A peine publiée aux Etats-Unis, la biographie événement du grand romancier de « la Tache » a été retirée de la vente, son auteur, Blake Bailey, étant accusé de viol. Enquête.
Par Didier Jacob
L’Obs, 25 juillet 2021

Philip Roth à Newark dans le New Jersey en 2003 . (Lars Tunbjörk / Agence VU)
Sept ans de travail à la poubelle. La bio autorisée de Philip Roth, qui devait s’intituler, selon le vœu du grand homme, « la Terrible ambiguïté du je » (l’éditeur a finalement opté pour « Philip Roth. Une biographie »), fait grise mine dans les entrepôts de Norton, l’éditeur américain du livre, dans l’attente d’un avenir incertain. Nous sommes le 27avril2021. Un communiqué de presse du groupe vient d’annoncer que le livre, salué pourtant par la presse américaine comme un événement, est retiré de la vente. Son auteur, Blake Bailey, est accusé de viol. Roth avait tout prévu, sauf ça. Comme si, pour la première fois, le seigneur de la littérature américaine n’avait pas réussi à maîtriser jusqu’au bout le roman qui lui tenait pourtant le plus à cœur – le sien.
Il faut dire que cette biographie, magistrale pour certains, décevante pour d’autres, alimente la chronique mondaine et littéraire depuis des décennies. Roth y songe dès la fin des années 1990, lorsqu’il rédige un texte de près de trois cents pages intitulé « Notes pour mon biographe », en réfutation du livre féroce publié par son ex, l’actrice Claire Bloom, dont il s’était séparé de manière orageuse.

Philip Roth etsa femme, l’actrice ClaireBloom, dont ildivorcera en 1994.
Il renoncera finalement à le publier, sous la pression de ses amis. Il persuade alors un professeur d’université, Ross Miller, d’écrire sa biographie. Ross est un néophyte, mais Roth ne contrôlera-t-il pas mieux un débutant qu’un biographe accompli ? En2004, le contrat est signé. Mais, très vite, le torchon brûle entre les deux hommes. Miller, semble-t-il, mène des interviews à son sujet qui déplaisent à Roth lequel n’est, de toute façon, guère à l’aise avec l’idée qu’on fouille dans les menus recoins de sa vie.
« Il y a deux catastrophes qui m’attendent, plaisantait Roth en 2013 avec son humour légendaire. Ma mort et ma biographie. Espérons que la première viendra la première. »
L’auteur de « Portnoy et son complexe » décide en tout cas brutalement de rompre le contrat qui le lie à Miller. Retour à la case départ. Sauf que Roth vieillit. Ses derniers romans – des novellas plutôt – n’ont plus l’ampleur des chefs-d’œuvre de la maturité. Les mois d’octobre passent sans que le jury Nobel lui décerne ce prix qu’il mérite tant, et qu’il n’obtiendra jamais. Il lui faut une grande biographie comme Brian Boyd, naguère, en avait écrit une sur Nabokov.
Printemps 2012. Blake Bailey se propose. Roth lui donne rendez-vous dans son appartement de Manhattan. Les deux hommes sont-ils faits pour s’entendre ? Bailey n’est pas juif. Il ne vient pas non plus du New Jersey, mais de l’Ouest lointain, dépeuplé et désertique – l’Oklahoma. Il n’habite même pas New York mais en Virginie. Pourtant, Bailey possède un avantage sur les autres : il n’est pas un néophyte en la matière. Il a raconté l’histoire de John Cheever et de Richard Yates, autres monuments de la littérature américaine. Et, pour Bailey, le jeu en vaut la chandelle. Car l’annonce de l’ouvrage fait déjà rêver les éditeurs du monde entier.
« Rendez-moi intéressant ! », Philip Roth
Reste à trouver le moyen de condenser en un volume les mille vies du géant américain, qui a semé dans son œuvre des doubles de lui-même, à commencer par Nathan Zuckerman, son personnage fétiche.« Rendez-moi intéressant ! »,lance Roth. Intéressant, c’est tout ? Bailey n’a peut-être pas, sur le moment, su traduire ce que lui demandait Roth en réalité – faire de lui un héros américain.

Blake Bailey, déjà biographe de John Cheever et Richard Yates, monuments de la littérature américaine .
