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SUR SADE : Philippe Sollers persiste et signe

Suivi de « Juliette, ou Les Prospérités du vice » dans le texte

D 19 mars 2020     A par Viktor Kirtov - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Le lundi 15 octobre 2018, Sylvain Martin des "Cahiers Sade" interviewait Philippe Sollers. La vague « Me Too », « Balance ton porc » avait commencé à monter. Après Freud, Onfray faisait feu sur le divin marquis qui serait avant tout un "délinquant sexuel multirécidiviste". Tout ceci serait-il de nature à infléchir l’appréciation de Philippe Sollers sur l’oeuvre de Donatien Alphonse François marquis de Sade ? Sollers persiste et signe :

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SUR SADE. L’entretien

Les Cahiers Sade : Dans quelles circonstances avez-vous rencontré l’écriture de Sade ?

Philippe Sollers : Dans l’édition qui était à ce moment-là quasiment sous le manteau, très jeune, avec une lecture immédiatement passionnée. Je dois vous dire, comme témoignage historique, que la parution de Sade en Pléiade a été obtenue dans une discussion en avion entre Antoine Gallimard et moi, lorsque nous sommes allés ensemble à New York. Au-dessus de l’Atlantique, donc, je lui dis : « Après tout, il faudrait faire des choses un peu nouvelles, auxquelles on n’a pas pensé, par exemple Sade en Pléiade. » Sur papier bible, donc. Et il me dit : « Ah, c’est une idée ... parce que c’est vrai que Claude Gallimard (son père) n’y aurait pas pensé. » Et je lui dis : « Alors, il faut le faire. » Et il a fallu, vous savez, quarante ans après sa mort pour que Georges Bataille ait droit à une Pléiade de ses romans [1]. Quarante ans c’est quand même assez long. Sade ça a été, donc, beaucoup plus vite. Il y a eu un certain nombre de choses à refaire en Pléiade, par exemple Casanova. Tout ça ce sont des secteurs où l’édition devient un enjeu littéraire majeur. Littéraire ... philosophique en fait. Donc, voilà, la décision a été prise et, le plus étonnant, c’est que ça a eu lieu. Il était prévu, par cette décision, que je devais faire (c’est Robert Gallimard qui s’occupait de ça à l’époque) la préface. Il y a eu une levée de boucliers universitaires pour que je ne la fasse pas.


Les trois tomes des oeuvres de Sade en Pléiade
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Je peux vous retrouver la lettre de Robert Gallimard qui me dit : « Cher ami, vous devriez faire la préface ... » Bon, ça ne fait rien. En effet, l’université n’est pas possible. Il faut des universitaires bien entendu. Nous avons besoin de tous les travaux possibles. Mais enfin les choses ont beaucoup changé avec le temps, jusqu’au jour où on a vu arriver Maurice Lever [2] qui a dévoilé l’existence d’un personnage qu’on avait complètement censuré. Et c’est très important dans le cas de Sade. C’est-à-dire qu’il n’est pas tombé d’une planète extraterrestre, il n’est pas tombé du soufre de Mars ou de Saturne, mais c’est tout simplement son père. C’est-à-dire la généalogie. À partir du moment où on suit le fait que le père de Sade était lui-même un libertin consommé, qui a d’ailleurs été quelqu’un de très important, devenu franc-maçon en même temps que Montesquieu à Londres. Ce qui laisse planer beaucoup de mystères sur la « Société des amis du crime » [3]

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Voilà. Donc tout cela a commencé très lentement à bouger. Et à partir du moment où justement c’est devenu moins mystérieux, c’est devenu beaucoup plus intéressant pour les vrais amateurs. Voilà pourquoi il faut continuer à lire Sade. Je n’ai pas arrêté depuis que je l’ai découvert. Et j’ai pas mal écrit là-dessus. Donc, ce Sade contre l’Être Suprême précédé de Sade dans le Temps [4]. Je viens de vous répondre sur Sade dans le Temps.

CS : Dans quelle mesure Sade a-t-il influencé votre pensée, et particulièrement votre écriture  ?

Ph. S. : J’essaye d’écrire dans la clarté maximale. Après avoir beaucoup tourbillonné dans un texte qui s’appelle Paradis [5], que vous retrouvez dans la bibliothèque du président de la République François Mitterrand.

CS : Tout à fait. Il y a le passage en vente prochainement  [6]..

Ph. S. : Et vous voyez que, bizarrement, il a fait relier beaucoup de mes livres.

CS  : Et il a annoté des choses  ?

Ph. S. : Oui. Là, il y a quelque chose à propos du Secret  [7]. Vous voyez, je suscite la curiosité de Mitterrand : « Mais nous, nous demandons à parler de Casanova. » Donc c’est un entretien de 1998 à propos d’un livre qui s’appelle Le Secret. Il a tout fait relier. Regardez ça. C’est bizarre. Mais dans cet exemplaire-là, c’est son écriture, il l’a acheté en 1988. Et je vois à la fin « tache au dos ». Qu’est-ce que c’est que cette tache au dos ? Il faudrait quand même faire un prélèvement_

CS  : Sait-on jamais  ?

Ph. S. : Je n’en dis pas plus.

CS  : D’accord. Mais je crois que j’ai compris.

Rires.

Ph. S. : Il faut mettre un peu d’humour. Je crois que tout s’écrit Sade est humour. La portée humoristique de Sade est toujours méconnue. Toujours.

CS : Oui. D’ailleurs, c’est intéressant. Mais on va dériver un peu, et ce sera une conversation que je veux avoir, mais très rapidement, rapport à Céline. Justement, par rapport au rire de Céline  [8].

Ph. S. : Sade et Céline ne sont pensables qu’en français. Qu’est-ce qui peut porter le français à ces extrémités-là ? Et pour quelles raisons ?

CS : Comme Artaud aussi, du reste  [9].

Ph. S. : Oui.

CS : Pouvez-vous nous parler de vos travaux sur Sade ? Qu’avez-vous souhaité mettre en lumière ou questionner  ?

