraits de l’Ancien et du Nouveau Testament, épîtres, évangiles), avait exigé de poser son Paradis sur l’autel, et il a obtenu de lire son épître de saint Philippe, son évangile supplémentaire, debout derrière l’autel « face au peuple ». Donc oui quand même, 17. Jérusalem peut être compté comme l’ultime séance, le point de fuite, d’échappement, de fusion en gloire, de Paradis Vidéo. En comptant les 4 séances ayant eu lieu à Paris, déjà énuméré une fois et la deuxième séance à New York, 17 + 4, on arrive au chiffre 21.
L’impossibilité de recréer à Jérusalem le dispositif du cercle d’images (auréole, trou, rosace, ou encore oreille ou tympan comme Sollers interprètera cet anneau une fois dans l’entretien que j’ai fait avec lui pour le petit catalogue de notre passage à Genève), cette impossibilité explique bien à quel point chaque séance de Paradis Vidéo n’était possible que lorsqu’un certain nombre de solutions matérielles étaient réunies. Pour montrer huit images, il faut disposer de huit écrans (téléviseurs ou moniteurs) et huit magnétoscopes (gros lecteurs de format Umatic) et au moins d’une caméra. J’amenais, pour ma part, les 6 cassettes, un paquet assez volumineux vu la taille des cassettes, la petite Paluche et le Coloriseur, deux instruments légers, faciles à transporter. Pour le reste, c’était du lourd. Il fallait aussi que le lieu invitant construise une architecture de supports capables de disposer dans l’espace les huit écrans. Tous ces préalables requis expliquent que la tournée ait atterri seulement dans seize villes, avec à chaque fois des tours de force divers pour réunir les instruments nécessaires au spectacle. Soit les lieux disposaient déjà de ces moyens, soit ils devaient les louer, et trouver les techniciens capables de procéder à leur mise en place sur la scène, leur sustentation dans l’espace. Il n’y eut donc guère que des institutions culturelles (maisons de la culture, festivals vidéo, théâtres) qui se portèrent acquéreur du spectacle. A l’exception de quelques séances prises en charge à titre individuel par des francs-tireurs sollersiens. Voyons ça en détail.

La première séance après celles du Centre Pompidou fut peut-être (en l’absence de preuves, j’en fais le pari) : Rennes. Organisée par Alain Bourges, un de mes anciens étudiants de cinéma et vidéo à Vincennes, et par Joël Benzakin, étudiant en lettres à Rennes, qui animait une revue d’art contemporain, la séance s’est déroulée dans un des lieux du Cercle Paul Bert, une grosse institution laïque de la ville, qui gérait entre autres une ancienne chapelle de couvent (expropriée en 1905 par le petit père Combes). Alain Bourges, après la fin de ses études à Paris VIII, avait fondé au sein du Cercle Paul Bert, que dirigeait son père, un atelier de création vidéo, mis sur pied un colloque sur le cinéma (et la vidéo) auquel j ’avais participé en traitant des rapports entre Paik et Godard ; il avait fondé un festival vidéo et enseignerait bientôt la vidéo (et le cinéma) à l’Ecole des Beaux-Arts de Rennes. A cause de toutes ces prédispositions, il me semble qu’il avait manifesté rapidement le désir d’inscrire Rennes non seulement à la suite de Paris mais aussi d’Orléans et de Belfort où s’activaient des amis ayant le même profil que le sien, pour monter une séance de Paradis Vidéo. À quelle date ce fut effectivement fait ? Je dirai au printemps 1982. Beaucoup d’étudiants dans la salle, attirés par Joël Benzakin et sa revue, aujourd’hui introuvable. Tout s’est bien passé, et le débat après le spectacle fut sans doute (je n’en ai aucun souvenir) mouvementé. Le repas qui suivit, fort chaleureux. Comme d’habitude (c’était déjà une habitude). Je revois à ce repas Dominique, la sœur d’Alain, qui vivait en couple avec Joël (et leur amour dure encore, je le sais parce que nous nous rencontrons tous les ans). Ce détail intime pour dire que le destin de Paradis Vidéo a souvent reposé sur des liens affectifs, amicaux et familiaux.
Et après Rennes, qui ? Où se produit, et grâce à qui, la deuxième étape de Paradis Vidéo en province ? Lyon, peut-être. Allez, disons Lyon, parlons de l’ELAC et de Georges Rey. Georges Rey, cinéaste expérimental puis vidéaste, animait une galerie d’art, créée par la ville de Lyon en plein cœur de la gare de Perrache. J’y suis allé souvent pour visiter ses expositions, surtout quand il s’agissait d’œuvres vidéo, et d’en rendre compte dans mes articles dans les Cahiers du Cinéma (dans Le Monde aussi plus tard). C’est dans cette galerie que j’ai découvert en particulier les portraits américains de Joan Logue (John Cage, Merce Cunningham, Robert Rauschenberg... et elle-même en compagnie de sa mère). Après quoi, je la ferai inviter au Festival Vidéo de Montbéliard où elle tournera des portraits de gens du cru (boulangère, boucher, garçon de café, passante) puis, quelques mois plus tard, d’artistes et intellectuels parisiens (Boulez, Doisneau , Sollers, Kristeva, Novarina, Maurice Roche, les Desanti , et d’autres) pour le Centre Pompidou. Je ne sais avec certitude qui a invité Paradis Vidéo à Lyon, mais ce ne peut être que Georges Rey. Mais où ? Pas dans les petites salles du premier étage de la gare mais dans un cinéma, très art et essai, situé à deux pas de la gare. Je me revois faisant quelque chose dans cette salle, dont j’ai oublié le nom, et ce ne peut être que Paradis Vidéo.

