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Eté 2015 avec le journal La Croix, Julia Kristeva et Proust

Proust politique, ou du vice à l’infini

D 11 août 2015     A par Viktor Kirtov - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Au fil de huit éditions estivales 2015, des écrivains présentent dans La Croix leur personnage préféré. Julia Kristeva a choisi l’auteur de A la recherche du temps perdu, Marcel Proust.

Sujet de prédilection pour Julia Kristeva, Marcel Proust était déjà au centre de son livre « Le temps sensible » (NRF, essais, 1994), et d’un séminaire doctrinal de 2013 à l’Université Paris VII. Cette même année, elle en avait fait le thème d’une série sur France Culture dont pileface s’est fait l’écho.

Aujourd’hui, « en ces sombres temps », Julia Kristeva, choisit l’angle politique, le judaïsme etc. pour aborder Marcel Proust « Juif par sa mère et catholique par son père » lors de ces estivales de La Croix qui lui consacre deux articles :

- « Proust politique, ou du vice à l’infini »
que nous illustrerons d’entretiens radio sur « le fil rouge de la judéité chez Marcel Proust »
Et un portrait : « Julia Kristeva, écrivain de l’odyssée »

Nous compléterons ces articles d’un retour sur son livre « Le temps sensible », avec un entretien qu’elle accordait à Gallimard lors de la sortie du livre en 1994, ainsi qu’un collector sur Marcel Proust, la retranscription audio de l’interview que Marcel Proust a donnée au journal Le temps en novembre 1913. Il y évoque son roman A la Recherche du Temps perdu.

Proust politique, ou du vice à l’infini

La Croix, 31/7/15

Aucune image de Proust ne transmet le « vent furieux » qui anime son œuvre. La photo de Nadar, la toile de Jacques-Emile Blanche, le dessin de Dunoyer de Segonzac ou la gravure de Paul-César Helleu effleurent le mystère, qu’en son temps seule la grande Colette a su capter dans son rival « en pur et en impur » ? : un être « singulièrement jeune, plus jeune que tous les hommes, plus jeune que toutes les femmes ».

Pendant les raids aériens, au Ritz, si elle se laisse à aimer cette « face mauve creusée d’ombre, envahie d’une barbe avide », la bouche tragique « buvant l’obscurité piquetée de bleu », le corps « haletant mais animé d’une grâce mondaine »,l’écrivaine discerne dans le chancelant quinquagénaire bientôt mourant l’auteur incisif qui a su écrire le sexe en « végétal » et en « animal », et « le pécheur, ravagé mais puissant, qui, de son poids de génie (…)nous épiait ».

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Un accélérateur de particules

Tandis je me perdais dans le phrasé spiralé, interminable, des phrases et la transverbération des 2500 personnages proustiens, le portrait de l’homme-narrateur – fût-il en images, en « mots plus grands que les objets »– se dilua dans cette infinie comédie humaine, perdue, retrouvée dans le temps sensible (2)) défiant l’Histoire.

Dans ce foisonnement d’intrigues, chaque acteur et la moindre facette de ce multivers (ensemble de tous les univers jusque-là observés, NDLR) incorporent des atomes de la « personne » Marcel Proust, de son « identité » réelle ou imaginaire, et vous emportent dans un accélérateur de particules qui joue avec vos pulsions, pénètre vos amours, explose votre temps.

Si vous lisez le texte comme une incarnation, ça défie l’image ? : aucun film qui tienne face à cette ubiquité métamorphique, une matière noire qui prend ses aises avec vos sens et le sens, pour les penser et en rire.

Pour faire ce portrait, que pouvais-je retenir du « vent furieux » ?? Une madeleine par-ci, un clocher de Martinville par-là, une aubépine, un soulier rouge d’Oriane de Guermantes, un grain de beauté voyageant sur le visage d’Albertine, le cri du baron de Charlus se faisant fouetter au bordel…

L’affaire Dreyfus

Mais non, en ces sombres temps, je préfère choisir le Proust politique. Le petit Marcel, dont la vie utérine a été troublée par la Commune (18 mars-28 mai 1871), voit le jour le 10 juillet1871. Il est baptisé le 5 août à Saint-Louis d’Antin.

