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"Roue libre" de Cécile Guilbert : « La liberté est la valeur la plus précieuse »

Essai : "Roue libre". Entretien, Critiques et Extraits

D 13 novembre 2020     A par Viktor Kirtov - C 5 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


L’objet de cet article, portant sur l’essai de Cécile Guilbert "Roue libre" qui vient de se voir distingué par l’Académie française du Prix de la Critique 2020, nous avons plaisir à le republier, à cette occasion.
Le Prix de la Critique a été créé en 1971. Sa dotation est modeste : 1000 €, mais le symbole est là. Ce prix honore un ouvrage que nous avions salué ici, et nous apprécions son auteur(e).

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PARTIE I : Entretien avec Marie-Laure Delorme

ENTRETIEN. Dans son recueil de textes « Roue libre », qui vient de paraître, la romancière et essayiste capture les travers et les beautés de notre époque.

Propos recueillis par Marie-Laure Delorme

Publié le 11/09/2020 | Le Point.fr


L’essayiste Cécile Guilbert.©ÉRIC DESSONS/JDD/SIPA
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Dans quelle société vivons-nous ? L’autrice des Républicains (Grasset, 2017) a réuni des chroniques parues dans La Croix entre septembre 2017 et septembre 2019 ainsi que des textes inédits pour nous donner à comprendre la différence entre art et culture, la montée sans fin du conformisme, les pulsions de mort renouvelées au temps du Covid-19. En exergue, une phrase de Francis Ponge : « J’ai le sentiment que les autres ont raison de n’être pas de mon avis, de n’être pas moi et de ne pas m’accepter tout entier. » Cécile Guilbert célèbre la singularité, la littérature et l’excentricité. Son érudition est une joie. Elle ouvre les espaces et tombe du côté de la vie.

Le Point  : Vous dénoncez le conformisme. En quoi est-il dommageable d’être conformiste ?

Cécile Guilbert : J’entends dans ce mot « conforme » et « confort », d’où découlent d’autres : lieux communs, moutonnerie, absence d’esprit critique, stéréotypes de pensée et de langage, frilosité, lâcheté – paradoxalement renforcés dans de nouvelles proportions, en notre époque d’individualisme triomphant, par les « niches » d’algorithmes dans lesquelles chacun se complaît.

Vieux comme le monde, le conformisme est toujours majoritaire, général, social, grégaire, suiviste et donc « philistin » au sens nabokovien. D’où sa propension à brimer, étouffer, persécuter, ostraciser ce qui ne lui ressemble pas. Davantage qu’« anticonformiste » qui peut s’avérer être une posture, son contraire est à chercher du côté de la singularité, de l’excentricité, de la résistance et de la dissidence.

Être conformiste, c’est toujours prendre le parti de la doxa, de l’opinion dominante et donc des dominants du moment. Or, il est toujours dommageable de ne pas penser par soi-même et au besoin contre soi-même. Même si elle s’ignore, la condition d’esclave fait plus de peine que celle d’individu libre, non ?

Être conformiste, c’est toujours prendre le parti de la doxa, de l’opinion dominante et donc des dominants du moment.

Que reprochez-vous à la gauche progressiste ?

Ce terme de « gauche progressiste » que j’ai employé dans mon avant-propos n’est pas très heureux, car il est pléonastique dans la mesure où il appartient historiquement et idéologiquement à la gauche de défendre le progrès social et sociétal, assimilé à un certain nombre de marqueurs comme la justice sociale, l’égalité, la défense des minorités discriminées, ostracisées,etc.

Cela dit, je reproche à une certaine gauche de la gauche de ne pas savoir faire preuve de discernement entre ce qui est acceptable et inacceptable dans son combat en faveur du multiculturalisme. Notamment de perdre de vue l’universalisme émancipateur des Lumières en cédant aux sirènes de la « correction politique » ou sur le principe de laïcité, de faire sien le délit aberrant d’« appropriation culturelle » comme de ne pas se battre autant pour la liberté – notamment de création – que pour l’égalité.