Ph. S. : Qu’est-ce qui m’a paru tout à fait nécessaire ? C’est de rappeler le mouvement de la seule révolution qui a eu lieu, toujours imitée, jamais égalée, et même contrefaite, voire même falsifiée. Et c’est la Révolution française. Et là, personne ne vous en dit plus long que Sade sur les péripéties sous-jacentes, l’envers de la Révolution française, qui a été bloquée par la Terreur. Lui seul nous dit la vérité de la Terreur. Je reçois à l’instant un livre de Marcel Gauchet sur Robespierre [10] avec la dédicace suivante : « Pour Philippe Sollers, qui s’y connaît en mystères révolutionnaires », au pluriel. Eh bien, il n’y a pas de mystères : il y a Sade. Et Sade en toute clarté. C’est lui le révolutionnaire. Et rien ne peut être égalé dans la compréhension de la seule grande révolution qui a existé et qui, contrairement à ce que tout le monde croit, continue sans qu’il y paraisse. Donc, Sade commence maintenant avec la continuation de la Révolution française, qui broie tout sur son passage. Alors, évidemment, au niveau mondial. Et c’est pour ça que je réinsiste sur le fait que Sade n’était pensable et imaginable qu’en français. Au moment où la France disparaît et où le français est mort, Sade est plus vivant que jamais, car il a avalé la Terreur qui bloque tout le monde par rapport à la Révolution elle-même. Alors démonstration. C’est-à-dire... Voilà : tout ça ne va pas. Il faut parler de Sade politiquement. Historiquement et politiquement.

CS : Je suis assez d’accord avec vous, de ce point de vue-là.

Ph. S. : C’est là où ça coince. C’est d’autant plus nécessaire, et je rajoute ça, que nous vivons une période de régression formidable, dans le fait que tout le monde parle de sexualité. Moi, je suis un athée sexuel radical. Tout le monde parle de sexualité comme si on savait de quoi il s’agissait. Enfin, « Balance ton porc », « Me Too », etc. C’est à mourir de rire tellement c’est stupide par définition. Alors, nous sommes dans la technique. Tout ce que la technique peut faire, elle le fera : PMA [11], GPA [12], LGBT [13], QRSTUVWXYZ... Vous voyez ? Mais tout ça nous enfonce dans des particularités sexuelles de plus en plus restreintes, de plus en plus puritaines. Et que tout ça vienne du cinéma et des États-Unis ne doit pas vous étonner, par principe. Allez donc prêcher Sade aux États-Unis d’Amérique, vous verrez le temps que vous resterez en liberté. Pas longtemps.

CS : Pas longtemps, c’est certain ! Sade a-t-il selon vous des représentants aujourd’hui, que ce soit dans le domaine des arts ou dans celui de la pensée ?

Ph. S. : Personne. Il n’y a rien. Sauf les appréciations qui sont, encore une fois, très loin de l’énergie politique de Sade. Il n’y a rien. Encore une fois, le blocage est profondément sexuel. Pour lire Sade, il faut être impassible comme il l’est lui-même.

CS : Il le dit d’ailleurs. Il parle de «  la tête froide ».

Ph. S. : Bien sûr. C’est la préface à La Philosophie dans le boudoir  [14]. Il y a : « Tout ne te plaira pas, mais là, il y a quelque chose qui te fera perdre du foutre... » Enfin, vous pouvez le mettre au féminin. Pourquoi pas. Qui va te faire mouiller. « Et c’est tout ce qu’il nous faut [15] : » Donc c’est un savoir qui se veut explicitement et techniquement, dans la mise en scène, encyclopédique. Et pour ça, il faut une documentation extraordinaire. J’ai étudié les cahiers, puisque nous sommes dans les cahiers, les cahiers de Sade. Il a une documentation d’enfer. Énorme. La question religieuse étant d’ailleurs posée constamment. « Si l’athéisme a besoin de martyrs, mon sang est prêt [16]. C’est quand même extravagant. Voilà un saint qui se dévoue et qui fait du pape quelqu’un de super criminel, comme on n’en a absolument jamais vu. Il fallait le faire, l’orgie à Saint-Pierre de Rome [17]. C’est dire à quel point tout ça s’est affadi, avant de disparaître. J’ajoute qu’il ne faut jamais oublier que Donatien de Sade a été non seulement baptisé à Saint-Sulpice, comme beaucoup d’autres grandes stars de la littérature française. Molière... Mais enfin il a été, et c’est à souligner, quand même, élève des jésuites. Il ne faut pas l’oublier. Qu’on a, évidemment, expulsés, persécutés, sauf que sans les jésuites, vous n’avez plus ni latin ni grec. Et là c’est très dangereux pour ce qui est de la culture fondamentale. Sade est extrêmement cultivé. Extrêmement. Sans latin et sans grec, vous voyez où on va. Ce sera le Coran à tous les étages.

CS : Voilà qui est dit. Quel est le livre de Sade que vous emporteriez sur une île déserte ? Et pourquoi ?

Ph. S. : Le chef-d’œuvre absolu est pour moi Juliette ou les Prospérités du vice  [18], qu’il faut entendre avec le prénom d’Anne-Prospère de Launay. Sa petite belle-sœur qu’il a emmenée, comme vous savez, en Italie. Ce qui a déchaîné la passion négative de Mme de Montreuil, la mère des deux femmes [19]. C’est moi qui ai publié, avec une préface de Pierre Leroy, le livre sur Anne-Prospère de Launay [20]. Et Les Prospérités du vice, vous entendez indubitablement le prénom, dans l’ombre, d’Anne-Prospère de Launay. Le grand amour de Sade. Il lui a fait visiter l’Italie. Et, puisque j’y suis encore, j’emporte Juliette ou les Prospérités du vice. Bon, ça suffit amplement. Amplement. Mais j’emporte aussi, si vous me permettez, le Voyage d’ltalie [21]. Un Sade trop méconnu.


Illustration accompagnant la publication de l’entretien
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CS : Trop méconnu, oui.

.Ph. S. : Et sur lequel j’insiste pour savoir comment il a su planter le décor orgiaque suprême en Italie. Et ça, de la part d’un Français, c’est prodigieux. Par conséquent, je vous renvoie au passage sur Naples, etc. Sade a été extrêmement précis dans son Voyage. Il note. Il voit les églises. Il voit tout. Donc ça le sert dans ce qui doit, selon lui, toujours accompagner les séances libertines, jusqu’aux plus cruelles et aux plus massacrantes : dans le luxe le plus inouï. N’est-ce pas. Et il y a correspondance pour lui entre la très haute aristocratie... c’est ça qui est révolutionnaire ; je finis Sade dans le Temps [22] là-dessus. C’est le pire libertin qui est appelé par le roi à la fin. Attention, c’est très étonnant parce que vous avez ça entre l’aristocratie et le grand banditisme, si vous voulez. La fin de Sade dans le Temps c’est : « [...] la fin de Juliette, un courrier de Versailles vient annoncer à Noirceuil qu’il accède aux fonctions ministérielles de Saint-Fond qui vient de mourir. » Écoutez, c’est extraordinaire : « "Voilà la lettre de la main du roi, qui m’ordonne de me rendre en hâte à la cour prendre les rênes du gouvernement." Quelle main ? Quel roi ? Au moment où Sade écrit, il n’y a plus ni main ni roi. Qu’importe, les philosophes libertins sont, contre toute justice, couronnés de faveurs. "Suivez-moi toutes deux, dit Noirceuil à Juliette et à la Durand [...]]". Oh, la Durand ! Quel personnage admirable ! Fabuleux ! " [...] je ne veux de ma vie me séparer de vous. De quelle nécessité vous m’allez être au gouvernail du vaisseau que je vais conduire ! " [23] » Dites-moi, mais enfin, je rêve ou pas ? Donc, la Révolution a continué à travers cette déclaration ahurissante, que je vois très peu citée.

