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L’Empire sans milieu

Essai sur la « sortie de la religion » en Chine, par Benoît Vermander

D 19 novembre 2019     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


"Empire sans milieu" dont les effervescences dessinent un champ de forces en recomposition perpétuelle, la Chine aujourd’hui affronte une crise religieuse paradoxale. D’un côté s’y donne à lire une "sortie de la religion", dont les caractéristiques conduisent à se demander si toute religion ne porte pas en soi les germes de son dépassement. D’un autre, la religion en Chine est aussi le lieu d’une fièvre, d’un sourd braconnage qui structure autrement l’espace social. Croisant au long de sa réflexion des auteurs chinois mais aussi Marcel Gauchet, Michel de Certeau ou Joseph Moingt, Benoît Vermander explore ici la recomposition globale de la condition religieuse.

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Benoît Vermander

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L’EMPIRE SANS MILIEU
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Essai sur la « sortie de la religion » en Chine
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Introduction
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De l’art d’entrer et de sortir
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La Chine m’apparaît parfois comme un cercle dont la circonférence est partout et le centre nulle part… Au reste, peut-être est-ce le propre de tout ensemble dont la masse appelle à l’esprit le terme d’univers qu’aucun point n’en puisse prétendre être le centre d’où se pourrait représenter le tout. Continent culturel et physique, démographique, économique… Continent de pensée et qui donne à penser, continent adossé à une immensité antinomique, celle de l’océan Pacifique, à l’orée de laquelle la toute petite île de Taïwan questionne l’identité du grand peuple qui la revendique.

Si cette expression d’Empire sans milieu est inspirée par un « objet » concret, la Chine – un territoire, une langue, un peuple –, elle déborde les frontières de cet objet. Depuis le XVIIe siècle, la Chine est pour nous objet philosophique et théologique. La découverte d’une civilisation et d’une sagesse d’un coup posées en face de l’Occident et formées en dehors de la sphère d’influence de ce dernier le provoquait davantage encore que ne l’avait fait la découverte de l’Amérique. On est tenté ici de reprendre le mot de Pascal, si souvent cité : « La Chine obscurcit, mais il y a clarté à trouver : cherchez-la » (Br. 593). En d’autres termes, la confrontation avec l’« objet Chine » bouscule par elle-même la formulation de nos catégories.

En même temps, la Chine n’est pas un espace-temps coupé du reste du monde – ni un astéroïde, ni une monade leibnizienne. L’ascension chinoise des trois dernières décennies n’aurait jamais pu se produire sans le mouvement conjoint de mondialisation qui a lié si fortement nos économies, nos modes de consommation, nos traditions et nos pensées. Parallèlement, cette même ascension n’aurait pas eu lieu de cette façon ni à ce rythme si la dynamique de la mondialisation ne s’était emballée à ce moment historique précis. Dans le même laps de temps, les religions et spiritualités ont été traversées par des courants tout aussi puissants. La vague de fond qui porte en Chine bouddhisme et christianisme, modifie aussi la carte des religions de l’humanité.

Il y a là un triple constat qui, ces dernières années, a continuellement aimanté ma réflexion : la Chine constitue un espace-temps que sa cohérence et sa permanence instituent aussi en objet de pensée ; cet espace-temps n’est pas pour autant isolé, il est même l’un des ressorts du mouvement de globalisation des trente dernières années et, dans un mouvement circulaire, ce même mouvement a favorisé sa transformation et son ascension ; les religions qui se sont développées dans l’espace-temps chinois, qu’elles soient autochtones ou importées, ne sont pas étrangères à ce mouvement circulaire : l’évolution des religions chinoises participe de la globalisation culturelle et religieuse.

Il y a quelques années, j’avais publié un ouvrage qui s’essayait à ressaisir le réveil religieux chinois [1]. Me fondant d’abord sur des expériences et des rencontres personnelles, je décrivais des itinéraires spirituels marqués par l’histoire des dernières décennies, j’essayais de faire l’inventaire des ressources culturelles sur lesquelles s’appuyaient des religions chinoises en recomposition, je m’interrogeais sur le rôle que pouvait jouer le christianisme chinois, tant pour transformer la « fièvre religieuse » en un « réveil » spirituel authentique que pour contribuer à la mue du christianisme en d’autres terres. Depuis, quatre lieux d’investigation m’ont permis tant de prolonger que d’infléchir ma réflexion : j’ai entrepris la Chine « par les marges », m’intéressant de près aux rituels, à l’identité et aux structures sociales d’une minorité tibéto-birmane vivant dans les montagnes du sud-ouest du Sichuan [2]. Taïwan constituait une autre « marge » à l’opposé géographique et culturel de la précédente : l’étude du conflit sino-taïwanais permettait de considérer dans une autre lumière la question de l’identité chinoise comme les ressources dont le monde chinois dispose pour gérer ses conflits et contradictions [3]. Conflits et contradictions que les tensions écologiques et sociales actuelles exacerbent, et dont elles changent l’expression et la nature : en étudiant la façon dont la Chine se débat aujourd’hui avec ses ressources naturelles et humaines, en voyant comment elle s’essaye à trouver un « juste milieu » entre développement, équité sociale et équilibres écologiques, c’est la question de ses ressources spirituelles que je retrouvais autrement [4].