La troisième étape sera également cinématographique. Il s’agit du Festival de Cannes 1982. L’initiative en revient à Jacques Poitrenaud qui dirigeait les section parallèles (Semaine de la Critique, Un certain Regard) coiffées par la SRF, Société des Réalisateurs Français. Poitrenaud avait vu le spectacle au Centre Pompidou et il avait été très impressionné par sa proposition tant littéraire que vidéographique. Et il l’a inscrit, avec autorité, au programme du Festival de Cannes. Comme une sorte d’ovni. On a joué dans un cinéma, où l’on a monté notre dispositif de 8 écrans sur une scène assez étroite, entre deux séances d’Un certain Regard. Je me souviens que juste avant qu’on commence Daniel Sibony s’est pointé pour dire à Sollers qu’il ne pouvait assister à sa performance parce qu’elle tombait pendant la projection officielle du film d’Antonioni en compétition Identification d’une femme, mais qu’en revanche il dînerait volontiers après avec nous, si nous lui donnions l’adresse. Sollers, un peu outré par ce culot, lui a répondu qu’il saurait, avec le flair qu’il avait, nous trouver. Et je crois bien qu’il nous a trouvés. Y a-t-il eu quelques échos dans la presse de cette étrange séance non cinématographique ? Je ne sais. Mais on a fait, j’en suis sûr, salle comble. Au point même de refuser du monde et d’envisager une deuxième séance. Qui n ’a pas eu lieu. Trop difficile à monter après le démontage rapido de la structure scénique, les projections de films ayant repris sans tarder.
La suite de la tournée nous propulsa dans un autre festival de cinéma. En Espagne cette fois, début septembre : à San Sebastian. J’avais à Paris VIII (qui avait été transplanté brutalement de Vincennes à Saint­ Denis, par Chirac, maire de Paris, et Alice Saunier-Seïté, ministre des universités de Giscard) une étudiante basque espagnole, Guadalupe Etcheveria. Elle suivait mes cours d’art vidéo, m’entendait parler de tel ou tel festival (Locarno, La Haye, Montbéliard), et fut prise d’envie d’en créer un en Espagne. À San Sebastian plus précisément, pendant son Festival de Cinéma, dont elle connaissait bien plusieurs responsables. Elle me demanda des conseils en programmation. Je lui glissais quelques noms d’artistes à inviter et mis dans la liste Sollers et sa lecture entourée d’images. Banco. Une belle salle, des moyens techniques magnifiques, un public affûté par ces curiosités envers les possibilités ouvertes de l’image électronique. Sollers se lança pendant une heure dans son texte fleuve au milieu du clignotement de sa rosace inspirée par ses mots, tous ses mots. Dans le public, il y avait Joan Logue, Bill Viola, Bob Wilson, Steina et Woody Vasulka, Marie-Jo Lafontaine, et bien autres artistes vidéo fameux que Guadalupe avait pu inviter grâce au gros budget que le Festival de Cinéma lui avait attribué. Impact énorme. On est allé dîner ensuite, je m’en souviens dans un restaurant de spécialités basques, où Sollers a commandé « en espagnol », ravi de retrouver des ambiances qu’il avait partagées avec son amoureuse d’Une curieuse solilude. Je me souviens aussi que lors d’une longue promenade sur la plage, il m’avait confié qu’il était en train de terminer un roman dans un nouveau style, très éloigné de celui de Paradis, avec un sujet qui en ferait certainement un best-seller rivalisant avec les succès d’une Françoise Sagan par exemple. J’avais tenté de lui faire dire le titre de cette œuvre. II avait esquivé. Ce serait une surprise, une énorme surprise. Comme jusqu’alors presque tous ses livres s’avançaient sous un seul nom (Drame, Lois, Nombres, Paradis) j’avais essayé plusieurs noms, qu’il écartait en souriant amusé. Je n’avais pas dit Femmes. Qui serait effectivement, on le découvrirait en janvier 83 sur la couverture blanche et rouge des éditions Gallimard qu’il venait de rejoindre après avoir quitté avec fracas Le Seuil, le litre de son plus gros roman (570 pages) et, comme annoncé, son plus grand succès (plus de 300 000 exemplaires). La dédicace de mon exemplaire, que Sollers m’avait invité à venir chercher chez Gallimard, dans cette salle même où j ’avais signé en avril 78 les envois de presse de mon Atteinte à la fiction de l’État, porte la date du 24/1/83. En partant j’ai croisé Julia, qui a claironné en riant quelque chose comme : « Bon il y a les Femmes mais voici la Femme. »

Le jeudi 2 décembre 1982, Paradis Vidéo était donné à Tourcoing. Au Conservatoire, précise quelqu’un qui a retrouvé la trace de cette séance. Je n’ai aucun souvenir de notre passage à Tourcoing. Mais puisqu’il a eu lieu, je pense que c’est grâce au directeur du Musée d’art moderne, prénommé Gilbert, pour lequel Danielle Jaeggi venait de réaliser Tout près de la frontière, un court-métrage en forme de journal vidéo d’une femme enceinte. C’est dans la foulée de cette collaboration que l’invitation à Paradis Vidéo fut lancée. Pourquoi au Conservatoire et pas au Musée ? Parce qu’au Musée il n ’y avait pas de lieu assez grand, je suppose.

