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Julia Kristeva et le fantôme de « Sabina »

suivi de « L’avenir d’une révolte »

D 22 avril 2018     A par Viktor Kirtov - C 4 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Julia Kristeva et le fantôme de « Sabina »

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ESPIONNAGE

La romancière et linguiste est accusée par une commission bulgare d’avoir travaillé pour les services secrets de son pays d’origine dans les années 1970

RÉPLIQUE

Elle dénonce une « machination diffamatoire » fondée sur
des documents truqués. Son récit et ses confidences au JDD

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Julia Kristeva chez elle, à Paris, en 2012. JEAN-LUC BERTINI/PASCO
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« Etonnée », « bouleversée », « scandalisée ». Les mots se bousculent dans la bouche de Julia Kristeva au souvenir d’une éprouvante lecture. Car, elle le dit, elle le jure : elle a découvert l’existence de son prétendu passé d’agent des services bulgares entre 1970 et 1973 en feuilletant L’Obs. Dans son numéro du 5 avril, l’hebdomadaire évoquait l’exhumation des archives de Sofia, fin mars, d’un mystérieux dossier « Sabina ». D’après l’article, ce pseudonyme cacherait la romancière, linguiste et psychanalyste française dont les écrits sont étudiés dans nombre d’universités du monde entier. « Je suis victime d’une machination diffamatoire, s’indigne-t-elle, car je n’ai jamais été une espionne bulgare.  » Elle ajoute, indignée : « Je ne comprends pas que le journal fondé par Jean Daniel, qui a publié des textes de Jean-Paul Sartre, de Roland Barthes ou de Michel Foucault, procède de la sorte.  »

A vrai dire, une première alerte avait retenti quelques jours avant la parution de l’article, quand elle découvrit sur son téléphone mobile le SMS qu’un journaliste de L’Obs lui adressait par erreur : « Kristeva pas joignable. On balance ! » Elle appelle alors l’auteur du message ; mais, selon elle, la conversation tourne court. L’article paraît, le scandale éclate. La voici ravalée - par une obscure commission bulgare de déclassification des documents secrets - au rang de ces collaborateurs anonymes des polices politiques d’Europe de l’Est qui traversèrent le temps comme des fantômes jusqu’à l’effondrement du bloc soviétique.« C’est un véritable cauchemar, déplore-t-elle, ou une farce pitoyable, je ne sais.  »

À 76 ans, Julia Kristeva n’aurait jamais imaginé une telle embardée du destin. Le dossier « Sabina » déforme de la plus douloureuse des manières son histoire déjà bien écrite. Pour bien comprendre, il faut remonter au début des années 1960. Etudiante en Bulgarie, elle projette alors la rédaction d’une thèse sur le mouvement littéraire du nouveau roman. Alain Robbe-Grillet, Michel Butor ou Nathalie Sarraute font fureur à Paris mais ils sont inconnus à Sofia, où la jeune femme cultive sa francophilie.

« Mes parents n’étaient pas des partisans du régime, raconte-t-elle, et mon père était très croyant. Moi.j’étais membre des Jeunesses communistes, comme tous les jeunes de mon âge. En 1965, le général de Gaulle offrait des bourses aux étudiants francophones.  » Elle dit avoir tenté sa chance sans trop y croire. Sa candidature est pourtant retenue.

· « J’ai signé un formulaire de visa usuel avant de partir, sans en examiner vraiment le contenu, précise-t-elle. Mais aucune pression n’a été exercée sur moi pour devenir un agent de renseignement.  » Elle décolle pour Paris avec l’équivalent de 5 dollars en poche, pour une durée de neuf mois - c’est ce que prévoit la bourse qui lui a été attribuée.