Enfin, je continuais à ausculter le retour des expressions religieuses instituées dans la Chine contemporaine, l’attrait qu’elles exercent sur la population, les relations compliquées qu’elles entretiennent avec le pouvoir politique. Progressivement, s’imposait à moi l’idée qu’on ne pouvait rendre compte des mouvements religieux en Chine aujourd’hui sous la seule catégorie du « réveil ». La religiosité des grandes villes chinoises rappelait par bien des traits celle des métropoles occidentales ; les choix individuels effectués par les croyants chinois ne se traduisaient pas forcément en nouvelles solidarités sociopolitiques ; l’entrée de la Chine dans la globalisation conjuguait paradoxalement la fièvre religieuse avec l’épuisement des formes traditionnelles de la croyance et de la pratique religieuses.

Je recherchais une grille d’intelligibilité de ce moment de l’histoire que vit aujourd’hui la Chine et qu’elle nous fait vivre avec elle ; et je quêtais aussi, dans cet ensemble, une compréhension systémique de l’évolution présente des religions chinoises, dont les transformations semblent à première vue contradictoires. Je pense avoir trouvé cette clé de compréhension en partant de la thèse de la « sortie de la religion » développée par Marcel Gauchet – je m’en expliquerai à loisir. En même temps, il m’a semblé que l’étude du moment religieux de la Chine contemporaine permettait de corriger et compléter quelques aspects de la thèse de Gauchet. S’il en est bien ainsi, l’examen réflexif du rapport entre religieux et politique en monde chinois enrichit notre intelligence historique de ce que nous vivons aujourd’hui.

Un essai n’étant pas un roman à suspense, j’énonce dès le départ les thèses que je défends ici. La suite de cet ouvrage entend les illustrer et les préciser :

La Chine est un espace-temps à la fois extraordinairement cohérent et fragile, sans cesse en rupture et recherche d’équilibre, un « Empire sans milieu » dont les effervescences religieuses dessinent un champ de forces en recomposition perpétuelle.

Au travers de rapports de pouvoir dont la configuration historique n’est pas celle de l’Occident, la Chine a pourtant connu aussi une autonomisation du politique, sorti de la sphère religieuse et l’érodant par étapes. En Chine non plus, le religieux ne fonde plus aujourd’hui le lien social. La Chine connaît donc, comme les autres sociétés, une « sortie de la religion » – laquelle n’est pas à confondre avec une éventuelle diminution du nombre ou de la ferveur des croyants individuels. « Ce à quoi nous assistons, c’est aux deux processus simultanément, à une sortie de la religion entendue comme sortie de la capacité du religieux à structurer la politique et la société, et à une permanence du religieux dans l’ordre de la conviction ultime des individus, avec sur ce terrain un spectre de variations selon les expériences historiques et nationales très large [5]. »

À regarder la Chine, la thèse de Gauchet sur la « sortie de la religion » est pourtant à corriger sur deux points. Tout d’abord, le christianisme n’est sans doute pas la seule « religion de la sortie de la religion ». En Chine, ce processus passe par des cheminements qui conduisent à se demander si toute religion ne porte pas en soi les germes de son propre dépassement.

Deuxième point sur lequel la thèse de Gauchet est à corriger : le dynamisme religieux qui marque aujourd’hui la Chine va certes de pair avec la disparition du fondement « sacral » du lien social, mais il est aussi le lieu privilégié d’un engendrement social et politique. En d’autres termes, il faut faire justice à un double mouvement : le politique (et notamment l’avènement de la politique démocratique) érode certes la fonction sociale des religions, mais la vitalité religieuse est aussi un lieu vivant et créateur du social. Pour le dire autrement, il faut corriger Marcel Gauchet par Michel de Certeau : la religion en Chine est aujourd’hui le lieu de pratiques signifiantes et créatrices de la vie quotidienne, d’un braconnage qui structure autrement l’espace social dont les pouvoirs politiques entendent contrôler le fonctionnement. Les tactiques religieuses brouillent la stratégie du politique [6]. La Chine illustre ainsi de façon toute particulière ce qu’on pourrait nommer la tension créatrice entre politique et religieux comme l’importance d’aborder le religieux par ses pratiques en même temps que par ses textes.

