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La poésie, de Tel Quel à L’Infini

par Pascal Boulanger

D 19 avril 2020     A par Albert Gauvin - Pascal Boulanger - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


« Ce caractère de la pensée, qu’elle est oeuvre de poète, est encore voilé.
Là où il se laisse voir, il est tenu longtemps pour l’utopie d’un esprit à demi poétique.
Mais la poésie qui pense est en vérité la topologie de l’Être.
A celui-ci elle dit le lieu où il se déploie. »

Heidegger, L’Expérience de la pensée.

« La pure prose n’est jamais "prosaïque".
Elle est aussi poétique et donc aussi rare que la poésie. »

Heidegger, Acheminement vers la parole.

J’ai reçu cet article de Pascal Boulanger. Y-a-t-il meilleur lecteur qu’un poète — celui-là — pour nous dire ce qu’il en est — prose et poésie mêlées — de l’aventure poétique de Tel Quel à L’Infini ? — A.G.

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La poésie, de Tel Quel à L’Infini

par Pascal Boulanger


Bellini, Retable de saint Job
Venise, Accademia. Photo A.G., 4 juin 2019.
Pour voir le Retable dans son intégralité
cliquer sur l’image
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Dans Seul un dieu peut encore nous sauver (Desclée de Brouwer), Bernard Sichère écrit : L’homme habite, pour autant qu’il est homme, dans la proximité de l’Ange. Il y a bien cette richesse qui vient à notre rencontre, ce don préalable à mesure qu’on avance, ce surgissement et ce ravissement épiphaniques d’un hors-monde au sein du monde. C’est cette venue en présence de ce qui nous entoure : la proximité de l’Ange, qu’il faut opposer, en poésie comme ailleurs, à l’effondrement du langage et des sensations et aux théologies négatives du manque.

Encore faut-il, pour voir le ciel s’ouvrir ou l’abîme se creuser, consentir à ouvrir les yeux. La poésie, telle qu’elle s’est déployée dans Tel Quel et dans L’infini, a su saisir les enjeux contemporains en sachant ce qu’est l’histoire. Contrairement aux épigones post-duchampiens ou post-formalistes, limitant leurs énoncés à la performance, contrairement à ceux qui ont envisagé la littérature comme absence radicale, dans la condensation elliptique ou dans l’effusion maternelle d’un lyrisme plat, des écritures aux amples registres ont su intégrer, dans un seul geste de création et de critique, de sens et de sensations, les champs les plus vastes.

A cet égard, la plus réussie des fusions entre poésie et prose pourrait bien être Paradis de Philippe Sollers. A condition d’entendre cette intrigue de l’infini, ce flux de musique et de sens : décasyllabe, rime interne, souffle… Toutes les cordes de cet instrument prodigieux qu’est la langue jouent ensemble et simultanément (Julia Kristeva). Cet opéra polyphonique (avec son double infernal : Femmes), prolonge H et Lois dont les références, notamment hölderliennes révélées par Jean-Louis Houdebine, creusent l’essence même de la poésie qui résonne (et raisonne) dans toutes les langues du monde ; mais une poésie sans poème (sans rétention) qui vise, par la vision et l’audition, au déploiement de la plus grande mémoire possible. Et si la poésie de Sollers joue le son contre la mystification, c’est par accumulation et interruption, par renversement et engendrement, afin d’atteindre un temps vraiment retourné et retrouvé, dilaté et concentré. Avant tout, il s’agit d’entrer dans son propre corps, sa propre voix dissonante et dans une qualité de silence capable de donner naissance à des formes. Les livres de Sollers, dans leur expérience sensible du temps, engagent une poéticité qui contredit les maladies du ressentiment ; ils pensent leur dépense, surmontent le nihil du nihilisme, adoptent une vision violemment anti-linéaire et anti-cyclique. C’est bien l’instinct de mort dans sa présence universelle qui est déjoué dans la clandestinité épiphanique d’un temps prophétique et à éclipses. Passion fixe contre passion triste : la vraie passion est gratuité et repos, facilité à s’arrêter, à se taire, dormir, disparaître. Du feutré. L’écriture n’est pas la domestique du social global, elle en est la force de transformation symbolique et poétique. Sollers ne cesse d’écrire de la poésie sans poèmes, autrement dit, il écrit dans la beauté qui ne fait pas question, en se dégageant des voix encombrées de reproches (ces ténèbres bourrées d’organes évoquées par Merleau-Ponty).

