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Charlot déprime suivi de Un rêve de Charlot

Grégoire Bouillier, le regard d’un écrivain sur le mouvement des gilets jaunes

D 7 avril 2019     A par Albert Gauvin - C 7 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



« Partout où règne le spectacle, les seules
forces organisées sont celles qui veulent le spectacle. »
Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, 1988.

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J’ai eu beau chercher, je n’ai pas trouvé beaucoup d’écrits d’écrivains sur ce qu’on appelle « la crise des gilets jaunes ». Des flots d’images, des heures de débats (« grand débat » et faux débats), des commentaires, des commentaires de commentaires par une floppée d’experts, « salariés surmenés du vide » — qui n’ont manifestement pas lu les Commentaires sur la société du spectacle de Guy Debord. « La crise des gilets jaunes », curieuse formule pour désigner un mouvement qui a surpris tout le monde par ses formes inattendues, contradictoires voire antagonistes, hors cadres institutionnels, hors partis, hors syndicats, sans hiérarchie — en cela, sans aucun doute, un « événement ». Symptôme d’une crise très profonde, sociale, idéologique, politique de la société française et de sa « déliquescence » pour reprendre le terme utilisé par Sollers depuis une dizaine d’années.
Retour du refoulé. Quoi, la pauvreté, la misère sociale, ça existait ? A ce point ? Oui. Le besoin de reconnaissance et de dignité des « invisibles » ? Aussi. Les passions tristes, la haine, le racisme, l’antisémitisme ? Mais oui, aussi (LIRE : Sur l’antisémitisme). Et les uns de voir dans le mouvement des gilets jaunes le retour des jacqueries, des émeutes insurrectionnelles (tel nom propre — « Drouet » — évoquant une époque révolutionnaire qu’on croyait révolue), d’autres, tantôt nostalgiques, tantôt paniqués, le retour d’un « Mai 68 » mal éradiqué (rien à voir pourtant), d’autres encore, de plus en plus nombreux, le retour des « années trente ». Les intellectuels sociologisent, historisent (parfois hystérisent), se divisent, débattent sans débattre. Le pouvoir diabolise, navigue à vue, gagne du temps, mais tient « son cap ». Progressistes contre populistes, nous dit-on. Je lis dans une tribune récente l’énumération sélective des « amis des gilets jaunes » : que des suspects (et beaucoup de faux-amis). Sur les « gilets jaunes » eux-mêmes, rien. D’autres intellectuels préfèrent participer à la dernière séance du show Macron (huit heures à l’Elysée) pour constater qu’ils n’ont pas pu dire grand-chose ou qu’ils n’ont pas grand-chose à dire (sinon, plus tard : j’y étais). Et les écrivains ? A l’exception du texte enflammé de Stéphane Zagdanski Réflexions sur la question jaune pdf qui nous rappelle que le jaune n’est pas que la couleur des briseurs de grève (« les jaunes »), mais qu’« au Moyen-Age, le jaune était la couleur des maudits : Juifs, prostituées et autres proscrits » et que « dans la Kabbale, le jaune représente la séfira Tiféret, qui veut dire "Beauté" [appelée] aussi Pourpre, "parce qu’elle comprend toutes les couleurs" », toujours rien. Quelques phrases allusives, prudentes, distantes, ironiques ou très critiques... Le face-à-face entre « progressistes » et populistes peut durer. On garde les têtes d’affiche, on change un peu le casting et on nous rejoue le deuxième tour de la présidentielle de 2017. Et c’est toujours-déjà l’ancien monde.
Faute de mieux, on se réfère une fois de plus au prophète des temps modernes, Michel Houellebecq. Il aurait tout prévu. Hier dans Soumission, aujourd’hui dans Sérotonine. Mais quel rapport entre l’élection très hypothétique d’un président musulman modéré et la réalité meurtrière de l’islamisme radical (sinon la coïncidence troublante entre la publication de Soumission et la tuerie de Charlie Hebdo) ? Quel rapport entre la révolte d’agriculteurs décrite dans Sérotonine et les manifestants des ronds-points ? Houellebecq a un mérite : décrire la misère sociale, subjective, sexuelle de l’époque. D’où son succès. Mais ce que manifeste le mouvement des gilets jaunes, ce dont il témoigne, est-il réductible à une situation déjà décrite dans divers romans depuis plus de vingt ans ? On peut en douter.
Il y a donc autre chose. Personnellement, n’ayant pas eu l’occasion de me rendre sur les Champs-Elysées, je n’ai pas pu assister à ces scènes de violences ou de pillages — injustifiables — que les médias nous repassent en boucle depuis bientôt six mois pour justifier des méthodes de répression musclées (les LBD sans danger ? Mon oeil) dont sont victimes des anonymes mais jamais les casseurs, ou la énième loi sécuritaire (l’article phare de la dernière sur l’interdiction administrative de manifester venant d’ailleurs d’être censuré par le Conseil constitutionnel). Lors de divers déplacements, j’ai pu voir des gilets jaunes plutôt « cools » à tel péage (gendarmes en tête) ou à tel rond-point. Une anecdote parmi d’autres ? 8 décembre 2018 : je reviens de Rouen après une rencontre du championnat national de tennis de table, nous sommes sur une route déserte menant à la bretelle d’autoroute. C’est un samedi. Il est 23h30. Il fait très froid (1°). A un rond-point, une quinzaine de personnes, dont plusieurs femmes, discutent autour d’un feu de fortune. Il fallait « en vouloir » pour être là dans la nuit déserte et glaciale ! A l’évidence, ce n’était pas que la chaleur du feu qui les faisait rester là, abandonnant canapé et télé, mais plutôt, la recherche d’un peu de chaleur humaine, la possibilité d’échanger... Il y aurait donc une grande diversité de gilets jaunes ? Eh oui, mais faute de perspectives, ils tournent en rond dans la nuit. Pour combien de temps ?
Grégoire Bouillier est écrivain. Son titre, il le doit à quelques petits livres publiés aux éditions Allia (Rapport sur moi (prix de Flore 2002), L’Invité mystère et Cap Canaveral). En 2017, il a surtout obtenu le prix Décembre (une sorte d’anti-Goncourt) pour Le Dossier M, roman-fleuve de 900 pages [1]. Le jury, présidé alors par Éric Neuhoff, était composé de Laure Adler, Michel Crépu, Charles Dantzig, Cécile Guilbert, Patricia Martin, Dominique Noguez, Amélie Nothomb, Josyane Savigneau, Philippe Sollers et Arnaud Viviant [2]. « Tout y est dans cet ouvrage d’une grande virtuosité, une entreprise littéraire inédite où le lecteur est embarqué dans les pics de la vie, entraîné par un flux d’évènements » déclarait alors Cécile Guilbert.
Avoir le prix Décembre n’est pas la garantie d’une infaillibilité du jugement. Cela mérite quand même qu’on s’attarde aux écrits de celui qui l’obtient. Grégoire Bouillier vient de publier un petit livre de 128 pages Charlot déprime suivi d’Un rêve de Charlot (paru le 27 mars, 5€). Deux récits très courts et de longueur égale dans lesquels il revient sur le mouvement des gilets jaunes. « Rêve et réalité sont les deux faces d’une même pièce, qu’il faut faire tourner sur la tranche si on veut en saisir la vérité et non seulement la moitié. Dans les deux cas, il s’agit d’expériences vécues qui, à ce titre, doivent être traitées aussi sérieusement l’une que l’autre. Il n’y a pas de raison. » (p. 71) Bouillier n’élude pas les contradictions, n’excuse pas les violences. Il est très lucide et très critique sur l’époque que nous traversons.
Grégoire Bouillier est interviewé dans L’OBS.