L’enquête sur le statut du religieux en monde chinois illustre de façon frappante ce que l’on pourrait appeler la recomposition virtuelle de la « condition religieuse », et elle suggère alors des voies alternatives pour reformuler une histoire tant philosophique que théologique de la religion.

Au travers de ce parcours, j’entends montrer que la Chine donne à penser non seulement au travers de textes mais aussi par des pratiques et des mouvements sociaux. Je voudrais aussi suggérer que ce qu’elle nous donne à penser n’est pas seulement de l’ordre de la différence, de l’opposition, de l’altérité, mais qu’elle nous permet de regarder autrement les mouvements historiques qui traversent et façonnent le devenir de notre commune humanité. Je ne pense pas être seul à tenter ce style d’entreprise : revenant sur le débat qui a opposé François Jullien et Jean-François Billeter dans leurs interprétations de la tradition lettrée, Frédéric Keck a justement noté qu’on ne pouvait pas séparer les textes des pratiques qui leur donnent sens, et que la compréhension de ce que la Chine nous donne à entendre passe par ce passage incessant du texte au monde : aujourd’hui, « un véritable champ d’enquête s’ouvre avec l’explosion du capitalisme globalisé dans la Chine communiste : celle d’une anthropologie des pratiques intellectuelles dans un espace géographiquement très différent du nôtre [7] ». Dans le champ du religieux et de son rapport au politique, cet essai s’inscrit dans un tel programme [8].

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L’EMPIRE SANS MILIEU

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Pas de milieu : on adore la Chine ou on la déteste, affirmait l’écrivain Lin Yutang (1895-1976) [9]. Une fois en Chine, ajoutait-il, on est comme submergé par un « chaos jouant son propre drame », un chaos dont on épouse alors l’intense tragique comme l’irrésistible comique ou bien dont on finit par rejeter la fascination qu’il exerce. Bien sûr,l’adage de Lin Yutang s’explique d’abord par les temps tourmentés au cours desquels il l’énonçait. Pourtant, aujourd’hui encore, on y pressent une part de vérité qui dépasse les contingences historiques. Peut-être parce qu’une bonne part de la fascination que produit la Chine provient de l’immensité de la scène où est joué le drame : un ensemble continental délimité sur l’ouest par les gigantesques plissements himalayens, le réseau de pâturages et de déserts qui forme sur le nord une frontière indécise et disputée, les riches plaines alluviales du centre et du sud, les côtes qui s’étendent de la Sibérie au-delà du Tropique…

En même temps, paradoxalement, une bonne part de l’attraction exercée par la Chine tient aussi au fait que son territoire est un « collage » de micro-univers, une sorte de rangée infinie de cages à oiseaux : pour contrer l’immensité de la population et de l’espace, les Chinois se réfugient dans le cocon de la famille, de la rue, de la maison de thé et aussi, pendant très longtemps, de l’unité de travail... C’est à l’intérieur de l’un de ces cocons que l’on éprouve la Chine, que l’on se sent partie d’un tout, que l’on accède à l’existence. A l’espace interminable des plaines agricoles, des pâturages et des montagnes répond cette innombrable succession de « micro-Chines », l’infiniment grand et l’infiniment petit s’appelant l’un l’autre.

Alors, vraiment, pas de « milieu » au cœur de l’Empire du milieu, pas de point d’équilibre entre ces sentiments et dimensions extrêmes ? Autre façon de se demander ce qui fait la Chine, ce que pourrait être cette « essence » par quoi elle tient ensemble et qui lui conférerait une irrésistible attraction.

Pour la plupart des Chinois et pour bien d’autres, la magie de la Chine tient à sa spécificité : le développement ininterrompu d’une civilisation, à partir du bassin du fleuve Jaune, a permis l’émergence du système d’écriture chinois et la fondation, dès 221 avant Jésus-Christ, d’un empire unifié. Mais cette conception passe par pertes et profits nombre d’aléas historiques et, surtout, la diversité des cultures ayant existé dans la Chine elle-même : sur l’ouest du pays, avant leur entrée dans l’empire des Han, le Sichuan et le Yunnan ont vu surgir des civilisations brillantes, profondément différentes de celles des plaines centrales...

