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Jean-Luc Marion, philosophe et témoin

"A vrai dire" et plus

D 10 août 2021     A par Viktor Kirtov - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Jean-Luc Marion, philosophe et « témoin »

par Bernard-Henri Lévy

La Règle du Jeu 9 août 2021

A l’occasion de la parution d’« À vrai dire » (Cerf), les Mémoires sans l’être de Jean-Luc Marion, BHL se souvient de la rue d’Ulm et de quelques unes de ses figures singulières.

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Jean-Luc Marion

J’ai connu Jean-Luc Marion au lendemain de Mai 1968, à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm.

Il y avait là des littéraires dans l’âme comme Olivier Rolin ou Philippe Roger.

Des politiques en herbe comme Laurent Fabius.

Des érudits tels Alexandre Adler ou Jean-Michel Déprats, mon coturne, devenu traducteur en français de Shakespeare.

Nos deux voisins de turne, le fondateur du FAHR (Front homosexuel d’action révolutionnaire) Guy Hocquenghem et, la porte à côté, dans le même couloir, un futur grand patron, Jean-Charles Naouri.

Il y avait de fulgurants jeunes gens qu’affectait le syndrome du génie précoce et qui, comme François Rivenc, disparurent de la scène aussi vite qu’ils y avaient surgi.

Il y avait les maos avec Jacques-Alain Miller, Jean-Claude Milner ou Benny Lévy qui nous dominaient de leur insolente et terrible radicalité.

Et puis il y avait ceux que, dans le jargon de l’École, on appelait les « talas », littéralement les « vont-tala-messe » : Jean Robert Armogathe, futur chapelain à Notre-Dame de Paris dont on murmurait qu’il finirait pape ; Rémi Brague, consumant sa volonté de savoir dans l’apprentissage ascétique d’un latin et d’un hébreu parfaits ; et donc Jean-Luc Marion, le plus original de la bande, avec qui j’allais me retrouver, je ne sais plus très bien pourquoi, à faire équipe pour bachoter l’agrégation et qui, cinquante ans et presque autant de livres plus tard, publie À vrai dire (Cerf) – un texte court, issu d’un entretien avec le journaliste du Figaro Paul-François Paoli, mais passionnant.

Ce sont des Mémoires sans l’être.

Ou, mieux, c’est, sur le mode de la conversation, une série de sauts et gambades dans une région de l’histoire intellectuelle que l’accent mis, d’habitude, sur les avatars épiques du gauchisme a eu tendance à éclipser.

On y trouve une évocation, de première main, de Jean-Paul II en travailleur du concept et de Jean-Marie Lustiger en athlète de Dieu.

Un portrait de Joseph Ratzinger en grand intellectuel parlant de collègue à collègue avec Jürgen Habermas.

Un autoportrait de l’auteur en chrétien ardent et inquiet à qui Descartes a appris que, lorsqu’on est saisi par le démon de l’incrédulité, ce n’est pas de Dieu que l’on doute, mais de soi.

Des vues sur le colossal événement de pensée que fut, pour le monde, Vatican II.

Mais on y feuillette surtout des revues qui s’appellent Résurrection ou Communio et où les grandes querelles furent, à l’orée des années 1970, au moins aussi intenses qu’à La Cause du peuple ou, plus tard, à Tel Quel et l’Infini.

Des livres dont l’enjeu fut de penser ensemble, non le marxisme new-look et le structuralisme tendance, mais l’augustinisme et le thomisme, le pari des Confessions et la tentation métaphysique à l’œuvre dans la Somme théologique.

On y voit la manifestation (le manifeste ?) d’un type d’homme dont la grande affaire ne fut pas la révolution mais la révélation et qui ne jugeait pas plus exaltant d’être adoubé par Jacques Derrida ou Louis Althusser que de se mesurer à des « pointures » de la taille du théologien Gaston Fessard, de « ferrailler » avec des hégéliens du côté de Jésus comme Michel de Certeau ou de « marquer un point » sur ces maîtres moins visibles, mais d’une puissance spéculative hors normes, que furent Ferdinand Alquié, Henri Gouhier ou Étienne Gilson.

Althusser, du reste, est là – mais à travers une photo de lui, inconnue, au côté de Pie XII.

Derrida aussi – dont la déconstruction est évaluée à l’aune de celle du cardinal Henri de Lubac et qui confie au tala Marion la relecture de sa quasi talmudique « Note sur une note de Sein und Zeit ».