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« C’est un véritable cauchemar
ou une farce pitoyable,
je ne sais »

Julia Kristeva

Quelques années plus tard, elle apprendra qu’un homme a joué un rôle déterminant dans l’autorisation des autorités bulgares. Il s’appelle Vladimir Kostov. Intellectuel renommé, directeur d’un journal gouvernemental, il publie quelques articles de la jeune Kristeva encore étudiante, correspond avec elle et, à l’occasion, lui envoie des livres. Et il travaille pour les services de renseignement bulgares. « Je ne l’ai jamais su, affirme Julia Kristeva. En 1975, nous avons bu un pot ensemble à Paris, près du pont de l’Alma. Il n’avait pas tenté de me recruter. Il ne m’a rien demandé. À aucun moment.  »

À cette date, la jeune Bulgare un peu perdue s’est déjà muée en linguiste reconnue. Au bout des neuf mois, elle n’est pas rentrée à Sofia. Elle a épousé l’écrivain Philippe Sollers, fondateur de la revue d’avant-garde Tel quel. Elle fréquente le fleuron de l’intelligentsia parisienne, alors fascinée par les gardes rouges de Mao Zedong, très en froid avec Moscou et ses satellites. C’est pourtant sur cette période (1970-1973) que le dossier « Sabina » est le plus fourni. Il contient des notes dont Kristeva est censée être la source ; mais aucune n’est de sa main. Ce sont des propos insignifiants sur l’ambiance à Paris autour du Parti communiste français (PCF) et des intellectuels qui lui sont proches, tel Louis Aragon, à l’époque directeur des Lettres françaises, revue financée par le PCF jusqu’en 1972.

« Les documents publiés montrent d’abord que j’ai été la cible d’une surveillance, proteste Julia Kristeva, pas que j’ai joué le rôle d’un agent. Il y a, par exemple, 29 lettres que j’ai envoyées à mes parents au contenu innocent. Elles leur ont été extorquées ou ont été lues avant livraison. Je suis victime d’un véritable viol psychique.  » Elle dénonce aussi les « positions invraisemblables  » qui lui sont prêtées dans le dossier bulgare à propos d’Israël. « J’aurais dénoncé un climat prosioniste à la radio et à la télévision françaises en des termes flirtant avec l’antisémitisme ? Ce n’est pas moi du tout. »

« Si ces dictatures ont disparu,
les méthodes de leurs polices totalitaires
restent efficaces »

Son avocat, Jean-Marc Fédida

À l’appui de leur démonstration, ses accusateurs produisent une carte postale envoyée de Bruxelles au premier secrétaire de l’ambassade de Bulgarie à Paris, présenté comme son agent traitant. La missive parle de vacances à venir et se conclut par un « Vive le pouvoir populaire ! » « Ce n’est rien d’autre qu’un doigt d’honneur très désinvolte, explique aujourd’hui la romancière. Il n’y a pas une seule parole de collaboration dans cette carte. »
Elle décrit le diplomate comme « un personnage collant » qui la « surveillait » et se souvient que Sofia avait dépêché auprès d’elle « un ancien condisciple » venu la voir « au prétexte de [lui] transmettre des œuvres de poètes nationaux ». « Je ne l’ai pas très bien reçu, dit-elle, car ça ne m’intéressait pas.  » Elle conclut : « Ils ont bien vu qu’ils ne parviendraient pas à m’influencer.  » De fait, le dossier « Sabina » mentionne qu’elle fut exclue des collaborateurs des services secrets en 1977 en raison de positions maoïstes.

Pour Julia Kristeva, le mal est fait. « Je suis victime d’une calomnie et ne comprends pas pourquoi. Le régime bulgare cherche-t-il des boucs émissaires pour pallier le mal-être du pays ? Est-ce ma défense d’une culture européenne libre et ouverte qui est visée ? Ce qui me stupéfie c’est que personne, ni la commission en Bulgarie ni L’Obs, ne m’a demandé mon avis. » Son avocat, Jean-Marc Fédida, lance un avertissemcnt : « Si ces dictatures ont disparu, les méthodes de leurs polices totalitaires restent redoutablement efficaces puisqu’elles sont reprises sans esprit critique, sans même prendre la distance nécessaire ni considérer le discrédit auquel l’histoire les a condamnées. » Car pour lui comme pour sa cliente, il n’y a pas l’ombre d’un doute : le dossier « Sabina »été monté de toutes pièces. •

PASCAL CEAUX
LE JOURNAL DU DIMANCHE, 22 avril 2018


L’avenir d’une révolte

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Le corps français

Mêlée à la foule des étudiants qui arrachaient les pavés, j’ai vu surgir les barricades, j’y étais, j’y suis encore. Mais en étais-je ?

