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La nervure des papiers collés et Logique du silence

(sur Légende et Agent secret de Philippe Sollers)

D 13 avril 2021     A par Albert Gauvin - Olivier Rachet - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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La nervure des papiers collés

par Olivier Rachet, 11 avril

Il est un thème passé inaperçu dans l’œuvre foisonnante de Sollers, celui de l’initiation. Sage taoïste, franc-maçon, alchimistes, sociétés secrètes en tout genre, l’initié est toujours cet enfant innocent qui accède au monde coupable des adultes, accompagné. L’accompagnement — motif musical s’il en est – est aux antipodes du consentement et permet au novice de pénétrer dans le cœur secrètement absolu de l’univers par l’entremise de tout un cortège de femmes, de musiciens, de poètes ou de peintres. Le dernier roman de Sollers, Légende, est ainsi une ode à l’initiation, c’est-à-dire au désennui, au plaisir clitoridien des femmes, à l’entente qui se noue entre amis autour de l’ironie. Il s’agit ici d’une forme d’écoute musicale qui se passe souvent de commentaires et évite l’écueil de l’explication psychologique. Est-il besoin de règlements de compte quand deux êtres – amis, amants, élèves ou maîtres, tous initiables à loisir – s’entendent sur un éclat de rire, un mot d’esprit, une vacherie même ? « L’amitié devrait être un partage d’ironie, écrit le narrateur. Pas de glu romantique, jeux de mots, rire, esprit. » Ou citant Friedrich Schlegel : « L’ironie est la claire conscience de l’agilité éternelle, et de la plénitude infinie du chaos. »

De son côté, l’initiation est un mystère qui se développe sur fond de nuisances sonores, d’injonctions sociales, de bruits incessants à partir desquels peut avoir la chance de se composer une phrase musicale, c’est-à-dire une ligne d’écriture. L’initiation s’appuie sur une connaissance intime de l’art du paradoxe : sur un refus et un acquiescement. « Tout se détraque et se recompose en douce. On n’a jamais vu autant de folie, mais celui qui garde sa raison tient de l’or. La perversion règne, l’innocence brille. L’escroquerie est partout, l’innocence se renforce. Le désert s’accroît, les fleuves débordent. Le doute prolifère, la foi s’approfondit. L’ignorance augmente, la science progresse. La vulgarité explose, la délicatesse s’impose. La violence s’acharne, la douceur répond. »

L’initié – celui qui a reçu le don des langues et la faculté de connaître – est aussi celui qui est le mieux à même de percer les mensonges du social, et notamment les inconforts de la mère célibataire mise à la nue par la technique. Chacun et chacune en prennent ici pour leur grade, dans une révélation carnavalesque de cette petite volonté de puissance qui traverse tous les corps pansant. Feu sur les aspirants et les aspirantes à la procréation médicalement assistée puisque « le désir d’enfant est un désir de domination et de réparation narcissique [...] Même le gay le plus débauché n’y tient plus, il veut être père en se retrouvant bébé. » Confidence rare chez Sollers, évoquant son expérience de la paternité : « Je suis mort en devenant père, et le choc a été aussi inattendu que violent. Je n’avais pas envie d’endosser cette identité, c’est clair. Mais, là, j’ai été renversé comme dans une initiation soudaine. »

Alors qu’œuvrent en sous-main les « travailleuses de la mort » – le titre du roman est aussi un hommage rendu à Victor Hugo et sa passion de secourir autrui –, l’initié « [se] faufile dans le bleu », comme s’il nageait dans sa pensée et en profite pour nous livrer les clés de son art de la guerre et du goût, en citant le Manuel secret des 36 stratagèmes chinois : « L’occulte est au cœur du manifeste et non dans son contraire. Rien n’est plus caché que le plus apparent. » En la matière, le vert paradis des amours enfantines suffit souvent à pénétrer le cœur du mystère. En convoquant un personnage du nom de Daphné, que le narrateur a connu enfant, Sollers marche sur les pas d’Apollon et devient, après Nerval, l’un des fils de la Grèce. Daphné ou Laure, l’immortalité est toujours à portée de main et de bouche. Et si la Pythie délivrant ses oracles le faisait en mâchant du laurier, Sollers sait mieux qu’un autre que cette plante est aussi symbole de gloire et d’immortalité poétique auxquelles ce dernier accède, en digne héritier des taoïstes, de son vivant. L’infini tel qu’en lui-même.