Qu’est-ce que la Chine ?

L’examen du terme qui dit « la Chine » en chinois ouvre des perspectives intéressantes : Zhongguo, ce n’est pas tout à fait l’« empire du Milieu », mais c’est bien le « pays du Milieu ». En fait, le sens premier de l’expression est plus limité : le « pays du Milieu » est d’abord le « milieu du pays ». Par développements successifs, Zhongguo désigne le centre d’un pays, les Etats situés au milieu de la Chine (le bassin du fleuve Jaune, entouré de quatre peuples barbares), le domaine impérial — et plus tard, par extension, la Chine elle-même. Comme c’est souvent le cas dans la langue chinoise, l’expression zhongguo ne se comprend que par rapport à un binôme jouant en opposé, waiguo,« les pays extérieurs ». Pour autant, il ne faudrait pas y voir trop vite un symptôme d’isolement irrémédiable ou de coupure de principe : le centre, zhong, est au contraire, en philosophie et médecine chinoises, un intervalle de contact, l’espace situé entre terre et ciel où se déploie la vie, toute portion de l’espace qui se révèle lieu d’échanges féconds. Si la Chine se voit « au centre du monde »,c’est en somme parce qu’elle est lieu de passage des souffles vitaux, espace de contact entre des parties qui ne vivent qu’en formant le Tout.

Le terme d’Empire du milieu n’est pas pour autant inexact. L’extension même de l’expression (du bassin du fleuve Jaune à l’ensemble de la Chine actuelle) montre que le « centre » a propension à s’amplifier,que l’espace civilisateur travaille par assimilations progressives. À l’extrême, la Chine n’a pas de frontières : attirés par la vertu du centre, les peuples des quatre horizons sont agglomérés à la civilisation chinoise par vagues successives ; elle a bien plutôt une « frontière », semblable à celle, mouvante, qui a aimanté la poussée continentale des États-Unis, frontière repoussée au fur et à mesure que la vertu du centre s’étend sur toute la périphérie. C’est durant la dynastie Qing (1644-1911) que l’on a dépassé la conception d’une Chine bordée par ses mers : l’annexion officielle de Taïwan (l’île, colonisée par les Chinois à partir du XVIIe siècle, n’est promue au rang de province qu’en 1885, juste avant d’être cédée de force au Japon en 1894) a témoigné du fait que le centre civilisateur pouvait étendre ses vertus au-delà de la masse continentale.

Centre curieux que ce lieu indéterminé, vide et mouvant. La Chine est, si l’on veut, un cercle « dont la circonférence est partout et le centre nulle part ». Pour comprendre pourquoi et comment le centre de gravité de la Chine est insaisissable et changeant, il nous faut maintenant prendre la Chine par ses points cardinaux.

Chine du Nord, Chine du Sud

À la hauteur du bassin des grands fleuves s’opère une distinction assez nette entre Chine du Nord et Chine du Sud. Distinction essentielle, y compris pour entrer dans les défis que rencontre le pays aujourd’hui : 42 % de la population,soit 538 millions de personnes,vivent dans les provinces septentrionales (60 % des terres cultivées) où elles ont accès à seulement 14 % des ressources en eau du pays. Si la Chine septentrionale était considérée comme un pays indépendant, ses ressources en eau seraient comparables à celles de certaines régions d’Afrique du Nord… Mais c’est la signification historique de cette coupure géographique qui va nous retenir ici.

Il y a un peu plus de deux millénaires,les habitants du nord de la Chine regardaient les populations du sud avec un dédain prononcé. Sima Qian, le père de l’historiographie chinoise (145-86 avant notre ère) et Ban Gu (32-92), l’auteur de l’Histoire des Han, décrivaient les terres au sud du Yangzi comme un territoire vaste et peu peuplé, où les hommes pratiquaient la culture sur brûlis, mouraient prématurément, menaient dans l’intervalle une vie largement oisive, et ne connaissaient guère de différenciations sociales. Bref, de vrais sauvages… Des sauvages qui parlaient d’ailleurs les langues les plus diverses, non pas le « chinois » mais plutôt des langues tibéto-birmanes et môn-khmères. En contraste, Sima Qian décrit une Chine du Nord où, dans les grandes comme dans les petites villes, les foules en quête de bonnes affaires étaient à ce point agglutinées que, dit-il, « si vous attachiez leurs manches ensemble il y aurait eu de quoi édifier une tente pour obscurcir le soleil »…