CS  : Oui. Très peu. Et du reste, La Nouvelle Justine et l’Histoire de Juliette, sans parler du Voyage d’Italie, sont des pans assez ignorés de l’œuvre.


Edition, en Hollande, de 1797
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Ph. S. : Pauvres petits Français à la dérive.

CS  : C’est vrai, c’est étonnant.

Ph. S. : Et oui.

CS : Ou ça n’est peut-être pas si étonnant que ça justement. Quel livre sur Sade emporteriez-vous sur une île déserte et pourquoi  ?

Ph. S. : Eh bien le mien !

CS : Voilà ! C’est ce qu’il faut !

Rires.

Ph. S. : Vous dit-il à brûle-pourpoint !

CS  : Je m’y attendais ! Mais c’est très bien !

1.Ph. S. : Pour rendre grâce à mon ami disparu, grand ami, Gilbert Lély. J’ai une dédicace de lui tout à fait délicieuse. Pour simplement montrer que c’est le Lély qu’il faut lire, que j’ai fait réimprimer au Mercure (il était épuisé) [24]. Pour éviter autant que possible le distributeur de Sade, la biographie de Pauvert.

CS  : Le Sade vivant  [25].

2.Ph. S. : Lély. Et pour les révélations dans le temps, Lever. Maurice Lever [26]. C’est-à-dire : d’où vient Sade. Parce que ça change beaucoup de choses. À partir du moment où Sade a eu une famille et un père aussi étrange, beaucoup de fantasmes sont balayés. C’est donc en effet l’aristocratie qui a fait la Révolution, la Révolution qu’on appelle « bourgeoise », et dont vous voyez qu’elle se continue par des voies que l’on n’a pas envie de pénétrer. C’est le comble de la raison, Sade.

CS  : Que répondriez-vous à la question : «  Et Sade aujourd’hui ? »

Ph. S. : Eh bien je vous réponds tout de suite sur le plan artistique. Soyez assez généreux pour reproduire les gravures qui sont dans la Pléiade pour la première fois, et vous allez avoir non seulement une impression de fraîcheur considérable (gravures voulues et surveillées par Sade lui-même. Attention !). Vous allez voir que ça va vous dégager un nombre de gribouillages, un nombre de contresens complets. Puisque, c’est très clair, très net, c’est la raison poussée à bout dans la gravure. Rien d’autre. La gravure. Les gravures. Parfait. Il n’y a rien à ajouter là-dessus. Ça vous débarrasse complètement de toute tentative d’art dit « contemporain », c’est-à-dire de la boue qui s’ensuit.

CS : Pourriez-vous définir un lien existant ou non entre Sade et des écrivains tels qu’Artaud, Bataille, Rimbaud, Céline, Lautréamont, Mallarmé. Auteurs sur lesquels vous avez écrit.

Ph. S. : Vous vous rappelez comment Flaubert appelait Sade, qu’il lisait ? Le vieux [27].

CS : Le vieux, voilà, c’est ça oui.

Ph. S. : D’où l’expression très connue : « les vieux de la vieille ». Le Vieux.
Bizarre... Moi, j’imagine Sade très jeune, selon son portrait fait par la police, au moment de son arrestation. Il faut imaginer Sade en pleine jeunesse alors qu’il va être arrêté et ensuite jamais jugé !

CS : Oui, jamais jugé ! Jamais passé en jugement.

2.Ph. S. : Ce qui en dit très très long. Très long. Jamais jugé. Qui juge Sade ? C’est une très bonne question, puisqu’il a été persécuté par une famille de magistrats. Libérez-le par un jugement, dont on verrait s’il est consistant ou bourré de préjugés stupides ! Vous voyez. Alors, je vous ai répondu par Flaubert pour l’anecdote, mais je pense qu’il n’a pas été lu vraiment, sauf par Bataille. Artaud, n’en parlons pas. Vous tombez sur les entretiens sur la sexualité de la centrale surréaliste, qui sont absolument déments. Tout le monde se dérobe, plus ou moins... Bien. Sauf Bataille. Qui vous interdit d’admirer Sade. C’est pas possible. C’est une imposture. Et il a quand même fait beaucoup de son côté. Sur un versant que vous devez quand même tenir pour masochiste, d’une certaine façon. Et le jour où on comprendra que Bataille, dans Madame Edwarda  [28], a été le plus loin possible sur la description d’une grande scène d’hystérie, on aura fait un pas de plus. Pourquoi a-t-il mis Hegel en exergue de Madame Edwarda  [29] ? Vous imaginez le philosophe admirable Hegel recevant Mme Edwarda avec la mort. Bon. La mort. Or, ça, oui. Je reviens à mon propos initial : qui a compris la Révolution française ? Un seul philosophe : Hegel. Ce n’est pas un Français. Et puis après vous pouvez ajouter Nietzsche si vous voulez, etc. Mais, Bataille voit très juste en faisant de Hegel un penseur de Sade. C’est-à-dire de la Révolution. C’est-à-dire de la mort à l’œuvre. Sauf si on est terrorisé par la Terreur, au point d’être toujours en état de « terrorisation ». Pour terroriser Sade, vous savez, il faut se lever avant l’aube tous les jours de toute l’année.

CS : Voire plus tôt. Il vaut mieux même ne pas dormir.

Rires.

Ph. S. : Il nous manque ce qu’il a écrit à Charenton, puisque ça a été brûlé.

CS : Les Journées de Florbelle. [30]

Ph. S. : Les journées de Florbelle, oui. Voilà le livre que j’emporterais volontiers s’il était imprimé.

CS : Oui, je pense que ça devait être certainement le summum. Brûlé par son fils d’ailleurs.

Ph. S. : Hé ! Monsieur ! Les familles !

Rires.

Entretien réalisé par Sylvain Martin le lundi 15 octobre 2018.