Quel rapport entretient, selon vous, Emmanuel Macronà la langue française ?

Un rapport visiblement amoureux et assez charnel si j’en crois sa capacité à user d’une syntaxe parfaite et d’un riche vocabulaire, de respecter les liaisons et de conjuguer tous les temps non seulement à l’écrit, ce qui est la moindre des choses, mais sous le feu roulant de questions orales.

Capable de passer au débotté d’une citation latine à une expression populaire, d’user de mots parfois désuets mais charmants (comme « poudre de perlimpinpin » ou « croquignolesque »), il a vraiment remis d’équerre le verbe présidentiel et s’accorde à la maxime gaullienne affirmant que « tout homme qui écrit et qui écrit bien sert la France ».

Cependant, cet affichage symbolique ne doit pas faire oublier qu’Emmanuel Macron emploie à merveille, et en même temps, toutes sortes d’expressions euphémisées propres à la langue de bois politico-technocratique qui était aussi celle de ses prédécesseurs. Celle qui consiste, par exemple, à parler de « sauvetage de l’emploi » et non de licenciements, d’« éloignements » et non d’expulsions,etc.

Vous notez partout, en politique, dans le journalisme, en philosophie, en littérature, la disparition entre le vrai et le faux. En êtes-vous inquiète ?

Outre que je ne suis pas la seule à le noter, c’est un fait d’ordre métaphysique qui ne date pas d’hier puisque Feuerbach, qui a tellement influencé Marx et Nietzsche, écrivait déjà en 1864 que « notre temps préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité, l’apparence à l’être ». S’en inquiéter est vain. Outre le fait de savoir lire et penser, seule une probité spirituelle impeccable permet de se prémunir des effets néfastes du brouillage de la frontière entre vérité et mensonge. Il y faut sans doute aussi ce don de « seconde vue » qu’évoque Balzac et « qui permet de deviner la vérité dans toutes les situations possibles ».

Pensez-vous, comme Proust, que l’« on devient moral dès qu’on est malheureux » ?

Assez, oui, comme Nietzsche quand il écrit que « celui qui moralise ne fait en somme, comme disait Balzac, que montrer ses plaies sans pudeur ». Lesquelles ? Envie, frustration, aigreur, rancune, ressentiment. Cette approche psychologique ne me semble pas dénuée de fondement, sinon on se contenterait de vivre et laisser vivre, non ?

Pourquoi les censeurs vous passionnent-ils plus que la censure ?

Pour les raisons psychologiques dont je viens de parler, dont je suis curieuse. Un peu comme – toutes proportions gardées –Flaubert l’était de la bêtise et Nabokov de ce qu’il appelait le « pochlost », c’est-à-dire le philistinisme-conformisme que nous avons évoqué au début. Car autant la censure « à l’ancienne » renvoie toujours à des questions législatives et réglementaires (alors que la censure et l’autocensure contemporaines obéissent à des mécanismes plus insidieux), autant le caractère du censeur interroge l’existence qui y correspond.

La liberté étant la valeur la plus précieuse, il est fascinant de constater quelle somme de passions négatives – et d’ignorance – est mobilisée dans ces affaires pour la contrer. À ce propos, nul besoin de remonter au procureur Pinard faisant interdire Madame Bovary et des poèmes des Fleurs du mal, quand aujourd’hui des militants du Cran, de la LDNA ou de la Brigade anti-négrophobie peuvent s’ériger en néo-inquisiteurs culturels.

Il me semble au contraire très sain que « des » femmes ne soient pas d’accord avec « lesfemmes »

Regrettez-vous d’avoir signé la tribune des 100 femmes dans Le Monde en janvier 2018 ?

Sûrement pas, même si j’y regrette des maladresses de formulation et une absence de précautions qui, respectivement corrigées et apportées, auraient peut-être permis d’éviter cette foire d’empoigne et toutes ces insultes, notamment à l’égard de Catherine Deneuve, qui était la plus célèbre des signataires. Je regrette que Le Monde l’ait présentée en ligne, pour faire le buzz et du clic, comme la revendication d’un « droit à être importunée » alors que son titre dans l’édition papier était simplement : « Des femmes libèrent une autre parole », ce qui était leur droit et leur devoir.