Résumé

Comment parler du mouvement des gilets jaunes ? Qu’en voir au-delà des images diffusées comme de ses a priori ? Quel soutien lui apporter, si soutien il y a lieu ? C’est pour répondre à ces questions que Grégoire Bouillier, au plus fort de la mobilisation, a suivi les manifestations sur les Champs-Élysées. Entre gaz lacrymogènes, rencontres fumeuses et mal aux pieds, son reportage gonzo ne décrit pourtant que la moitié de la vérité.
Car deux jours plus tard, il fait un rêve, dans lequel ce qu’il a vécu du côté de l’Arc de triomphe se trouve à la fois transfiguré et élucidé. Dès lors, un autre récit devient possible. Un récit ayant valeur d’engagement, puisque la littérature se veut ici la continuation de la politique par un autre moyen. "C’était là, bien visible, imparable. Le secret de mon rêve. Son message même. Qui résonnait follement avec ce qui se passait en France.
Avec toute cette histoire des gilets jaunes. Avec une saloperie si bien établie que personne ne la remarque à force de l’avoir intériorisée. Voici que je savais tout à coup pourquoi j’étais allé sur les Champs-Elysées, l’autre samedi. Je voyais l’image dans le chaos. L’explication qui manquait. Je n’avais plus aucun doute. J’avais trouvé les mots pour le dire.

Le début

Ne me laisse pas indifférent.

Cela réveille ma petite conscience politique, en déshérence depuis si longtemps, comme partout.

Quelque chose est en train de s’écrire, là, en France, depuis trois semaines, qui souffle sur certains feux qui ne s’éteindront jamais en moi.

Dès qu’il s’agit d’en avoir par-dessus le marché, j’éprouve une petite joie dans mon cœur. C’est comme ça. Mon petit diable surgit immédiatement de sa boîte pour faire des bonds partout en agitant les bras dans tous les sens tel un naufragé sur une île. Il sort de sa poche tous les grands mots du dictionnaire Maitron et les jette en l’air comme des paillettes d’or.

C’est lui qui m’a suggéré (le mot est faible) d’écrire un texte.

T’es écrivain, oui ou non ? qu’il m’a jeté au visage. Car ils sont où, les écrivains ? qu’il s’est mis à fulminer dans tout l’appartement. Eux qui se passionnent tellement pour les individus, décrivent si bien leurs drames, tentent follement de réparer le réel, biopiquent à tout-va, auto-fictionnent à cent à l’heure… Ils sont où ? Ils sont morts ? Ils ont peur ? Ça ne les intéresse pas ? Pourquoi ? Ils sont du côté de la domination ? C’est donc vrai ? Serait-ce possible alors ? Ils ont des doutes ? Mais j’en ai moi aussi ! N’empêche ! Aucune solidarité envers des Français qui ont osé répudier dans les urnes un néofascisme partout à la hausse et qui en sont si mal récompensés, d’où leur jaune cocu ? Ces messieurs-dames préfèrent s’offusquer à la télé de la montée des populismes plutôt que de soutenir le populo dans la rue, comme si ce n’était pas lié ? Ils n’ont pas le sentiment que le marché les nie aussi ? Les appauvrit financièrement et intellectuellement ? Réduit les œuvres de l’esprit à des produits interchangeables tous les six mois et la critique à un simple contrôle qualité ? Tu veux que je te dise (il pointe à cet instant un index accusateur vers moi), ces gens dans la rue, ils font le boulot à ta place, alors qu’ils en ont moins les moyens que toi (et je ne parle pas seulement d’argent). Ils prennent des risques – financiers mais aussi physiques, psychologiques et juridiques – tandis que toi ? Muet tu restes ? Bien au chaud et à l’abri ? Le regard perdu sur la ligne bleue de la création ? Soucieux de vanter le meilleur des êtres confrontés à la dureté de la vie pourvu que cela reste de la littérature ? Merde alors ! Il n’est pas possible que le courage de s’élever contre l’ordre économique vienne uniquement de ceux qui en souffrent. Il n’est pas tolérable que le sentiment de sa propre dignité et de la dignité envers autrui vienne uniquement de ceux qui sont les plus méprisés. Ce n’est juste pas possible. Ce serait une honte intellectuelle de trop. Ces gens, ils se dressent contre ce qui nie leur existence, mais aussi contre le primat de l’économie sur toutes les activités humaines – celles artistiques comprises – et l’incroyable censure qu’elle exerce sur les corps, sur les imaginaires, sur la vie des individus, sur leurs sentiments, sur leur psyché et leurs relations aux autres.