Mais les positions relatives du Nord et du Sud se sont peu à peu modifiées au cours du premier millénaire de notre ère. La raison tient aux migrations qui se sont produites à plusieurs reprises. Vers l’an 310, une première migration est provoquée par les invasions de cinq peuples déferlant du nord. Au milieu du VIIIe siècle, une autre migration suit une rébellion militaire dévastatrice qui précipite le déclin de la dynastie des Tang (618-907). Une fois installés plus au sud, les réfugiés abandonnent le mil, le blé, le sorgho, productions caractéristiques des terres sèches dont ils provenaient, tout en appliquant leurs techniques à la culture du riz. Pour les zones faiblement peuplées du Sud, ces migrants ne sont pas seulement une précieuse main-d’œuvre, ils sont également des agents de développement économique, culturel et social. Au début du deuxième millénaire de notre ère,les immigrants venus du nord et les populations locales ont déjà fusionné, et leurs élites font leur entrée au sommet politique de la dynastie des Song du Nord (960-1127). Après 1120, l’entrée des Jin – l’un de ces peuples venus du nord – dans les plaines centrales provoque la troisième vague de migration en direction du sud.

Au bout du compte,estime le professeur Yao Dali, de l’université Fudan à Shanghai, si l’on prend comme point de référence les années 770 et 1270, l’augmentation de la population dans le delta du Yangzi est de 643 % et dans les provinces côtières du Sud elle est de 695 %. Or, pendant la même période de temps, l’augmentation de la population en Chine du Nord n’a été que de 54 %… Le pouvoir calorifique des plantations de riz, plusieurs fois supérieur à celui obtenu par le blé et par le pâturage, explique comment le sud de la Chine a été en mesure de recevoir et d’intégrer un tel afflux d’immigrants [10].

La faiblesse militaire de la dynastie des Song du Sud (1127-1279) fait souvent oublier les réalisations de cette période, peut-être la plus brillante de la culture chinoise. C’est au cours de cette dynastie que le centre de gravité de l’économie et de la culture chinoise parachève son basculement du nord au sud. Même les destructions qui ont accompagné l’avènement de la dynastie mongole Yuan (1271-1368) n’ont pas arrêté cette dynamique, poursuivie tout au cours des dynasties suivantes.

Ce basculement de l’économie et de la culture chinoises est accompagné d’un apparent paradoxe : vers le même temps, la capitale impériale se déplace sur une ligne allant de Xi’an, Loyang, et Kaifeng à Pékin. C’est qu’au cours du dernier millénaire, Pékin a été choisie comme capitale par les dynasties Jin, Yuan, Ming et Qing, trois d’entre elles étant fondées par des populations non Han. Pour les Han, les plaines du Nord et les forêts du Nord-Est étaient simplement une ligne de défense de leurs sociétés agraires. Ce n’était pas le cas pour les dirigeants en provenance d’autres ethnies : pour eux, ces régions étaient les dépositaires de leurs origines culturelles, de leur identité et des ressources humaines auxquelles ils pouvaient faire appel. Ils ont donc déplacé la capitale vers le nord. Le transfert de la capitale à Pékin durant la dynastie Ming représente un cas différent mais s’explique bien par une tendance de long terme – la dissociation des dynamiques économique et politique.

Du nord-est au sud-ouest

Ce glissement tectonique de la civilisation chinoise du nord vers le sud reste pourtant géographiquement limité à l’est du pays.Or, si vous tracez sur une carte de la Chine une ligne allant de l’extrémité du nord-est à celle du sud-ouest (à partir donc du milieu de la province du Heilongjiang jusque vers le milieu de la province du Yunnan), vous divisez le territoire actuel de la Chine en deux parties approximativement égales. Il y a encore trente à quarante ans, la proportion de la population vivant sur la partie occidentale (54 % du territoire total) était de 10 % environ – ce qui signifie que 90 % de la population chinoise vivait sur les 46 % du territoire qui forme la partie orientale. Depuis, un certain rééquilibrage s’est produit en faveur de la moitié ouest, mais les ordres de grandeur restent proches. Plus significatif encore : lorsque vous superposez à cette carte celle de la répartition ethnique de la population,il n’est pas difficile de constater qu’à l’est l’immense majorité de la population est Han,c’est-à-dire appartenant au groupe ethnique formé à l’origine dans les plaines centrales et qui compte aujourd’hui pour 91 % de la population chinoise. La grande majorité des groupes ethniques minoritaires (9 % de la population chinoise, et cinquante-cinq « nationalités » différentes reconnues par l’État) sont situés à l’ouest de la ligne, qui divise donc les territoires traditionnellement Han de ceux des autres groupes ethniques.