Et Deleuze prenant le temps, alors qu’il ne lui reste qu’un quart de poumon, de partager un riz au lait (le seul aliment qu’il pût alors ingurgiter) et de s’inquiéter, peu de temps avant son suicide, de ce que son cadet entend par cet énigmatique « Dieu sans l’être » qu’il a donné pour titre à l’un de ses ouvrages.

Et Emmanuel Levinas, dont on sait peu que c’est à cette jeunesse chrétienne qu’il revint de le redécouvrir un peu avant que Benny Lévy et moi-même nous avisions de son importance.

Et Maurice Clavel, ce prosateur de cape et d’épée qui fut l’un de mes parrains en philosophie, le compagnon de pensée de Guy Lardreau, Christian Jambet et André Glucksmann mais qui aura dû attendre ce livre pour être qualifié de « petit prophète » et trouver peut-être sa vraie place.

Sans parler de tous les débats clés (Solidarnosc et la révolution anti-totalitaire… le déclinisme comme rejeton du nihilisme… le destin virgilien des États-Unis… le Covid… la collapsologie…) dont on comprend en lisant ce livre que, contrairement à l’idée communément admise de religions historiques vouées à s’éteindre à mesure que croît la démocratisation des esprits, ils n’ont cessé d’être alimentés par cette forte pensée catholique incarnée par Jean-Luc Marion et les siens.

Bref, c’est un supplément à l’interminable « Notre jeunesse » que nous sommes quelques-uns à avoir commencé d’écrire mais auquel manquait un chapitre clef.

Et c’est comme une nouvelle vue sur l’Europe du demi-siècle écoulé dont les reliefs, que l’on croyait connaître, s’éclairent d’un jour nouveau sous le projecteur d’une pensée qui fait dialoguer Heidegger et Urs von Balthazar, ou la question de l’être et celle de la foi telle qu’énoncée par les pères de l’Église.

Ce livre a le charme de ces infimes changements de perspective qui donnent à penser que c’est l’axe des choses qui a pivoté et leur visage qui s’est métamorphosé.

Et, pour cela, pour cet effet d’optique mais aussi de découvrement, pour cette contribution à la connaissance de notre siècle, du précédent et, par voie de conséquence, du malaise qui vient dans la civilisation, je dis à mon « petit camarade » perdu de vue et devenu cet homme de noble volonté : salut, bravo et bienvenue au royaume de Noé.

La Règle du Jeu

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JEAN-LUC MARION
A vrai dire -
Une conversation avec Paul-François Paoli

Éditeur ‏ : ‎ Les éditions du Cerf (mai 2021)

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Ce qu’en dit son éditeur

Pourquoi Dieu sans l’être ? Que nous dit Éros sur l’amour et le don ? Qu’est-ce que la Révélation ?

Que signifie philosopher aujourd’hui au regard de la Bible et de la théologie, de la poésie et de la littérature ?

Pourquoi faut-il en finir avec la métaphysique ? Comment repenser Descartes et Husserl, réviser Nietzsche et Heidegger, relire Levinas et Derrida ? Quelle langue neuve peut dire l’invisible, l’inouï, l’inattendu ?

Qu’est-ce que le nihilisme ? En quoi éclaire-t-il l’époque ? Où va le monde ? Où en est l’Église ? Que penser du déclin de l’Amérique, du réveil de l’islam ? Quel avenir ont la France et l’Europe ?

Pourquoi l’Évangile reste-t-il plus que jamais d’actualité ?

Telles sont, parmi d’autres, les questions de Paul-François Paoli auxquelles Jean-Luc Marion a consenti à répondre au cours de cette libre conversation comme le siècle n’en connaît plus guère.

De la rue d’Ulm et de la Sorbonne à l’université de Chicago et à Rome, de l’aventure de Communio à l’engagement antitotalitaire, sur fond de rencontres et de portraits, d’enjeux et de combats, ce sont la clé d’une destinée et la fabrique d’une pensée qui, ici, se dévoilent. Celles du philosophe français vivant le plus lu, le plus commenté et le plus traduit au monde.

Une démonstration éblouissante de l’intelligence en acte. Une invitation, surtout, à l’espérance. Un antidote au malaise contemporain.

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A propos de l’auteur

Membre de l’Académie française, Jean-Luc Marion est l’auteur d’une oeuvre reconnue internationalement qui oscille entre histoire de la philosophie, phénoménologie et théologie. Il a reçu en 2020 le prix Ratzinger. Écrivain, journaliste, Paul-François Paoli est l’auteur d’essais remarqués sur la vie des idées.