De là, on peut passer, dans notre liste, à Liège et à Bruxelles. Liège, où j’avais un ami, responsable à la Télévision francophone d’une émission sur la vidéo, Vidéographie, Jean-Paul Tréfois. Celui-ci m’avait permis d’aller faire, à la station de Liège, des effets d’incrustation (Sollers marchant sur la lagune vue d’avion avec des images de Venise incorporées par sa silhouette). II n’était que juste que nous allions lui rendre la politesse en réalisant le spectacle dans une salle de cette ville, et plus précisément au Palais des Congrès, où la RTBF avait ses bureaux et studio. Mais quand ? Avant Bruxelles ou après ?

À Bruxelles, c’était pendant l’horreur d’une glaciale nuit. En février, je crois, de l’an 83 (mais peut-être aussi bien 82). Dans un théâtre de banlieue, pas chauffé, où les spectateurs se serraient les uns contre les autres en buvant du vin chaud. Ils étaient venus nombreux à l’appel du libraire qui avait organisé la venue de Sollers en juin 80 pour l’écoute intégrale (onze heures) de Paradis sur Radio Micro Climat. En même temps que les mots fusaient de la bouche de Sollers, qui accélérait pour se réchauffer, on voyait de la vapeur sortir de son « gueuloir ». Brr... Ce fut pourtant une soirée mémorable.

Bon qu’est-ce qu’il reste ?
Je n’ai pas encore parlé de New York. Point culminant de la tournée par son intensité dramatique. La performance de Sollers a eu lieu, en février 82, à la Kitchen, le temple de l’art vidéo (fondé par Paik et Woody Vasulka) une décennie plus tôt. Jack Lang avait patronné un voyage groupé d’une centaine d’artistes français qui allaient exposer pendant un mois dans les galeries de Manhattan. Catherine Ikam faisait partie de la première sélection de cette exposition géante, placée sous l ’autorité d’Otto Hahn. C’est elle qui a signalé au commissaire l’existence de Paradis Vidéo et nous a donc permis de monter dans l’avion. The Kitchen était comble de spectateurs assis par terre, quand Sollers a débuté sa lecture, entouré d’un cercle informe de moniteurs peinant à simuler un cercle. Mais l’attention était intense malgré que la plupart des spectateurs n’entendaient pas le français (pas plus qu’au Centre Pompidou la majorité du public ne décodait le sens des phrases d’Ashley). La musique, la musique. Et les images, scrutées alors, du coup, plus attentivement que jamais. Et soudain, une flamme s’élève du pupitre sur lequel Sollers tourne les pages de son texte. Une de ces pages a pris feu au contact de l’ampoule qui éclaire sa partition. La flamme grandit, se multiplie, Sollers s’arrête, ébahi, ravi. Voyant se réaliser, racontera-t-il plus tard, les premiers mots de Nombres : « Le papier brûlait ». Moi aussi, derrière mon Colorizer, je reste interdit. Quelqu’un se lève et renverse le verre d’eau sur les flammes. On peut reprendre. Le lendemain, nouvelle séance de Paradis Vidéo. Il y a autant de monde. Avant de commencer à lire, Sollers s’amuse : le miracle va-t-il se reproduire ? Eh non, les organisateurs avaient changé de lampe. Pendant ce séjour new-yorkais, qui a duré une semaine, nous avons eu de nombreux dîners, Sollers et moi, avec des artistes américains : entre autres chez Nam June Paik, chez Roland Baladi, chez Joan Logue, chez des amis de Catherine Ikam. Serge Daney , venu à New York pour réaliser un numéro spécial USA des Cahiers du Cinéma (auquel j’ai participé), s’est quelquefois joint à nous. Tous ces croisements, toutes ces rencontres, plaçaient Paradis Vidéo au cœur de l’agitation moderniste la plus effervescente de cette époque marquée par l’ascension au pouvoir en France d’un Président socialiste (le 10 mai 1981). L’Ambassade de France, dont Sollers connaissait le conseiller culturel, organisa une réception autour du grand écrivain français, auteur de Visions à New York (publié chez Grasset en janvier 81).
L’exergue de ce livre, que je rouvre aujourd’hui, est tiré des Préparatifs de noces à la campagne de Kafka. Elle prend une saveur particulière ici : « L’expulsion du Paradis est éternelle. Et la vie en ce monde est inéluctable. Mais la répétition éternelle de l’événement rend malgré tout possible que non seulement nous puissions continuellement rester au Paradis, et que nous y soyons continuellement en fait, peu importe que nous le sachions ou non. »