Crédit : L’Infini N° 146, Printemps 2020, pp. 26-36


« Juliette, ou Les Prospérités du vice » dans le texte

Marquis de Sade - Collection Enfer de la BnF

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L’Histoire de Juliette, ou les Prospérités du vice (Tome II) forme une sorte de suite à l’histoire Justine ou les Malheurs de la vertu et conte l’histoire de Juliette, la sœur et le contraire exact de Justine.

Alors que, dans les Malheurs de la vertu, Justine n’obtient, pour tout prix de sa vertu, que des injustices et des sévices répétés, Juliette est au contraire une nymphomane amorale dont les entreprises lui valent le succès et le bonheur.

De même que la plume et l’imagination morbide de Sade se sont affermies dans ce second volume, de même ses développements anarchistes et philosophiques ont gagné en profondeur et en subtilité. Ce qui ne semble avoir été qu’un jeu intellectuel dans Justine devient une forme de militantisme sophistiqué dans Juliette.


PRESENTATION DE L’EDITEUR

Juliette est élevée dans un couvent, mais à l’âge de treize ans, elle est séduite par une femme qui entreprend de lui expliquer que la moralité, la religion et les idées de cette sorte sont dépourvues de sens. Toutes les considérations philosophiques évoquées au cours du récit sont de cet ordre : toutes les idées touchant à Dieu, la morale, les remords, l’amour, sont attaquées. La conclusion générale est que le seul but dans la vie est « de s’amuser sans se soucier, aux dépens de quiconque ». Juliette pousse ceci à l’extrême en assassinant de nombreuses personnes, y compris divers proches et amis. Pendant le roman, qui suit Juliette de l’âge de treize à environ trente ans, l’anti-héroïne dévergondée s’engage dans pratiquement chaque forme de dépravation et rencontre toute une série de libertins comme elle, tels que la féroce Clairwil, dont la passion principale est d’assassiner de jeunes hommes, Saint-Fond, un nabab incestueux de cinquante ans qui assassine son père, torture quotidiennement des jeunes filles à mort, allant même jusqu’à ourdir un complot ambitieux visant à provoquer une famine qui éliminera la moitié de la population française. Minski, l’« ogre des Apennins », est un anthropophage infligeant au corps humain les tortures et les mutilations les plus inventives.

EXTRAIT

Première partie

Ce fut au couvent de Panthemont que Justine et moi fûmes élevées. Vous connaissez la célébrité de cette abbaye, et vous savez que c’était de son sein que sortaient depuis bien des années les femmes les plus jolies et les plus libertines de Paris. Euphrosine, cette jeune personne dont je voulus suivre les traces, qui, logée dans le voisinage de mes parents, s’était évadée de la maison paternelle pour se jeter dans le libertinage, avait été ma compagne dans ce couvent ; et comme c’est d’elle et d’une religieuse de ses amies que j’avais reçu les premiers principes de cette morale qu’on est surpris de me voir, aussi jeune, dans les récits que vient de vous faire ma soeur, je dois, ce me semble, avant tout, vous entretenir de l’une et de l’autre... vous rendre un compte exact de ces premiers instants de ma vie où, séduite, corrompue par ces deux sirènes, le germe de tous les vices naquit au fond de mon coeur.

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La religieuse dont il s’agit s’appelait Mme Delbène ; elle était abbesse de la maison depuis cinq ans, et atteignait sa trentième année, lorsque je fis connaissance avec elle. Il était impossible d’être plus jolie : faite à peindre, une physionomie douce et céleste, blonde, de grands yeux bleus pleins du plus tendre intérêt, et la taille des Grâces. Victime de l’ambition, la jeune Delbène avait été mise à douze ans dans un cloître, afin de rendre plus riche un frère aîné qu’elle détestait. Enfermée dans l’âge où les passions commencent à s’exprimer, quoique Delbène n’eût encore fait aucun choix, aimant le monde et les hommes en général, ce n’avait pas été sans s’immoler elle-même, sans triompher des plus rudes combats, qu’elle s’était enfin déterminée à l’obéissance. Très avancée pour son âge, ayant lu tous les philosophes, ayant prodigieusement réfléchi, Delbène, en se condamnant à la retraite, s’était ménagé deux ou trois amies. On venait la voir, on la consolait ; et comme elle était fort riche, l’on continuait de lui fournir tous les livres et toutes les douceurs qu’elle pouvait désirer, même celles qui devaient le plus allumer une imagination... déjà fort vive, et que n’attiédissait pas la retraite.

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Pour Euphrosine, elle avait quinze ans lorsque je me liai avec elle ; et elle était depuis dix-huit mois l’élève de Mme Delbène, lorsque l’une et l’autre me proposèrent d’entrer dans leur société, le jour où je venais d’entrer dans ma treizième année. Euphrosine était brune, grande pour son âge, fort mince, de très jolis yeux, beaucoup d’esprit et de vivacité, mais moins jolie, bien moins intéressante que notre supérieure. Je n’ai pas besoin de vous dire que le penchant à la volupté est, dans les femmes recluses, l’unique mobile de leur intimité ; ce n’est pas la vertu qui les lie, c’est le foutre ; on plaît à celle qui bande pour nous, on devient l’amie de celle qui nous branle. Douée du tempérament le plus actif, dès l’âge de neuf ans j’avais accoutumé mes doigts à répondre aux désirs de ma tête, et je n’aspirais, depuis cet âge, qu’au bonheur de trouver l’occasion de m’instruire et de me plonger dans une carrière dont la nature précoce m’ouvrait déjà les portes avec autant de complaisance. Euphrosine et Delbène m’offrirent bientôt ce que je cherchais. La supérieure, qui voulait entreprendre mon éducation, m’invita un jour à déjeuner... Euphrosine s’y trouvait ; il faisait une chaleur incroyable, et cette excessive ardeur du soleil leur servit d’excuse à l’une et à l’autre sur le désordre où je les trouvai : il était tel, qu’à cela près d’une chemise de gaze, que retenait simplement un gros noeud de ruban rose, elles étaient en vérité presque nues.

