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Heures vénitiennes III

Plaisirs et fêtes

D 26 août 2016     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Suite et fin de la série d’émissions diffusée sur France Culture en 1969. Avec René Huygue et Marcel Brion. Aujourd’hui : plaisirs et fêtes.
Rappel des épisodes précédents :
Heures vénitiennes I (littérature, architecture, peinture)
Heures vénitiennes II (opéras).


Giandomenico Tiepolo, Il Mondo Novo (le Monde Nouveau). 1791.
Les deux personnages de profil à droite, de gauche à droite, Giambattista Tiepolo et son fils Giandomenico.

Ca’ Rezzonico. Photo A.G., 23 juin 2016. Zoom : cliquez l’image.
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« Nouveau Monde : scène principale et la plus représentative qui [...] n’est pas une simple description d’un épisode habituel des foires de village. La figure du charlatan qui promet des images fantastiques et lointaines à la foule de nobles et des gens du peuple, fascinés par ses propos, est lourde de signification. Amertume, intention satirique à l’égard d’une société décadente. L’artiste semble observer, découragé, la foule qui accourt vers le Monde Nouveau, à la recherche de nouvelles illusions, d’une vie fausse et artificielle. Cette fuite de la réalité, représentée d’une façon impitoyable dans ses aspects les plus grossiers, et la vieille aristocratie, fat, vaniteuse et irresponsable. […] Ces êtres infatués, sans identité, qui se gaussent des aventures héroïques et des grands idéaux, deviennent les symboles de la fin d’une époque qui avait placé Venise, sa politique et sa civilisation au centre du monde. »

Michelangelo Murano et Paolo Marton, Civilisation des villas vénitiennes, Ed. des Victoires, 1999.

Le point aveugle

Le Nouveau Monde ou Le Monde Nouveau ? Le tableau (le titre) est-il ironique ? Onirique ? Une simple allusion à cette « ingénieuse petite machine qui étale devant vos yeux des merveilles/Par la magie de miroirs optiques/Et vous fait prendre des vessies pour des lanternes » dont parle Goldoni [1] ? Qu’y voyons-nous ? Nous n’y voyons rien. En tout cas rien d’autre que des spectateurs qui nous tournent le dos (mais, par dédoublement, nous ressemblent), toutes classes sociales démocratiquement mêlées, et dont nous ne voyons pas ce qu’ils voient. Que se passe-t-il sous le toit de la petite baraque ? Que regarde cet enfant, porté par son père, par l’œil (le trou) d’une lanterne magique ? Que fait ce perchman sur son tabouret ? Que pointe-t-il ? Le tableau est sans perspective. Pas d’horizon sinon un ciel et une mer bleue en à-plat, peinte en légère contre-plongée. Giandomenico Tiepolo anticipe-t-il en cinémascope [2] un monde de spectateurs captifs où tout se réduirait à l’illusion, au spectacle du rien ou, du moins, de n’importe quoi ? Avec son lorgnon, il n’est pas sûr que le peintre, légèrement en retrait de la foule assemblée, y voit plus que nous. Devant lui, son père, Giambattista, les bras croisés, semble bien sceptique.
Cette fresque provient de la villa familiale des Tiepolo à Zianigo. Elle date de 1791. Mais l’idée en germa bien plus tôt. Car il existe deux autres versions. L’une, de 1757, se trouve à la villa Valmarana près de Vicence ; l’autre, de 1765, au Musée d’arts décoratifs de Paris [3]. Réalisée plus de vingt ans après la mort de Giambattista, par un peintre supposé mineur, la version de 1791 intrigue encore aujourd’hui au point que Philippe Delerm lui consacra en partie un livre en 2005 (La Bulle de Tiepolo). Est-ce parce que, cette fois, contrairement aux versions précédentes, les masques sont tombés ? Comment, à la fin du XVIIIe siècle, six ans avant sa prise par l’armée de Bonaparte, la République de Venise en est-elle arrivée là — que Voltaire, lui aussi, avait peut-être anticipé, dès 1759, en écrivant certains chapitres de Candide ? Flash back.

Plaisirs et fêtes

4 octobre 1969.

Texte lus : Aloysius Bertrand, Pétrarque, Montesquieu, J.-J. Rousseau, Théophile Gautier, Hippolyte Taine, R.M. Rilke, Abel Bonnard, Robert Browning...