Restons encore un moment hors de France pour aller en Italie. Paradis Vidéo y est donné deux fois, à des mois de distance, à Milan et à Rome.
Milan c’est une opération commanditée par le psychanalyste Armando Verdiglione qui se prend pour Lacan. Il dispose de moyens financiers énormes et veut se faire accepter par les élites de France et d’Italie. Il fait sa cour à Sollers, et c’est dans cette perspective qu’il l’invite à performer Paradis au milieu des images, tel qu’il l’a vu à Beaubourg. Il a loué une salle, des téléviseurs, des magnétoscopes : ça marche. Dans la salle, Maria Antonietta Macciocchi, qui se trouve à Milan par hasard dit-elle et par hasard aussi dans le même hôtel que Sollers, Danielle Jaeggi et moi. Pendant le dîner, elle nous conseille, puisque nous voulons faire, Danielle et moi, un peu de tourisme en Italie, de débarquer à Panarea, une île éolienne où elle a une maison. On est avril, il n’y a personne, on trouve une brave femme qui nous cuisine un délicieux plat de pâtes au basilic, et on reprend le bateau pour Lipari, où je veux voir l’église et ses escaliers qui ont donné à Malaparte l’idée des escaliers de sa maison de Capri. Et on finit par atterrir à Capri, petit paradis.
De Rome, il me reste une photo où je suis en train de préparer l’architecture de la rosace, plus ovale que ronde, étant donné les supports (des chaises hautes, des tabourets) que le Festival Vidéo m’a procuré. Là aussi, pas de souvenirs du spectacle, mais des souvenirs de la réception qui le suit. On est invité, chez Jacqueline Risset, membre de Tel Quel et fameuse traductrice de Dante et son mari italien. Parmi les convives, il y a Moravia, accompagnée d’une superbe jeune femme. Mets et vins exquis, conversation rutilte, émaillée de quelques piques entre les deux géants de la littérature. Je me souviens alors qu’à Venise, pendant le tournage des images de Paradis, Macciocchi, hasardeusement croisée au Florian avait tenté de détourner mon caméraman et moi-même pour filmer un dialogue entre Sollers et Moravia, présent dans la Cité des Doges, qu’elle se faisait fort d’organiser rapidement. Sollers avait décliné. Mais cette fois à Rome, il fallait qu’il se mesure avec le maître italien. Il a commencé par faire un numéro de charme ; à l’escort girl du vieux romancier ; et ça s’est arrêté là. À chacun ses paradis, artificiels... ou transcendants.
De Madrid, je garde encore moins de souvenirs. Pas d’écrivains célèbres croisés là-bas. Je me demande même si on y est allé. Restent Genève, le 22 avril 83, Reims, le 28 mai de la même année, et, entre les deux sans doute, Saint-Etienne.
La séance à Genève s’organise grâce à un vidéaste que je connais bien, Alan Mac Cluskey, qui a présenté des oeuvres au Festival de Montbéliard. Il enseigne à l’Ecole Supérieure d’Arts Visuels de la Ville (où il m’a demandé de donner quelques cours). Avec le soutien de cette école, il a réussi à mettre sur pied une petite manifestation de deux jours qui se déroulera à la Salle Patino (financée par la Fondation Patino, le magna du zinc au Pérou). Le samedi 23 avril, je présenterai toute l’après-midi des œuvres de Nam June Paik de Bill Vola, d’Ed Emshwiller et de John Sanborn. La veille, le 22, Sollers, à 18 heures, rencontrera le public qui découvrira ensuite, à 20h30, Paradis Vidéo. Pour cet événement, Mac Cluskey a composé un joli petit livret, avec des photos, des textes, des bios, et un interview de Sollers par moi, réalisé pour l’occasion. Comme cela fait maintenant plus d’un an qu’il réitère cette performance, Sollers en produit une analyse particulièrement pertinente. Dont je voudrais extraire ceci (qui se greffe sur le titre de la vidéo que je venais de faire, Le Trou de la Vierge, dans la foulée de la tournée de Paradis Vidéo) :

« Étant donné que je suis un spécialiste... du trou, il me semble que la meilleure façon de faire sentir qu ’un cercle est troué est de mettre un corps au milieu d’un cercle et d’envoyer la voix avec toute l’énergie qui convient, afin de bien marquer qu’il n’y a ni cercle ni corps. C ’est la voix qui traverse tout ça. Autrement dit, là, la métaphore serait la forme d’une oreille, dont le tympan — le corps qui se trouve là présent — serait troué de l’intérieur par la voix.
L’oreille chinoise qui est dans
Paradis Vidéo est satisfaisante de ce point de vue, car le fait qu ’elle soit écrite avec des caractères chinois et des points d’acupuncture, donne à imaginer que les écrans vidéo représentent ces points d’acupuncture, qui réagissent sur tout le système nerveux du texte, et que d ’une façon assez spectaculaire, l’embouchure de l’oreille est la bouche qui parle. De même que l’autre a dit que l ’œil écoutait, il faudrait dire, là, que l’oreille parle.  »