Je regrette aussi que les nombreuses femmes victimes de violences sexuelles qui l’ont signée n’aient pas été prises en compte, mais surtout que toute alerte possible sur les excès de la misandrie et les lynchages consécutifs à #MeToo comme à l’injonction « Balance ton porc » ait été systématiquement interprétée comme une trahison d’une prétendue « sororité » féministe allant de soi.

Il me semble au contraire très sain que « des » femmes ne soient pas d’accord avec « lesfemmes », cette dernière expression renvoyant à une essentialisation, une réification aussi simplificatrice que de dire « les hommes », même si majoritairement, il est bon de s’interroger sur les tropismes comportementaux et culturels dominants des uns et des autres.

Pourquoi réhabilitez-vous le libertinage ?

Il s’agit moins de le réhabiliter que de revenir sur la spécificité française que le libertinage a représentée dans les mœurs et la littérature spécifiques de notre pays au XVIIIe siècle, et pas seulement en matière sexuelle, puisque le mot libertinus (d’où découlelibertaire) désigne l’enfant de l’esclave affranchi.

Pour comprendre ce que le libertinage signifie en termes d’« écart », il faut s’intéresser au travail du préfixeinqui permet de le décliner en insoumission, insolence, impiété, inconstance, incrédulité, irrégularité, impudeur, indiscipline, indépendance, impertinence, intempérance, etc. Dans ce sens est « libertine » la femme licencieuse, mais aussi l’écolier qui n’obéit pas à son maître, la femme qui n’obéit pas à son mari ou à son confesseur.

Or n’est-il pas misérable de constater que cette philosophie en actes de l’émancipation individuelle, qui va de l’épicurisme au scepticisme en passant par le matérialisme et la subversion, est désormais rabattue par les féministes sur le droit de cuissage des mâles sur les soubrettes ou les femmes en général, de même que la galanterie leur semble l’alibi de l’increvable domination phallique ? Dans le même ordre d’idée, je trouve tout aussi débile et navrant que Le Verrou de Fragonard soit interprété par elles comme les prémices d’une scène de viol alors qu’il est possible d’y voir la sage précaution d’un amant soucieux de se prémunir contre l’intrusion fâcheuse d’un mari !

Qu’est-ce qui vous dérange dans l’expression « vivre-ensemble » ?

Son automatisme, son imprécision, son côté mécanique et fourre-tout bien-pensant qui évite – comme le mot « bienveillance » mis à toutes les sauces – de penser son contenu, lequel constitue, en l’occurrence, tout le problème.

Faites-vous vôtre la phrase que vous citez de Karl Lagarfeld : « Je ne vends que la façade, sa propre vérité, on ne la doit qu’à soi-même » ?

Pas complètement, puisqu’à la différence de Lagerfeld qui n’a jamais « vendu » que des biens de consommation matériels innombrables et l’imaginaire qui les accompagne (ce en quoi il était un virtuose du fétichisme marchand), j’écris des livres, et que la littérature, quand elle en est, n’appartient pas au registre de l’apparence ou de la posture, mais à celui de la vérité. Cela étant, j’aime cette phrase au sens où j’y perçois le goût d’avancer masqué, de préserver son intimité, ses secrets, une forme de vie clandestine et de pudeur malmenées par l’injonction contemporaine de la « transparence ».

S’il y a belle lurette que la beauté n’est plus une préoccupation de l’art, il reste heureusement des artistes vivants qui la cultivent, loin des diktats consuméristes.

Comment réussir à sauver la beauté dans nos vies ?

