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Paradis Vidéo (épisode 3) : Jean-Paul Fargier raconte (1)

Ironie N°211, Novembre/Décembre 2021

D 2 décembre 2021     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Tous les deux mois environ, je découvre quelque chose comme ça dans ma boîte aux lettres...


Ironie N°211, Novembre/Décembre 2021.
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"Paradis Vidéo", entretien de Jean-Paul Fargier avec Augustin de Butler et Lionel Dax.

Ironie : Tu as assisté à plusieurs lectures sur le vif de Paradis. Est-ce à ce moment que tu as eu l ’idée de filmer ces performances ?

Jean-Paul Fargier : Je me souviens d’une lecture pendant ou à la fin d’une séance du Club Tel Quel, qui se réunissait dans la salle de cette Institution sise en face de l’église de Saint-Germain-des-Prés. Une autre, à la Hune, au cours d’une signature de livre (lequel ?) par Sollers. Et de celle qui a eu lieu au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, que relate Denis Roche (description que j ’ignorais) [1]. Donc j’étais un des 39 présents (dont Sollers) qu’il a comptés là ce soir du 5 mars 1980, jour de l’accident de Barthes devant le Balzar.
La décision de filmer Sollers en train de dire/lire Paradis ne m’est pas venue pendant ces lectures, même si l’idée de le faire m’effleurait. Et je crois que personne n’a essayé d’enregistrer avec une caméra Sollers lisant Paradis en public durant la période (entre 1973 et 1980) au cours de laquelle il pratiquait cette démonstration. Performance courte, comme le note Denis Roche (une dizaine de minutes), destinée à conclure une intervention ou à amorcer un débat.
L’idée est née à la vue du spectacle à Beaubourg de Bob Ashley, auquel participait comme vidéaste un artiste américain, John Sanborn, dont j’avais commencé (dans les Cahiers du Cinéma) à chroniquer et commenter les créations, découvertes au Centre Culturel Américain , et j’en ai fait autant pour ce Private Paris, Perfect Live, d’Ashley, auquel il collaborait. Je l’ai toujours raconté ainsi, l’origine de Paradis Vidéo. Même à Mathilde Labardonnie (jeune journaliste qui m’a succédé au Monde à la chronique de l’art vidéo, et qui s’est empressée, dès qu’elle a obtenu ma place, de me descendre dans les articles qu’elle a été obligée d’écrire sur moi) [2]. Donc inutile d’affirmer fielleusement que je n’ai rien inventé avec Paradis Vidéo, je le proclamais moi-même. C’est en décrivant, pour le Petit Journal des Cahiers du Cinéma, le système Ashley/Sanborn, que j’ai commencé à me dire que ça serait intéressant de proposer à Sollers d’essayer de faire pareil.

Je lui en ai glissé l’idée, en juin 80, pendant un voyage à Bruxelles que nous avons fait ensemble pour entendre la diffusion sur l’antenne de la Radio (libre) Micro Climat de l’intégrale de la lecture de onze heures de Paradis, réalisée par Philippe Berling et Michel Gheude (les 11, 12, 13, 14 et 15 mars). J’avais eu vent de cet enregistrement par leurs auteurs en personne, des amis de longue date, surtout Gheude, quand ils sont venus un soir dîner chez moi pendant leur semaine de travail à Paris. Et je m’en étais réjoui. Je leur avais promis d’aller entendre à Bruxelles la diffusion de cette intégrale — qui donnera peu après naissance à un coffret de onze cassettes, édité par les Éditions du Purgatoire, créées pour la circonstance.
Si j’y suis allé avec Sollers, par la même voiture (la sienne probablement), c’est que depuis quelques mois je m’étais à nouveau rapproché de lui.
Car nous nous étions un peu éloignés l’un de l’autre, après une période d’intenses réunions, vers 70/72, entre Tel Quel (représenté par Sollers et Pleynet), les Cahiers du Cinéma (représenté par Comolli et Narboni), Cinéthique (représenté par Leblanc et moi-même), auxquelles se joignaient parfois Devade et Louis Cane au nom de Peinture-Cahiers Théoriques, revue émanant du groupe Supports/Surfaces. Nous travaillions alors à rédiger un Manifeste anti-révisionniste, dirigé contre les intellectuels du PCF et leurs revues, Nouvelle Critique, La Pensée. Nous étions tous alors de fervents admirateurs de la Chine.
Le rapprochement entre toutes ces revues a éclaté avec l’éparpillement des maoïstes, plus ou moins à la suite de la mort de Mao (9 septembre 1976) mais il avait déjà commencé suite aux critiques de Simon Leys et autres déconstructeurs du stalinisme du PC chinois.
Fin 73, j’ai quitté Cinéthique (auquel je reprochais son dogmatisme esthétique et son stalino-maoïsme grandissant). Et j’ai commencé à faire de la vidéo militante proche de certaines luttes (à rebours des principes rigoristes stérilisants théorisés dans Cinéthique) et à écrire un roman policier/politique sous l’influence des polars anars de Manchette et Guégan, Atteinte à la fiction de l’État. Un roman romantique (mettant en scène les luttes à Prague contre l’occupant russe après août 68 et en Grèce contre les colonels), assez éloigné des canons littéraires proclamés par Tel Quel.