Juif par sa mère et catholique par son père, ni l’un ni l’autre, ou les deux à la fois, il sera parmi les premiers dreyfusards, et subira la Grande Guerre. Pourtant, à la fin du Temps retrouvé, le narrateur considère secondaires ces deux événements historiques qui « détournent » l’écrivain du « livre intérieur de signes inconnus ».

Hannah Arendt, dans son analyse des sources profondes, psychosociales, qui s’ajoutent aux causes économiques et politiques, de l’antisémitisme, insiste sur le rôle joué par l’assimilation des juifs.

Lorsque l’origine juive (le judaïsme) est « privée de ses connotations religieuses et politiques », on la transforme en « judéité », un « attribut psychologique (…)à ranger dans la catégorie des vertus et des vices ».

Sous la pression de la misère qui attise les instincts criminels des masses, la société transforme alors le « vice » séduisant des « assimilés » en crime dont on les avait toujours suspectés. L’assimilation pervertie en perversion, le judaïsme devenant judéité, a été unedes conditions du massacre sans précédent de la Shoah, et contre lequel la restauration de l’origine par le courage sioniste est, selon la philosophe, la seule et unique garantie.

Et de citer Proust, à l’appui de sa thèse, dans les Origines du totalitarisme (1951) ? : « La question n’est pas comme pour Hamlet d’être ou de ne pas être, mais d’en être ou de ne pas en être »  [1]

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Du vice à l’infini

Dans le multivers de Proust, la question d’en être ou de ne pas en être est explorée par la figure centrale de Swann ? : personnage principal dans le projet initial du roman, il demeure l’inspirateur de l’œuvre dans sa version finale, Marcel et le narrateur le dédoublant.

Bloch, le gaffeur inintégrable, fonctionne comme une présence conjuratoire, cathartique. Sont recensés les multiples débats autour de l’Affaire, et les propos antisémites de Charlus ou de Norpois.

Sans oublier les violences expiatoires du narrateur lui-même qui s’acharne sur ses doubles comme pour se vider de ses propres « puanteurs » ? :le problème juif est aussi peu secret que le « nez de polichinelle de Swann ».

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Où est le narrateur ?? Au centre et à la périphérie. L’élégant et oisif Swann s’intègre non sans mal dans le Faubourg. Bloch en sera rejeté, mais pas complètement. Car les juifs, ces singuliers, tendent un miroir aux disparités des clans.

Aristocrates ou homosexuels, élus du sang ou élus du sexe, y reconnaissent leurs propres écarts. Ils en meurent, mais en vérité. On s’énerve, on se laisse séduire, pénétrer, contaminer. Les hiérarchies persistent, bien sûr, mais jusqu’à quand ??

Toutes ces différences, qu’Hannah Arendt appelle « vice », orchestrent la logique du sadomasochisme ? : chaque groupe s’agglutine autour d’un être pas comme les autres et vit, avec lui et contre lui ? : amour de la haine, haine de l’amour, persécution, humiliation, chagrin délectable. Tout le social, le tout du social en est saisi.

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Avant Freud, Proust semble avoir découvert l’infinité du vice

« (…) C’est l’âme (…) des anciens Juifs, arrachée à une vie tout à la fois insignifiante et transcendantale (…)si troublante parce qu’elle ne paraît pas émaner de l’humanité, si décevante parce que tout de même elle ressemble trop à l’humanité (…) qui (…)nous donne l’impression du surnaturel, dans notre pauvre monde de tous les jours où même un homme de génie de qui nous attendons, rassemblés comme autour d’une table tournante, le secret de l’infini (…)  »  [2]

L’âme insignifiante, et malgré tout transcendantale, celle du juif arraché au passé ou celle du génie, telle une table tournante, diffuse « le secret de l’infini » dans notre pauvre monde. Le narrateur, les juifs comme Swann et les homosexuels comme Charlus, détiennent le secret de la société, fût-elle la plus raffinée, celle de Saint-Germain. Ils en retiennent les clés, ils en meurent, mais en vérité.

« En être ou ne pas en être » ? : surtout n’allez pas imaginer que vous pouvez créer un nouveau territoire, clan ou secte séparés, innocents. C’est sans issue. Personne n’échappe à ce vertige – soit je lui (leur) appartiens – il (ils) m’aime(nt) ? ; soit je ne lui (leur) appartiens pas – il (ils) me tue(nt). Être est une question d’amour, c’est-à-dire d’appartenance, d’identification… et de regret.