« -À-bas-l’É-tat-policier ! Dix-ans-ça suffit !
Foule à Denfert-Rochereau. Drapeaux rouges et noirs. On va vers l’École. […] La police laissera-t-elle passer ? On franchit sans peine le pont Alexandre-III. Où sommes-nous ? Où allons-nous ? Qu’importe : tous élec- triques, survoltés. Certains connaissent L’Internationale, les autres l’apprennent en bégayant, mine de rien, l’air initié. Je me demande s’ils savent vraiment ce qu’ils font. L’Internationale, précisément, Olga en vient. Ivan s’étonnait, hier soir, de voir tous ces jeunes innocents rabâcher la langue de bois des apparatchiks de là-bas, des heures et des nuits durant, dans les amphis surchauffés de Nanterre et de la Sorbonne. C’est troublant, la foi de ces ingénus qui courent en toute candeur vers un monde d’oppression. Pas tout à fait pareil, peut-être : plus gais, plus anarchistes. Un carnaval avec service d’ordre, efficace et pince-sans-rire. Pourquoi pas : l’Histoire ne se répète jamais, disent les répétiteurs d’Histoire. » [1]

Olga, c’est moi. Embarquée, bousculée, bouleversée, en mouvement. Un carnaval, une révolte. Dedans et dehors : l’ivresse de participer au corps français.

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Olga (Julia Kristeva)
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À mon arrivée, deux ans auparavant, à l’aéroport du Bourget, j’avais été surprise par ces corps français... D’élégants paquets-cadeaux suivant la messe de Noël à Notre-Dame, des ombres, entassées dans le métro, qui rêvaient que le communisme améliorerait leurs acquis sociaux. C’était ça, l’égalité  ?
À Saint-Germain-des-Prés, le désir et le plaisir se vivaient comme un droit absolu. J’ai rencontré Philippe Sollers, jeune écrivain du « Nouveau Nouveau roman », salué par Mauriac et Aragon, et lié notoirement à une femme plus âgée que ma mère. Il m’a fait explorer l’érotisme, et le couple est devenu un espace de pensée. La pensée comme un dialogue entre les deux sexes : n’est-ce pas l’utopie elle-même, en acte ? Et pour que j’échappe au sort des sans-papiers, nous nous sommes fait le cadeau du « mariage comme un des beaux-arts ». Dès le début et jusqu’à maintenant, le pacte amoureux comprend le droit de dire : « Je ne suis pas de ton avis. » « L’Étrangère » : d’emblée, Roland Barthes m’avait située. Dérangeante, excitante, insaisissable, autre. Ce mot me va bien, il ne me quitte pas. Étions-nous en avance sur Mai 68 ? Nous n’avions ni à l’assimiler, ni à y adhérer. Ça allait de soi, c’était évident.

