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Philippe Sollers, portrait d’un électron libre

par Josyane Savigneau

D 4 juin 2021     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Toujours différent et toujours lui-même. Flirtant avec le nouveau roman, puis avec la littérature classique. Fou de fiction et d’essais mordants. Passant sa vie à briller, à surprendre — et aussi à décevoir. Portrait d’un écrivain électron libre et heureux de 84 ans, dont le dernier livre « Agent secret » est sorti en mars dernier.


Philippe Sollers, écrivain auteur de romans, essais et biographie (ici en 1999).
© John Foley/Opale / Bridgeman Images. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Par Josyane Savigneau

Qui aurait imaginé qu’un jour Philippe Sollers se confierait sans masque, comme il vient de le faire, à 84 ans, dans « Agent secret » (Mercure de France) son quatre-vingt-quatrième livre ? Jusqu’ici, son texte le plus directement autobiographique, « Portrait du joueur » (Gallimard, 1985) était un roman. Quant à ses Mémoires, ils ont pour titre « Un vrai roman » (Plon, 2007).

Philippe Forest, dans son « Philippe Sollers » (Seuil, 1992) soulignait que la fiction était pour lui « le lieu absolu de la vérité : inversion des illusions, traversée des apparences, construction d’un simulacre plus présent que le modèle auquel on voudrait le fixer. En ce sens, le roman est la vérité ; la vérité est le roman.  » Sollers aurait-il soudain mis de côté cette vérité ? Absolument pas.


Philippe Sollers.
© Frédéric Stucin / Pasco. ZOOM : cliquer sur l’image.
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On ne peut toutefois pas exclure qu’il ait voulu devancer les biographes en parlant plus clairement que jamais de son enfance, de sa famille, de ses amours, de son fils qui affronte avec panache des problèmes de santé constants. Mais ce n’est pas l’essentiel, car tout ce qui est évoqué dans « Agent secret », photos comprises — enfance, souvenirs, amours, écrivains aimés, peintres, musiciens, etc. — est présent dans son oeuvre, sous des formes diverses qui se répondent et se complètent. Si on aime les livres de Sollers, on les relit à la lumière d’« Agent secret », on recherche des pistes, des traces, des détails.

Mother

La mère, par exemple. Voici un beau passage du « Secret » (Gallimard, 1993) : «  Mon Dieu, tout arrive en même temps… J’avais beau savoir que Mother vivait son dernier parcours, jamais je n’aurais cru que la fin irait aussi vite. Mother ? Non ? Déjà ? Quatre-vingt-quatre ans, mais quand même… Toujours vive, précise, les yeux, l’esprit, le front lumineux lavé, la gaieté… Ma jeune et vieille petite mère, ou plutôt ma définitive, pudique et impérieuse petite fille, depuis des années…  »

Dans le même roman, il est beaucoup question de la relation père et fils. Et la femme du narrateur — comme dans d’autres textes — ressemble à sa propre épouse, Julia Kristeva. La figure de Dominique Rolin (1913-2012), son grand amour longtemps clandestin avant la publication d’un choix de leur énorme correspondance — quatre volumes entre 2017 et 2020 (Gallimard) — est présente dans de nombreux livres, et plus particulièrement dans « Passion fixe » (Gallimard, 2000), à travers l’héroïne Dora, même si Sollers prend soin de composer ses personnages, pour préserver une certaine ambiguïté romanesque.


Julia Kristeva (ici en1987), psychanalyste, écrivaine et sémiologue, a épousé Philippe Sollers en 1967.
© Sophie Bassouls / Bridgeman Images. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Dans tous ses romans — ceux qui sont considérés comme d’avant-garde comme les narrations plus classiques — le but est le même, unique : affirmer la singularité de l’écrivain — «  un corps spécial qui poursuit sa liberté » — et la cohérence de son oeuvre, au-delà des images sociales qu’il a pu donner à tel ou tel moment, pour de bonnes — selon lui — ou de mauvaises raisons, peu importe.

Être un oiseau

Au-delà aussi des clichés : catholique revendiqué, maoïste non repenti, traître à l’avant-garde, bourgeois provocateur, faux révolutionnaire… Le début d’« Agent secret » est une réponse : « Contrairement aux apparences, je suis plutôt un homme sauvage, fleurs, papillons arbres, îles. Ma vie est dans les marais, les vignes, les vagues. Qu’importe ici qui dit je. Écrire à la main, nager dans l’encre bleue, voir le liquide s’écouler sont des expériences fondamentales. Je vis à la limite d’une réserve d’oiseaux, mouettes rieuses, goélands, faucons, sternes, bécasseaux, canards colverts, hérons. Ah être un oiseau ! »