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« Le vice n’est pas un accident historique »

« Mais le vice n’est pas un accident historique, chère Hannah Arendt », aurait pu dire Proust. Le vice est latent, il est l’autre face de la société, il est infini. Avant et sans Freud, Proust semble avoir découvert qu’il n’y a aucun moyen de ne pas en être – de la société, donc de la perversion.

Sauf à les décrire – décomposer, recomposer, réinventer. L’écriture n’efface pas le vice. Elle l’absout. Au réalisme qu’il maintient, le roman proustien ajoute une métaphysique dans laquelle le vice est à la fois approuvé et réprouvé. En fin de compte, exhibé pour être évidé.

Toutefois, pour Proust, la judéité n’est pas un vice, contrairement à ce que pense Arendt. « Assimilée », insérée dans une autre religion (catholique, pour lui) au titre d’une étrangeté aussi fascinante qu’abjecte, la judéité proustienne, parfois associée à l’homosexualité, manifeste l’inhérence du sadomasochisme au cœur obscur du lien social.

C’est un indice de vérité, lorsqu’elle irradie les différents groupes sociaux et révèle leur refoulement, leurs innommables passions mortifères – amour, jalousie, mort – et réversibles à l’infini. Rien qu’une beauté et pas de solution historique.

Arendt cherche une suite supportable à l’Histoire, après la Shoah. En retranchant la judéité pour consolider la pureté du judaïsme, on la protège, au risque de perpétuer la guerre entre clans, ethnies, nations et autres cultes identitaires.

Telle est la logique de l’Histoire. Si le judaïsme a pour lui l’Histoire, la judéité proustienne inspire l’art. Que le narrateur aspire à inscrire au Panthéon des lettres françaises pour qu’elle soit universellement reconnue. C’est fait.

Julia Kristeva

Dernier ouvrage publié de Julia Kristeva ? : L’Horloge enchantée,roman, Éd.Fayard, 2015.

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Marcel Proust : Une identité textuelle 1/2


Marcel Proust en 1900. Photo : Hulton Getty

L’émission Talmudiques, diffusée tous les dimanches matins sur France Culture et animée par Marc-Alain Ouaknin, accueillait le 6 octobre 2013 (1/2) et le 13 octobre (2/2) la psychanalyste Julia Kristeva pour réfléchir autour de la judéité de Marcel Proust. Julia Kristeva nous fait découvrir les liens complexes de Proust avec la question de l’identité en général et de l’identité juive en particulier, savamment nichée au coeur même de son œuvre.

Programmation musicale

L’air d’Eléazar, Rachel quand du Seigneur , par José Carreras,La juive, un Opéra en 4 actes, livret d’Eugène Scribe et de Jacques Fromental Halévy. On pourra aussi écouter la version de Caruso(1920) contemporain de Proust, que Marcel Proust a certainement entendu en concert..

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Marcel Proust : Le fil rouge de la judéité 2/2

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Julia Kristeva, écrivain del’odyssée

MON HÉROS (4/8) - Julia Kristeva est une écrivaine, psychanalyste et philologue français. Son oeuvre, considérable, mobilise toute la pensée contemporaine depuis le langage poétique, la psychanalyse, la linguistique jusqu’à l’écoute de la parole mystique et du ravissement spirituel.
La Croix, 31/7/15

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Photo KOVARIK:AFP, 2004

Ce qui pourrait le mieux définir, selon moi, l’œuvre et le parcours intellectuel et créatif de Julia Kristeva, c’est sans doute le mot odyssée.Un voyage rempli d’aventures et d’incidents, de découvertes et de contrariétés, et dont le retour à la patrie, à la fois tant espéré et retardé, révélera qu’il n’y a de vraie patrie que dans cet ailleurs que nous fait traverser l’exil, cet ailleurs comme vraie jouissance pour celle ou celui qui s’accepte comme « étranger à lui-même ».