La sexualité est donc une expérience qui ne s’embarrasse pas des différences d’âge, de génération, de sexe, de genre, de conventions ? C’est la vie, c’est le texte, Rabelais et les troubadours, François Villon et le marquis de Sade, Proust et Colette, Sartre et Beauvoir. C’est ça, le corps français !
Ayant obtenu une bourse du gouvernement français, qui encourageait les jeunes « de l’Atlantique à l’Oural », je prépare ma thèse, non sur le Nouveau Roman, trop audacieux, mais sur le premier roman français, Le Petit Jehan de Saintré, d’Antoine de La Sale (1386-1462), dont le héros est un jeune page épris de sa noble Dame qui pourrait être sa mère ! Pour la première fois, l’adoration maternelle de la Vierge quitte le Moyen Âge, pour éclore en roman dans cette nouvelle passion amoureuse entre l’homme et la femme, qui va ouvrir et fonder la nouvelle humanité renaissante elle-même ! En voilà une recherche qui m’éclaire ce corps français que j’ai épousé, qui m’a épousée et dont mon écrivain de mari incarnait la polyphonie dans notre union qui démystifiait Le Couple – ultime refuge du religieux… Et si c’était ça, la liberté !
Mais c’est la fraternité qui m’a définitivement associée à ces corps français turbulents, qui fascinent et questionnent toujours et encore. Les chercheurs,écrivains et universitaires, ceux de la revue Tel Quel et de l’École des hautes études en sciences sociales – en majorité des hommes –, m’ont reçue comme égale à eux et leur curiosité respectueuse m’a encouragée à développer… mon étrangeté. Une « vie de l’esprit », dont les philosophes grecs enseignaient qu’elle est une vie étrangère : s’étonner et s’émerveiller sans appartenir, sans en être. Une fraternité de singuliers, femmes comprises et doublement singulières.

Barricades, étrangers…

Cette invitation au dépassement de soi, à travers et par-delà les groupes et les communautés, dans le seul mouvement où menace l’excès et où l’inconnu affleure : n’était-ce pas ça, l’ouverture et la portée de Mai 68, au sens musical des termes ? La « libération sexuelle », la « fête », les slogans devenaient, dans cet esprit et, à leur tour, des « pavés » parmi d’autres. Emportés par les pulsions du Temps qui trouvaient corps et sens en France et en français. Et je me disais : « Nulle part on n’est plus étranger qu’en France, mais nulle part on n’est mieux étranger qu’en France. »
Nous n’étions pas très nombreux, les étudiants étrangers, à fréquenter les séminaires structuralistes et post-structuralistes de Claude Lévi-Strauss, Roland Barthes, Lucien Goldmann, Émile Benveniste. On oublie trop souvent cette effervescence intellectuelle et cosmopolite, qui ébranlait déjà l’Université en France, davantage, me semble-t-il, qu’ailleurs : elle participe des bases pulsionnelles du mouvement, elle les scande, les questionne et les dépasse tout autant. De la formuler dans la langue de la Révolution, nous rendait présents à 1789 et à la Commune. Et à leurs répliques au xxe siècle : Trotski, Che Guevara, Mao ; des modèles ou des passerelles dans la poussée internationale de l’inconnu vers l’ouvert. Ainsi, je suivrai des cours de chinois à Paris 7 jusqu’à la licence, et j’écrirai sur les femmes et le féminisme chinois, au retour de notre voyage en Chine. [2]

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... et samouraïs

Était-ce la déperdition du bulgare, lorsque j’écrivais en français mes essais de sémiologie-sémanalyse, en compagnie de Saussure, de Hegel ou de Dostoïevski selon le post-formaliste russe Mikhail Bakhtine ? - je voyais cette main qui tenait le stylo comme déjà morte là-bas, avec l’idiome maternel, tandis que je m’embarquais ici, improbable résurrection… Était-ce, en doublure de ce pays qui m’adoptait et me vivifiait, la présence d’une autre France, qui refoulait ses crimes plus encore que son génie ? qui me signifiait, ô subtilement mais implacablement, que je resterai toujours « l’étrangère » ? Et que la jeunesse secouait, en renvoyant à la figure de ses aînés, la violence ardente du mythe révolutionnaire ? – désormais fossilisé en conformisme, en routine systémique, après avoir été dénaturé, depuis la Terreur, en compromissions, collaborations, colonisations… ?