Pourquoi la population Han s’est-elle installée et distribuée d’elle-même dans cette zone géographique ?

La réponse se trouve essentiellement dans les différences de précipitations annuelles, plus élevées à l’est de cette ligne. Une telle division est celle qui permet les activités agraires d’un côté et pastorales de l’autre. L’importance du pastoralisme et de la chasse dans les territoires de l’ouest permet de comprendre pourquoi les minorités ethniques situées en ces régions ont constitué souvent des « sociétés sans État », dont le système religieux est resté pour bonne part chamanique, des sociétés vivant sur les marges de (ou parfois en conflit direct avec) l’Empire chinois. Au cours de l’histoire, le pouvoir central a intégré de diverses façons des populations non Han dans son orbite territoriale. Durant les dynasties Tang, Song et Ming, il resserre lentement son emprise, partant d’une souveraineté largement nominale sur ces territoires, évoluant vers un système de « chefs indigènes », puis optant pour une politique délibérée d’assimilation accompagnée de migrations organisées vers ces nouveaux territoires, l’armée protégeant les migrants regroupés en des « villages forteresses » qui mettaient en valeur les ressources de ces régions. Mais l’intégration véritable de l’Ouest dans le territoire impérial fut essentiellement accomplie par les dynasties non Han, mongole et mandchoue notamment, lesquelles ont mis en place une organisation territoriale diversifiée et ont introduit la diversité linguistique dans le système administratif. Le visage actuel de la Chine a été largement façonné par les « barbares » qui l’ont conquise.

L’histoire chinoise à vol d’oiseau

On peut se risquer à des raccourcis qui feront frémir les historiens habitués à disséquer minutieusement les immenses étendues de l’histoire chinoise…

Durant le premier millénaire avant notre ère (à partir de la fondation de la dynastie Zhou,1046 av. J.-C.-256 av. J.-C.), la Chine du Nord s’affirme comme le territoire de base de l’économie et de la culture Han tout en étendant progressivement l’influence de sa civilisation sur les zones adjacentes.

Au cours du premier millénaire de notre ère, la civilisation chinoise en pleine floraison effectue une transition marquée du nord au sud, lequel progresse économiquement et culturellement à un rythme soutenu. Les efforts des pouvoirs centraux pour faire entrer l’ouest de la Chine dans leur orbite sont importants, mais les résultats restent limités.

Après l’an mille, le tournant historique vers le sud est un fait accompli. L’Ouest et le Nord-Ouest sont progressivement intégrés dans le territoire impérial.

La dynastie Qing parachève la construction territoriale chinoise avant de se perdre dans une série de catastrophes provoquées tout à la fois par les contradictions internes de l’Empire et par les agressions extérieures. Après une période de désintégration, le régime instauré en 1949 se donne pour tâche l’indépendance et l’unité de la nation, à quoi s’ajoute, après 1979, l’affirmation nouvelle de la grandeur chinoise grâce à l’élan donné par le décollage économique.

La compréhension de cette histoire influe sur celle des défis d’aujourd’hui : la Chine actuelle conçoit toujours le développement de sa partie ouest sur le modèle qui a présidé historiquement à la croissance du Sud. Il lui reste difficile de faire droit aux conditions géographiques et culturelles qui plaideraient pour une logique de développement autre que celle qui a présidé à une agriculture intensive comme aux gigantesques regroupements industriels et urbains. Or, ni les atouts ni les limites des territoires du Grand Ouest ne se prêtent à pareil modèle. Leurs ressources et leurs traditions peuvent en faire, en revanche, les laboratoires d’un modèle de développement autrement conçu et mis en œuvre. Pour la Chine – comme pour les autres nations –, pas de développement durable sans une diversité culturelle ancrée dans l’intelligence du passé.