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- Depuis que vous êtes entrée dans cette maison, me dit Mme Delbène, en me baisant assez négligemment sur le front, j’ai toujours désiré de vous connaître intimement. Vous êtes très jolie, vous m’avez l’air d’avoir de l’esprit, et les jeunes personnes qui vous ressemblent ont des droits bien certains sur moi... Vous rougissez, petit ange, je vous le défends ; la pudeur est une chimère ; unique résultat des moeurs et de l’éducation, c’est ce qu’on appelle un mode d’habitude ; la nature ayant créé l’homme et la femme nus, il est impossible qu’elle leur ait donné en même temps de l’aversion ou de la honte pour paraître tels. Si l’homme avait toujours suivi les principes de la nature, il ne connaîtrait pas la pudeur : fatale vérité qui prouve, ma chère enfant, qu’il y a certaines vertus qui n’ont d’autre berceau que l’oubli total des lois de la nature. Quelle entorse on donnerait à la morale chrétienne, en scrutant ainsi tous les principes qui la composent ! Mais nous jaserons de tout cela. Aujourd’hui, parlons d’autre chose, et déshabillez-vous comme nous. Puis, s’approchant de moi, les deux friponnes, en riant, m’eurent bientôt mise dans le même état qu’elles. Les baisers de Mme Delbène prirent alors un caractère tout différent...

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- Qu’elle est jolie, ma Juliette ! s’écria-t-elle avec admiration ; comme sa délicieuse petite gorge commence à bondir ! Euphrosine, elle l’a plus grosse que toi... et cependant à peine treize ans.

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Les doigts de notre charmante supérieure chatouillaient les fraises de mon sein, et sa langue frétillait dans ma bouche. Elle s’aperçut bientôt que ses caresses agissaient sur mes sens avec un tel empire que j’étais prête à me trouver mal.

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- Oh, foutre ! dit-elle, ne se contenant plus et me surprenant par l’énergie de ses expressions. Sacredieu, quel tempérament ! Mes amies, ne nous gênons plus : au diable tout ce qui voile encore à nos yeux des attraits que la nature ne nous créa point pour être cachés !

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Et jetant aussitôt loin d’elle les gazes qui l’enveloppaient, elle parut à nos regards belle comme la Vénus qui fixa l’hommage des Grecs. Il était impossible d’être mieux faite, d’avoir une peau plus blanche... plus douce... des formes plus belles et mieux prononcées. Euphrosine, qui l’imita presque tout de suite, ne m’offrit pas autant de charmes ; elle n’était pas aussi grasse que Mme Delbène ; un peu plus brune, peut-être devait-elle plaire moins généralement ; mais quels yeux ! que d’esprit ! Émue de tant d’attraits, vivement sollicitée, par les deux femmes qui les possédaient, de renoncer comme elles à tous les freins de la pudeur, vous croyez bien que je me rendis. Au sein de la plus tendre ivresse, la Delbène m’emporte sur son lit et me dévore de baisers.

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- Un moment, dit-elle, tout en feu ; un instant, mes bonnes amies, mettons un peu d’ordre à nos plaisirs, on n’en jouit qu’en les fixant. A ces mots, elle m’étend les jambes écartées, et, se couchant sur le lit à plat ventre, sa tête entre mes cuisses, elle me gamahuche pendant qu’offrant à ma compagne les plus belles fesses qu’il soit possible de voir, elle reçoit des doigts de cette jolie petite fille les mêmes services que sa langue me rend. Euphrosine, instruite de ce qui convenait à Delbène, entremêlait ses pollutions de vigoureuses claques sur le derrière, dont l’effet me parut certain sur le physique de notre aimable institutrice. Vivement électrisée par le libertinage, la putain dévorait le foutre qu’elle faisait à chaque instant jaillir de mon petit con. Quelquefois elle s’interrompait pour me regarder... pour m’observer dans le plaisir.

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- Qu’elle est belle ! s’écriait la tribade... Oh ! sacredieu, qu’elle est intéressante ! Secoue-moi, Euphrosine, branle-moi, mon amour ; je veux mourir enivrée de son foutre ! Changeons, varions tout cela, s’écriait-elle le moment d’après ; chère Euphrosine, tu dois m’en vouloir ; je ne pense pas à te rendre tous les plaisirs que tu me donnes... Attendez, mes petits anges, je vais vous branler toutes les deux à la fois.

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Elle nous place sur le lit, à côté l’une de l’autre ; par ses conseils nos mains se croisent, nous nous polluons réciproquement. Sa langue s’introduit d’abord dans l’intérieur du con d’Euphrosine, et de chacune de ses mains elle nous chatouille le trou du cul ; elle quitte quelquefois le con de ma compagne pour venir pomper le mien, et recevant ainsi chacune trois plaisirs à la fois, vous jugez si nous déchargions. Au bout de quelques instants la friponne nous retourne. Nous lui présentions nos fesses, elle nous branlait en dessous en nous gamahuchant l’anus. Elle louait nos culs, elle les claquait, et nous faisait mourir de plaisir. Se relevant de là comme une bacchante :

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- Rendez-moi tout ce que je vous fais, disait-elle, branlez-moi toutes les deux ; je serai dans tes bras, Juliette, je baiserai ta bouche, nos langues se refouleront... se presseront... se suceront. Tu m’enfonceras ce godemiché dans la matrice, poursuit-elle en m’en donnant un ; et toi, mon Euphrosine, tu te chargeras du soin de mon cul, tu me le branleras avec ce petit étui ; infiniment plus étroit que mon con, c’est tout ce qu’il lui faut... Toi, ma poule, continua-t-elle en me baisant, tu n’abandonneras pas mon clitoris ; c’est le véritable siège du plaisir dans les femmes : frotte-le jusqu’à l’égratigner, je suis dure... je suis épuisée, il me faut des choses fortes ; je veux me distiller en foutre avec vous, je veux décharger vingt fois de suite si je le puis.

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Ô Dieu ! comme nous lui rendîmes ce qu’elle nous prêtait ! il est impossible de travailler avec plus d’ardeur à donner du plaisir à une femme... impossible d’en trouver une qui le goûtât mieux. Nous nous remîmes.

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- Mon ange, me dit cette charmante créature, je ne puis t’exprimer le plaisir que j’ai d’avoir fait connaissance avec toi ; tu es une fille délicieuse ; je vais t’associer à tous mes plaisirs, et tu verras qu’il est possible d’en goûter de bien vifs, quoiqu’on soit privé de la société des hommes. Demande à Euphrosine si elle est contente de moi.

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- Oh, mon amour ! que mes baisers te le prouvent ! dit notre jeune amie en se précipitant sur le sein de Delbène ; c’est à toi que je dois la connaissance de mon être ; tu as formé mon esprit, tu l’as dégagé des stupides préjugés de l’enfance : c’est par toi seule que j’existe au monde ; ah ! que Juliette est heureuse, si tu daignes prendre d’elle les mêmes soins.

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- Oui, répondit Mme Delbène, oui, je veux me charger de son éducation, je veux dissiper dans elle, comme je l’ai fait dans toi, ces infâmes prestiges religieux qui troublent toute la félicité de la vie, je veux la ramener aux principes de la nature, et lui faire voir que toutes les fables dont on a fasciné son esprit ne sont faites que pour le mépris. Déjeunons, mes amies, restaurons-nous ; lorsqu’on a beaucoup déchargé, il faut réparer ce qu’on a perdu.