Julia Kristeva l’avoue régulièrement, dans ses écrits, ses romans (Meurtre à Byzance,Fayard, 2004) ? : comme saint Augustin, sa patrie, c’est le voyage (in via, in patria). Augustin l’expliquait ainsi (dans sa De doctrina christiana en 397) ? : plutôt que de vouloir mettre un terme à ce lointain voyage qui nous éloignerait de notre patrie (alienamur a patria), reconnaissons que nous sommes chez nous dans le mouvement même qui nous éloigne, nous aliène, mais nous rapproche toujours davantage de la jouissance espérée, de Dieu, de la cité céleste ou de l’accomplissement de soi parmi les autres.

Un Ulysse féminin et contemporain.

Comme un Ulysse féminin et contemporain, à chaque étape du voyage, Julia Kristeva fait une rencontre avec ce qu’elle appelle « la signification de l’insensé ». Sirènes et monstres, traumas, légendes, chaos, confusion des genres et valeurs, nihilisme et chagrin, ravissement…

Ces épreuves répétées dessinent l’accomplissement d’un sujet multiple et plastique, un sujet étonnamment moderne capable de traversée psychique, de juxtaposition de plusieurs mondes, plusieurs langues et langages.

Cette odyssée, que nous suivons dans l’œuvre impressionnante de Julia Kristeva, nous apprend à ne pas éviter, à ne pas contourner l’inconfort, la vulnérabilité, la noirceur du psychisme et des âmes. Réalisant à travers son exploration linguistique, littéraire et psychanalytique, une traversée du mal, de la dépression, du chagrin ou du deuil, pour libérer ainsi notre espace psychique. Puisque c’est par la vie psychique que l’on renaît à l’infini.

Penser autrement, comme « des adolescents croyants ». Lauréate du prestigieux prix Holberg (2004), Julia Kristeva propose aujourd’hui un humanisme profondément renouvelé, et précisément conscient de sa part d’illusion et de folie, et reconnaissant « cet incroyable besoin de croire » dans lequel chacun peut se dissoudre ou se reconstruire. « Pourquoi voulez-vous exclure de votre vie toute inquiétude, toute souffrance, toute mélancolie alors que vous ignorez leur travail en vous ?? », demandait Rainer Maria Rilke (Lettres à un jeune poète, 1903).

C’est à cette connaissance que nous convie, avec beaucoup de compassion, de courage et d’originalité, l’œuvre de Julia Kristeva. Une véritable « recherche » qui mobilise toute la pensée contemporaine, depuis le langage poétique, la psychanalyse, la linguistique, l’écriture romanesque, jusqu’à l’écoute de la parole mystique, du ravissement spirituel comme chez Thérèse d’Avila (lire le magnifique Thérèse mon amour, Fayard, 2008).

Elle nous conduit à nous penser autrement que comme des « adolescents croyants », ceux qui veulent croire que tout est possible, qui ne veulent pas savoir ce qu’il en est de leur désir, leur folie.

Maladie qui peut les conduire jusqu’au projet nihiliste par excellence tel que Dostoïevski l’exprima dans les carnets de son roman Les Démons : « Nous tuerons le désir. » Julia Kristeva nous propose, à l’opposé, d’aimer le désir et de devenir enfin des enfants : « L’enfant, lui, est un chercheur, il est malin, il veut savoir »,dit-elle dans un entretien avec l’écrivain Philippe Forest (2006, dans la revue Art Press).

Frédéric Boyer

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Autour du livre Le temps sensible

En 1994, Julia Kristeva publie Le temps sensible : Proust et l’expérience littéraire et à cette occasion accorde un entretien à Gallimard. En 2013, Julia Kristeva fait de ce livre le coeur d’un séminaire doctoral dans le cadre de son enseignement universitaire à Paris VII.