Bailey récupère chez lui les archives de celui qui devient le compagnon de ses jours et de ses nuits. Il épluche tout, lettres envoyées et reçues, papiers médicaux, manuscrits inaboutis, notes diverses, factures en tous genres. Qui aurait envie de se plonger aussi méticuleusement dans la vie d’un autre ? Bailey. Il lui faudra sept ans pour en venir à bout. Mais la route est semée d’embûches. Et, depuis que Roth a annoncé qu’il arrêtait d’écrire, l’auteur de « Portnoy » ne cesse de lui envoyer des mémos, des notes, des observations pour « l’aider » à bâtir la bonne statue. Blake Bailey ne garde pas un mauvais souvenir de ces échanges (les entretiens se comptent en centaines d’heures) avec Roth. Il raconte dans un entretien à « l’Obs » :
« J’ai été surpris, par la jovialité de Philip. Il était ravi – surtout pendant les premières années de notre collaboration – de ne plus avoir à écrire de fiction ; ravi, en d’autres termes, de pouvoir s’asseoir dans son fauteuil Eames et de parler de sa vie avec un biographe attentif (et souvent rieur). »
Il ajoute qu’il n’a jamais envisagé de renoncer devant l’ampleur de la tâche :
« Philip se montrait péremptoire en m’envoyant ses archives (et en joignant des notes dactylographiées à simple interligne me disant ce que je devais en penser), mais il était rarement désagréable ou indiscret. De temps en temps, nous nous chamaillions sur tel ou tel point, mais nous n’avons eu qu’un seul désaccord sérieux – sur la question de savoir si je devais être autorisé à donner un pseudonyme à “Inga Larsen”[sous ce nom d’emprunt se cache celui d’une thérapeute qui a été la maîtresse de Roth pendant près de vingt ans, NDLR]. »
Quel Roth canoniser ? Le juif défroqué ? L’homme à femmes ? Pour Josyane Savigneau, amie de l’écrivain et auteure de « Avec Philip Roth », il« était animé par la passion de tout contrôler. Comme on le voit, ça s’est retourné contre lui ». De fait, quand le livre paraît le 6 avril dernier, les critiques sont inégales, peut-être parce que Bailey a essayé de mettre tout le monde d’accord. Il déclare :
« Il est difficile de faire plaisir à tout le monde quand il s’agit de Philip Roth. »
Et le biographe, sur le site américain Vulture, de se justifier :
« Philip a certainement essayé de m’influencer. Il m’a écrit des centaines, peut-être des milliers de pages. J’en ai tenu compte, comme j’ai tenu compte de l’avis des deux cents personnes que j’ai interrogées. Je revendique la paternité de cette biographie. Elle est d’une réelle indépendance d’esprit. Philip l’aurait sans doute appréciée dans ses grandes lignes. Mais il y a aussi certaines choses qui auraient été extrêmement mortifiantes s’il avait pu en prendre connaissance. »
« Bailey ne s’intéresse absolument pas à l’œuvre de Roth », Josyane Savigneau
Car Roth disparaît en2018. Bailey est désormais plus libre de ses mouvements. Il met les bouchées doubles pour terminer sa bio, qui n’a cessé de s’épaissir avec le temps. Josyane Savigneau confie :
« Le livre,me laisse perplexe. C’est une mine d’informations, Bailey a eu accès a tout. Déjà le choix de photos tire Roth vers le “familialisme”. Drôle de choix. Bailey ne met pas du tout à mal la thèse de la misogynie de Roth. Surtout, on voit qu’il ne s’intéresse absolument pas à son œuvre. Donc il manque l’essentiel. »
Roth misogyne ? Certains le pensent.
Mais Bailey n’est pas le mieux placé pour s’ériger en juge : en avril dernier, il est accusé de viol par une éditrice (il n’a pas commenté cette affaire dans notre entretien). Ce viol aurait eu lieu en2015. La victime en aurait averti la direction de Norton, l’éditeur de la biographie, sans réaction apparemment. Mais une autre plaignante se fait alors connaître, ancienne étudiante de la Nouvelle-Orléans dont il aurait également abusé (selon les dires de cette nouvelle victime, Bailey lui aurait dit qu’il la désirait depuis qu’elle avait 12ans).
Dans les milieux littéraires comme dans le milieu scolaire de la Nouvelle-Orléans, le scandale est immense. Acculé, Norton retire de la vente la biographie de Roth, qu’un nouvel éditeur s’apprête à publier« dès que possible »en poche et en audiobook. Pour Josyane Savigneau,« l’affaire Bailey me semble une sale histoire, pas seulement due aux excès et débordements de #MeToo ».Même si, dit-elle,« ça ne justifie en rien la décision de Norton ».
Jusqu’au bout, Roth aura été hanté par ce projet, et par l’image qu’il voulait laisser d’un écrivain« indestructible »(une formule qu’il avait eue à la mort de John Updike). Il ne s’agissait plus des jeux de miroirs farfelus où Roth, comme dans « la Contrevie », jouait d’identités imaginaires avec un brio hors du commun. Cette fois, il savait que sa vie serait scrutée sous tous les angles. Avait-il des secrets à cacher ?