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Interview le 21 juin 2021 dans l’émission « Le Grand Témoin » (Radio Notre Dame)

Animateur : Louis Daufresne

Je reçois aujourd’hui le philosophe Jean-Luc Marion, philosophe, membre de l’Institut, prix Ratzinger 2020. Il se livre au journaliste Paul-François Paoli, chroniqueur au Figaro littéraire, lui-même passionné par la vie des idées. Cette conversation s’appelle Á vrai dire (Cerf). On n’y parle pas que de philosophie. Jean-Luc Marion explique aussi son action, fait des mises au point, convoque beaucoup de personnages qui ont compté dans sa vie intellectuelle, analyse l’époque de l’après-concile et sa vision des choses nous intéresse forcément pour mieux comprendre la situation présente où la question de Dieu ne cesse de se poser, où nos contemporains, dans la confusion des idées et le chaos du monde, cherchent éperdument des réponses.

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Paul-François Paoli : « Jean-Luc Marion participe d’une critique éclairée de l’optimisme des Lumières »

MATTHIEU GIROUX

PHILITT (Philosophie, Littérature et Cinéma), 2 JUIN 2021

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Paul-François Paoli

Paul-François Paoli est écrivain et journaliste au Figaro. Il vient de faire paraître À vrai dire (Cerf), un livre d’entretiens avec le philosophe et académicien Jean-Luc Marion. Dans cet ouvrage, celui-ci aborde les grands thèmes de sa pensée (amour, donation, vérité), mais également son parcours ainsi que les crises de notre temps.

PHILITT : Philosophe de stature internationale, phénoménologue novateur, catholique engagé, académicien… Le parcours et l’œuvre de Jean-Luc Marion impressionnent. À quelle occasion avez-vous découvert son travail ?

Paul-François Paoli : J’étais tombé voici quelques années sur Le Visible et le Révélé qu’il avait publié au Cerf et cela m’avait beaucoup intrigué. Je n’y avais pas compris grand-chose mais j’avais insisté car les thématiques m’intéressaient. C’est un philosophe très difficile. Lire un livre de Jean-Luc Marion suppose de travailler. La philosophie n’est pas une affaire d’opinion mais de concepts et d’arguments.

Quelles sont les ressources que vous trouvez chez Jean-Luc Marion ? Qu’est-ce qui vous séduit chez lui ? L’inventeur de concepts (donation notamment), l’érudition du théologien catholique, l’exigence de sa pensée en général ?

Au début, j’ai été sensible aux thématiques qui émergeaient de ses livres plus qu’aux concepts qui sont les siens et que j’ai entrevus par la suite. La thématique du nihilisme d’abord qui est fondamentale chez lui. Jean-Luc Marion a pris très au sérieux cette problématique inaugurée par Nietzsche et poursuivie par Heidegger, pour qui le nihilisme est devenu en quelque sorte le destin de l’Occident. Face à ce défi du nihilisme, nous opposons le discours dérisoire des « valeurs », un discours qui est celui de Comte-Sponville ou d’Axel Kahn. Ces gens n’ont, à mon sens, rien compris au défi du nihilisme. Les valeurs républicaines et laïques par-ci, chrétiennes par-là, avec un peu de Montaigne par-ci, avec un peu Camus par-là… Marion démontre philosophiquement ce que j’avais personnellement ressenti depuis longtemps : la précarité de ce discours. « Nos valeurs » : Qui ne ressent le narcissisme absurde de ce genre de propos ? Dans une société hédoniste individualiste comme la nôtre, tout le monde regorge de valeurs ! Mais où est passé la quête d’une Vérité qui soit fondamentale ou décisive ? Si celle-ci a disparu, pourquoi ce bavardage sur les « valeurs » ? La foi catholique n’est pas une affaire de valeurs, voilà ce que rappelle Jean-Luc Marion ! Je ne me définis pas comme catholique ni comme chrétien, mais, si je me définissais ainsi, je serais scandalisé qu’on fasse de la Vérité à laquelle je crois une valeur ! Enfin, ce qui m’a séduit est que sa pensée offre une alternative à la doxa thomiste où la foi est, en quelque sorte, la consécration d’une rationalité qui garantit la cohérence du réel.