Mais je n’avais pas perdu complètement le contact avec Sollers : nous reliait notre relation à Jean-Daniel Pollet et à Méditerranée en particulier. Qui nous poussait à nous envoyer des petits signes d’intelligence de temps en temps. Sans plus. Sauf que quand même, si, et c’était beaucoup, j’avais produit en 70 dans Cinéthique une analyse de Méditerranée qui comparait ce film (et son texte) à Nombres, article que Sollers avait beaucoup apprécié. Et il était venu, à mon invitation, parler à Vincennes, de son rôle dans le film de Pollet et de mon analyse. À la suite de quoi, j’avais été nommé chargé de cours. Donc nous avions des relations personnelles qui débordaient les relations institutionnelles établies par le consortium comploteur des 4 revues d’avant-garde.
Par exemple, j’avais envoyé à Sollers mon roman Atteinte à la fiction de l’Etat, édité en mai 78 par Gallimard. Et quand il a quitté le Seuil pour Gallimard, je lui ai lancé : « Bienvenue à la maison ! »
Peu avant la sortie de ce roman (publié dix ans après mai 68, pas un hasard, mon héros étant un petit soldat de Mai, amoureux d’une tchèque, membre du Printemps de Prague), je suis rentré aux Cahiers du Cinéma en novembre 77, où Daney m’a demandé, outre mes critiques de films, d’écrire sur lu vidéo : « Puisque tu en fais, parles-en. »

Je me suis mis alors à tenir une chronique mensuelle de toutes les manifestations de cette façon nouvelle de produire des images animées : que ce soit par des militants (nouvelle floraison de films politiques) ou par des artistes (art vidéo, essais poétiques, performances , installations).
On n’était pas nombreux à s’intéresser à la vidéo pour en rendre compte. Parmi les rares journalistes qui publiaient quelquefois un article sur ce sujet figurait Raphaël Sorin (grand ami de Wolf Vostell, co-fondateur avec Nam June Paik de l’art vidéo au sein du mouvement Fluxus). Cela nous avait rapprochés et nous nous sommes trouvés associés pour réaliser une interview de Nam June Paik filmée en vidéo, L’Arche de Nam June. Vidéo co-signée aussi par Danielle Jaeggi qui en avait assuré les prises de vue. Sorin en avait établi le système de questions : by chance (hommage aux pratiques de John Cage), une pile de cartes comportant un nom (Cage, Valéry , Mac Luhan, Times, Space, Shigeko, Maciunas, etc.) que Paik tirait au hasard avant de se lancer dans une nouvelle divagation brillante.