L’équilibre impossible

Cette série d’équilibres fragiles et de basculements entre Nord et Sud, Est et Ouest, ne s’inscrit pas seulement dans l’histoire mais aussi dans la culture de la Chine. Bien sûr, la Chine a eu des « centres » de pouvoir politique (le plus souvent distincts des centres économiques), elle est et a été un pays très fortement centralisé quand il ne sombrait dans la division et l’anarchie, mais elle n’a pas pour autant de « milieu », de point naturel d’équilibre – pas d’équilibre territorial, pas d’équilibre entre pouvoirs, pas non plus de « solution moyenne » autour desquelles on harmoniserait intérêts et passions au prix de savants marchandages. L’art chinois de la politique s’apparente plutôt à une série de recettes stratégiques destinées à asseoir la domination de l’une ou l’autre des parties – même le conseil de savoir épargner l’adversaire fait d’abord partie des recettes d’un prince soucieux de solidifier son emprise. Cela peut sembler étonnant pour une culture qui semble toujours prôner le « juste milieu ». Mais le juste milieu n’est pas atteint par la recherche d’un « point moyen », il l’est bien plutôt par le respect des hiérarchies et celui des rites, par le respect de relations qui fondent un système permanent d’échanges. Contrairement à l’optique de Pascal, il n’y a pas pour la pensée chinoise de « point indivisible qui soit le véritable lieu ».

Dans le Livre des mutations (Yijing), le livre fondateur de la cosmologie et de la sagesse chinoise, aucun point d’équilibre n’est jamais atteint, ou, si un équilibre est atteint, il évolue de lui-même vers un état nouveau. Du reste, il est, pour la pensée chinoise, différentes « qualités » d’équilibre : le neuvième hexagramme du Livre des mutations (chaque hexagramme désignant un état spécifique de l’univers en mutation perpétuelle) désigne un équilibre « faible », celui où les énergies balancées entre elles ne permettent pas de grandes réalisations. En contraste, le vingt et unième hexagramme correspond aux situations où l’harmonie du fort et du faible contribue à leur enrichissement mutuel. Et ainsi de suite…

Aucun « juste milieu » déterminé une fois pour toutes, donc. Les équilibres se font et se défont par eux-mêmes.

Et cette seule constatation permet de comprendre la façon dont la Chine s’abandonne à son élan vital, aux fureurs de la révolution culturelle comme aux passions présentes de l’entreprenariat privé : lorsqu’un point de rupture est atteint, un nouvel état des choses se créera tout naturellement. L’Empire ne s’appréhende pas en son milieu mais dans les contrastes entre ses extrêmes, dans les tensions et les dynamiques que ces contrastes créent et renouvellent. Cette fragilité de principe explique aussi l’obsession sécuritaire, cette anxiété permanente dont font preuve les pouvoirs chinois.

La religion de l’énergie vitale

Une approche similaire peut permettre de comprendre le climat religieux propre à la Chine. Contrairement à ce qui est parfois affirmé, les Chinois sont un peuple tout aussi religieux qu’un autre. Simplement, le pouvoir fut surtout l’apanage d’une classe politique et administrative en charge de la mission quasi sacrale de maintenir le flux des communications, des forces vitales, au travers de l’Empire tout entier. Les religions chinoises fleurissent d’abord dans les périodes de trouble et d’anarchie : au sud-ouest du pays, la désintégration de la dynastie des Han postérieurs (25-220) provoque la transformation du taoïsme d’un système doctrinal en une religion organisée à forte résonance apocalyptique, tandis qu’à la même époque les enseignements bouddhistes commencent à pénétrer en Chine, par voie de terre au Nord-Ouest et par voie maritime au Sud-Est. Dans la période troublée de la fin de l’Empire mongol, prolifèrent les groupes religieux ésotériques et syncrétistes. Et les heures tourmentées des XIXe et XIXe siècles chinois voient l’affirmation d’un christianisme ancré dans la société locale, la formation de l’armée messianique des Taiping qui ravagera la Chine de 1851 à 1864, la réforme intérieure du bouddhisme et son entrée dans la modernité, et enfin, dans les années 1930, la formation de plusieurs nouvelles « religions chinoises » (qui reprendraient sans doute aujourd’hui leur vigueur si la liberté religieuse était effective). En d’autres termes, les religions fournissent moins une « sagesse » qu’un vecteur par lequel exprimer un trop plein d’énergie vitale lorsque l’État n’est plus à même de canaliser et de faire fructifier cette même énergie. Jusqu’à l’époque présente, il est dans les expressions religieuses chinoises une force d’affirmation et de protestation, une capacité à exprimer le surgissement de la vie dans sa tension perpétuelle qui les rendront toujours suspectes aux yeux des régimes politiques successifs [11]. Les religions n’encadrent ni ne domptent le peuple chinois, elles révèlent bien plutôt les fractures, les énergies cachées de ce « chaos jouant son propre drame » en quoi Lin Yutang reconnaissait son pays et son peuple.