« Le mauvais goût mène au crime », prétendait Stendhal. On en a la preuve tous les jours. S’il y a belle lurette que la beauté n’est plus une préoccupation de l’art – je pense à un certain art contemporain exclusivement conceptuel et programmatique gangrené par l’idéologie et la laideur –, il reste heureusement des artistes vivants qui la cultivent, loin des diktats consuméristes, à nous de savoir les débusquer et les voir. Aussi, on peut la sauver en faisant preuve de conscience et en y pensant constamment, en lui accordant la place qu’elle ne doit jamais cesser d’avoir dans tous les domaines, y compris dans la langue française que nous parlons.

Et je ne songe pas seulement à la beauté au sens de l’esthétique (ou de l’esthétisme) des objets avec lesquels nous acceptons de voisiner, de vivre, et que nous sommes prêts à tolérer ou pas (combat gigantesque tant la laideur matérielle est submergeante), mais en relation avec une éthique. Cela suppose certains comportements, certains gestes envers soi-même et autrui, et cela s’appelle aussi l’art de vivre.

Qu’avez-vous envie de lire en cette rentrée littéraire ?

J’ai déjà lu de très bons livres, parmi lesquels La Grâcede Thibault de Montaigu, Les Démons de Simon Liberati, Les Corps insurgés de Boris Bergmann, La Voyageuse de nuitde Laure Adler, Autoportrait en chevreuil de Victor Pouchet, Saturne de Sarah Chiche, Le Métier de mourir de Jean-René Van der Plaetsenet, bien sûr, La Grande Épaule portugaise de Pierre Lafargue, quinzième livre d’un écrivain génial qui est sans doute le secret le mieux gardé de la littérature contemporaine. J’ai aussi envie de lire Trois Anneaux de Daniel Mendelsohn et quelques autres.

La pandémie attaque-t-elle votre joie de vivre ?

Non, elle aurait plutôt tendance à renforcer le désir de cultiver et d’entretenir tout ce qui la nourrit : les plaisirs d’amour et ceux de l’amitié, le culte de la beauté, celui du présent et du passé : bref, tout ce qui appartient à « l’autre monde », qui est bien entendu d’ordre spirituel.

Roue libre, de Cécile Guilbert, Flammarion, 315 pages, 21 euros.

Le coup de coeur de Vincent Roy

Comme chaque semaine, voici ma chronique littéraire dans l’Humanité Dimanche. Plein feu cette fois sur le recueil de chroniques de Cécile Guilbert :
Vincent Roy

Dans la Rentrée littéraire

Voir ICI

Dans la première sélection du Renaudot 2020

La première sélection du prix Renaudot a été dévoilée mardi 8 septembre. 14 romans et 6 essais sont en compétition pour remporter la prestigieuse récompense littéraire qui sera décernée en novembre.
On y note, Cécile Guilbert pour son essai Roue libre, Flammarion.


Partie II : Dans le texte (extrait)

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Quelques une de ses chroniques dédiées à la défense de notre langue française peuvent être lues en cliquant sur l’image ci-contre.

- Notre langue française
- La langue de Macron et de la Macronie

On peut y ajouter :

- Gloire aux vieux mots gâteux !
- Au bonheur des mots parfaits

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Gloire aux vieux mots gâteux !

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Qui utilise des mots rares dans sa prose s’expose aux reproches d’être pédant, précieux, d’étaler sa culture et de piétiner de sa supériorité tous ceux qui sont moins lexicalement ou culturellement dotés. Je me souviens, adolescente, avoir tenu un répertoire comportant les définitions de tous les mots dont j’ignorais le sens. Des mots vieillis ou inusités mais pas que. Des mots glanés à travers mes lectures que j’épinglais par ordre alphabétique comme on classe des fleurs marcescentes (à vos dicos !) dans un herbier. Comme on épingle des ailes nitescentes (rebelote !) de papillons sur une plaque de liège. Ces métaphores disent assez à quelles délicatesses subtiles, à quelles sources d’éclat et de beauté s’abreuve l’art d’écrire quand il se pique de précision. Qui détient ce sceptre s’arroge déjà une bonne partie du royaume. Nul hasard à ce que les pépites recueillies dans les romans du génial écrivain et de l’entomologiste émérite que fut Nabokov aient fourni le plus fort contingent d’entrées à mon vieux répertoire. Je me souviens aussi de mes premiers livres où j’avais voulu faire reluire quelques-uns de mes trésors. Mais là, haro sur le baudet –relire le début de cette chronique… Depuis, je fais attention, j’évite d’utiliser des mots trop littérairesou trop abscons. Et je me pose des questions. Jusqu’où dois-je aller dans la simplification de mon vocabulaire pour être comprise du plus grand nombre ? Est-ce que ce « plus grand nombre » vaut le coup que je m’autocensure et me limite ? Mon plaisir d’écrire doit-il être sourd et aveugle au plaisir de lire que les éditeurs situent de plus en plus dans les parages d’un assez faible étiage de langage ?