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C’est à la suite de cette vidéo que Sorin m’a proposé deux autres sujets à filmer : un entretien de lui avec Bernard Frank (tourné dans la maison de Françoise Sagan et qui s’intitulera Bernard Frank est insupportable) et une rencontre entre Guégan et Sollers.
Sollers, le retour. L’entretien s’est déroulé chez nous (Danielle Jaeggi et moi). Guégan, que j’avais connu à Vincennes en 1969 (octobre ou novembre), avait écrit quelques lignes élogieuses sur mon roman dans Le Nouvel Obs, puis m’avait fait entrer au comité de Subjectif qu’il avait fondé avec Sorin et Olivier Cohen. Et enfin, il m ’avait passé commande d’un livre sur la Nouvelle Droite, pour les Éditions du Sagittaire. Ce sera Les Bons à rien, qui sortira, après la fermeture du Sagittaire par les Éditions Grasset dont c’était une maison­ annexe, chez Les Presses d’aujourd’hui qui était une maison-annexe des Éditions Gallimard.
Je crois que c’est pendant le tournage de Sollers et Guégan ont deux mots à se dire (sorti sous ce titre à l’Action République que dirigeait Paolo Branco) que s’est concrétisé le projet de partir à Bruxelles pour écouter l’émission fleuve de Paradis sur Radio Micro Climat.
Ce qui est sûr, c’est que c’est en faisant les cent pas dans la galerie de Bruxelles où se trouvait la librairie Macondo, qui patronnait l’opération (et qui sera par la suite, un ou deux ans plus tard, à l’initiative d’une séance de Paradis Vidéo à Bruxelles) que j’ai défié Sollers de faire pareil que Bob Ashley, et qu’il m’a répondu : « Pas pareil , mieux, beaucoup mieux. » C’était le dimanche de la finale de Roland-Garros et nous suivions le duel entre deux champions (Bjorn Borg et son « adversaire malheureux », Vitas Gerulaitis ; on était le dimanche 8 juin exactement ; c’est le cinquième titre que Borg remporte à Roland-Garros, sur six, tandis que, côté femmes, Chris Evert gagne à Paris pour la quatrième fois). Et comme je sais (tout le monde le sait) que Sollers joue au tennis (il se vante de battre Poirot-Delpech, le critique du Monde), je lui propose que dans le spectacle vidéo de sa lecture on le voit la raquette en main courir sur terre battue, monter au filet ! Car il faudra des images, beaucoup d’images, pour nourrir les écrans qui soutiendront sa performance.
Mais on n’en est pas encore là. Il faut trouver un producteur pour financer cette aventure, et un lieu d’accueil. Il n’y en a pas cent cinquante ni même dix. Mais un seul. Le Centre Pompidou. Beaubourg, pendant le Festival d’Automne précédent, a déjà accueilli Bob Ashley, il devrait ouvrir les bras et sa scène à Sollers. Contacté à l’automne 80, Alain Sayag, conservateur responsable du Département Photo, auquel a été confiée aussi la gestion des films expérimentaux et de l’art vidéo, accepte tout de suite ma proposition, débloque un budget et propose une date de programmation (dans un an), et un cadre : ce sera la Revue Parlée (dont le responsable, Blaise Gauthier, est un chaud partisan des avant-gardes littéraires en général et de Sollers en particulier, qu’il a invité déjà plusieurs fois). Cela fera partie des créations que le Centre, grâce à son studio vidéo très bien équipé, produit depuis ses débuts (dont le plus bel exemple est la série de spots de Bob Wilson intitulée Vidéo 50).
On a donc un an devant nous pour se préparer.
Sollers propose (exige mais Sayag et moi-même en sommes ravis) de tourner à Venise mi-septembre (je découvrirai plus tard que c’est pendant son séjour annuel avec Dominique Rolin). Formidable. J’ajoute qu’il faudra que je fasse, avec ou sans lui, des images à Paris (tennis, cloître de Port-Royal, piano chez lui, jardin de !’Observatoire, etc.). D’accord. On fera ça à son retour de l’île de Ré, fin août, début septembre.
Comme caméraman, j’exige (à mon tour de poser des conditions vis-à-vis de Beaubourg) de ne pas tourner avec les techniciens du Centre (réputés chiants et, pire, incompétents, en réalité ils sont très sympathiques et minutieux mais très à cheval sur les principes syndicaux ; je ferai par la suite, à commencer par Sollers au Paradis, plein de réalisations heureuses et magnifiques). Je propose à la caméra Jean-François Dars et sa compagne (au son) Anne Papillault, amis de Chris Marker, pionniers de la vidéo, considérés aussi les rimes de couleurs, de mouvements . Voilà pour les images préenregistrées. On suivait Sollers dans Venise et il nous montrait des lieux, des sculptures, des détails architecturaux, certaines fois il proposait une action : saluer le buste de Dante, enjamber un lion de pierre, s’adosser à un puits, franchir un pont, ou, plus inattendu, s’allonger sur un banc de pierre au bord de la lagune et soudain bondir — ressusciter, etc. Pour l’impact du direct, puisque je voulais évoquer un JT (Paradis comme journal télévisé après l’Apocalypse, c’était ma définition), j’ai installé à la base du cercle deux écrans reproduisant le visage de Sollers en train de lire. L’un capté par une caméra couleur réaliste, l’autre par une paluche en noir et blanc mais colorié (peint) électroniquement. J’assurais le filmage avec la caméra « normale », posée sur un pied. Danielle Jaeggi filmait à la Paluche et son image rentrait dans un Colorizer et sortait repeinte en couleurs psychédéliques . J’avais invité Marcel Dupouy, inventeur d’un Colorizer, à opérer tous les soirs à Beaubourg avec sa machine magique. Et puis, quand on a entamé la tournée française puis mondiale, je lui ai acheté un Colorizer et c’est moi qui repeignais en direct la tête de Sollers.