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Un repas délicieux, que nous fîmes nues, nous rendit bientôt les forces nécessaires pour recommencer. Nous nous rebranlâmes... nous nous replongeâmes toutes trois, par mille nouvelles postures, dans les derniers excès de la lubricité. Changeant à tout moment de rôle, quelquefois nous étions les épouses de celles dont nous redevenions l’instant d’après les maris, et, trompant ainsi la nature, nous la forçâmes un jour entier à couronner de ses voluptés les plus douces tous les outrages dont nous l’accablions.

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Un mois se passa de la sorte, au bout duquel Euphrosine, la tête perdue de libertinage, quitta le couvent et sa famille pour se jeter dans tous les désordres du putanisme et de la crapule. Elle revint nous voir, elle nous fit le tableau de sa situation, et trop corrompues nous-mêmes pour trouver du mal au parti qu’elle prenait, nous nous gardâmes bien de la plaindre ou de la détourner.

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- Elle a bien fait, me disait Mme Delbène ; j’ai voulu cent fois me jeter dans la même carrière, et je l’eusse fait infailliblement, si le goût des hommes l’eût emporté chez moi sur l’extrême amour que j’ai pour les femmes ; mais, ma chère Juliette, le ciel, en me destinant à une clôture éternelle, m’a créée assez heureuse pour ne désirer que très médiocrement toute autre sorte de plaisirs que ceux que me permet cette retraite ; celui que les femmes se procurent entre elles est si délicieux, que je n’aspire à presque rien au-delà. Je comprends pourtant qu’on aime les hommes ; j’entends à merveille qu’on fasse tout pour s’en procurer ; je conçois tout sur l’article du libertinage... Qui sait même si je n’ai pas été beaucoup au-dessus de ce que peut saisir l’imagination ?

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Les premiers principes de ma philosophie, Juliette, continua Mme Delbène, qui s’attachait plus particulièrement à moi depuis la perte d’Euphrosine, sont de braver l’opinion publique ; tu n’imagines pas à quel point, ma chère, je me moque de tout ce qu’on peut dire de moi. Et que peut faire au bonheur, je t’en prie, cette opinion de l’imbécile vulgaire ? Elle ne nous affecte qu’en raison de notre sensibilité ; mais si, à force de sagesse et de réflexion, nous sommes parvenues à émousser cette sensibilité au point de ne plus sentir ses effets, même dans les choses qui nous touchent le plus, il deviendra parfaitement impossible que l’opinion bonne ou mauvaise des autres puisse rien faire à notre félicité. Ce n’est qu’en nous seules que doit consister cette félicité ; elle ne dépend que de notre conscience, et peut-être encore un peu plus de nos opinions, sur lesquelles seules doivent être étayées les plus sûres inspirations de la conscience. Car la conscience, poursuivait cette femme remplie d’esprit, n’est pas une chose uniforme ; elle est presque toujours le résultat des moeurs et de l’influence des climats, puisqu’il est de fait que les Chinois, par exemple, ne répugnent nullement à des actions qui nous feraient frémir en France. Si donc cet organe flexible peut se prêter à des extrêmes, seulement en raison du degré de latitude, il est donc de la vraie sagesse d’adopter un milieu raisonnable entre des extravagances et des chimères, et de se faire des opinions compatibles à la fois aux penchants qu’on a reçus de la nature et aux lois du gouvernement qu’on habite ; et ces opinions doivent créer notre conscience. Voilà pourquoi l’on ne saurait travailler trop jeune à adopter la philosophie qu’on veut suivre, puisqu’elle seule forme notre conscience, et que c’est à notre conscience de régler toutes les actions de notre vie.

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- Quoi ! dis-je à Mme Delbène, vous avez porté cette indifférence au point de vous moquer de votre réputation ?

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- Absolument, ma chère ; j’avoue même que je jouis intérieurement beaucoup plus de la conviction où je suis que cette réputation est mauvaise, que je n’aurais de plaisir à la savoir bonne. Ô Juliette ! retiens bien ceci : la réputation est un bien de nulle valeur, il ne nous dédommage jamais des sacrifices que nous lui faisons. Celle qui est jalouse de sa gloire éprouve autant de tourments que celle qui la néglige : l’une craint toujours que ce bien précieux ne lui échappe, l’autre frémit de son insouciance. S’il est donc autant d’épines dans la carrière de la vertu que dans celle du vice, d’où vient se tourmenter autant sur le choix, et d’où vient ne pas s’en rapporter pleinement à la nature sur celui qu’elle nous suggère ?

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- Mais en adoptant ces maximes, objectai-je à Mme Delbène, j’aurais peur de briser trop de freins. - En vérité, ma chère, me répondit-elle, j’aimerais autant que tu me disses que tu craindrais d’avoir trop de plaisirs ! Et quels sont-ils donc, ces freins ? Osons les envisager de sang-froid... Des conventions humaines presque toujours promulguées sans la sanction des membres de la société, détestées par notre coeur... contradictoires au bon sens : conventions absurdes, qui n’ont de réalité qu’aux yeux des sots qui veulent bien s’y soumettre, et qui ne sont que des objets de mépris aux yeux de la sagesse et de la raison... Nous jaserons sur tout cela. Je te l’ai dit, ma chère : je t’entreprends ; ta candeur et ta naïveté me prouvent que tu as grand besoin d’un guide dans la carrière épineuse de la vie, et c’est moi qui t’en servirai.

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Rien n’était effectivement plus délabré que la réputation de Mme Delbène. Une religieuse à laquelle j’étais particulièrement recommandée, fâchée de mes liaisons avec l’abbesse, m’avertit que c’était une femme perdue ; elle avait gangrené presque toutes les pensionnaires du couvent, et plus de quinze ou seize avaient déjà, par ses conseils, pris le même parti qu’Euphrosine. C’était, m’assurait-on, une femme sans foi, ni loi, ni religion, affichant impudemment ses principes, et contre laquelle on aurait déjà vigoureusement sévi, sans son crédit et sa naissance. Je me moquais de ces exhortations ; un seul baiser de la Delbène, un seul de ses conseils, avaient plus d’empire sur moi que toutes les armes qu’on pouvait employer pour m’en séparer. Eût-elle dû m’entraîner dans le précipice, il me semblait que j’eusse mieux aimé me perdre avec elle que de m’illustrer avec une autre. Ô mes amis ! il est une sorte de perversité délicieuse à nourrir ; entraînés vers elle par la nature... si la froide raison nous en éloigne un moment, la main des voluptés nous y replace, et nous ne pouvons plus nous en écarter. Mais notre aimable supérieure ne tarda pas à me faire voir que je ne la fixais pas toute seule, et je m’aperçus bientôt que d’autres partageaient des plaisirs où le libertinage avait plus de part que la délicatesse. - Viens demain goûter avec moi, me dit-elle un jour ; Élisabeth, Flavie, Mme de Volmar et Sainte-Elme seront de la partie, nous serons six en tout ; je veux que nous fassions des choses inconcevables.