Reste qu’avec ce roman, Sollers retrouve aussi à loisir le pouvoir heuristique du roman et de la poésie, pouvoir de révélation qui se donne à lire dans une forme polyphonique et musicale du roman ; un assemblage hétéroclite de pensées et d’illuminations qui atteint la puissance synthétique des papiers collés de Picasso dans la nervure desquels Sollers navigue à vue depuis des années. Un enchantement.


Picasso, Guitare, Partitions et Verre à Vin, 1912.
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Logique du silence

par Olivier Rachet, 13 avril

Qu’est-ce qu’un écrivain ? Ni un mage, ni un prophète, encore moins un salarié, fût-il du spectacle. Une vigie peut-être : une voix et une vue résistant à la tempête et à la dévastation. Sollers est sans conteste un écrivain, comme en attestait déjà Barthes dans l’essai qu’il lui consacre en 1979 Sollers écrivain ; l’un des plus importants de notre époque. Sans doute y a-t-il dans l’exil intérieur qui a toujours été le sien quelque chose du Prospéro shakespearien, naviguant en eaux douces entre l’île de Ré, Venise et Paris, mais aussi New York ou Bordeaux ? Présenté par l’auteur comme un possible « testament du Temps enchanté », Agent secret, publié aujourd’hui dans la Collection « Traits et Portraits » de Colette Fellous au Mercure de France – l’une des rares collections dont la notoriété dépasse celle de la maison d’édition –, dresse le portrait d’un être libre dont la clandestinité est le secret. Clandestinité qui trouve sa source dans l’expérience de la Seconde Guerre mondiale – Philippe Joyaux naît en 1936 à Bordeaux – qui voit la maison familiale être occupée par les Allemands et la famille se réfugier au grenier pour écouter Radio Londres. Expérience fondatrice dont Sollers parle souvent et qui l’initie alors tout autant à la poésie par l’entremise des messages codés de la Résistance qu’à l’usage d’un monde définitivement marqué par le mal, la cruauté et le mensonge.

Sans doute n’est-il pas donné à tout enfant de faire cette expérience radicale qui conduit inéluctablement à transformer sa vie en destin. Sollers refuse plus tard de combattre en Algérie et simule la démence. Il s’enthousiasme pour la Révolution culturelle, mais aussi la civilisation chinoises, moins par aveuglement idéologique que par esprit tactique et disons-le visionnaire. Il n’aura de cesse d’approfondir sa lecture de la Bible et des textes sacrés, et de rendre les auteurs réputés classiques à leur inactualité première, c’est-à-dire à leur éternité. Agent secret peut se lire comme un manuel de savoir-vivre et de savoir-lire à l’usage des jeunes générations : « Vivre avec la sensation que se produisent sans arrêt des évènements, pas forcément énormes, souvent furtifs. L’art, c’est ça. C’est une science des évènements. » Nous y sommes toujours.

On croise dans ce livre les figures ayant accompagné cette vie d’écrivain : Ponge, Bataille, Barthes, Lacan, Guyotat, mais aussi Dominique Rolin, l’amour éternel, et Julia Kristeva. D’autres compagnonnages sont passés sous silence, et l’on s’étonne que ne soient cités ni Marcelin Pleynet ni Jacques Henric. De très belles pages sont consacrées à David, le fils que Sollers eut avec Kristeva. Mais au final, l’écrivain vaut surtout pour la puissance visionnaire du regard qui reste le sien. Et le livre active, à travers les siècles, des signaux qu’il nous serait sans doute utile de méditer en ces temps de détresse galopante : « Ce n’est pas la peine non plus de parler d’intelligence artificielle ou de transhumanisme, prévient Sollers, ce sera de plus en plus artificiel et de moins en moins intelligent. » Face au danger qui pèse devant la possibilité même de l’écriture et de la lecture – on reparlera bientôt de ce hold-up misérable que constitue ce que les obscurantistes du jour nomment « l’écriture inclusive » – Sollers sonne le tocsin : « Il nous faut nous désactualiser d’urgence, arriver à penser en termes beaucoup plus larges et beaucoup plus profonds que l’actualité, sinon la littérature disparaît. » Un rêve ultime ? Celui, comme chez Rimbaud, de voler selon, d’embrasser la liberté ultime des oiseaux, tout en demandant avec Nietzsche « pardon à ce monde pour lequel nous n’avons pas été assez silencieux. » Ni logique du sens, ni logique de la sensation, mais en musicien de la langue française ayant trouvé quelque chose comme la clef de l’amour, une logique du silence, de droit ou de force. Un art du sublime.


Manet, Bouquet de violettes et éventail, 1872. Lettre dédicace à Berthe Morisot.
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Le blog d’Olivier Rachet

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