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« Il contrôle maintenant sa réputation depuis sa tombe », Ross Miller
C’est ce que semble penser Ross Miller qui, contacté, refuse cependant d’en dire davantage, au prétexte que, ayant signé un accord de confidentialité au temps où il œuvrait en premier sur cette biographie, il ne serait pas autorisé à communiquer sur le sujet. Paranoïa d’un homme amer ? Il explique par email :
« Ces accordssont utilisés pour faire taire ceux qui n’adhèrent pas à l’histoire officielle des gens riches et célèbres. Blake Bailey et d’autres m’ont inclus dans cette histoire. J’ai été diffamé par des individus qui prétendent tout savoir sur moi. Leur seule source est Philip Roth, avec qui j’ai eu une relation intellectuelle étroite pendant plus de vingtans. Je crois toujours qu’il était l’un des meilleurs écrivains américains des cent dernières années. Il contrôle maintenant sa réputation depuis sa tombe. Pour une raison quelconque, me réduire au silence fait partie de ses plans posthumes. Je ne suis qu’un fantôme. Tout ce que je peux dire, c’est que vous êtes sur la bonne voie. »
Car Roth n’a pas fini de faire parler. Déjà, une autre polémique enfle aux Etats-Unis. Les archives auxquelles Bailey a eu accès semblent en effet devoir être détruites par les exécuteurs testamentaires de son œuvre, comme Roth en avait émis le souhait. Des universitaires, qui espèrent que d’autres correspondances avec l’écrivain seront progressivement rendues publiques, s’insurgent de ne pouvoir consulter ces sources comme Bailey a pu le faire. De son côté, Bailey évoque avec émotion les dernières heures de la vie de Roth, comme s’il s’agissait du dernier domaine où nul ne saurait contester son témoignage. Il explique :
« J’étais à son chevet,alors qu’il était à l’agonie, mais il était déjà sous sédatif en phase terminale lorsque je suis arrivé. Durant ses derniers jours, il m’envoyait de temps en temps des courriels pour me parler de rencontres agréables avec tel ou tel ami. Il savait qu’il ne vivrait plus très longtemps et il savourait ces dernières rencontres avec les personnes qu’il aimait. »
La vie tourmentée de Philip Roth pouvait-elle connaître une postérité apaisée ? Pour Brooke Allen, une ancienne professeure au Bennington College, cette biographie de Roth est« un complot »qu’il aurait ourdicontre lui-même (elle fait référence à son roman « Un complot contre l’Amérique »). Comme un acte de sabotage involontaire.« Dans la période actuelle, je crois que cette affaire va porter tort à la postérité de Roth »,confirme de son côté Josyane Savigneau. Alors que la statue de Philip Roth vient enfin d’être dévoilée, le dieu, vengeur ou malicieux, qui l’a empêché d’obtenir le Nobel continue de s’acharner contre lui.
Philip Roth, bio express
Né en 1933 à Newark (New Jersey), Philip Roth est l’auteur d’une trentaine de romans parmi lesquels « Portnoy et son complexe » (1969), « la Contrevie » (1989), « Pastorale américaine » (1999) et « la Tache » (2002). Il est mort le 22 mai 2018 à New York.
Paru dans « L’OBS » du 22 juillet 2021.
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(Pléiade, volume 2)
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Plus sa mort s’éloigne (quatre ans déjà), plus on constate l’importance de Philip Roth dans la littérature des XXe et XXIe siècles. Philip Roth a prévu la cancel culture, annoncé le néoféminisme, moqué.le populisme américain, vu venir le retour de la stupidité violente au pouvoir. L’auteur de la trilogie Zuckerman enchaîné a amplifié un mouvement qui est aujourd’hui universel : transformer sa vie en fiction, multiplier les masques pour se dévoiler avec le maximum d’impureté et de vérité.
La période qui va de L’Écrivain fantôme à Patrimoine est d’une incroyable ri¬chesse, qui nous promène de l’autobiographie burlesque au désespoir intimiste, de la grosse teuf des seventies à l’angoisse posthistorique des années 1990. Le monde a cessé de se poiler, la guerre froide est remplacée par le terrorisme, et le nombrilisme d’internet va bientôt remplacer l’idéal commu¬niste. Roth ressemble à un prophète qui regrette d’avoir vu l’Apocalypse avant ses collègues. Avec ses questionnements inté¬rieurs, Nathan Zuckerman est infiniment plus émouvant que Mark Zuckerberg (le fondateur de Facebook). Car Zuckerman est faible, égaré, impertinent. Ce personnage imaginaire existe davantage que tous les vivants que je connais. Bien que fictif, il ignore ce qu’est le virtuel. Il ne connaît que le corps humain ; le reste ne l’intéresse pas. Ahsi seulement Zuckerman avait vaincu Zuckerberg... Malheureusement pour l’humanité, c’est l’inverse qui s’est produit. ·