La destructivité me frappait, sous la fête : la mise en scène carnavalesque dans les orgies d’Éros à l’Odéon accouchait d’un Thanatos, que les « installés au Pouvoir » déniaient ou dévoyaient. L’irréfragable violence intrinsèque au désir lui-même, et que Freud (que je commençais à lire) a nommée : la « pulsion de mort ».
Ce frayage du négatif, je les avais côtoyés dans l’histoire de la philosophie et de la littérature, et chez les écrivains autour de Tel Quel, dans L’Intermédiaire (1963) ou L’Écriture et l’expérience des limites (1968), de Sollers. La compreneuse et la questionneuse que j’étais est devenue une psychanalyste, pour laquelle le désir de liberté s’assume comme un désir à mort, un désir de mort. À cette condition seulement, « je » peux continuer à « me » chercher , à « te » trouver, pour que « nous » puissions vivre et transmettre dans l’ouverture du temps.
Aussi ai-je vécu la déflagration de Mai 68 comme une expérience de samouraïs, à l’instar d’un certain Yamamoto, qui, entre le XVII et le XVIIIe siècle, pensait que seule la mort peut nous pousser à agir. Ce guerrier professionnel savait décapiter ; pourtant, bien que fidèle aux rituels de son art, il ne se tuera pas. Il finit paisiblement sa vie en écrivant des haïkus, de courts poèmes. J’ai intitulé Les Samouraïs (1990) mon roman sur l’orage de 68. Olga (Julia), Hervé (Philippe) et leurs amis de Maintenant (Tel Quel) sont entourés des « maîtres à penser » de l’époque : Arnaud Bréal (Barthes), Maurice Lauzun (Lacan), Strich-Meyer (Lévi-Strauss), Wurst (Althusser), Sterner (Foucault), Edelman (Goldmann), Benserade (Benveniste), qui explorent le sens des mots, symptômes et rêves, textes, délires et infamies, amours et folies. Pour livrer leurs propres existences - provocatrices, lisses ou insensées - aux langages qu’ils ont bâtis : à l’interprétation. J’écrirai la mienne, plus tard, après la mort de mon père et la chute du mur de Berlin.
Les Brigades rouges ont sévi en Allemagne et en Italie. J’aime à croire que l’inquiétude de penser et d’écrire, qui accompagnait l’ivresse, a grandement contribué à détourner mes samouraïs des passages à l’acte criminels. Pour ouvrir la voie de la démystification sans fin de toute emprise, y compris celle du jouir à mort.