Sollers a saisi l’occasion d’être à Genève pour visiter le Cyclotron du CERN, ce grand accélérateur de particules qui permet aux physiciens d’étudier les origines de la matière. II avait un admirateur qui travaillait au CERN, et le samedi matin, celui-ci nous a fait descendre dans des souterrains dont l’un d’eux nous a amenés jusqu ’à un segment de cet énorme tuyau d’acier, rouge je crois, dans lequel tournent à des vitesses inimaginable des atomes, qui, à force d’être forcés à circuler de plus en plus vite, finissent par exploser et parfois il arrive alors qu’une particule nouvelle, inconnue mais recherchée, apparaisse. Ainsi, ce jour-là, nous avons vu la trace qu’avait laissée sur l’écran d’un ordinateur qui enregistre cette course et ses accidents la trace oui, un petit point à côté d’un autre, la trace d’un boson. Pas tout à fait le boson de Higgs mais preuve que celui-ci existait et qu’un jour quelqu’un tomberait nez à nez avec lui. On lui donnerait alors le nom de Boson de Dieu. Sollers était aux anges. Dieu existe, c’est un boson, et ce boson je l’ai rencontré.

Quelques semaines plus tard, Paradis Vidéo, que je ne pouvais plus regarder que comme un autre accélérateur de particules, épanouissait ses atomes à la Maison de la Culture de Saint-Etienne, où j’avais mes habitudes, car c’était une des institutions de France parmi les plus intéressées par la vidéo. Sa responsable de l’audiovisuel était Brigitte Vidil. Bonne réception. Pour la première fois fut enregistré par une caméra témoin le spectacle dans sa totalité. Une heure d’un plan large, fixe, qui montrait les 8 écrans et leurs interactions, et Sollers au centre, bref, le cercle troué par la voix, l’oreille qui parle. Je ne crois pas qu’on puisse mettre la main sur ce témoin privilégié : la Maison de la Culture de Saint-Etienne a brûlé quelques mois plus tard. J’étais avec son directeur en Allemagne, pendant une rencontre avec Bob Wilson, quand il l’a appris. Ô rage ô désespoir. Depuis elle a été reconstruite mais toutes ses archives antérieures à 83 sont parties en fumée.

Reims est certainement la dernière station de la tournée. Le 28 mai 1983, nous avons débarqué dans la Maison de la Culture, et Sollers a dit son texte avec la même énergie que d’habitude, mais entouré, après le déroulement des images habituelles, par des images empruntées à des films porno. Sollers voulait faire cette expérience. Pendant une dizaine de minutes, Paradis s’est prolongé sur la lancée de scènes pornographiques, que j’avais montées en pillant quelques bandes en circulation.
C’est le sacre de Reims du roi Sollers !
Cette expérience, Sollers l’avait postulée ainsi (dans l’interview qu’il me donne le 20 mars 83 pour être publié dans le programme de Genève) :

« Il y a une question que nous n’avons peut-être pas abordé avec assez de détermination. La question pourrait se poser de représenter uniquement des images pornographiques. Voilà : que la voix... sanctificatrice... qui m’anime pendant la lecture puisse prouver qu’elle traverse le bordel coïtal humain qui a lieu à chaque instant. Cela vaudrait le coup de démontrer, par approximation, que celle voix vaut pour un tassement, une compression de tous les actes sexuels représentables. L’intention dans la voix est celle-là, de se situer exactement dans la tubulure, la nervure de l’acte sexuel, à quelque moment qu’il se passe, entre quelques partenaires que ce soit. Donner l’impression de l’antimatière d’une jouissance continue. C’est la question de Dieu d’ailleurs. Dieu n’est pas capable en dehors de celle approximation. Sinon on ne sait pas de quoi on parle. Donc, on pourrait essayer ça : une heure d’images pornographiques sur tous les écrans pendant que je lis Paradis. Car si je n’arrivais pas à démontrer que Paradis c’est vraiment l’antimatière sexuelle même — par la voix — je ne serais pas tout à fait content. »

Même avec seulement un quart d’heure d’images porno, Sollers se déclara content d’avoir réalisé cette approche (qu’il nomme approximation), cette percée. Car là, ajouta-t-il, il se trouvait « au plus près de la tentative de Sade ». À son avis, « c’est un grand manipulateur de vidéo, Sade. On prend tout ça pour du théâtre, mais les cadrages, les intensités, les pulsations, les retours de l’image pendant l’acte, les feedback, c’est tout à fait vidéo. »
Et voilà qu’à travers Sade, à la fin de la tournée de Paradis Vidéo, Sollers cède le mot de fin à la vidéo. Merci Philippe. Deo gracias.

Ironie : Dans la foulée de Paradis Vidéo, tu as réalisé le film Sollers au Paradis. Comment ce passage s’est-il effectué ?