Venise en fête

Le musée naval. Le Bucintoro (le bucentaure). Les vaisseaux de guerre. Les galères. Les gondoles. Les courses.
Johann Simon Mayr : La biondina in gondoleta.
Texte lu : Pétrarque.

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Courtisanes


Catalogue de toutes les principales et plus honorées courtisanes de Venise [4].
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Carpaccio, Deux courtisanes.
Vers 1500. Musée Correr.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Au musée Correr. Carpaccio. Les courtisanes. Le catalogue de 1570 [5].
Jean-Jacques Rousseau et Zulietta : « J’entrai dans la chambre d’une courtisane comme dans le sanctuaire de l’amour et de la beauté ; j’en crus voir la divinité dans sa personne. Je n’aurais jamais cru que, sans respect et sans estime, on pût rien sentir de pareil à ce qu’elle me fit éprouver. A peine eus-je connu, dans les premières familiarités, le prix de ses charmes et de ses caresses, que, de peur d’en perdre le fruit d’avance, je voulus me hâter de le cueillir. [6] »
Venise au visage de masque. Carnaval. Courses.

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Stendhal et Taine à Venise

1. Les différents séjours de Stendhal à Venise (1801, 1811, 1813, 1815, 1816...).
2. Lecture d’un extrait de Hippolyte Taine, Voyage en Italie.

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A la Ca’ Rezzonico

Le retour à la « nature ». Le XVIIIe siècle vénitien. Plafonds et fresques.
Giambattista et Giandomenico Tiepolo, (Rosalba Carriera [7], « traitée avec négligence »), Pietro Longhi.
Les « Pulcinella ». Le carnaval vénitien.
La comédie et le crépuscule de Venise. Robert Browning.

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Pietro Longhi (1701-1785).
Ca’ Rezzonico. Photo A.G. Zoom : cliquez l’image.
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Giandomenico Tiepolo (1727-1804), Polichinelle et la balançoire et autres « Pulcinella » (1793-1797).
Ca’ Rezzonico. Photos A.G.

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Giambattista Tiepolo (Venise 1696 - Madrid 1770)

« Tiepolo ! Giambattista ! Le Méconnu ! Le grand dernier de Venise !
Celui qui ferme la porte du paradis pour deux siècles et demi. »

Philippe Sollers, Dictionnaire amoureux de Venise.

Encore plus méconnu... On considère volontiers Tiepolo comme un peintre léger connu surtout pour ses plafonds aériens et ses angelots [8], mais, pour saisir sa passion, il faut voir la magnifique Crucifixion (1725) de l’église de Burano (Tiepolo a 29 ans ; il peint en médaillon son commanditaire) ou, mieux encore, l’émouvante Montée au calvaire de l’église Sant’Alvise (1737-1740) qu’on peut regarder pendant des heures (ce bleu, ce rouge sang, cette main surtout)...

Tiepolo, Crucifixion (1725). Eglise de Burano. Photo A.G., 21 juin 2016.


Giambattista Tiepolo, Salita al Calvario, 1738-1740.
Venise. Sant’Alvise. Photo A.G., 22 juin 2016. Zoom : cliquez l’image.
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Giambattista Tiepolo, Salita al Calvario (détails). Sant’Alvise. Photos A.G., 22 juin 2016.

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Jean-Jacques Rousseau (1712-1778)

« S’il est une circonstance de ma vie qui peigne bien mon naturel,


Rousseau et Zulietta à Venise.
Musée J.J. Rousseau, Monmorency.

c’est celle que je vais raconter. La force avec laquelle je me rappelle en ce moment l’objet de mon livre me fera mépriser ici la fausse bienséance qui m’empêcherait de le remplir. Qui que vous soyez, qui voulez connaître un homme, osez lire les deux ou trois pages suivantes : vous allez connaître à plein Jean-Jacques Rousseau.

J’entrai dans la chambre d’une courtisane comme dans le sanctuaire de l’amour et de la beauté ; j’en crus voir la divinité dans sa personne. Je n’aurais jamais cru que, sans respect et sans estime, on pût rien sentir de pareil à ce qu’elle me fit éprouver. A peine eus-je connu, dans les premières familiarités, le prix de ses charmes et de ses caresses, que, de peur d’en perdre le fruit d’avance, je voulus me hâter de le cueillir. Tout à coup, au lieu des flammes qui me dévoraient, je sens un froid mortel couler dans mes veines ; les jambes me flageolent, et, prêt à me trouver mal, je m’assieds, et je pleure comme un enfant.