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L’écrivain Grégoire Bouillier, lors de la remise du prix Décembre, en 2017.
(ISA HARSIN/SIPA / SIPA)

Grégoire Bouillier : « Les Gilets jaunes ont forcé les gens à montrer leur vrai visage »

L’auteur du « Dossier M » publie « Charlot déprime », une incursion parmi les Gilets Jaunes doublée d’une analyse sanglante de la haine des riches envers les pauvres. Entretien.

Grégoire Bouillier n’est jamais là où on l’attend. Coutumier des petits volumes, il surprenait il y a un an et demi avec deux tomes de près de mille pages chacun. Aujourd’hui, ce virtuose de l’introspection sort de son monde intérieur pour voir ce qui se passe dans la rue, cette drôle de tragédie sociale qui se joue depuis plusieurs mois, avec pour décor les Champs-Elysées et l’Arc de Triomphe, dont « Charlot déprime » — le titre de son livre — est l’anagramme. Une démarche qui intrigue, d’autant qu’on a peu lu les écrivains sur ce qu’il est convenu d’appeler « la crise des Gilets jaunes ».

« Ecrire ? Mais écrire quoi ? », s’interroge Bouillier dans son court texte. Plutôt que gloser depuis son bureau, il a décidé de participer à l’acte IV, le 8 décembre 2018. Il observe et rend compte de la manifestation en écrivain et non en journaliste, n’hésitant pas à glisser qu’il a mal aux pieds à force de marcher ou qu’il trouve jolie une jeune infirmière rousse. Des « Choses vues » à la Hugo, la charge anti-capitaliste en plus. Bouillier prend fait et cause pour les Gilets jaunes, étrille le pouvoir, la finance. Souvent sans beaucoup de nuances. Mais il le fait, là encore, en romancier, recourant au rêve pour mieux saisir le réel.

LIRE AUSSI : « le Dossier M », le livre qui n’aurait jamais dû voir le jour

On l’a rencontré le 29 mars, à la veille de l’acte XX, dans une brasserie chic de Montparnasse. L’occasion de parler du (relatif) silence des intellectuels, du rôle de la littérature et de ce qu’il appelle un « racisme » anti-pauvres.

L’OBS. Vous êtes connu pour vos textes très personnels. On ne vous attendait pas forcément sur le terrain politique.

Grégoire Bouillier. Dans le livre 1 du « Dossier M », il y avait quand même une quarantaine de pages qui décrivaient dans le détail tous les méfaits découlant de la révolution conservatrice et ultralibérale des années 80. Ce qui se passe actuellement ne me surprend donc pas. Tous mes livres expriment, dans le fond ou dans la forme, une résistance à l’époque. Ce n’est pas nouveau pour moi. Qu’on ne l’ait pas remarqué avant, c’est plutôt cela qui m’étonne.

Pourquoi votre conscience politique a-t-elle été réveillée par les Gilets jaunes plus que par Nuit Debout ou la lutte contre le changement climatique, par exemple ?

G. B. Je suis passé complètement au travers de Nuit Debout parce qu’à cette époque, il se passait certaines choses dans ma vie privée qui me rendaient indisponibles au reste. Je m’en veux d’avoir raté ça, mais on rate parfois les rendez-vous avec son époque. C’est comme ça. Je suis sûr qu’il y a des gens qui se fichent totalement des Gilets jaunes parce qu’ils viennent de tomber amoureux. C’est dans leur existence qu’une révolution a lieu.

Cela dit, la première impulsion qui m’a conduit à m’intéresser aux Gilets jaunes en tant qu’écrivain – et je précise bien : en tant qu’écrivain –, c’est le silence du milieu littéraire et, plus généralement, du monde de la culture. Ce silence, je l’ai trouvé assourdissant. Je m’attendais à ce que des écrivains, mais aussi des rappeurs, des rockers, des « chanteurs populaires », des comédiens, des cinéastes, etc., prennent la parole, se sentent concernés un minimum. En Algérie, plein d’artistes et d’intellectuels soutiennent ce qui est en train de se passer. En tout cas, ils s’expriment, ils ont des trucs à dire. Ils ne sont pas hors du coup. Je ne dis pas que la situation en France et en Algérie, c’est la même chose ; mais bon. Je n’imaginais pas chez nous une telle démission.

On s’étonne que les élites en prennent plein la figure, mais ce n’est pas comme si elles n’y mettaient pas du leur. A mon petit niveau, je me suis dit que je ne pouvais pas rester sans rien faire. A partir du moment où je pestais dans mon coin contre le silence des artistes, c’était le moins que je puisse faire. Le truc, c’est que je veux pouvoir continuer à me regarder dans une glace. J’aurais eu honte de ne rien faire.

Des artistes, dont Annie Ernaux, se sont exprimés dans les journaux et on a pu voir le romancier Edouard Louis dans les cortèges…

G. B. Il est vraiment allé dans les cortèges ? Mais c’est vrai, lui s’est exprimé. Qui d’autre ? Ah oui, quelques humoristes...

Vous ne pensez pas que le silence des artistes et des intellectuels est dû au fait que le mouvement a longtemps été difficile à cerner et traversé d’ambiguïtés ?

G. B. C’est certainement un facteur qui incite à la prudence et, finalement, autorise la lâcheté en se donnant bonne conscience. Mon sentiment, c’est que le mouvement des Gilets jaunes a aussi besoin de la parole des artistes et des intellectuels pour se penser lui-même. Il ne s’agit pas de parler à sa place, mais de parler avec lui car, sans cette solidarité, il est voué à s’épuiser ou à faire de la merde. C’est une façon de dire aux Gilets jaunes qu’ils ne sont pas tout seuls. Leur révolte en croise d’autres dont ils n’ont pas forcément conscience. L’économie marchande avilit aussi la culture.