J.-P. F. : Tout simplement. En demandant à Sollers de faire une lecture en studio. Dans le studio de télévision du Centre Pompidou. Il était filmé par 3 caméras (une de face, les autres de profil) sur un fond bleu, qui permettait de l’incruster sur des images. J’avais constitué une bande d’une heure en choisissant un certain nombre des images des 6 écrans. J’ai lancé cette bande et Sollers a démarré sa lecture. J’étais en régie et je mélangeais, en direct, les sources. Je choisissais de montrer la face ou tel profil, en fonction des images sur lesquelles le visage était incrusté. Ça roulait tout seul. Il y avait des rencontres étonnantes qui se produisaient, entre visage et images, que j’avais plus ou moins espérées, programmées. Si j’avais été un réalisateur chevronné de direct télé, le film Sollers au Paradis aurait pu être terminé dès la fin de la lecture. Mais j’étais un néophyte dans cette gymnastique. Alors j’avais demandé que les trois caméras soient enregistrées sur trois bandes afin que je puisse disposer, pour une révision de mes choix, du visage de Sollers sur fond bleu. J’ai passé après le tournage quelques jours à corriger mes erreurs d’entrée et de sortie de tel ou tel visage. Et à changer aussi parfois les fonds. C’est ce que l’on appelle la postproduction, une sorte de montage réparateur du direct. Tout le monde fait ça, même les réalisateurs les plus chevronnés.
La seule anecdote significative de ce nouvel état de Paradis, c’est que Sollers a « tombé » cette lecture en seulement deux mi-temps, la première de 25’, la deuxième de 35’. Alors qu’on avait prévu deux pauses, une toutes les 20’. Sollers n’a concédé qu’une pause. Il a retrouvé et même augmenté, en studio, la vitesse de ses lectures publiques. Malgré la chaleur des sunlights. Cette « émission » (qui n’est jamais passée sur aucune télé intégralement) a été éditée en cassette VHS, puis en DVD. Elle fait partie d’un coffret comprenant aussi Sollers au pied du mur, Sollers joue Diderot et Godard/Sollers : l’entretien.
Sollers au Paradis, suivi de Sollers au pied du mur, ainsi que les onze heures de la lecture intégrale de Paradis, enregistrée par Michel Gheude et Philippe Berling, ont été regroupés sur une clé USB, la clé du Paradis, réalisée par les Éditions du Purgatoire. Trace fixe d’une aventure fort mouvementée. Mais il faut bien savoir terminer une aventure, pour pouvoir en entamer d’autres. Qui donneront lieu à d’autres récits.

Jean-Paul Fargier - 15, 16, 17 octobre 2021.

Réponses écrites aux questions préparées par Auguslin de Butler et Lionel Dax.

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Sollers durant le tournage à Venise des plans pour Paradis Vidéo - Septembre 1981.
Ironie N°212, Janvier/Février 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Post-Scriptum

Compléments sur Paradis Vidéo

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Entretien avec Jean-Paul Fargier le 20 octobre 2021

Ironie  : Dans Archéologie de l’œuvre d’art (2012), Giorgio Agamben écrit : « L’hypothèse que je voudrais suggérer maintenant est que ergon et energeia, œuvre et opération créatrice, sont des notions complémentaires et, cependant, non communicantes qui forment, avec l’artiste comme moyen terme, ce que je propose d’appeler la "machine artistique" de la modernité ; et, bien qu’on le tente chaque fois, il n’est possible ni de les séparer ni de les faire jouer l’une contre l’autre. li s’agit donc de quelque chose comme un nœud borroméen, qui relie ensemble l ’œuvre, l ’artiste et l’opération ; et comme dans tout nœud borroméen , il n’est pas possible de dénouer un des trois éléments qui le composent sans rompre irrémédiablement le nœud tout entier. »
En lisant ces lignes, nous avons pensé au dispositif de Paradis Vidéo, l’œuvre globale, l’installation avec les téléviseurs et les films, l ’artiste, le corps de Sollers, et l’opération créatrice, la voix et le texte dans un même espace... Agamben poursuit en évoquant la liturgie, qui vient du mot grec leitourgia qui peut se traduire par prestation publique, de laos « peuple, public » et ergon « œuvre ». Œuvre publique ou en public. li écrit : « Je voudrais vous proposer l’hypothèse qu’entre l’action sacrée de la liturgie et la praxis des avant­ gardes artistiques comme de l’art dit contemporain il y a quelque chose de plus qu’une simple analogie. » Dirais-tu que dans Paradis Vidéo il y avait cette idée d’action liturgique ?

Jean-Paul Fargier : C’est très bien conceptualisé. C’est ce qui se passe à travers Paradis Vidéo. Si on parle de la liturgie de la messe, avec Sollers, on avait tout le temps ça en tête quand on faisait Paradis Vidéo. li disait qu’il fallait qu’il fasse une messe un jour et que je filme cette messe. Finalement, j’ai fait une petite installation, un petit clip qui s’appelle Trinité midi dix où j’avais filmé la messe de midi à l’église de la Trinité qui était ma paroisse à l’époque. Vers 11 h 30 il y avait 20 à 25 personnes qui venaient pour la messe. J’avais filmé ça avec Caroline Champetier, une grande cheffe opératrice et puis j’ai fait un dispositif en forme de croix pour une émission sur la vidéo à la télévision espagnole (où j’avais une carte blanche de 5’).