Qui pourrait deviner la cause de mes larmes, et ce qui me passait par la tête en ce moment ? Je me disais : Cet objet dont je dispose est le chef-d’œuvre de la nature et de l’amour ; l’esprit, le corps, tout en est parfait ; elle est aussi bonne et généreuse qu’elle est aimable et belle ; les grands, les princes devraient être ses esclaves ; les sceptres devraient être à ses pieds. Cependant la voilà, misérable coureuse, livrée au public ; un capitaine de vaisseau marchand dispose d’elle ; elle vient se jeter à ma tête, à moi qu’elle sait qui n’ai rien, à moi dont le mérite, qu’elle ne peut connaître, est nul à ses yeux. Il y a là quelque chose d’inconcevable. Ou mon cœur me trompe, fascine mes sens et me rend la dupe d’une indigne salope, ou il faut que quelque défaut secret que j’ignore détruise l’effet de ses charmes, et la rende odieuse à ceux qui devraient se la disputer. Je me mis à chercher ce défaut avec une contention d’esprit singulière, et il ne me vint pas même à l’esprit que la v… pût y avoir part. La fraîcheur de ses chairs, l’éclat de son coloris, la blancheur de ses dents, la douceur de son haleine, l’air de propreté répandu sur toute sa personne éloignaient de moi si parfaitement cette idée, qu’en doute encore sur mon état depuis la Padoana, je me faisais plutôt un scrupule de n’être pas assez sain pour elle ; et je suis très persuadé qu’en cela ma confiance ne me trompait pas.

Ces réflexions, si bien placées, m’agitèrent au point d’en pleurer. Zulietta, pour qui cela faisait sûrement un spectacle tout nouveau dans la circonstance, fut un moment interdite ; mais, ayant fait un tour de chambre et passé devant son miroir, elle comprit et mes yeux lui confirmèrent que le dégoût n’avait pas de part à ce rat. Il ne lui fut pas difficile de m’en guérir et d’effacer cette petite honte ; mais au moment que j’étais prêt à me pâmer sur une gorge qui semblait pour la première fois souffrir la bouche et la main d’un homme, je m’aperçus qu’elle avait un téton borgne. Je me frappe, j’examine, je crois voir que ce téton n’est pas conformé comme l’autre. Me voilà cherchant dans ma tête comment on peut avoir un téton borgne ; et, persuadé que cela tenait à quelque notable vice naturel, à force de tourner et retourner cette idée, je vis clair comme le jour que dans la plus charmante personne dont je pusse me former l’image, je ne tenais dans mes bras qu’une espèce de monstre, le rebut de la nature, des hommes et de l’amour. Je poussai la stupidité jusqu’à lui parler de ce téton borgne. Elle prit d’abord la chose en plaisantant, et, dans son humeur folâtre, dit et fit des choses à me faire mourir d’amour ; mais, gardant un fonds d’inquiétude que je ne pus lui cacher, je la vis enfin rougir, se rajuster, se redresser, et, sans dire un seul mot, s’aller mettre à sa fenêtre. Je voulus m’y mettre à côté d’elle ; elle s’en ôta, fut s’asseoir sur un lit de repos, se leva le moment d’après ; et, se promenant par la chambre en s’éventant, me dit d’un ton froid et dédaigneux : Zanetto, lascia le donne, e studia la matematica.

Avant de la quitter, je lui demandai pour le lendemain un autre rendez-vous, qu’elle remit au troisième jour, en ajoutant, avec un sourire ironique, que je devais avoir besoin de repos. Je passai ce temps mal à mon aise, le cœur plein de ses charmes et de ses grâces, sentant mon extravagance, me la reprochant, regrettant les moments si mal employés, qu’il n’avait tenu qu’à moi de rendre les plus doux de ma vie, attendant avec la plus vive impatience celui d’en réparer la perte, et néanmoins inquiet encore, malgré que j’en eusse, de concilier les perfections de cette adorable fille avec l’indignité de son état. Je courus, je volai chez elle à l’heure dite. Je ne sais si son tempérament ardent eût été plus content de cette visite ; son orgueil l’eût été du moins, et je me faisais d’avance une jouissance délicieuse de lui montrer de toutes manières comment je savais réparer mes torts. Elle m’épargna cette épreuve. Le gondolier, qu’en abordant j’envoyai chez elle, me rapporta qu’elle était partie la veille pour Florence. Si je n’avais pas senti tout mon amour en la possédant, je le sentis bien cruellement en la perdant. Mon regret insensé ne m’a point quitté. Tout aimable, toute charmante qu’elle était à mes yeux, je pouvais me consoler de la perdre ; mais de quoi je n’ai pu me consoler, je l’avoue, c’est qu’elle n’ait emporté de moi qu’un souvenir méprisant. »

Les confessions, seconde partie, livre 7.