Elle appauvrit la planète, les gens, l’usage du monde... Cette parole intellectuelle est donc nécessaire précisément parce que le mouvement des Gilets jaunes est traversé de tensions dont certaines sont bien pourries. L’aphasie, voire le mépris de la classe artistique dominante laisse le champ libre à ceux qui veulent emmener ce mouvement là où, je crois, il ne voulait pas aller au départ. On a tout de même vu et entendu plein de gens prendre appui sur les débordements de ce mouvement pour le disqualifier totalement. Ce qui est une façon performative de préférer le pire.

« Sur les Champs-Elysées, c’était sinistre »

Dans « Charlot déprime », vous écrivez que le mouvement a réveillé votre conscience politique qui était « en déshérence ».

G. B. Elle l’était, non dans ma vie personnelle, mais dans l’espace public. Je crois que cela fait trente ans que je n’arrive plus à parler de politique avec les gens autour de moi. C’était juste devenu impossible.

Pourquoi ?

G. B. Après les années 60 et 70 politisées à outrance, il y a eu trois décennies d’un fantastique désintérêt politique. Comme un ras-le-bol. Les revendications identitaires ont alors pris le relai, d’autant plus qu’elles ont l’avantage de ne rien dire des pertes et profits. Et voilà les Gilets jaunes qui viennent remettre la question sociale au centre du jeu. Tandis que les jeunes s’emparent aussi politiquement de la question du climat. Si on assiste à un retour de balancier avec l’avènement d’une nouvelle génération, on n’a pas fini de parler politique... Pour ma part, je trouve cela heureux. Il s’agit tout de même de nos vies et du monde dans lequel nous voulons vivre.

Pourquoi avoir écrit deux récits, « Charlot déprime » et « Un rêve de Charlot », qui se répondent, et pas un essai ou même un pamphlet ?

G. B. Je suis écrivain ; et comme je le disais tout à l’heure, c’est en tant qu’écrivain que j’ai voulu dire quelque chose à propos des Gilets jaunes. Je n’ai aucune autre légitimité à m’exprimer. Plus profondément, je pense que la littérature a une vertu que ne possèdent ni les essais ni les pamphlets ni même les enquêtes de journalistes : elle offre la possibilité d’opposer au récit dominant un autre récit. Dans son livre « Crépuscule », Juan Branco a très bien montré que Macron a donné lieu à un récit savamment orchestré et médiatiquement vendu aux Français pour le faire élire.

Pendant des siècles, c’était Dieu, le récit ; les rois étaient de droit divin. 1789 est aussi l’œuvre d’écrivains, ce qui rejoint ce que je disais sur la nécessité des artistes. La Révolution française a marqué la fin du récit monarchique grâce à des textes comme le « Contrat social » de Rousseau, mais aussi le « Candide » de Voltaire. Les deux marchent ensemble. Le pouvoir de la littérature, c’est de susciter des images, des émotions, de s’adresser au lecteur là où il ne s’y attend pas. De faire rire aussi. De miser sur le temps long. Les essais, eux, s’adressent à la raison et uniquement à elle. Le combat n’est pas seulement celui des idées. Il est aussi celui de la chair. Il a besoin d’imaginaire.

Je vois aussi un autre enjeu à écrire des récits : c’est celui de la langue. C’est même le cœur du problème. Pour contester ce que je pourrais appeler l’absolutisme marchand, il faut parler une autre langue que la sienne. Or, à partir du moment où chacun d’entre nous employons à tout bout de champ les mots « profiter » et « gérer », on est baisé. On parle la langue de l’ennemi et, dès lors, on ne peut plus le contester. Donc le combat porte aussi sur la forme. Pour moi, la littérature est un prolongement de la politique par d’autres moyens.

Elle vient en complément des essais, des pamphlets ou des enquêtes journalistiques. Chacun avec ses moyens tente de déchirer le faux du monde et de faire émerger la vérité. Car nous vivons dans une fiction dont il s’agit de se réveiller. Lewis Carroll fait dire à Alice, dans « Alice au pays des merveilles », qu’elle ne veut pas faire partie du rêve de quelqu’un d’autre. Eh bien, je suis comme Alice, et cela ne date pas des Gilets jaunes.

La première partie du livre raconte « l’acte IV » auquel vous avez participé. Vous êtes allé sur les Champs-Elysées pour suivre la manifestation et vous décrivez une atmosphère « sépulcrale », un silence épais, des manifestants plus solitaires que solidaires.

G. B. Il fallait aller voir sur place. Constater de ses yeux. Cela m’est apparu indispensable pour éviter de dire des conneries. De romantiser le truc, si vous voulez. Et j’ai eu la surprise de constater que ce qui se passait sur les Champs-Elysées était très différent de ce qui se passait sur les ronds-points. Dans son reportage pour « le Monde » sur un rond-point pdf , Florence Aubenas a évoqué des gens qui apportent du café, chantent et rigolent, se serrent les coudes et retrouvent une sociabilité qu’ils avaient perdue [3]. Je pense que là est le cœur du mouvement. Mais sur les Champs, je n’ai pas vu ça. C’était plutôt sinistre. Je n’y peux rien. Je pense que la volonté d’en découdre, de marcher sur l’Elysée, n’est pas du tout la même que celle de bloquer des carrefours.

Vous parlez aussi d’une « ubérisation de la révolte » : chacun vient là avec ses propres revendications sans qu’elles s’agrègent réellement.

G. B. C’est juste un sentiment qui m’est venu sur l’instant. Personne n’échappe à son temps et, quoi qu’on fasse, on l’exprime toujours, plus ou moins. Hannah Arendt dit quelque part que le peuple, c’est lorsque des volontés disparates s’agrègent pour se dépasser elles-mêmes. Un truc comme ça. Pour ma part, je n’utilise jamais le mot « peuple » parce que c’est un mot qui renvoie à l’ancien régime. Je n’utilise pas le mot « prolétariat » non plus et encore moins l’expression « dictature » du prolétariat. C’est difficile de nommer pour de vrai. Parler des « Gilets jaunes » est ainsi bien commode : cela évite de poser la question de fond. C’est un habit, en effet… Ce que je sais, c’est que je suis du côté des gens, parce que moi-même je fais partie des gens. C’est aussi simple que ça. Je ne me crois ni supérieur ni inférieur. Je suis singulier, comme tout le monde. Et je tiens à cette singularité, pour moi comme pour les autres. Je suis donc du côté des individus.