Marion déplace le débat convenu sur la partition binaire et scolaire entre la raison et la foi. Ce qu’il écrit peut choquer à certains égards. Il n’y a pas plus de raison de vivre que d’aimer, car la vie, comme l’amour, procède d’un don qui nous échappe et que nous ne pouvons pas maîtriser. La pensée de Marion va à rebours de la métaphysique de la volonté des philosophes existentialistes laïques. Qui ne sent que Sartre et Camus sont devenus obsolètes ? À l’époque où il écrivaitLa Peste, Camus voulait redonner son titre de gloire à l’humanisme, mais le règne de la techno-science sur nos vies change la donne. Qui croit encore à la vision laïciste boy scout d’un Camus face aux défis qui nous attendent dans le domaine de la fabrication du vivant,de l’euthanasie ou du droit au suicide ? Il me semble que la pensée de Marion réduit ici l’humanisme athée à une sorte d’oxymore. L’athéisme conséquent sape l’idée même de dignité humaine car celle-ci devient impossible à fonder, elle relève justement du domaine aléatoire des valeurs. Et qui crée les valeurs ? Nous pouvons aussi bien les décréer, ce que ne se privent pas de faire certains anti-spécistes qui effacent en ce moment même les frontières entre l’humain et l’animal. Quand on écoute ce que dit un Pascal Picq, par exemple, qui évoque la « culture des Bonobos » et des grands singes, on est effaré ! En déconstruisant l’anthropocentrisme laïque et rationaliste, Marion participe d’une critique éclairée de l’optimisme des Lumières sans pour autant céder à la tentation réactionnaire d’un retour à l’âge théologique.

Qu’est-ce qui vous a motivé à faire ce livre, cette « conversation », avec Jean-Luc Marion ? Dans son avertissement, Jean-François Colosimo dit que vous souhaitiez faire découvrir le philosophe « autremen t ». De quelle manière ?

Je trouve la pensée de Marion stimulante tout simplement. Le propre d’un penseur n’est pas de vous convaincre qu’il a raison mais de vous forcer à réfléchir. « La philosophie sert à nuire à la Bêtise », disait Nietzsche. Et je trouvais incroyable que ce penseur soit si peu lu dans les milieux catholiques que j’ai beaucoup fréquentés depuis mon adolescence et où j’ai rencontré des gens formidables. En somme, j’ai fait mon travail de journaliste. J’ai donc beaucoup lu et travaillé avant de réaliser cet entretien. Je voulais aussi que l’entretien soit vivant, à rebours d’un épouvantable jus de crâne. On y entre et on en sort un peu comme l’on veut.

La langue de la phénoménologie, tradition dans laquelle Jean-Luc Marion s’inscrit, est technique et déroute les non-initiés. Ceci dit, Le Phénomène érotique avait rencontré un succès qui allait au-delà du seul cercle universitaire. À quel type de lecteurs s’adresse son œuvre ?

Aux catholiques d’abord, mais aussi à tous ceux qui sont concernés par les grands débats sur le relativisme ou la question de la Vérité. Dans le monde où nous sommes entrés, l’opinion du quidam sur Facebook possède une charge de vérité. Chacun croit que son opinion est un argument en soi et instaure ainsi avec les autres une relation tyrannique. C’est cela aussi l’effet du relativisme ambiant. Les individus narcissisent leurs opinions qu’ils transforment en pseudo valeur. La lecture de Marion renvoie cela au néant. La philosophie est d’abord un exercice de rigueur ce n’est pas une affaire d’opinion d’humeur ou de « ressenti », comme l’on dit aujourd’hui à tout propos. Par ailleurs aussi techniques soient les travaux de Jean-Luc Marion, ils abordent des domaines (l’amour, l’érotisme, la vanité ou encore le suicide) qui nous concernent tous.

La personnalité forte de Jean-Luc Marion, mélange de profondeur et de causticité, transparaît bien dans vos échanges. La conversation a-t-elle été musclée par moments ?

Le livre qui a fait connaître Jean-Luc Marion du grand public

Oui, mais pas assez à mon goût. Marion a un tempérament de bretteur et il ne dédaigne pas la controverse. Mais il ne veut pas trop s’aventurer dans des domaines non philosophiques.

À la lecture du livre, on apprend que Jean-Luc Marion a participé à l’aventure des « nouveaux philosophes ». Dans quelle mesure ? Et comment expliquer que sa trajectoire fut si différente de celle d’un Bernard Henri-Lévy ou d’un André Glucksmann ?