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Vers le IVe siècle avant notre ère, le Livre de la Voie et de la Vertu (Daodejing), le classique de la pensée taoïste, remarquait : « Trente rayons se joignent au moyeu unique. Le vide du char en permet l’usage. » S’il est dans l’Empire du milieu un milieu ou un centre,il n’est alors autre qu’un vide – le vide du moyeu par lequel l’énergie vitale de la Chine peut se renouveler en permanence grâce au mouvement sans répit de la roue qui la fait tourner.

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II. LE CHAMP DE FORCES RELIGIEUX

III. UNE SORTIE DE LA RELIGION AUX CARACTERISTIQUES CHINOISES

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Le retour du religieux

France Inter, Le monde sur un plateau, 6 juillet 2012.

Avec : Adeline Herrou, ethnologue et sinologue, chargée de recherche HDR au CNRS
Régis Anouil, rédacteur en chef d’Eglises d’Asie

Comme beaucoup de pays, la Chine connait une effervescence spirituelle et religieuse. Après des années de maoïsme athée, de destruction des temples et de persécution des moines, notamment pendant la révolution culturelle de 1966 à 1976, le régime chinois est devenu plus tolérant avec certaines religions. La Chine, état laïc, reconnait officiellement cinq grandes religions : le bouddhisme, le taoïsme, l’Islam, le catholicisme et le protestantisme. 30 % des Chinois seraient croyants. En revanche, aucun membre du parti communiste ne peut adhérer publiquement à une religion.

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Crédit France Inter

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Benoît Vermander (wikipedia)
La galerie d’art de Bendu ou du P. Benoît Vermander sj à Shangaï
Publications de Benoît Vermander
Trois mille ans au présent (entretien entre Ph. Sollers et B. Vermander)
Benoît Vermander, Laozi et la pensée chinoise pdf
Benoît Vermander, Le rêve chinois de religion civile pdf

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[1Les mandariniers de la rivière Huai. Le réveil religieux de la Chine, Paris, Desclée de Brouwer, 2002.

[2L’enclos à moutons. Un village nuosu au sud-ouest de la Chine, Paris, Les Indes savantes, 2007.

[3Jean-Pierre Cabestan, Benoît Vermander, La Chine en quête de ses frontières. Le conflit Chine-Taiwan, Paris, Presses de Sciences-Po, 2005.

[4Chine brune ou Chine verte. Les dilemmes de l’État-Parti, Paris, Presses de Sciences-Po, 2007.

[5Marcel Gauchet, in Luc Ferry, Marcel Gauchet, Le religieux après la religion, Paris, Grasset, 2004, p. 55.

[6Je me réfère ici aux catégories mises en place par Michel de Certeau dans L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1990.

[7Frédéric Keck, « Une querelle sinologique et ses implications, à propos du Contre François Jullien pdf de Jean-François Billeter », Esprit, février 2009, p. 61-81. LIRE AUSSI : F. Keck, Penser en Chine pdf .

[8Certaines parties de cet ouvrage sont appuyées sur des articles précédemment publiés, révisés pour les besoins de la présente publication : le chapitre I a été partiellement publié sous le titre « L’Empire sans milieu » pdf , L’Express, 31 juillet 2008 ; les chapitres III et IV intègrent et développent les analyses de mon article « Réveil religieux et sortie de la religion en Chine contemporaine » pdf , Perspectives chinoises, 2009/4 ; le chapitre VIII s’appuie sur le texte : « Exil et virtualité : les nouvelles frontières du dialogue interreligieux », Cahiers de spiritualité ignatienne, Centre de spiritualité Manrèse, Canada, n° 110, mai-août 2004.

[9Au tout début de son ouvrage classique, My Country and My People, publié en 1935.

[10Je m’appuie ici sur l’une de ses conférences,traduite par moi et publiée sur le site erenlai.com. A New Perspective on the Opening and Development of West China, http://www.erenlai.com/media/downloads/Yao_Dali_ ShanghaiConference08.pdf. Voir aussi son ouvrage Beifang minzushi shi lun (Dix essais sur l’histoire des peuples du Nord), Guilin, Presses de l’Université normale du Guangxi, 2007, notamment p.258-279.

[11Cela est spécialement vrai de la tradition taoïste considérée dans sa continuité. L’exploration spirituelle à laquelle nous invite le taoïsme est conditionnée par celle des mystères et des potentialités du corps humain, lequel se révèle la porte tant du monde intérieur que du cosmos en sa totalité,dans le renouvellement incessant de leurs énergies.Une excellente synthèse de cette unité d’inspiration est fournie par Pierre-Henry de Bruyn, Le Taoïsme, chemins de découvertes, Paris, CNRS éditions, 2009.

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