La littérature épouse nécessairement le point de vue de l’individu contre la masse et les généralités. C’est sa spécificité. Paradoxalement, je n’aime pas la foule. Dès qu’on est plus de trois, on devient con. C’est imparable. Mais je n’oublie jamais qu’il s’agit avant tout d’individus. Sur les ronds-points, il semble que les gens ont retrouvé le goût d’être ensemble. Ils renouent avec l’expérience humaine d’être avec d’autres. Ils sont sortis de chez eux au lieu de rester seuls avec leurs problèmes et la télé. En sorte, ils sont sortis du néant de la masse pour s’individualiser. C’est à ces retrouvailles un peu ébahies que l’on voit à quel point, dans nos sociétés, les relations entre les individus ont été émiettées et avilies.

« Les pauvres comptent pour que dalle. »

Vous aviez déjà manifesté auparavant ?

G. B. Quand j’étais jeune, oui, beaucoup. Je me souviens des grandes manifestations en 1975 contre la réforme Haby sur le collège unique. La première fille que j’ai aimée et avec qui j’ai vécu, je l’ai rencontrée dans une manif contre Franco, pendant une charge de CRS.

Vous vous dites « Gilet jaune » ?

G. B. Cela n’aurait pas de sens. Si je suis quelque chose, je suis Charlot déprime…

A cause de votre statut social ?

G. B. Non, c’est juste que je veux rester libre. Je n’ai jamais adhéré à aucun parti. Pas question. Mais s’il s’agit de contester le primat de l’économie sur toutes les autres activités humaines, alors, oui, je soutiens ce mouvement.

Vous pensez que ce combat se trouve réellement au cœur du mouvement ?

G. B. Je crois que oui, en partie. Mais Macron essaie de tirer le mouvement vers l’extrême droite, qui en est aussi une des composantes actives. Ce qui l’arrange bien puisque sa seule stratégie, c’est de rester seul avec Marine Le Pen. C’est lui qui a tenté de remettre l’immigration sur le tapis, alors que ce n’était aucunement un thème des Gilets jaunes au départ. Une telle manoeuvre bassement politicienne n’est pas une surprise, certes, mais cela aurait eu de la gueule que ce type trahisse sa classe pour s’inventer un destin historique. C’était l’occasion ou jamais. Ce qui est sûr, c’est que le mouvement des Gilets jaunes a secoué le cocotier. Cela a forcé les gens à choisir leur camp et à montrer leurs vrais visages. J’ai vu autour de moi des gens entrer dans des accès de fureur totalement hilarants contre les Gilets jaunes. C’était très curieux. Et instructif. On y voit plus clair, d’une certaine façon. Et cela va laisser des traces.

Dans la seconde partie, vous racontez un rêve qui reprend des éléments de la manifestation, comme s’il vous fallait repasser par le prisme de la subjectivité pour saisir les événements.

G. B. Depuis toujours, j’essaie de trouver des mots pour dire la réalité. Parce que celle-ci n’arrête pas de dépasser la fiction. C’est pourquoi tous mes livres prennent le parti de raconter des événements qui me sont réellement arrivés. La grande énigme, c’est ce qui se passe pour de vrai. Il ne s’agit donc pas de parler de moi mais de partir de moi, afin de dire quelque chose de cette grande fiction qu’est le monde. D’en dégager les lois secrètes, les émotions, la compréhension que je peux en avoir, d’après mon expérience, aussi infime et limitée soit-elle. Mais au moins, je sais de quoi je parle. Si le point de vue est subjectif, les événements, eux, sont objectifs. Le mouvement des Gilets jaunes a fait effraction dans ma vie, et c’est en tant que tel que je le traite dans ce livre.

D’un côté, il y a la manifestation que j’ai suivie sur les Champs-Elysées et, de l’autre, le rêve que j’ai fait deux jours plus tard, qui amalgamait des éléments de ce qui s’était passé deux jours plus tôt. Je ne m’attendais pas à cela. Je veux dire que cette histoire est devenue un vécu personnel. A partir de là, je pouvais en parler. Ce n’était pas abstrait. C’est au-delà de dire ce que j’en pense. Mes opinions sont un des éléments du récit, mais celui-ci n’est pas à leur service. Il s’agit d’autre chose. De littérature, donc.

La seule question que pose ce livre, c’est quoi écrire à propos des Gilets jaunes ? Et j’y réponds en interrogeant l’écriture elle-même. L’écriture du réel d’une part et, dans une deuxième partie, l’écriture d’un rêve, et comment les deux s’entremêlent, se répondent et se complètent. Ce qui est drôle, c’est que j’ai découvert à cette occasion que les romans peuvent être bonnement considérés comme des rêves, car ils entretiennent avec la réalité le même rapport de vraisemblance ambiguë. Je n’avais jamais pensé les choses sous cet angle auparavant. Moi qui n’ai jamais écrit de romans, cela m’ouvre des perspectives…

Vous vous référez à l’auteur africain-américain James Baldwin et plus précisément à son livre « I am not your negro ». Vous notez : « Tout ce que James Baldwin écrit à propos du sort fait aux Noirs peut s’appliquer aux pauvres. » Selon vous, c’est la haine des riches envers les pauvres que met au jour le mouvement des Gilets jaunes ?

G. B. Absolument. Car ils sont l’objet d’une haine sociale, culturelle, physique, comparable à celle que manifestent les racistes envers les Noirs. On le voit d’ailleurs à certaines réactions affolées et proprement hargneuses que suscitent ce mouvement. Elles expriment une répulsion viscérale. Ce n’est pas du tout rationnel. C’est un rejet pathologique. Culturellement, c’est câblé dans notre esprit que ceux qui sont économiquement les plus faibles ne valent humainement rien du tout.