Ironie : Cette tournée, elle débute quand ? Elle dure combien de temps ?

J.-P. F. : J’ai des souvenirs inégaux selon les lieux. Je n’ai jamais fait le récit systématique de cette tournée, lieu après lieu. On est dans la répétition d’un show bien rodé. Chaque séance se détache cependant par un trait précis, une petite variation. J’ai oublié dans quel ordre les séances se sont enchaînées : si Bruxelles a eu lieu avant ou après Milan, Rennes après ou avant San Sebastian. Je n’ai pas gardé beaucoup de documents, d’affiches par exemple ou de coupures de presse de ces évènements, qui pourraient me permettre de les dater et de les classer chronologiquement. Mais ce n’est pas très important : ce qui compte c’est le mouvement d’ensemble, la vague qui se propage pendant près de deux ans à partir de la création de Paradis Vidéo à Paris au Centre Pompidou en décembre 1981. Les 14, 16, 17 et 18. Je viens d’en retrouver les dates dans une annonce que j’avais publiée dans les Cahiers du Cinéma (n° 330, décembre 81) [3]. Dans ma mémoire, il y avait eu une dizaine de dates. Mais la mémoire exagère souvent.
Pour être précis, il faut dire que les deux premières séances n’ont pas eu lieu à Paris, mais à Orléans et à Belfort. Comme on teste un spectacle avant sa vraie première .
La première « avant-première » s’est produite à la Maison de la Culture d’Orléans. Fin novembre ou début décembre. J’avais noué des relations avec cette institution une dizaine années plus tôt, parce qu’un ami y avait la charge de son secteur cinéma (il s’appelait Dominique Fournier). En 69 ou 70, cet ami, qui deviendra plus tard directeur de programmes à France 3, avait organisé une projection d’Un film comme les autres, le film de Godard sur Mai 68. Film dont Godard avait confié la diffusion à Cinéthique (et nous l ’avons en effet baladé un peu partout en province). Parfois Godard venait avec nous et participait au débat. C’était le cas à Orléans. Bon, c’est une autre histoire (mais pas tellement, il y a comme une continuité, j’y songe aujourd’hui, entre la virée Godard/ Cinéthique post-68 et la tournée Sollers/Vidéo du début des années 80). Puis, coup de chance, quand cet ami quitte la Maison de la Culture (pour aller à France 3), c’est un autre ami qui lui succède, Pierre Muller. Et avec lui Orléans devient un lieu phare de la création vidéo, la Maison de la Culture s’étant équipée d’un véritable studio de télévision. J’y avais mes habitudes pour terminer certains montages, animer des projections, etc. Tout naturellement , Pierre Muller, quand je lui parle du projet Paradis, me propose de venir le montrer à Orléans, et si je veux, avant tout autre lieu, ce sera son baptême du feu. Bonne idée. On testera à Orléans l’efficacité du dispositif, la pertinence du montage des 6 bandes préparées et l’impertinence des deux écrans en direct. Voilà. La séance a eu lieu. Les techniciens avaient installé les écrans au milieu de la grande scène, sur une structure — en métal ou en bois, avec des socles ou en utilisant les suspensions des cintres ? Je ne sais plus,je n ’ai aucune photo de ce spectacle. Tout ce dont je me souviens, c’est qu’après le débat avec le public, une spectatrice est allée prendre un verre avec Sollers et que le lendemain il nous a dit que c’était la fille de Jean Zay, le ministre de l’Éducation du Front Populaire.
Une deuxième avant-première a eu lieu à Belfort, le samedi 5 décembre 81. Ce fut pendant le Festival de Cinéma, que dirigeait Jeanine Bazin. Celle-ci, parce qu’elle avait lu mes articles sur la vidéo dans les Cahiers du Cinéma (qu’avait fondé son mari, André Bazin, faut-il le rappeler ?), venait de m’inclure dans son équipe comme programmateur d’une section vidéo, en tandem avec Jean-Marie Duhard, animateur vidéo du CAC (Centre d’Action Culturelle) de Montbéliard, la ville voisine. Belfort et Montbéliard, séparées par une dizaine de kilomètres, collaboraient souvent ensemble. Outre toute une série de bandes vidéo d’auteurs divers, que j’avais fait (ou allais faire) connaître par mes articles, j’ai proposé de montrer mon travail en cours avec Sollers, qui devait être créé à Beaubourg. Duhard et Bazin acceptent avec enthousiasme de l’accueillir en avant-première. Sur le programme du festival, la page consacrée à Paradis Vidéo se vante d’en être le lieu de « création mondiale » — sans parler d’Orléans et en ne mentionnant le Centre Pompidou que comme producteur de la chose. Il est vrai que toute la dynamique des techniciens du CAC de Montbéliard (et au premier chef l’excellent Patrick Zanoli) et du Festival des Jeunes Auteurs de Belforl va être mise au service de cet événement pour en faire un moment éclatant.
Sollers est ravi de revenir à Belfort narguer ce Fort où il avait été emprisonné par l’Armée quand il avait refusé de partir en Algérie et dont l’avait tiré Malraux (il a raconté ce moment de sa vie souvent par la suite dans ses livres mais c’était la première fois que j’en avais connaissance, et par la bouche de Sollers et sur les lieux mêmes de son déroulement, émotion garantie et sarcasmes antimilitaristes de première bourre). Sur la page du programme consacrée à Paradis Vidéo, Sollers en photo à Venise, médite à califourchon sur un petit lion de pierre. Comme s’il tournait en dérision le grand Lion de Belfort, sculpté dans la falaise, sur laquelle est construite le Fort où Sollers a été détenu. Belle ironie de la fuite des ans...