L’expérience enseigne que tout usage d’un lexique soutenu ou recours à des références culturelles pointues provoque deux genres de lecteurs : des vexés râlant d’être pris en flagrant délit d’ignorance et des réjouis qui se félicitent d’avoir l’occasion d’apprendre quelque chose. Appartient bien sûr à la seconde catégorie cet homme de bonne volonté qui, à l’occasion d’agacements exprimés dans le courrier des lecteurs par deux de ses congénères, a envoyé un message aux chroniqueurs de LaCroix pour leur dire haut et fort que « ce n’est pas en nivelant par le bas que nous pouvons progresser et si nécessaire un dictionnaire peut nous tirer d’affaire », concluant par un tonitruant : « Surtout continuez tous à nous rafraîchir de mots peu usités ou qui tombent dans l’oubli. Quel régal ! » Me trouver d’accord avec vous évidemment m’arrange, cher monsieur, raison pour laquelle j’imagine que la récente frasque verbale de Kim Jong-un vous a comme moi mis en joie. Car plaisamment qualifié par le grand bébé Trump de « Rocket Man », expression tirée d’une bluette d’Elton John (« I’m not the man they think I am at home/ Oh no no no I’m a rocket man... »), le gros bébé Kim a répliqué en le traitant pour la seconde fois en quatre mois de « dotard », de « mentally deranged US dotard », traduction de l’Agence de presse nord-coréenne qui a provoqué la ruée massive des journalistes et des staffs gouvernementaux sur leurs dicos en ligne.

Ce mot inconnu au bataillon (prononcez “DOE-turd”) était censé traduire le coréen neukdari signifiant « idiot sénile, vieux fou », engeance fort répandue dans la dynastie des Kim mais dont on ignore s’il est d’un usage courant, bien qu’il ait déjà servi à conspuer Lee Myung-bak, prédécesseur de l’ancienne présidente sud-coréenne. Dotard, en revanche, traduit en français par « gâteux », a connu un pic de popularité avéré vers 1600 et 1800 avant de sombrer dans les oubliettes de l’anglais. Utilisé pour la première fois au XIVesiècle par Chaucer dans ses Contes de Canterbury au sens d’« imbécile », employé plusieurs fois par Shakespeare dans une acception qui le relie au verbe français « radoter », il désigne dans le dictionnaire d’Oxford une « vieille personne devenue faible ou sénile ». Notez alors l’ample gamme d’inflexions nuancées s’engouffrant dans la corne d’abondance d’une définition où la vieille ganache affaiblie, le barbon, le birbe, ou même le vieux babilan se trouvent augmentés des ratiocinations, des radotages idiots qui sont le propre du dotard. Gloire donc aux dictionnaires antédiluviens encombrant les étagères poussiéreuses des officiels nord-coréens auxquels il doit sa résurrection inespérée. Et même s’il arrive que des mots plaisants à retrouver soient de vieux gâteux, longue vie à eux !