« Hélas, hélas, nous allons au fiasco (hantise aussi de Stendhal). » (Sollers)

*

Stendhal 1783-1842

Stendhal et Venise. On a pu parler de « rendez-vous manqué ». L’évocation de Venise, quoique très dispersée, est pourtant très présente dans les écrits de Stendhal [9]. C’est vrai qu’il décrit peu la ville. Mais il parle de ses peintres. Il préfère Giorgione auquel il rend hommage dans son Histoire de la peinture en Italie (« la musique lui plût extrêmement ; il jouait du luth et chantait si bien qu’il était appelé aux concerts que donnaient les nobles les plus distingués de Venise »). Au palais ducal, Stendhal aime Véronèse (Le triomphe de Venise), mais passe à côté de Tintoret (le Paradis lui semble « antipittoresque » (?) [10]. Il a vu l’Assomption de la Vierge à la basilique des Frari. Il aime Titien et son « animation sensuelle ». Mais, bizarrement, il le trouve « grand par la couleur, moindre par les idées » et lui reproche de ne peindre « que les corps et non les âmes » (?).

On lit dans le Dictionnaire amoureux de Venise (2004) cette brève mention :

Pour Stendhal, Milanese (« Milanais »), l’Italie est surtout, comme on sait, Rome, Naples et Florence.
Il a pourtant envisagé de s’installer à Venise, en juillet 1815, avec Angela Pietragrua. Il vient, et semble s’intéresser surtout à ce que lui coûtera ce projet qui, d’ailleurs, n’aboutira pas. Il quitte la ville le 9 août de la même année.
En arrivant de Padoue, il couche à l’hôtel de la Reine d’Angleterre.
« En sortant, à onze heures, la première personne que je rencontre, c’est Valdramin, qui me propose un bain de mer au milieu du canal de la Giudecca, avec une petite échelle attachée à la barque. C’est très agréable et probablement fort sain [...] Venise, malgré ses mal­heurs, est encore une des villes les plus aimables de l’Europe. »

Stendhal ne voit pas grand-chose : Le Triomphe de Venise de Véronèse, la salle du Grand Conseil, la Piaz­zetta, la pointe des Jardins, la bibliothèque, le Grand Canal. Un tour en bateau, et il retourne à sa rêverie principale :
« Mon bonheur consiste à être solitaire au milieu d’une grande ville, et à passer toutes les soirées avec une maîtresse. Venise remplit parfaitement ces condi­tions. »

A-t-il eu, pendant cet été 1815, assez d’argent pour monter avec une prostituée locale ? Cette note le laisse penser :
« Une centaine de femmes, des plus passables, on choisit ensuite. »
Mais la rencontre n’a pas eu lieu.

Bref passage repris dans l’édition folio (p. 376), non repris dans l’édition illustrée (Plon/Flammarion, 2014). Mais, deux cent ans plus tard, Stendhal revit à Venise dans Trésor d’amour.


Véronèse, Le Triomphe de Venise. Vers 1580.
Palais des Doges, plafond de salle du Grand Conseil. Zoom : cliquez l’image.
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[1Cité par AnnaLivia dans ses Carnets vénitiens.

[2La toile fait à peu près 5m x 2m, c’est-à dire le format du cinémascope inventé par Henri Chrétien (!) vers 1950. Il a pour effet d’aplatir la profondeur de champ.

[3Note du 28-04-18 : sans doute la même version de 1765 en petit format (34 x 58,3 cm.) qui est maintenant exposée dans la salle Tiepolo père et fils du musée du Prado à Madrid et que je n’ai pu photographier.

[6Voir plus bas.

[8Cf. Gesuati.

[9On a relevé 292 passages concernant la Sérenissime.

[10Journal, 25 juillet 1815.