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- Comment ! dis-je, tu t’amuses donc avec toutes ces femmes ?

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- Assurément. Eh quoi ! tu t’imagines que je m’en tiens là ? Il y a trente religieuses dans cette maison : vingt-deux m’ont passé par les mains ; il y a dix-huit novices : une seule m’est encore inconnue ; vous êtes soixante pensionnaires : trois seulement m’ont résisté ; à mesure qu’il en paraît une nouvelle, il faut que je l’aie, je ne lui donne pas plus de huit jours de réflexion. Ô Juliette, Juliette ! mon libertinage est une épidémie, il faut qu’il corrompe tout ce qui m’entoure ! Il est très heureux pour la société que je m’en tienne à cette douce façon de faire le mal ; avec mes penchants et mes principes, j’en adopterais peut-être une qui serait bien plus fatale aux hommes.

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- Eh ! que ferais-tu, ma bonne ?

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- Que sais-je ? Ignores-tu que les effets d’une imagination aussi dépravée que la mienne sont comme les flots impétueux d’un fleuve qui déborde ? La nature veut qu’il fasse du dégât, et il en fait, n’importe comment.

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- Ne mettrais-tu pas, dis-je à mon interlocutrice, sur le compte de la nature ce qui ne doit être que sur celui de la dépravation ?

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- Écoute-moi, mon ange, me dit la supérieure, il n’est pas tard, nos amies ne doivent se rendre ici que sur les six heures ; je veux répondre avant qu’elles n’arrivent à tes frivoles objections.

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Nous nous assîmes.

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- Comme nous ne connaissons les inspirations de la nature, me dit Mme Delbène, que par ce sens que nous appelons conscience, c’est en analysant ce qu’est la conscience que nous pourrons approfondir avec sagesse ce que sont les mouvements de la nature, qui fatiguent, tourmentent ou font jouir cette conscience. On appelle conscience, ma chère Juliette, cette espèce de voix intérieure qui s’élève en nous à l’infraction d’une chose défendue, de quelque nature qu’elle puisse être : définition bien simple, et qui fait voir du premier coup d’oeil que cette conscience n’est l’ouvrage que du préjugé reçu par l’éducation, tellement que tout ce qu’on interdit à l’enfant lui cause des remords dès qu’il l’enfreint, et qu’il conserve ses remords jusqu’à ce que le préjugé vaincu lui ait démontré qu’il n’y avait aucun mal réel dans la chose défendue.

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Ainsi la conscience est purement et simplement l’ouvrage ou des préjugés qu’on nous inspire, ou des principes que nous nous formons. Cela est si vrai, qu’il est très possible de se former avec des principes nerveux une conscience qui nous tracassera, qui nous affligera, toutes les fois que nous n’aurons pas rempli, dans toute leur étendue, les projets d’amusements, même vicieux... même criminels, que nous nous étions promis d’exécuter pour notre satisfaction. De là naît cette autre sorte de conscience qui, dans un homme au-dessus de tous les préjugés, s’élève contre lui, quand, par des démarches fausses, il a pris, pour arriver au bonheur, une route contraire à celle qui devait naturellement l’y conduire. Ainsi, d’après les principes que nous nous sommes faits, nous pouvons donc également nous repentir ou d’avoir fait trop de mal, ou de n’en avoir pas fait assez. Mais prenons le mot dans l’acception la plus simple et la plus commune : alors le remords, c’est-à-dire l’organe de cette voix intérieure que nous venons d’appeler conscience, est une faiblesse parfaitement inutile, et dont nous devons étouffer l’empire avec toute la vigueur dont nous sommes capables ; car le remords, encore une fois, n’est que l’ouvrage du préjugé produit par la crainte de ce qui peut nous arriver après avoir fait une chose défendue, de quelque nature qu’elle puisse être, sans examiner si elle est mal ou bien. Ôtez le châtiment, changez l’opinion, anéantissez la loi, déclimatisez le sujet, le crime restera toujours, et l’individu n’aura pourtant plus de remords. Le remords n’est donc plus qu’une réminiscence fâcheuse, résultative des lois et des coutumes adoptées, mais nullement dépendante de l’espèce du délit. Eh ! si cela n’était pas ainsi, parviendrait-on à l’étouffer ? Et n’est-il pas pourtant bien certain qu’on y réussit, même dans les choses de la plus grande conséquence, en raison des progrès de son esprit et de la manière dont on travaille à l’extinction de ses préjugés ; en sorte qu’à mesure que ces préjugés s’effacent par l’âge, ou que l’habitude des actions qui nous effrayaient parvient à endurcir la conscience, le remords, qui n’était que l’effet de la faiblesse de cette conscience, s’anéantit bientôt tout à fait, et qu’on arrive ainsi, tant qu’on veut, aux excès les plus effrayants ? Mais, m’objectera-t-on peut-être, l’espèce de délit doit donner plus ou moins de violence au remords. Sans doute, parce que le préjugé d’un grand crime est plus fort que celui d’un petit... la punition de la loi plus sévère ; mais sachez détruire également tous les préjugés, sachez mettre tous les crimes au même rang, et, vous convainquant bientôt de leur égalité, vous saurez modeler sur eux le remords, et, comme vous aurez appris à braver le remords du plus faible, vous apprendrez bientôt à vaincre le repentir du plus fort et à les commettre tous avec un égal sang-froid... Ce qui fait, ma chère Juliette, que l’on éprouve du remords après une mauvaise action, c’est que l’on est persuadé du système de la liberté, et l’on se dit : Que je suis malheureux de n’avoir pas agi différemment ! Mais si l’on voulait bien se persuader que ce système de la liberté est une chimère, et que nous sommes poussés à tout ce que nous faisons par une force plus puissante que nous, si l’on voulait être convaincu que tout est utile dans le monde, et que le crime dont on se repent est devenu aussi nécessaire à la nature que la guerre, la peste ou la famine dont elle désole périodiquement les empires, infiniment plus tranquilles sur toutes les actions de notre vie, nous ne concevrions même pas le remords ; et ma chère Juliette ne me dirait pas que j’ai tort de mettre sur le compte de la nature ce qui ne doit être que sur celui de ma dépravation.
[…]

L’intégrale ICI


[1G. Bataille, Romans et récits, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2004.