L’homme n’est pas exhibitionniste et il a tendance à fuir les feux de la rampe. Nonobstant, il ne dédaigne pas toujours de mouiller sa chemise. Il fallait à l’époque mettre un terme à l’hégémonie idéologique du marxisme qui régnait à l’université et Jean-Luc Marion a mis la main à la pâte notamment dans le sillage de Maurice Clavel. Comment pourrait t’on lui donner tort ?

Jean-Luc Marion ne partage pas les préoccupations des conservateurs qui s’inquiètent d’un supposé déclin français ou catholique. Est-ce que cela vous a surpris ?

Non, cela ne m’a pas surpris. La France n’est plus catholique, c’est un pays spirituellement à la dérive, je le déplore, moi qui ne suis pas assez croyant pour me contenter de la foi. Moins on est croyant et plus on accorde, c’est vrai, de l’importance aux questions identitaires et aux rituels. Je pense que les deux positions sont légitimes et respectables, complémentaires même, à certains égards. Pour moi l’histoire de France et de sa civilisation sont inintelligibles sans l’imprégnation catholique. Notre civilisation est tout simplement impensable sans le christianisme.

Demanière générale, Jean-Luc Marion refuse les termes du débat tels qu’ils sont imposés par la société médiatique (sur l’identité, sur l’islam, sur l’immigration). Comment le journaliste que vous êtes interprète-t-il la méfiance du philosophe ?

Marion refuse de se laisser enfermer dans des débats binaires qu’il juge stériles. Nonobstant, et ici je diverge d’avec lui, je pense qu’il faut prendre très au sérieux cette notion de « déclin de l’Occident » dont Spengler et Valéry ont été les visionnaires, parmi tant d’autres. Nos élites décadentes sont dépourvues de toute puissance d’affirmation, c’est même en cela qu’elles sont décadentes à mes yeux. Elles sont dans la perpétuelle défensive, depuis la déconstruction de l’Histoire ici à la repentance par là. D’une certaine manière, il faut admettre que l’hypothèse d’une islamisation de la France, telle que peuvent l’entrevoir des esprits aussi différents que Houellebecq ou Onfray, n’est pas du tout invraisemblable dans la durée. Après tout, ceux qui vivront verront…

PHILITT

Jean-Luc Marion, face à la Révélation

Le philosophe, académicien, catholique et fervent lecteur de « L’Equipe », poursuit sa lecture de Descartes au prisme de la pensée contemporaine et publie deux livres d’entretien.

Par Nicolas Weill

Le Monde, 27 juin 2021

L’académicien Jean-Luc Marion a beau récuser la position d’intellectuel public, se méfier des interventions à tout-va, il n’en publie pas moins deux ouvrages d’entretiens couvrant quarante années d’engagement catholique, politique et philosophique : un recueil d’interviews parues dans la presse, et une conversation avec Paul-François Paoli, journaliste au Figaro. Pour faire bonne mesure, Paroles données. Quarante entretiens, 1987-2017 (édité par Mathias Goy, Cerf, 436 p., 29€, numérique 20€) et Avrai dire. Une conversation (Cerf, 220p., 20€, numérique 12€) s’accompagnent d’un savant Descartes sous le masque du cartésianisme, publié dans la prestigieuse collection « Epiméthée » des PUF. Le philosophe, qui la dirigeait depuis 1980, vient d’en passer le témoin à deux de ses élèves, Vincent Carraud et Dan Arbib.

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En meilleure intelligence

Pour reprendre une expression qu’il affectionne, Descartes constitue la « basse continue » de son œuvre, riche maintenant de plus d’une trentaine de livres. Commenter d’un bout à l’autre le grand penseur du XVIIe siècle ne l’a pas empêché de produire une pensée originale, dont les thèmes majeurs sont le don, le visible, l’érotisme, la peinture de Courbet (son compatriote franc-comtois) ou la Révélation… Son parcours ne cesse d’ouvrir des circulations entre l’histoire, la philosophie et la théologie.

« Depuis le Moyen Age, on a considéré que la philosophie constituait lemoyen correct de faire de la théologie, cequi est une erreur profonde »,
Jean-Luc Marion

« Tous les auteurs de la tradition philosophique connaissaient la théologie, Nietzsche et Marx inclus, confie-t-il au “Monde des livres”. Depuis le Moyen Age, on a considéré que la philosophie constituait le moyen correct de faire de la théologie, ce qui est une erreur profonde. » La philosophie considérée comme « métaphysique », c’est-à-dire comme volonté d’englober la totalité du réel, ne laissait plus aucune place à la Révélation. Pourtant, dès lors que, à la suite de Heidegger, philosopher consiste à détruire ou « déconstruire » cette prétention à un savoir total, les deux disciplines peuvent à nouveau cheminer en meilleure intelligence, sans pour autant se confondre.