C’est ce que pensent ceux qui sont en haut de l’échelle et cette perception s’est culturellement diffusée à tous les niveaux de la société. Elle véhicule une peur qui est aussi sexuelle, de même que les Noirs ont forcément une grosse queue, etc. Cette composante sexuelle, qui se trouve au cœur du racisme social, elle est explicite dans « l’Amant de Lady Chatterley » comme dans « Martin Eden », par exemple, où le prolo n’est pas un être humain, non, mais un corps animal qui inspire à la fois attirance et répulsion chez des femmes de la haute société. De quoi exciter la haine et la jalousie des mâles de leur milieu, qui ont bien conscience de n’avoir d’autre puissance érotique que celle de leur statut et de leur argent.

C’est ce qui me fait dire que le système est intrinsèquement raciste. Il n’est pas seulement injuste, il est injustifié. Il discrimine humainement les individus en fonction de leur niveau social. Parce qu’ils sont pauvres, des gens peuvent bien crever, on s’en fiche, ils comptent pour que dalle. C’est James Baldwin qui m’a ouvert les yeux. Je n’avais jamais pensé la situation dans des termes aussi brutaux. Je croyais qu’il s’agissait d’une lutte des classes, mais elle s’appuie en fait sur une conception du monde où les classes ont valeur de races. Contrairement à ce qu’on veut faire croire, ce sont les riches qui ont d’abord un problème avec les pauvres. Je dis « riches » en tant que concept, en tant que culture dominante qui nous imprègne tous, pas seulement en tant que personnes qui ont de l’argent.

Quand j’ai lu Baldwin, j’ai été stupéfié de sa pertinence. Tout ce qu’il dit du racisme que subissent les Noirs peut s’appliquer aux pauvres. C’est à la fois affreux et édifiant. Et sa position au sein de la lutte pour les droits civiques est aussi une leçon. Entre le « pacifiste » Martin Luther King et le « violent » Malcolm X, lui cherche à penser le « nous » d’une société composée de Blancs et de Noirs. Il dit que rien ne se fera sans que les uns et les autres dépassent le racisme qui les lie pour le pire.

Il s’adresse donc aux Blancs, pour leur faire prendre conscience qu’ils ont inventé les Noirs pour se protéger et s’innocenter de ce qu’ils font. Et il dit aux Noirs qu’ils doivent cesser de se revendiquer comme des Noirs, car ils se regardent alors avec les yeux des Blancs. Ils doivent d’abord se penser comme des êtres humains. C’est pareil pour les pauvres : ils ne sont pauvres que pour les riches. Ils sont leur invention. Ce qu’ils doivent obtenir de leur part et de notre part à tous, c’est d’être reconnus en tant qu’êtres humains. Cela va bien au-delà de gagner mieux sa vie, car il s’agit de sortir du racisme systémique lui-même.

« Je m’étonne toujours que si peu de gens se révoltent »

Est-ce que vous-même vous ne tombez pas dans ce racisme de classe quand vous écrivez « il y a beaucoup de femmes. De tous les âges. Des jolies aussi. » Comme si la beauté était réservée à la bourgeoisie ?

G. B. C’est drôle que vous me disiez ça car j’ai hésité à laisser cette phrase, percevant moi-même ce qu’elle peut véhiculer. Mais deux choses ici : moi aussi je baigne dans un système de représentation qui voudrait que les Gilets jaunes soient tous affreux sales et méchants. Constater qu’il y avait aussi des jolies filles parmi eux est justement une façon de contester cette représentation, à laquelle je n’échappe pas plus qu’un autre. C’est une façon de prévenir le lecteur qu’il doit lui aussi sortir des stéréotypes qui sont implantés dans son crâne. Par ailleurs, c’est vrai que certaines Gilets jaunes étaient jolies. De façon parfaitement objective. Je ne vois pas pourquoi je ne le dirais pas. Ce serait pire de le taire, non ?

Votre point de vue sur les Gilets jaunes a-t-il évolué depuis l’acte IV ? C’était début décembre. Nous venons de vivre l’acte XX…

G. B. Je suis épaté que cela continue. Vingt semaines : c’est tout de même remarquable. Malgré les violences policières, les condamnations, l’arsenal législatif, l’opprobre largement médiatique, ils n’en démordent pas, même s’ils sont de moins en moins nombreux. Mais on verra ce qui se passera au sortir du fameux « grand débat » que Macron a mis en place pour gagner du temps. On n’est peut-être pas au bout de nos surprises. C’est la première fois que je vois un pouvoir politique incapable de mettre fin à un mouvement social. Maintenant, je pense que ce mouvement souffre d’une absence d’organisation et de stratégie.

Demander la démission de Macron, par exemple, c’est confondre le symptôme avec la maladie. Un symptôme assez virulent, certes, mais outre qu’il y a peu de chance qu’il démissionne, cela ne règlerait dans le fond rien du tout. Parce que le pouvoir n’est plus vraiment le fait des politiques. La meilleure preuve en est la Belgique, qui a, sans aucun problème, vécu pendant plus d’un an sans gouvernement, sans parlement, sans élections. Voilà qui en dit long, même sur la démocratie représentative. Où se trouve aujourd’hui le pouvoir ? Voilà une bonne question. En attendant, les Gilets jaunes ont obtenu certaines concessions. C’est toujours ça. Mais plus que tout, ils ont réveillé les consciences.

Les attaques antisémites, les quenelles et les thèses complotistes véhiculées par certaines figures du mouvement ne vous ont jamais fait douter de votre soutien ?

G. B. Je crois être clair sur le fait que je ne cautionne évidemment rien de tel. D’autant moins que, pour moi, c’est une façon de détourner le cours véritable de ce mouvement. Ce pourquoi ces aspects sont médiatiquement mis en avant, d’ailleurs. Comme les gilets jaunes amalgament plein de désirs et d’intentions diverses, c’est logique d’y trouver le pire à l’oeuvre. Mais en fait, c’est comme si on reprochait à ce mouvement, qui procède d’abord d’un sentiment de ras-le-bol, d’une pure intuition que les choses doivent changer, de ne pas être unifié, correct, super lisse, bien sage et respectueux. De ne pas être un parti au sens bourgeois du terme, finalement.

LIRE AUSSI : Sur l’antisémitisme

Qu’est-ce que vous attendez de votre livre ? Vous pensez que des Gilets jaunes vont le lire, s’en emparer ?