Marcelin Pleynet rencontre Philippe Sollers en 1961 : « Philippe Sollers venait de publier "Le Parc", livre que j’ai tout de suite considéré comme un événement poétique très important, distinct de tout ce qui s’écrivait à l’époque et notamment de ce qui s’appelait "le Nouveau Roman" » Dans la poésie de Pleynet, on lit la présence au présent d’une singularité qui fait trou dans le déroulé chronologique et qui garde en mémoire tout ce qui a été vécu. Dans l’être-présent se déploie le temps (Heidegger), et le temps de l’écriture n’est pas le temps de l’ennui spectaculaire. Depuis la publication de son premier livre, en 1962, Provisoires amants des nègres, sa poésie participe à cette révolution qui doit être comprise au sens étymologique du mot qui fait retour. Ce qui, oublié, fait retour dans le temps et qui n’est pas le temps du ressentiment vis-à-vis du temps. Il s’agit donc d’assumer l’ensemble de la crise métaphysique qui est aussi crise de la poésie. Et ce sont toujours tous les possibles dévoilés, situés dans le présent du « j’ai été », qui se révèlent poétiquement. Cette poésie est à l’écoute de ce qui s’obscurcit et de ce qui se déploie. Elle vibre toujours au rythme d’une pensée, prenant plaisir à nommer, avec le battement du sang, l’art du déplacement : commandement, souffle, parole, fortune, grand mât dressé.

La poésie de Denis Roche s’est débarrassée des exposants moraux, affectifs, et philosophiques du vieux bassin à sublime (Sollers). Il s’agit toujours de parler contre les paroles, de défigurer les conventions du langage et ce, dans la vitesse de l’énoncé, dans l’excès, le débordement, l’accélération… Roche écrit des poèmes à son insu, avec datation et minutage, avec le jeu sur les citations n’excluant pas la présence du « je ». Au récit d’une aventure opposer l’aventure du récit. Puis, intégrer au texte la machinerie (dans Louve basse). La poésie est envisagée comme une prise : j’écris donc je photographie. Le contexte ? Il n’a pas changé ; le psychologisme lourd, le sociologisme pesant, l’éternelle romance baveuse sur terrain plat. Sa poésie s’ouvre latéralement, pousse la clôture électrique vers une herbe plus verte. Ce qui nous ramène, par analogie, à cet objectiviste français si méconnu, Blaise Cendrars, et à son Kodak ou Documentaires, véritable photographie verbale réduisant au minimum le décalage entre les sensations directes et l’écriture.

Éblouissement de celui qui simplement écrit / ce qu’il regarde. Pour Jacqueline Risset, écrire sert à sentir de plus près ce que l’on vit. Cette traductrice de Dante et de Machiavel nous donne à lire une dérive joyeuse et grave dans l’instant. On est soulevé par la musique de sa poésie, par les éclats qui surgissent, par les Petits éléments de physique amoureuse (Gallimard, coll. L’Infini). Un œil écoute, prend feu, prend le large, concrètement et sensuellement. Le proche se diffuse dans le lointain et le lointain fait vibrer le proche. Jamais de mélancolie mais de la vitesse, de l’exactitude. La poésie de Risset signale qu’un corps s’affranchit, se libère de toute attente. Ce corps-là n’est pas dans l’ignorance de soi, il rayonne d’un soi, dans la parole parlante, dans un chant d’amour, dans un allumage du feu dans la nuit des temps.

Il s’agit toujours de faire violence au temps et à son refoulement (la langue poétique ne vivant que d’exhumer ce refoulement) dans l’œuvre de Claude Minière. Il publie ses premiers textes poétiques dans les numéros 27 et 34 de Tel Quel. Qu’est-ce qui se joue, dans l’écriture, de l’aventure de la pensée et du regard sur le monde pris dans sa totalité avec sa part d’abjection comme de gloire ? Et d’où part la conscience soudaine plus vive du lieu et du moment ? Cela part toujours de l’engagement d’un corps et d’une pensée face au vide de l’origine, d’un refus du sens partagé, et aussi d’une mémoire mobile, d’une fureur maintenue. Les textes poétiques de Minière sont comme des cailloux posés dans le massif de la prose, il s’attache à l’effectif et peuplent le champ de l’immanence. Une façon, si l’on veut, de rejouer Lucrèce contre le royaume de l’idéal, car le vrai lieu est un ici-même. Le monde est à chaque fois un jardin singulier, en archipels : beaucoup de choses, oui, mais pas de nature. Ce lecteur de Pound, caractère chinois (Gallimard, coll. L’Infini), se situe dans une singulière alternance du calme et du tumulte.

Face à l’aggravation de la puissance de mort et face aux esthétiques du silence et du vacarme, l’infini poétique est le fondement qui supporte le monde et qui le supporte tel quel. Dans ces deux revues, il a été et il demeure une affirmation du nom dans l’éclat du oui.

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