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Au bonheur des mots parfaits

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Qui aime sa langue et ses mots sera toujours assuré de trouver dans n’importe quel dictionnaire de quoi dissiper des après-midi entiers d’ennui et de pluie. D’ailleurs, qui ne s’est trouvé, cherchant la définition d’un vocable dans l’un de ces gros volumes, renvoyé d’une lettre à l’autre, d’une page à l’autre et ainsi de suite jusqu’à y épuiser des heures ? « Courir le dictionnaire comme d’autres ont couru les mers », recommandait Michel Leiris, l’auteur de Souple mantique et simples tics de glottes et de Langage tangage ou Ce que les mots me disent. À ce propos, peu importe la nature dudit dico que les Allemands dénomment fort justement Wörterbuch, soit « livre des mots ». Il suffit qu’il soit imprimé en codex car il semblerait que ses homologues numériques favorisent moins ce genre de vagabondage à l’écran. Quoi qu’il en soit, purement alphabétique, étymologique ou analogique, de citations ou de locutions, d’épithètes ou de synonymes, chaque dictionnaire est une somme, un monde, un univers parfait où l’on est toujours certain d’apprendre quelque chose quand il ne s’agit pas d’infléchir ce que l’on croit savoir ou le compléter. Et puis il y a les dictionnaires spécialisés, infinis dans leurs thèmes à partir de noms propres ou communs. Mais aussi les « amoureux », signés par certains auteurs sur leurs sujets de prédilection ainsi que le vérifie la célèbre collection des éditions Plon. Il existe aussi certains dictionnaires très singuliers d’écrivains, véritables œuvres non de lexicographie mais de pensée critique dont les plus beaux fleurons sont le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert et Le Dictionnaire du Diable d’Ambrose Bierce. Enfin, participant à la fois de cette dernière catégorie –c’est-à-dire d’une réflexivité poussée sur les outils langagiers par ses artisans mêmes– et du comblement d’un vide conceptuel, il y aura désormais l’entreprise très originale (et à ma connaissance sans équivalent dans aucun autre idiome) dirigée par l’essayiste et romancière Belinda Cannone accompagnée de Christian Doumet, laquelle a consistéà faire plancher une centaine d’écrivains français sur le Dictionnaire des mots manquants (2016), le Dictionnaire des mots en trop (2017) et le Dictionnaire des mots parfaits1 qui parachève en beauté cette trilogie insolite.

Si le premier procédait de la frustration en se penchant sur moult lacunes lexicales plus ou moins irritantes pour qui se mêle d’écrire tandis que le deuxième explorait les aversions et les inimitiés que d’aucuns entretiennent avec certains mots, le troisième, tout entier tourné vers les chéris, les favoris, les aimés (ceux que l’allemand, encore lui, désigne par le joli terme de Lieblingswörter), ne diffère des précédents qu’en apparence. Car au fond, si ce travail se révèle si intéressant en chacun de ses opus, c’est que son principe unitaire consiste chaque fois à faire entrer le lecteur dans la subjectivité, l’affectivité, l’intimité d’un écrivain s’exprimant à travers un commentaire ou une méditation singulière sur le mot qu’il a choisi. Certains se retrouvant dans plusieurs volumes –comme, outre les maîtres d’œuvre, Béatrice Commengé, J.-M. Delacomptée, J.-P. Domecq, Renaud Ego, Cécile Ladjali et d’autres– se dessinent à travers leurs gloses des sortes d’autoportraits tout à fait captivants ainsi qu’une œuvre collective qui constitue, selon les justes mots des préfaciers, un véritable « panorama de la littérature contemporaine dans ses ateliers secrets ». C’est pourquoi, s’agissant du Dictionnaire des mots parfaits, ces derniers ne s’avèrent pas forcément précieux ou sophistiqués (à l’inverse de ceux élus par Roland Barthes dans sa liste de « Mots rares, mots chéris » retrouvée après sa mort dans ses archives).