L’idée de la messe que Sollers voulait faire, il réussit à la faire à Jérusalem quand on va dans le couvent des dominicains pour lire Paradis ; mais à ce moment-là, je n’ai pas toutes les images, mais je vais quand même filmer sa lecture et l’incorporer dans le film Sollers au pied du mur. Là on voit que c’est le substitut d’une messe. Il ne pourra pas dire une vraie messe, mais il aurait aimé le faire. Et à la fin du film Godard/Sollers : l’entretien, Sollers dit — quand j’amène du pain subrepticement — qu’il aimait dire la messe. Godard réclame du pain, alors j’amène une baguette de pain. Ils sont contents. Godard dit : « C’est comme à la messe. » Et Sollers raconte qu’il disait beaucoup la messe lorsqu’il était enfant. Il amenait toute la famille devant lui et ils devaient assister à sa messe. Ils étaient tous à genoux devant lui.

Ironie : Paradis vaut bien une messe ...

J.-P. F.  : Ça vaut une messe. Dans une messe, il y a le sacrement. La messe c’est la réactualisation de la présence réelle de Jésus-Christ sous la forme d’un signe qui est une hostie, un pain consacré. Et chaque fois que le prêtre dit « Ceci est mon corps, ceci est mon sang », ça y est, Jésus est là. Si on y croit. Sollers n’arrête pas de dire : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang » à travers son texte. Et on le réalise mieux avec Paradis Vidéo : le cercle des téléviseurs autour de Sollers, c’est bien sûr une auréole, mais c’est aussi une hostie. Une grande hostie. Dans la messe, le point culminant, c’est ce cercle élevé, tel un soleil, le corps réduit à un cercle. Quand Agamben dit que l ’œuvre tient de la liturgie cela est très proche de l’expérience de Paradis Vidéo, c’est formidable.

Ironie : Pourrais-tu nous dire quelques mots des lectures de Paradis Vidéo ? Comment Sollers lisait-il ? Selon quelles modulations ? Sa voix changeait-elle selon les lieux ou était-elle travaillée comme une partition ?

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J.-P. F. : Pour se faire une idée de la voix de Paradis Vidéo, il faut écouter la voix dans Sollers au Paradis parce qu’en studio il a fait la même voix que lors des lectures de Paradis Vidéo avec un tonus soutenu, très rapide. Avec parfois quelques ralentis et puis des accélérations. Et puis des moments où la voix dérape dans les bruits, les onomatopées et le chant. Le moment le plus fameux, c’est quand il imitait la trompette ; et là tout le monde éclatait de rire. Le trait essentiel de la voix était la vitesse. Tout le monde était subjugué par la vitesse. Parfois, il terminait la lecture avant les images. Ça voulait dire qu’il était allé très vite. D’autres fois, les images s’éteignaient et pendant une minute ou une minute trente la voix continuait dans le noir. Chaque fois c’était le même texte et il se terminait au même point. Et je souligne que l’effet où les images s’éteignaient avant la fin était incroyable. On voyait les deux écrans du direct en bas à gauche et à droite et le visage de la voix illuminée de Sollers. Un triangle de lumière se dessinait alors. La disposition des télévisions dépendait de l’espace que nous avions et des moyens mis à notre disposition. Parfois c’était un ovale, parfois la télévision du bas n’était pas dans l’axe du corps de Sollers. Le dispositif le plus conforme à ce qu’on voulait faire avec Sollers a été fait pour les quatre soirées du Centre Pompidou. C’était un cercle parfait parce qu’il y avait beaucoup de moyens pour le réaliser.

Ironie : Pourquoi as-tu décidé de placer les deux téléviseurs du direct en bas à gauche et à droite, plutôt qu’à l’horizontal du visage de Sollers ? Autre question : dans tes textes consacrés à la voix au cinéma et à la télévision, tu en distingues plusieurs : voix in, voix off, voix ouf de Jean Rouch... Dans le cas de Paradis Vidéo, de quelle voix parlerais-tu ?

J.-P. F. : Parce que je pense que cela aurait été trop près du visage justement. Je voulais que cela soit un peu à l’écart du visage de Sollers. Et du coup, on regarde plutôt la pointe du triangle du direct. Ce qu’on voit et ce qu’on entend de la voix, c’est à la fois une voix in et une voix ouf. Dans mon article sur la voix ouf, je n’en parle pas, mais c’est une voix ouf par excellence, une voix qui sort de toutes les normes, la voix de l’excès. Sollers dit à un moment que c’est l’oreille qui parle.

Ironie : Après la voix, pourrais-tu évoquer les gestes. Quelle était la gestuelle de Sollers pendant les lectures de Paradis Vidéo ? Est-ce les mêmes gestes que l’on retrouve dans Sollers au Paradis ?

J.-P. F.  : Je pense qu’il fait les mêmes gestes. Les deux prises vidéo de la lecture de Paradis II dans Sollers au Paradis sont très proches du réel des performances de Paradis Vidéo. On a fait cette vidéo dans la foulée de Paradis Vidéo. On était dans le même état d’esprit.

Ironie : Au sujet des plans de Sollers au Paradis, qui sont tirés des plans filmés pour Paradis Vidéo, nous voudrions te poser deux ou trois questions. Tout d’abord, pourquoi Rodin ? Qui en a eu l ’idée ? Et pourquoi le Saint Jean-Baptiste et le Balzac ?