Sollers durant le tournage à Venise pour Paradis Vidéo dans le quartier de l’Arsenal.
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La structure portant les écrans était solide et un peu trop voyante (je le constate sur les photos) mais se fondait dans le noir dès que débutait la lecture. Tout s’est bien passé. Dans la salle il y avait le gratin de l’art vidéo français, invité par le Festival, et quelques cinéastes (dont Alain Cavalier, membre du Jury du Festival cinéma, qui ne ratait aucune séance de la section Vidéo, hors-concours, s’enthousiasmant pour ces petites caméras légères qu’il allait bientôt adopter).
Je voyais que la machine tournait bien : Sollers s’envolait dans sa lecture, les images se répondaient entre elles et nimbaient d’une aura mystérieuse ce flot de mots, de pensées, de verbes, de piques, de pirouettes, de formules, de citations, de coups d’épée, de métaphores, de rimes, de rires, d’onomatopées, bref de musiques. Bref. cette deuxième avant-première le confirmait : la machine Sollers + Vidéo roulait un train d’enfer !
Et puis ce fut la création proprement dite de Paradis Vidéo à Paris. Le Centre Pompidou l’avait annoncé dans son programme publié au début de l ’automne. Il y a eu beaucoup de monde à chaque séance, tous les fans de Sollers, tous les adeptes de Tel Quel, tous les curieux d’art vidéo. Curieusement, je n’ai gardé aucun souvenir précis de ces quatre soirées. Sans doute parce qu’il ne s’est produit aucun incident. Les 6 images sortaient bien des 6 magnétoscopes, coulaient dans les téléviseurs. Les deux caméras envoyaient sans discontinuer les gros plans de Sollers en action. J’étais très affairé à contrôler le cadre de la caméra dont je m’étais chargé. Pas d’incident, non. Donc pas de souvenir saillant. Rien que des impressions générales.
La lecture se déroulait à un rythme trépidant. Les gens étaient soufflés par cette vitesse, heureusement surpris de comprendre quelque chose au texte, beaucoup de choses même, grâce à la ponctuation que Sollers introduisait par sa rythmique. Parfois ils riaient, surtout quand Sollers haussait le ton, accentuait un jeu de mot, chantonnait ou imitait une trompette. Mais la tonalité de l’écoute était frappante d’intensité, de silence. Les gens sortaient ébahis de ce qu’ils avaient vu et entendu. Ah si, il s’est produit une ou deux fois une sorte d’incident, qui avait, je crois, déjà eu lieu à Belfort : au bout de 60 minutes, les écrans des 6 postes de télévision avec les images préparées s’éteignaient ; les cassettes qui les contenaient avaient une durée d’une heure et mes six montages duraient chacun une heure ; donc, arrivés en bout de course, plus rien. Et Sollers continuait à lire son texte, à lancer son fleuve de mots dans le noir, avec seulement les deux écrans allumés des images en direct, la normale et la coloriée, écrans (postes) qui étaient situés de part et d’autre de ses pieds. Avec sa tête là-haut faiblement éclairée par la lumière émanant de ces deux images, on avait un triangle de visages. C’était très beau, très impressionnant. La première fois c’est arrivé par hasard, cette fin dans le presque noir. Après, Sollers la recherchait systématiquement, parce qu’on avait dit que ça faisait une fin magnifique. Derniers mots, silence. Silence prolongé. La salle se rallume. Applaudissements. Sollers en nage (on avait vu les gouttes de sueur perler dans les gros plans). Rayonnant. Mystérieux. Triomphant. Joyeux. Vivace.
Après le spectacle, je me rappelle que nous allions, dîner avec quelques amis proches de Sollers au restaurant que tenait alors Jean-Pierre Coffe, de l’autre côté du Parvis de Beaubourg. Et particulièrement ce soir avec Jacqueline Leeschave et Henri, son compagnon, un mathématicien, féru de Joyce (que j’incorporerai quelques années plus tard lisant trois minutes de Finnegans Wake dans mon installation L’Échelle de Joyce). Lui et Sollers s’entendaient comme larrons en femmes, pouffant en a parte, sous l’œil amusé de Jacqueline (spécialiste de danse et de Merce Cunningham), nous avons bu du Chasse Spleen. Un autre soir, nous avons failli être expulsés de la salle par Coffe, tellement Joan Logue, qui avait fait (ou allait faire ?) des « portraits vidéo » de Sollers et de Kristeva, riait fort, dérangeant les autres convives du restaurant branché.