Si « air », « or », « nu » ou « été » suggèrent dans leur brièveté une perfection renvoyant à leurs référents, d’autres ouvrent l’imaginaire par les seules portes de l’incongruité onomastique comme « saperlipopette » ou « rhododendron », tandis que la légèreté s’invite dans « bulle », « aigrette » et « pampille ». On mesure alors la part éminemment ludique et rieuse qu’engagent de tels choix forcément « épatants », le mot d’élection de Lucile Bordes, laquelle m’enchante en écrivant justement à son sujet que « les mots parfaits sont en p, t, k. Pas la peine de faire genre, ni semblant, c’est comme ça. Pas de mots parfaits sans explosives. J’aime que ça pète. (…) Le mot parfait ? Un truc qui mitraille. »

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5 Messages

  • Viktor Kirtov | 8 mai 2021 - 08:23 1

    Les deux femmes ont été cooptées jeudi 6 mai après les démissions de Jérôme Garcin, intervenue à la suite de l’affaire Matzneff, et de Louis Gardel, annoncée ce jour.

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    Essayiste et romancière, Cécile Guilbert a obtenu en 2008 le Médicis essai pour Warhol Spirit (Grasset). "Je pense que les jurés ont adhéré aux prises de position que j’ai adoptées dans mon dernier livre, Roue libre, pas vraiment dans le politiquement correct, a-t-elle déclaré à Livres Hebdo. Le Renaudot est un jury assez rock an’ roll qui reste très attaché à la liberté de pensée et d’expression. C’est un honneur de les rejoindre". Dans Roue libre (Flammarion 2020), Cécile Guilbert se hisse contre les nouveaux conformismes qui régissent la société contemporaine. Elle évoque la langue française, la confusion des faits et des fictions, la culture ou encore le désir... Des textes inspirés par la crise sanitaire.

    Par ailleurs membre du prix Décembre, elle compte présenter sa démission à la présidente de ce grand prix d’automne, Chloé Delaume.

    Stéphanie Janicot a été rédactrice en chef du magazine Muze avant de devenir journaliste littéraire à La Croix et Notre temps. Elle a publié une dizaine de romans dont La mémoire du monde, prix Renaudot poche 2016. Son prochain roman, L’île du docteur Faust, sera publié le 18 août chez Albin Michel.

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    Féminisation attendue

    L’arrivée de ces deux femmes au sein d’un jury majoritairement masculin était attendue. Ce grand prix d’automne a été fortement secoué en 2020 par l’affaire Matzneff, après la publication du livre de Vanessa Springora, Le consentement (Grasset). L’éditrice détaille la perversité et le comportement pédophile de Gabriel Matzneff, écrivain distingué par le Renaudot essai en 2013.

    Deux mois après la parution du livre, l’animateur du Masque et la plume, Jérôme Garcin, avait lâché son poste de juré. A son tour, J.M. G. Le Clezio avait laissé entendre dans un article publié dans Le Figaro qu’il quitterait le jury mais sa démission n’avait finalement pas été notifiée.

    Surtout, ce jury, qui comptait jusqu’ici une seule femme, Dominique Bona, a essuyé les critiques de nombreux médias, dont le New York Times qui pointait l’endogamie et l’hermétisme au sein des prix littéraires français.

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    Démission de Louis Gardel

    Prenant à rebours ces critiques, Louis Gardel, 81 ans, a décidé de prendre congé du Renaudot ce 6 mai. « J’avais prévu de (démissionner) plus tôt, a-t-il indiqué dans un communiqué. J’ai préféré attendre afin que cette démission ne soit pas interprétée comme une défection au moment des attaques subies par le jury. J’en ai été le membre le plus jeune, j’en étais devenu le doyen, avec toujours le même attachement et le même plaisir. »

    Actuellement, le jury du Renaudot est composé de Christian Giudicelli, Frédéric Beigbeder, Dominique Bona, Patrick Besson, Georges-Olivier Châteaureynaud, Franz-Olivier Giesbert, Cécile Guilbert, Stéphanie Janicot, J.M.G. Le Clézio et Jean-Noël Pancrazi.

    D’après Isabel Contreras,
    livreshebdo.fr/, le 06.05.2021


  • luc nemeth | 22 octobre 2020 - 14:29 2

    Bonjour. Le mot "libertaire" n’a décidément pas de chance, en France, depuis que notre hédoniste national Michel Onfray a pu et sans susciter de scandale majeur se dire... libertaire. Contrairement à ce qui était ici indiqué dans ’Le Point’, du 11/9 : ce n’est pas ce mot -mais tout simplement, le mot libertin- qui découle du mot latin libertinus.