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L’imagination au pouvoir

Et le féminin, dans cette alchimie des passions ?
J’étais seule AVEC tous. J’auscultais ce dynamisme vital qui permet à une personne de se révéler à elle-même par l’intermédiaire des autres et j’essayais de mettre en œuvre ce « toucher intérieur », ce lieu par excellence de l’imagination. Du Grand Jeu, pour de vrai. Jeu infantile, farce adolescente, pure poésie ? Généreuse pensée dépensée, plutôt, qui ne répand pas la gravité en larmes, mais en rit. Et parie sur… l’infini. Absent, introuvable.
Mon directeur de thèse était Lucien Goldmann. Son incursion dans l’univers de Pascal, sa relecture de Hegel à la lumière de Georg Luckacs, célèbre philosophe hongrois et novateur du marxisme, étaient proches de ma formation philosophique en Bulgarie ; sa familiarité de juif roumain, fraternelle et paternelle, qui tranchait avec le style réservé des professeurs, me séduisait tout autant. Pourtant, c’est le structuralisme de Barthes, prolongeant le formalisme russe, qui m’était indispensable pour éclairer la formalité du langage et les spécificités des genres littéraires. Une refonte entre l’histoire et la structure m’a paru nécessaire : tenir compte de la logique interne à la narration ainsi que de son contexte historique mais aussi culturel (la poésie courtoise, le carnaval, les chroniques savantes et religieuses).
La soutenance s’est faite en plein Mai 68, malgré la fermeture des universités, et compte tenu de ma situation d’étrangère.
Mais Goldmann a cassé le rituel, en déclarant tout de go qu’avant toute discussion, le jury devait me décerner le titre de « docteur ès lettres », le texte déposé faisant foi ! Il préférait ouvrir un débat de fond : « Pourquoi accorder tant d’importance à la psychanalyse au détriment du marxisme ? Le sexe serait-il plus important que l’estomac ? » Et il a ajouté une drôle de question :
« Que pensez-vous de Gaudi ? »
J’ai vu rouge. Et j’ai répondu dans le même esprit iconoclaste de mon directeur... Psychodrame, dont je ne suis pas fière.
Avec le recul, je trouve qu’il n’avait pas tort de pointer les formes burlesques qui explosaient déjà l’idéologie libertaire, avant que la finance hyperconnectée ne les exacerbe aujourd’hui dans la post-truth politics et « l’immobilité accélérée », qui formatent la dépersonnalisation des internautes avides de monstrueux. De ma solitude avec tous, j’ai gardé la conviction que la singularité est partageable. En pessimiste énergique, le « toucher intérieur » est devenu le « point d’Archimède » qui pourrait ouvrir des temps et des espaces sous-jacents aux identités, aux communautés, aux Big Data aux croyances et aux idéologies, féministes comprises.
Après les droits politiques obtenus par les suffragettes, après l’égalité ontologique de l’universalisme de Beauvoir, Mai 68 donna le jour à un troisième féminisme, à la recherche de la différence entre les sexes et d’une créativité féminine spécifique, aussi bien dans la vie sexuelle que dans toute l’étendue des pratiques sociales, de la politique à l’écriture.
Contre les tendances de ces militantismes à ignorer que la liberté se conjugue au singulier, c’est à la singularité de chacune que je me suis adressée, à son génie féminin. À travers la vie selon Hannah Arendt, la folie selon Melanie Klein et les mots selon Colette. [3]
Pour que l’émancipation féminine ne sombre pas dans la guerre des sexes, mais favorise cette exception spécifique à l’espèce humaine, unique parmi tous les vivants, dans laquelle chaque individu invente son sexe en recomposant sa bisexualité psychique et en reliance avec l’infini du monde. Car tel est le génie dont chacun et chacune est capable, à condition de mettre en question sa pensée, son langage, son temps et toute identité qui s’y abrite. La passion maternelle fait partie du « génie » ainsi compris, et Olga dans Les Samouraïs en fait l’expérience. Prête à conjurer la pulsion de mort pour donner du sens à la vie, de la vie au sens.

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Jouir sans entraves

« Sans » vraiment ? Le slogan était absurde. C’est en franchissant les limites, lois et autorités, que le désir et le plaisir se consument dans la traversée des entraves. Par la fascination et par le rejet, par l’effraction et l’arrachement. Incommensurable ajustement entre les forces de la vie et de la mort, liberté ultime : « le corps se jouit » (disait Lacan).
Le corps social écarte la jouissance dans ses coulisses hérétiques, mystiques, érotiques, esthétiques. Lorsque, au contraire, le déferlement de Mai 68 a provoqué le politique en revendiquant ce corps qui se jouit comme un droit de l’homme et de la femme, le corps social n’y a vu d’abord qu’enfants gâtés, nihilisme béat. Pourtant, le mouvement n’était pas une revendication contre un cadre social pour un autre, mais une poussée de la jouissance tout contre le pacte social. Ni sociale ni même seulement sociétale, la révolte révélait une expérience anthropologique universelle et irrépressible qui menace le sommeil des civilisations. Mais amorce aussi des mutations… plus tard ou jamais.
Le corps social des Trente Glorieuses ne pouvait pas entendre cet état d’urgence de la vie, cette jouissance, qui se faisait jour contre la société de consommation et ses gestionnaires…
Droits des femmes à l’agenda politique, gauche au pouvoir, chute du mur de Berlin, société du spectacle soufflant celle de la consommation, ère numérique, mariage pour tous, guerres saintes, terrorisme, sécuritarisme… La « nouvelle société » entend-elle ce besoin anthropologique ? Pas vraiment, un peu, loin de là.
La jouissance demeure et sera le problème du libéralisme hyperconnecté. Le comment, qui remplace désormais le pourquoi, et la pensée-calcul sont en train de programmer une humanité automatisée en route vers le transhumanisme. Aujourd’hui, la transparence virtuelle de chacun, de chacune, de tout et pour tous s’installe : opium du peuple digitalisé. Le corps qui se jouit, l’impossible de Mai 68, en sont-ils résorbés ? Ils n’entrent pas dans les comptes de l’impatiente religion globale, qui le plus souvent les condamne. Mais ce déni ne digère pas la jouissance, il ne peut que la couver pour la pervertir et la criminaliser en outrages sexistes et sexuels, en pornographie et tueries de masse, en toxicomanie et guerres saintes, kamikazes et décapitations.