On peut y ajouter, preuve de sa science de la dissimulation, la citation des « 36 stratagèmes - Manuel secret de l’art de la guerre », faite dans son dernier roman, « Légende », paru lui aussi au printemps de cette année (Gallimard) : « A se garder de tous côtés la vigilance s’endort, un spectacle familier n’éveille pas le soupçon. L’occulte est au coeur du manifeste et non dans son contraire. Rien n’est plus caché que le plus apparent. »

Singularité est le mot-clé — jamais de « nous », jamais d’ensemble. Rencontres singulières amours singulières — tout cela est réaffirmé sans cesse dans « Agent secret » : « Encore une fois, ce qui compte, ce sont les rencontres de singularités. Elles sont radicalement inabsorbables par le tissu social officiel. Tout ça se passe dans une profonde clandestinité. Sans clandestinité, rien. » Sans exercice de la solitude, rien non plus. Déclaré dès le titre de son premier roman « Une curieuse solitude » (Seuil, 1958), et répété à la première page de « Studio » (Gallimard, 1997) — un de ses plus beaux textes, trop peu commenté. « J’ai rarement été aussi seul. Mais j’aime ça. Et de plus en plus.  »

Le goût du bonheur

Autre règle de vie : la joie, le goût du bonheur. Là aussi présent dès les débuts, avec en épigraphe d’« Une curieuse solitude », ce mot de Joubert : « Le plus beau des courages, celui d’être heureux. » Puis en ouverture de « Carnet de nuit » (Plon, 1989) : « Pour vivre cachés, vivons heureux. » Et enfin tout au long de « Légende » et « Agent secret » : « Se tenir à la joie est un principe de vie, une politesse, un savoir-vivre ». « La joie est ma philosophie essentielle. »


Dominique Rolin (ici, en 1996). Philippe Sollers a entretenu avec la romancière belge
une liaison durant plus de cinquante ans, et une très large correspondance.

© Philippe Matsas/Opale / Bridgeman Images. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Cette singularité tant souhaitée, elle n’était pas si facile à imposer quand on a connu, comme Sollers, des débuts flamboyants, il y a soixante-quatre ans, à 21 ans. En 1957, paraît un court texte, « Le Défi » , dans la collection « Écrire », de Jean Cayrol, au Seuil. François Mauriac, dans son Bloc-notes de L’Express, le 12 décembre 1957, écrit une longue « contribution personnelle à la Nouvelle Vague » à propos de Sollers : « J’aurais été le premier à écrire ce nom. Trente-cinq pages pour le porter, c’est peu - c’est assez.  »

L’année suivante, c’est Aragon, dans un article des Lettres françaises du 20 novembre 1958, « Un perpétuel printemps », qui voit « Une curieuse solitude » comme « le livre de la grâce » et conclut, à propos de son auteur : « Le destin d’écrire est devant lui comme une admirable prairie. »

Décevoir

Que faire si on veut rester libre ? Décevoir. Créer en 1960, avec d’autres jeunes gens doués — Jean-Edern Hallier, Jean-René Huguenin, Renaud Matignon — une revue, Tel Quel, et un groupe, qui allaient bouleverser le paysage éditorial. Devenir, comme Sollers le dit avec humour, dans « Vision à New York » (Grasset, 1981), « un écrivain qui a donné de grands espoirs à la culture française et qui a épouvantablement déçu par la suite  ».

Et puis écrire des livres dits d’avant-garde, à commencer par « Le Parc », celui qui est le plus proche du Nouveau Roman, (Seuil, 1961, prix Médicis), jusqu’à « Paradis » (Seuil, 1981 et « Paradis II » (Gallimard, 1986) long texte sans ponctuation, appelé à devenir une oeuvre infinie.

Enfin, décevoir de nouveau, en quittant les éditions du Seuil, en liquidant Tel quel et en arrivant chez Gallimard — où seront désormais tous ses romans —, avec « Femmes », et un spectaculaire virage littéraire qui sera interprété comme un retour à une narration classique et, pour beaucoup, comme une trahison, aggravée par le succès commercial du livre. On peut pourtant le relire aujourd’hui comme un texte prémonitoire, explorant le malentendu des relations entre les hommes et les femmes, qui n’a fait que s’amplifier depuis. Et voir que c’est aussi, d’une manière plus facilement lisible, une réécriture et une poursuite de « Paradis ».

Suivent alors, jusqu’en 2012 et « L’Éclaircie », de nombreux essais — sur la littérature, la peinture — et une douzaine de romans, où se mêlent autobiographie détournée, critique sociale et grande tradition du roman philosophique, héritée des Lumières. Puis, à partir de Médium (2014), Sollers qualifie plutôt les courts textes qu’il publie chaque année, de « romans métaphysiques ». On peut les lire comme de petits précis de résistance aux dérives de l’époque. Une manière de continuer cette «  guerre du goût  » commencée dans le recueil d’essais de 1994 portant ce titre, qui sera suivi d’« Éloge de l’infini » (2001), « Discours parfait » (2010) « Fugues » (2012), « Complots » (2016).