    PS. en ce qui concerne "libertaire" ce fut seulement en 1857 qu’il fut forgé à La Nouvelle-Orléans par Joseph Déjacque, dans le cadre de sa controverse avec Proudhon et par adjonction du suffixe -aire, alors dans l’air du temps (cf. fraternitaire, etc. etc.).


  • Viktor Kirtov | 7 octobre 2020 - 08:58 3

    La Rédaction de Sud Radio
    lundi 5 octobre 2020

    L’essayiste, romancière, journaliste et critique française Cécile Guilbert, auteur de "Roue libre" (Éditions Flammarion), était l’invitée d’André Bercoff, lundi 5 octobre, sur Sud Radio dans son rendez-vous du 12h-13h, "Bercoff dans tous ses états".


    Cécile Guilbert invitée d’André Bercoff dans "Bercoff dans tous ses états” sur Sud Radio.
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    En roue libre, Cécile Guilbert aborde toute une série de sujets "qui peuvent fâcher" dans son dernier livre et déplore une diminution des libertés due à la montée de l’individualisme.

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    Une médiocratie "irresponsable"
    "Il y a une régression des libertés mais qui tient aux paradoxes de l’individualisme contemporain", déplore la romancière qui observe qu’aujourd’hui "tout le monde a le droit à la parole, est un émetteur de contenu et peut s’exprimer dans cette espèce de brouhaha général". Une certaine liberté de façade qui ne provoque pas pour autant "du débat, de la nuance et de la modération" mais au contraire, "des hordes de gens qui sont dans des niches d’algorithmes sur les réseaux sociaux ou les processus d’intelligence artificielle qui régissent les médias et leur contenu".

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    L’auteur regrette "une gigantesque intolérance" et une médiocrité qui "à force de simplifications, de tyrannie, d’intolérance est devenue complètement irrespirable", confie-t-elle. Pour redresser la barre, Cécile Guilbert plaide pour "l’équilibre, la nuance". "La capacité de discerner dans les arguments n’appartient pas aux tièdes ou aux mous, ça appartient aux gens d’honneur qui ont une forme de probité intellectuelle", rappelle l’essayiste. Ce à quoi s’engage l’auteur qui malgré "une série de sujets qui peuvent fâcher", essaye de garder "un sens de la mesure, une rationalité et ne surtout pas délirer".

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    Une tyrannie moderne
    Si notre société actuelle n’a en théorie rien à voir avec les tyrannies d’antan, où "des clans idéologiques confisquaient les débats et le peuple n’avait pas la parole", les réseaux sociaux ont une "capacité de nuisance infiniment supérieure/i> c’est sa responsabilité", indique Cécile Guilbert.
    Avec l’émergence de ces nouveaux réseaux sociaux, "vous pouvez ruiner la vie ou la réputation de quelqu’un par des procédures tellement puissantes et massives, ce qui n’était pas le cas avant", remarque la romancière qui voit par la masse de gens impliqués, "un glissement quantitatif qui produit qualitativement des effets qui sont sans commune mesure avec ce qui se produisait dans le passé", prévient-elle.

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    Retrouvez André Bercoff et ses invités du lundi au vendredi sur Sud Radio, à partir de midi. Toutes les fréquences de Sud Radio sont ici ! .


  • Viktor Kirtov | 1er octobre 2020 - 20:22 4

    Jeudi 1 Octobre 2020
    Pour ce second rendez-vous de l’émission des livres de l’Humanité, Vincent Roy reçoit Cécile Guilbert, essayiste, romancière, journaliste et critique littéraire, auteure de "Roue libre" (Flammarion)


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  • Viktor Kirtov | 1er octobre 2020 - 19:20 5

    Hervé Le Tellier : « Dans « Roue libre », Cécile Guilbert a une réflexion sur l’art et la culture extrêmement salutaire à lire »

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