G. B. Je n’en sais rien. J’en doute. La question de savoir à qui s’adressent les livres est très problématique puisque ceux qui en lisent appartiennent aux classes qui ont le temps, les moyens et le goût de la lecture. En littérature aussi il y a des phénomènes de classes, dont certaines sont exclues. Comment toucher celles-là ? Ce que je sais, c’est que le livre est à 5 euros. Une façon de le rendre accessible au plus grand nombre.

Vous avez participé à d’autres manifestations depuis l’acte IV ?

G. B. Non. C’est en tant qu’écrivain que je suis intervenu dans cette histoire parce que c’est ça qui m’a semblé utile. C’est ce que je peux faire de mieux. Pour moi, la question n’est pas pourquoi dix mille ou cent mille personnes descendent dans la rue, c’est pourquoi ils ne sont pas des millions. C’est cela le mystère. Si ce sont juste les profits de quelques-uns qui contraignent l’ensemble de la société et appauvrissent les gens, la planète, la vie, tout, alors, nous sommes tous concernés. Même si j’ai lu La Boétie sur la servitude volontaire ou Chomsky sur la fabrique du consentement, je m’étonne toujours que si peu de gens se révoltent. Alors que l’histoire montre que les choses arrivent à changer dès lors qu’énormément de monde se mobilise.

Comment voyez-vous la suite ?

G. B. On va voir ce qui va se passer. Mais bon. Il a fallu des siècles pour que l’absolutisme monarchique soit renversé. Les choses ne se font pas si facilement. Après quarante ans d’absolutisme ultralibéral, il est possible que ce mouvement des Gilets jaunes soit plutôt le début de quelque chose. Si on prend en compte la question du climat et de l’environnement dont la nouvelle génération s’empare, cela m’apparaît encore plus vrai. Quand bien même le couvercle se refermerait, une fois de plus. Mais dans tous les cas, ce que les gens ont vécu et continuent de vivre, cela ne va pas s’effacer. Eux vont s’en souvenir. Ils ont goûté à quelque chose de vivant qui fait encore plus ressortir à quel point la rationalité marchande est fondamentalement mortifère et ça, ça ne s’oublie pas.

Propos recueillis par Elisabeth Philippe, L’OBS du 6 avril 2019.

La page facebook de Grégoire Bouillier

*

Démocratie

« Le drapeau va au paysage immonde, et notre patois étouffe le tambour.
« Aux centres nous alimenterons la plus cynique prostitution. Nous massacrerons les révoltes logiques.
« Aux pays poivrés et détrempés ! — au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires.
« Au revoir ici, n’importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort ; la crevaison pour le monde qui va. C’est la vraie marche. En avant, route ! »

Rimbaud, Illuminations, 1873.

*

Spectacle

Rappelons aussi la "thèse" VIII des Commentaires sur la société du spectacle de Guy Debord :

La société qui s’annonce démocratique, quand elle est parvenue au stade du spectaculaire intégré, semble être admise partout comme étant la réalisation d’une perfection fragile. De sorte qu’elle ne doit plus être exposée à des attaques, puisqu’elle est fragile ; et du reste n’est plus attaquable, puisque parfaite comme jamais société ne fut. C’est une société fragile parce qu’elle a grand mal à maîtriser sa dangereuse expansion technologique. Mais c’est une société parfaite pour être gouvernée ; et la preuve, c’est que tous ceux qui aspirent à gouverner veulent gouverner celle-là, par les mêmes procédés, et la maintenir presque exactement comme elle est. C’est la première fois, dans l’Europe contemporaine, qu’aucun parti ou fragment de parti n’essaie plus de seulement prétendre qu’il tenterait de changer quelque chose d’important. La marchandise ne peut plus être critiquée par personne : ni en tant que système général, ni même en tant que cette pacotille déterminée qu’il aura convenu aux chefs d’entreprises de mettre pour l’instant sur le marché.

Partout où règne le spectacle, les seules forces organisées sont celles qui veulent le spectacle. Aucune ne peut donc plus être ennemie de ce qui existe, ni transgresser l’omertà qui concerne tout. On en a fini avec cette inquiétante conception, qui avait dominé durant plus de deux cents ans, selon laquelle une société pouvait être critiquable et transformable, réformée ou révolutionnée. Et cela n’a pas été obtenu par l’apparition d’arguments nouveaux, mais tout simplement parce que les arguments sont devenus inutiles. À ce résultat, on mesurera, plutôt que le bonheur général, la force redoutable des réseaux de la tyrannie.

Jamais censure n’a été plus parfaite. Jamais l’opinion de ceux à qui l’on fait croire encore, dans quelques pays, qu’ils sont restés des citoyens libres, n’a été moins autorisée à se faire connaître, chaque fois qu’il s’agit d’un choix qui affectera leur vie réelle. Jamais il n’a été permis de leur mentir avec une si parfaite absence de conséquence. Le spectateur est seulement censé ignorer tout, ne mériter rien. Qui regarde toujours, pour savoir la suite, n’agira jamais : et tel doit bien être le spectateur. On entend citer fréquemment l’exception des États-Unis, où Nixon avait fini par pâtir un jour d’une série de dénégations trop cyniquement maladroites ; mais cette exception toute locale, qui avait quelques vieilles causes historiques, n’est manifestement plus vraie, puisque Reagan a pu faire récemment la même chose avec impunité. Tout ce qui n’est jamais sanctionné est véritablement permis. Il est donc archaïque de parler de scandale. On prête à un homme d’État italien de premier plan, ayant siégé simultanément dans le ministère et dans le gouvernement parallèle appelé P. 2, Potere Due, un mot qui résume le plus profondément la période où, un peu après l’Italie et les États-Unis, est entré le monde entier : « Il y avait des scandales, mais il n’y en a plus. »

Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Marx décrivait le rôle envahissant de l’État dans la France du second Empire, riche alors d’un demi-million de fonctionnaires :

« Tout devint ainsi un objet de l’activité gouvernementale, depuis le pont, la maison d’école, la propriété communale d’un village jusqu’aux chemins de fer, aux propriétés nationales et aux universités provinciales. »