D’où le souci, depuis son premier ouvrage, Sur l’ontologie grise de Descartes (Vrin, 1975), jusqu’à ces troisièmes Questions cartésiennes, de montrer sous le « cartésianisme » le Descartes véritable, nourri d’Aristote, de saint Augustin et des médiévaux. Ceux qui ne voient dans l’auteur du Discours de la méthode que le contempteur de la tradition scolastique ou le libérateur du sujet moderne, bref le Descartes prérévolutionnaire cher au Panthéon de la IIIe République, se trompent autant que les neurosciences, qui font du prétendu « dualisme » corps/esprit cartésien leur repoussoir favori. « Même ceux qui prétendent réfuter Descartes restent dans le cadre qu’il a fixé, observe Marion. Il a établi la géographie de notre civilisation. On a besoin de lui pour savoir où nous sommes. » Descartes, à ses yeux, demeure un « anticipateur ». C’est pourquoi il ne peut être lu qu’au prisme de la philosophie contemporaine, en particulier de Heidegger, dont Jean-Luc Marion, élève de Jean Beaufret (1907-1982), lui-même disciple français du « maître-penseur », a longuement fréquenté les textes.

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Un riz au lait avec Deleuze

Parmi les philosophes classiques, Spinoza semble certes plus en vogue que Descartes aujourd’hui. Cette mode et les usages politiques de l’auteur du Traité théologico-politique (1670) par des intellectuels d’extrême gauche agacent Jean-Luc Marion. Pour lui, Spinoza sert de « faux nez à d’anciens marxistes ». Après tout, n’est-il pas qu’un continuateur « synthétique et imprécis » de Descartes ? Son legs en philosophie politique, plutôt mince, ajoute-t-il quelque chose à cet autre prédécesseur qu’était Thomas Hobbes (1588-1679) ? Sur ce point aussi, Marion ne dédaigne pas d’être à contre-courant. Derrière son cursus honorum ultraclassique (Normale-Sup, la Sorbonne, l’Académie française), ce « philosophe qui essaie d’être catholique » a toujours tranché par rapport aux options athées ou séculières de bien de ses contemporains. Il rapporte qu’il intrigua Gilles Deleuze (1925-1995), qui l’invita, à la toute fin de sa vie, à partager un riz au lait (seule nourriture qu’il pouvait encore manger) afin de discuter Dieu sans l’être (Fayard, 1982), l’une des œuvres majeures de Marion.

A l’heure où l’Eglise traverse une série de crises, ce gaulliste croyant refuse de porter sur elle un regard décliniste. « Le christianisme en général et le catholicisme en particulier ne sont que les effets d’un événement originaire, précise-t-il. Ils ne mettent pas en cause cet éclair atomique qu’est la Révélation . » Quant aux affaires de pédophilie, il estime que l’Eglise s’en tire plutôt bien. Elle pratique désormais, selon lui, une transparence et une vigilance venue d’en haut, bien plus serrée que celle des milieux sportifs, argumente ce fervent lecteur de L’Equipe.

L’Académie, où il occupe depuis 2008 le siège du cardinal Jean-Marie Lustiger, a-t-elle changé sa vie ? Elle l’a rendu plus présent dans le débat public, concède-t-il. Mais il entend se cantonner à ses domaines de compétence. « Ce qui m’intéresse, c’est d’écrire des livres illisibles, parce que ce sont ceux qui sont lus le plus longtemps par les lecteurs », conclut-il avec l’humour à froid qui caractérise le style de l’homme comme celui du philosophe.

« Descartes sous le masque du cartésianisme. Questions cartésiennes III », de Jean-Luc Marion, PUF, « Epiméthée », 382p., 27€, numérique 22€.

Nicolas Weill

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1 Messages

  • Albert Gauvin | 10 août 2021 - 12:04 1

    Très beau témoignage de BHL. Ah, les "talas" à LLG, si je m’en souviens ! Signalons aussi qu’il est même arrivé à Jean-Luc Marion de dialoguer avec Philippe Sollers lors de la publication du livre de Benoît XVI sur Jésus de Nazareth. LIRE ICI.