J.-P. F. : Je pense que c’est Sollers qui voulait que l’on filme des sculptures de Rodin et surtout le Balzac. Il était très branché sur Rodin. Cet autoportrait de Rodin en Balzac. Il se voyait aussi lui-même Sollers dans cette sculpture. Il nous disait de filmer ça. Beaucoup de plans viennent de lui, y compris l’oreille chinoise qu’on a filmée chez lui. On est resté quelques heures chez lui où on l’a filmé au piano et il a sorti quelques objets dont cette oreille chinoise. Une autre chose que l ’on a filmé chez lui, c’est ses manuscrits avec l’encre bleue. Je lui disais : « Qu’est-ce que tu veux que je filme ? » et il me répondait : « Des femmes, des femmes, et des bébés. » Alors là, j’étais surpris. Le bébé qui apparaît dans le film a été filmé au jardin du Luxembourg, je crois, ou à Venise. Par contre le plan de la plaquette des pilules, je pense que c’est un plan de Danielle Jaeggi. Comme il parlait beaucoup de maternité, c’est des plans qui viennent comme ça au montage. Il y a eu 4 ou 5 jours de tournage à Paris, 4 ou 5 jours de tournage à Venise et encore 4 ou 5 jours de tournage à Paris. Et c’était fini. On avait tous les plans pour le montage. J’étais très à l’écoute des plans qu’il pouvait m’indiquer. Lui, il économisait son temps. Il était avec moi au tournage du musée Rodin et je pense qu’il m’a dit de filmer le Balzac. On voit un plan dans Sollers au Paradis où il est devant le Balzac. Pour Saint Jean-Baptiste, je ne sais plus si c’est lui qui en a eu l’idée, mais pour moi c’était évident. Saint Jean-Baptiste fait partie de Paradis. Son doigt montre le ciel.

Ironie : Toujours à propos des plans de Sollers au Paradis, peux-tu nous parler des deux femmes, la femme au chat noir et la femme brune, cheveux au vent, cette dernière revenant à plusieurs reprises comme un écho involontaire ou pas aux femmes de Méditerranée de Pollet. Où ces plans ont-ils été tournés ? Qui a choisi de saisir ces instants ?

J.-P. F.  : La femme au chat noir, c’est à la sortie de l’hôpital de Port Royal. On était allé filmer le cloître et une fois qu’on a fait les plans où Sollers circulait dans le cloître, il est parti. Il est très rapide. Le cloître comme lieu favori. Il voulait que je filme : « Liberté - Égalité - Maternité ». Et pendant qu’on était devant, il y a eu cette jeune infirmière qui allait prendre son travail, et il y avait un chat qui passait. Et là il y a eu une rencontre. Je vois la scène et je dis au chef opérateur de filmer parce que ça peut être intéressant. On verra si ça fait métaphore ou pas. Et puis c’est une femme. On filme cette femme et il se passe quelque chose avec ce chat noir qui termine en gros plan.
L’autre femme sur le bateau, ce n’est pas volontairement un écho à la femme de Méditerranée mais pourquoi pas. Ce plan est filmé à Venise. Cette femme est sur un bateau amarré près de la Salute ou de la Dogana ou des Zattere. On filme plusieurs choses dans son quartier des Gesuati. L’inscription du monogramme JHS et le moment où il se met à genoux dans l’église et où il ferme les yeux. Nous filmions des actions. Et l’on remarque ce bateau sur le quai. Il y a une fille qui est en train de sortir de la cabine et l’espace d’une minute on la filme. J’ai dit au caméraman de la filmer. Sollers la voit et il est ravi. Il voulait que l’on filme des femmes aussi de l’autre côté près de l’Arsenal où l’on habitait. On était à l’hôtel et il nous rejoignait le matin. Dans ce quartier populaire de Venise, je me rappelle avoir filmé des femmes et peut-être même le bébé. Et c’est dans ce quartier qu’il se couche sur ce banc en pierre et qu’il se relève d’un coup ; et qu’il marche sur ce pont en bois de l’Arsenal. Il voulait aussi que l’on filme le buste de Dante. On était en septembre, il faisait encore très beau. Après, je suis retourné à Venise pour faire des plans sur Joyce. Sollers me disait que dans Finnegans wake, le wake, c’est l’éveil, le réveil, mais c’est aussi le sillage, le sillage que laisse derrière lui le bateau qui file. J’avais ça en tête. On a loué un taxi rapide dès notre arrivée à l’aéroport et on a filmé le sillage, le wake. L’eau qui se fend et qui s’efface et qui continue et qui est sans fin.

Ironie : Ce désir de filmer des femmes venait-elle, selon toi, de l’écriture de Femmes, qui était parallèle à l’expérience de Paradis Vidéo ?

J.-P. F. : Oui, Sollers était en train d’écrire Femmes. Il va m’en parler durant la tournée. Vers la fin, il a fini le roman mais ne veut toujours pas me dire le titre. On est alors à San Sebastian, en 1982, et le livre paraît quelques mois plus tard. Sollers dit même dans mon entretien avec lui en mars 1983, juste après la sortie de Femmes, qu’il voit Femmes comme un roman et comme un film. Peut-être que Paradis Vidéo et les plans tournés à Paris et à Venise sont les prémices de ce film à venir...

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