[2M. Lever, Donatien Alphonse François, marquis de Sade, Fayard, 1991.

[3D.A.F. de Sade, Histoire de Juliette, in Œuures III, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1998.

[5Ph. Sollers, Paradis, Éditions du Seuil, 1981. et qui a choqué beaucoup à cause de l’absence de ponctuation. Mais il fallait en extraire de la clarté. Donc vous avez une trace de ce retour à la clarté avec Sade. Dans un livre qui s’appelle Femmes [[Ph. Sollers, Femmes, Gallimard, 1983.

[6La vente aux enchères de la bibliothèque de François Mitterrand a eu lieu les 29 et 30 octobre

[7Ph. Sollers, Le Secret, Gallimard, 1993.

[8Voir Ph. Sollers, Céline, Écriture, 2009.

[9Voir Ph. Sollers, L’Écriture et l’Expérience des limites, Éditions du Seuil, 1968 et Artaud (dir.), UGE,coll. 10/18, 1973

[10M. Gauchet, Robespierre : l’homme qui nous divise le plus, Gallimard, 2018.

[11Procréation médicalement assistée.

[12Gestation pour autrui.

[13Lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres.

[14D.A.F. de Sade, La Philosophie dans le boudoir, in Œuvres III, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1998.

[15Cette citation provient en fait de l’introduction au Cent Vingt journées de Sodome (D.A.F. de Sade, Les Cent Vingt Journées de Sodome, in Œuvres I, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1990) : « Sans doute beaucoup de tous les écarts que tu vas voir peints te déplairont, on le sait, mais il s’en trouvera quelques-uns qui t’échaufferont au point de te coûter du foutre, et voilà tout ce qu’il nous faut. »

[16D.A.F. de Sade, La Nouvelle Justine ou les Malheurs de la vertu, in Œuvres II, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1995. La citation exacte est : « Quand l’athéisme voudra des martyrs, qu’il le dise, et mon sang est tout prêt. »

[17Voir D.A.F. de Sade, Histoire de Juliette, in Œuvres Ill, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1998.

[18Voir op. cit.

[19Mme de Montreuil était en effet la mère de Renée-Pélagie, femme légitime de Sade, et d’Anne-Prospère.

[20D.A.F. de Sade, Anne-Prospère de Launay, Gallimard, 2003.

[21D.A.F. de Sade, Voyage d’Italie, Fayard, 1995.

[22Ph. Sollers, Sade contre l’Être Suprême précédé de Sade dans le Temps, Gallimard, 1996.

[23Op. cit., pp. 60-61

[24G. Lély, Vie du marquis de Sade, Mercure de France, 1989.

[25Pauvert, Sade vivant, Le Tripode, 2013.

[26M. Lever, op. cit.

[27G. Flaubert, Lettre à Jules Duplan, vers le 20 octobre 1857 in Correspondance, tome II, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1980 : « Moi, je pense, parfois, que l’existence de ce pauvre vieux a été uniquement faite pour me divertir. »

[28G. Bataille, Madame Edwarda, in Œuvres complètes, tome III, Gallimard, 1971.

[29« La mort est ce qu’il y a de plus terrible et maintenir l’œuvre de la mort est ce qui demande la plus grande force. HEGEL » in op. cit., p. 9.

[30Voir D.A.F. de Sade, Notes pour les journées de Florbelle in Œuvres complètes, tome 11, Pauvert, 1991.

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1 Messages

  • Anwen | 19 mars 2020 - 16:13 1

    La perversité des hommes, la littérature licencieuse au XVIIIème siècle, les moeurs du temps : Le marquis de Sade
    A défaut d’œuvres vraiment littéraires, le marquis de Sade, né en 1740 et mort fou, à Charenton, le 2 décembre 1814, a laissé dans la langue française deux mots que l’Académie aura définitivement adoptés : les mots sadisme et sadique.
    Le sadique est l’individu dont les plaisirs sensuels sont provoqués par la vue ou plus généralement par la perception de certaines souffrances qu’il occasionne à autrui.
    D’après les Mémoires de Mme du Deffand, le marquis de Sade, enfermé à la Bastille pour « débauches outrées », avait ainsi commencé ses exploits :
    « Un soir, il emmena une fille dans le grenier de sa maison. Arrivé là, il s’enferma avec elle, lui ordonna, le pistolet sur la gorge, de se mettre toute nue, lui lia les mains et la fustigea cruellement. Quand elle fut tout en sang, il tira un pot d’onguent de sa poche, pansa les plaies et la laissa ainsi attachée. »
    Après cet apéritif, le marquis, tout guilleret, rejoignit des amies qui l’attendaient et acheva la nuit dans l’orgie.
    Le marquis de Sade, au cours de sa longue existence, ne se borna pas à agir : il écrivit. Il écrivit des romans, des nouvelles, des pièces de théâtre, qui constituent en quelque sorte l’exposé de ses théories. Ces œuvres, a-t-on dit un peu pompeusement, mais justement toutefois, sont le vice et le crime réunis en un corps de doctrine. Ce sont les folies humaines dans ce qu’elles ont de plus monstrueux.
    « Voulez-vous, écrit Jules Janin, que je vous fasse l’analyse d’un livre du marquis de Sade ? Ce ne sont que cadavres sanglants, enfants arrachés aux bras de leurs mères, jeunes femmes qu’on égorge à la fin d’une orgie, coupes remplies de sang et de vin, tortures inouïes. On allume des réchauds, on dresse des chevalets, on brise des crânes, on dépouille des hommes de leur peau fumante, on crie, on jure, on blasphème, on se mord, on s’arrache le cœur de la poitrine, et cela à chaque page, à chaque ligne, toujours... »
    Mis à Charenton en 1798, le marquis conserva dans et asile, jusqu’à sa mort, ses goûts et ses habitudes ignobles. « Se promenait dans la cour, il traçait sur le sable des figures obscènes. Venait-on le visiter, sa première parole était une ordure, et cela, avec une voix très douce, avec des cheveux blancs très beaux, avec l’air le plus aimable, avec une admirable politesse. C’était un vieillard robuste et sans infirmité. »
    Lien : https://livresdefemmeslivresdeverites.blogspot.com/2017/07/fin-du-4eme-siecle-et-debut-du-moyen-age.html

    Voir en ligne : Du Moyen Age à la Révolution Française