Preuves

Contrairement à son écrivain américain contemporain préféré, Philip Roth, Philippe Sollers ne prendra pas sa retraite. Comme on le voit dans ses « Lettres à Dominique Rolin », écrire, est pour lui, comme il l’était pour elle, une manière de vivre. La particularité de leur correspondance est justement d’être celle de deux écrivains, nourrie de leurs projets et de leur travail : « Ma page quotidienne », comme aimait à le dire Dominique Rolin.

Dans le journalisme, on préconise de ne pas terminer un article par une citation. En littérature, on reproche à Sollers de faire, dans ses romans, trop de citations. Il répond que ce sont, non pas des collages gratuits, mais des preuves. Alors voici une preuve, très emblématique de sa démarche, tirée du chapitre Paradoxes, de « Légende » : « Tout se détraque, et se recompose en douce. On n’a jamais vu autant de folie, mais celui qui garde la raison tient de l’or. La perversion règne, l’innocence brille. L’escroquerie est partout, l’honnêteté se renforce. Le désert s’accroît, les fleuves débordent. Le doute prolifère, la foi s’approfondit. L’ignorance augmente, la science progresse. La vulgarité explose, la délicatesse s’impose. La violence s’acharne, la douceur répond.  »

La majeure partie des livres de Philippe Sollers est disponible en Folio Gallimard.

Sollers en dates

1936 : 28 novembre. Naissance à Talence, Gironde.

1958 : Premier roman, Une curieuse solitude (Seuil). Commence sa longue histoire d’amour avec Dominique Rolin (1913-2012), de vingt-trois ans son aînée.

1960 : Fonde la revue Tel Quel et le groupe du même nom.

1961 : Le Parc, prix Médicis, (Seuil).

1967 : Mariage avec la linguiste et psychanalyste Julia Kristeva.

1973 : H, livre sans ponctuation (Seuil).

1981 : Paradis, autre livre non ponctué (Seuil).

1983 : Quitte le Seuil pour Gallimard et publie Femmes.

1986 : Paradis II (Gallimard).

1987 : Commence à écrire de manière régulière dans « Le Monde des livres ».

1994 : La Guerre du goût (articles du Monde et d’autres essais).

2000 : Publie Passion fixe. Dominique Rolin publie Journal amoureux. Bernard Pivot les invite tous les deux à « Bouillon de culture » et révèle leur relation, jusqu’ici clandestine.

2007 : Un vrai roman. Mémoires (Plon).

2014 : Médium inaugure une série de romans courts, publiés chaque année depuis lors.

2021 : Légende. Et dans la collection « Traits et portraits » du Mercure de France - avec photos -, Agent secret.

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L’homme de l’art

Peinture et musique imprègnent toute l’oeuvre de Philippe Sollers. « Improvisations » (1991) est dédié aux musiciens, qu’il admire « parce qu’ils ne peuvent pas mentir  », car « si on ne fait pas les notes » … Dans ses fictions, les musiciennes sont toujours des personnages positifs. La claveciniste de Femmes, l’héroïne de Beauté (2017), Lisa, une pianiste. Et bien d’autres.

Il a consacré un livre entier à l’un de ses compositeurs préférés, Mozart : «  Il est étrange de se dire qu’après Mozart tout s’est brusquement ralenti dans le bruit et la fureur. Il y a eu une accélération de l’Histoire, soit, mais sur fond de stupeur, de torpeur. » (Mystérieux Mozart, Plon, 2001).

Les oeuvres d’art, notamment une toile de Watteau, sont au coeur de l’intrigue du roman « La Fête à Venise » (1991). Et Sollers a consacré des livres entiers à des peintres qui sont dans son Panthéon : Fragonard, Cézanne, Picasso, De Kooning, Bacon. Souvent en écho à ses propres principes, de vie et de création.

Prenons le début du Paradis de Cézanne (Gallimard, 1995) : « La solitude de Cézanne, nous n’en avons sans doute pas encore mesuré l’ardeur et la profondeur. » Et la fin de De Kooning, vite (La Différence, 1988) : « L’ivresse est d’une sûreté magnétique, tout le monde ne peut pas être ivre avec précision, relâché-tendu, Van Gogh libéré, avec élégance.  »

Quant à Picasso, le héros (Cercle d’art, 1996), il s’ouvre sur un propos de Picasso, que Sollers, bien sûr, applique aussi à la littérature : « La peinture n’est pas une question de sensibilité : faut usurper le pouvoir ; on doit prendre la place de la nature, et ne pas dépendre des informations qu’elle vous offre. »

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Josyane Savigneau, Les échos, 4 juin 2021.

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