À contre-courant des industries culturelles et leur marketing universel, le soubresaut Mai 68 fait partie d’une culture européenne en mouvement, capable de transmuer la pulsion de vie comme la pulsion de mort, en créant une inépuisable, une transmissible inquiétude, fiévreuse félicité. Invisible ? Palpable. Cette culture nous habite, elle pose et laisse ouvert un grand point d’interrogation sur les identités et les valeurs qui structurent l’aventure humaine. Sans épargner le mouvement lui-même et les postures qu’il charrie. Interminable est l’avenir d’une telle révolte.

JULIA KRISTEVA
Crédit :http://www.kristeva.fr/

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[1Julia Kristeva, Les Samouraïs, Fayard, 1990.

[2Julia Kristeva, Des Chinoises, Éditions des Femmes, 1974.

[3Julia Kristeva, Le Génie féminin, 3 tomes, t. I : Hannah Arendt, 1999 ; t. II : Melanie Klein, 2000 ; t. III : Colette, Fayard, 2002.

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4 Messages

  • Viktor Kirtov | 9 octobre 2018 - 14:57 1

    Article repris en ouverture du N° 143 de L’Infini, Automne 2018, et titre « L’avenir d’une révolte » sur le bandeau de couverture.
    Julia Kristeva, ainsi à l’honneur de L’Infini en ce mois d’octobre où paraît simultanément le premier tome des lettres de Dominique Rolin à Philippe Sollers… Il fallait sans doute par ce geste éditorial balancer cet événement en rappelant le rôle de Julia Kristeva devenue sa femme.
    Deux belles photos de Julia Kristeva (1972 – l’époque des Samouraïs et 1987) en illustration de l’article publié dans L’Infini. :

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  • Viktor Kirtov | 21 juin 2018 - 17:12 2

    Vanity Fair, juillet 2018

    Propos recueillis par Olivier Bouchara


    Une autre vie que la mienne (pdf) : cliquer l’image


  • Viktor Kirtov | 21 juin 2018 - 16:45 3

    Par Patrick Besson,
    Le Point, 21/06/2018

    Départ pour Cerisy-la-Salle le 29 juin 1972 au matin. Impossible de donner l’heure exacte, car l’agent Julia Kristeva avait oublié sa montre sur la table de nuit [L’auteur du rapport écrit alternativement à la première et à la troisième personne, dans un but de confidentialité.]…

    Le document (pdf) ICI.

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    ZOOM (pdf) : cliquer l’image
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    Philippe Sollers et Julia Kristeva, en 1998.
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    oOo


  • Albert Gauvin | 24 avril 2018 - 10:21 4

    Peu d’éléments nouveaux dans cet article du JDD qui confirme tout ce que j’ai mis en ligne ailleurs, sans plus attendre, dès le 29 mars. Le plus tragi-comique est le récit de l’acte manqué du journaliste de L’OBS envoyant par erreur à Kristeva un SMS disant : "Kristeva pas joignable. On balance !" — Sherlock Dupin Lacan, auteur de La lettre détournée, appréciera le double sens du mot "balance" que, sans rien connaître du fond de l’histoire, mais préoccupé par le procédé et le contexte récent, j’avais utilisé dès mon premier commentaire : #BalanceKristeva...