La fameuse question du financement des partis politiques se posait déjà à l’époque, puisque Marx note que

« les partis qui, à tour de rôle, luttaient pour la suprématie, voyaient dans la prise de possession de cet édifice énorme la proie principale du vainqueur. »

Voilà qui sonne tout de même un peu bucolique et, comme on dit, dépassé, puisque les spéculations de l’État d’aujourd’hui concernent plutôt les villes nouvelles et les autoroutes, la circulation souterraine et la production d’énergie électro-nucléaire, la recherche pétrolière et les ordinateurs, l’administration des banques et les centres socio-culturels, les modifications du « paysage audiovisuel » et les exportations clandestines d’armes, la promotion immobilière et l’industrie pharmaceutique, l’agro-alimentaire et la gestion des hôpitaux, les crédits militaires et les fonds secrets du département, à toute heure grandissant, qui doit gérer les nombreux services de protection de la société. Et pourtant Marx est malheureusement resté trop longtemps actuel, qui évoque dans le même livre ce gouvernement

qui ne prend pas la nuit des décisions qu’il veut exécuter dans la journée, mais décide le jour et exécute la nuit. »

Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, 1988.

*

« Nous allons renverser la table. »

Marlène Schiappa, 7 avril 2019 (à la veille de la restitution du « grand débat »)

Ce soir, sur arte, un petit bijou : La Main au collet d’Alfred Hitchcock avec Cary Grant et Grace Kelly (1955).

*

[1Grégoire Bouillier « Le dossier M ».
Introduction par l’auteur. Lecture par Pierre Maillet et Matthieu Cruciani.
Le vendredi 10 novembre 2017 à la Maison de la Poésie - Scène Littéraire.

GIF

Lire : « Dossier M » de Grégoire Bouillier et « Le Dossier M », passions majuscules.

[2Éric Neuhoff, Josyane Savigneau et Philippe Sollers en ont démissionné peu après. Michaël Ferrier a obtenu le prix en 2018 pour François, portrait d’un absent.

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7 Messages

  • Albert Gauvin | 19 avril 2019 - 00:57 1

    Collection Tracts (n° 5), Gallimard
    Parution : 18-04-2019
    Il y a ce que disent les Gilets jaunes. Il y a surtout ce qu’ils révèlent. Cette manière de parler d’eux, dans la presse, les médias, les milieux politiques, sur les réseaux sociaux ! Une distance, une condescendance, un mépris.
    Danièle Sallenave

    Au miroir du mouvement des Gilets jaunes, l’élite politique, intellectuelle, culturelle a laissé voir son vrai visage. Début janvier 2019, le président promet d’éviter ces « petites phrases » qui risquent d’être mal interprétées, mais il rechute aussitôt. Les médias ne devraient pas, dit-il, donner sur leurs antennes « autant de place à Jojo le Gilet jaune qu’à un ministre ».
    Ainsi se révèlent l’étendue et la profondeur de la fracture qui sépare les « élites » des « gens d’en bas ». Fracture géographique, économique, politique et sociale. Et surtout fracture culturelle, entre les habitants des grandes villes, et tous les autres.
    La violence et les embardées de langage de quelques-uns ont jeté le discrédit sur les Gilets jaunes. Il ne faudrait pas qu’une élite, assurée de sa légitimité, en tire argument pour occulter la force d’un mouvement qui a fait entendre une exigence de justice et d’égalité, parfois confuse, mais toujours profondément démocratique. Retrouvant ainsi l’inspiration des grands sursauts populaires qui ont marqué notre histoire.


  • Albert Gauvin | 18 avril 2019 - 16:49 2

    Grégoire Bouillier : journal des Gilets jaunes

    Grégoire Bouillier est l’invité d’Olivia Gesbert.

    GIF

    La Grande table, 18 avril 2019


  • Albert Gauvin | 9 avril 2019 - 00:22 3

    Grégoire Bouillier invité de Laure Adler en compagnie de Edwy Plenel.
    France Inter, L’heure bleue, 8 avril 2019.

    L’émission intégrale


  • Albert Gauvin | 8 avril 2019 - 19:29 4

    On reconnait bien là le "style" des sectateurs allumés de Nabe : détendu, charmant, humoristique. Eh, oh, cool pépère ! Désolé twitter, connais pas. Autre chose à faire. Vous dont la Kultur et le goût impressionnent n’êtes même pas foutu de reconnaître une citation dont je vous laisse, à votre tour, chercher l’auteur. Un indice quand même : il n’a ni compte twitter, ni page facebook. Bon vent !


  • André | 8 avril 2019 - 18:24 5

    La soupe c’est vous qui la servez en permanence, quand vous parlez de types sans intérêt comme dans cet énième article lénifiant. Ne croyez pas que la façon dont vous tournez autour du pot échappe à tous les lecteurs de Sollers.

    Pour parler des livres d’écrivains sur les "gilets jaunes" sans même mentionner (deux mots) le livre de Nabe qui tourne sur twitter depuis deux semaines, il faut, à moins de ne pas être au courant (excusable, encore que...) que vous fassiez sciemment l’autruche, ce qui ne vous donne pas l’air glorieux. "Triste politique"...
    Ce n’est pas une question de pub, juste d’honnêteté littéraire. On se demande si les écrivains vous intéressent vraiment.


  • Albert Gauvin | 8 avril 2019 - 15:26 6

    Joli coup de pub ! Qui fait la soupe doit la boire !


  • André | 8 avril 2019 - 13:31 7

    "J’ai eu beau chercher, je n’ai pas trouvé beaucoup d’écrits d’écrivains sur ce qu’on appelle « la crise des gilets jaunes »."

    Cherchez mieux...
    Marc-Edouard Nabe vient d’en publier un qui s’intitule "Aux Rats des Pâquerettes" (voir son site et twitter). Ce serait dommage de ne pas le mentionner. Vu que Sollers lui-même a fait passer dans le dernier Infini un article parlant de Nabe, le boycottage sur Pileface n’a pas lieu d’être.

    Voir en ligne : http://nabesnews.com