à suivre ...


[1Dans son Journal Temps profond (2019), Denis Roche écrit, le 5 mars 1980 : « Je vais à l’Arc, le soir, assister à la lecture de Sollers. L’auditorium est éclairé a giorno, quelques personnes (nous sommes 39, y compris S.) répandues à l’une des extrémités de l’espèce de piscine moquettée de marron, S. à l ’autre bout, très loin, assis à une table. (...) S. commence par dédier sa lecture à Barthes, accidenté, dont il souligne que cela semble provoquer partout l’indifférence, pour ne pas dire une légère "jouissance" (il me dira après, en aparté : "cela nous vise tous"). II a raison (...). Et il enchaîne aussitôt sur une citation de Chateaubriand, dont il chantonne littéralement la ponctuation. Étonnant. Paradis suit, mitraillé, couiné, trompeté, accéléré à la limite de l’audible, mais le tout très modulé. Pas longtemps, et très bien. »

[2On peut lire l’article de Mathilde Labardonnie à la fin de Paradis Vidéo (épisode 1) : à Reims. A.G.

[3« De quoi s’agit-il ? Pas d’illustrer Paradis mais de brancher en regard du déroulement vocal (et vif) du texte fleuve un flot visuel qui lui fasse écho et loupe, coupe et ricochet » JPF — Cahiers du Cinéma — Décembre 1981.

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