Quatrième de couverture

Le temps proustien croise celui de l’histoire:les mutations sociales, l’Affaire Dreyfus, la Première Guerre mondiale, l’antisémitisme, l’identité nationale. Juif et catholique, ni l’un ni l’autre, Proust écrit en moraliste une des fresques les plus complexes de cet univers qui sort de La Bruyère, Sévigné et Saint-Simon pour basculer déjà dans la société de l’éphémère. Mais c’est un moraliste insolite, qui éclaire d’une impitoyable ironie nos vices les plus dérobés, nos amours les plus infantiles.
Tissé de perceptions et de fantasmes, ce temps proustien - qui n’est ni celui de Bergson ni celui de Heidegger - devient sensible. À l’imaginaire avide du lecteur, le narrateur offre l’appât savoureux de ses personnages:Swann et Odette, Bloch, Oriane, Verdurin, Albertine, Charlus, dont cet essai aide à retrouver les caractères mêlés aux paysages, églises, dalles et aubépines.
Pourtant, dans les plis de longues phrases, dans le cumul des brouillons et des lettres, dans la cruauté et le ridicule des passions, l’insignifiance des amours et le néant des êtres brusquement s’imposent. Les personnages se contaminent et se brouillent, une profondeur secrète les attire. Telle la madeleine trempée dans le thé, ils perdent leur contour absorbé par le style. Ces héros, ces visions, fruits d’une imagination dont Proust disait qu’elle était son seul organe pour jouir de la beauté, finissent par nous laisser un goût, un seul, âcre et tonique:le goût de l’expérience littéraire. Du roman comme thérapie, comme transsubstantiation.

- présentation de l’éditeur -
Edition, Folio essais, 2000

Rencontre avec Julia Kristeva, à l’occasion de la parution de Le Temps sensible (1994)

Pourquoi Proust ?

Julia Kristeva— C’est le géant de la littérature française du XXe siècle, comme ces géants à la fin duTemps retrouvéqui ont absorbé le temps et l’espace… Ses contemporains l’ont tenu pour un enfant et un snob. Les romanciers après lui ont essayé de l’ignorer. Très peu ont commenté son œuvre : Mauriac, Bataille, Blanchot. Les « engagés » devaient craindre son élégante ironie, les « formalistes » reculaient devant sa sensualité, ses personnages, ses intrigues, sa métaphysique. Proust reste encore une énigme. Il répond à une question d’actualité : dans quel temps vivons-nous ? Cette fin de siècle a du mal à penser son temps, ses temps. Proust, en contrepoint à Bergson et à Heidegger, propose le roman de ce manque à penser le temps.

Peut-on dire que La Recherche du temps perdu est une recherche du temps sensible ?

Julia Kristeva— J’ai commencé à interroger son texte par une question en apparence très limitée : quel rapport entre le langage et la sensation ? C’est la question de la petite madeleine, bien entendu, et que Merleau-Ponty a croisée dansLe visible et l’invisible. Progressivement, je me suis laissée envahir par l’« immense cathédrale du souvenir ». La Recherche proustienne m’est apparu révéler l’essentiel de l’expérience littéraire : ni une œuvre d’idée, ni un tissage de signes, ni une virtuosité de mots, mais - avec tout cela - l’exploration d’une fragile et dramatique frontière (Proust dit un « liseré ») entre l’Être et le sujet, l’ontologique et le phénoménal, la sensation et le langage. Écrire est cette expérience étrange au carrefour du temps qui est sens et souci, et de l’éblouissement de l’Être : un carrefour que Proust appelle un « temps incorporé » ou une « transsubstantiation ». Il invite le lecteur à faire la même expérience.

L’exemple de Proust, qui cherche à exprimer par les mots ce qui chez beaucoup d’autres demeure strictement des sensations, permet-il de dire que l’expérience littéraire peut être une alternative à l’autisme ?

Julia Kristeva— La recherche psychanalytique soutient qu’en arrière-plan des névroses existe le « trou noir » d’un trauma irreprésentable, une intense sensation innomée et innommable, une sorte d’ « autisme » endogène. Or, si vous relisez avec moi le « rêve du deuxième appartement » (Sodome et Gomorrhe), vous constatez qu’il fait état d’une expérience sans mots et sans sujet (« personne », un « nous » sans contenu…). Rien que des sensations violentes que la suite du rêve mettra en images pour en extraire des mots. Avec son extraordinaire génie, Proust a condensé là toute l’alchimie de l’expérience littéraire qu’il faudrait presque entendre au sens mystique du terme : l’aptitude de voyager des sensations aux mots et vice versa. Je dis donc que l’écriture peut réussir là où l’autisme échoue : dans le déluge des sensations, elle formule un temps sensible.

Vous mobilisez tous vos savoirs : philosophie, psychanalyse, poétique… Diriez-vous que votre essai est un livre total ?

Julia Kristeva— Pendant l’affaire Dreyfus, Proust était un fervent partisan du colonel juif avant de s’éloigner de la politique. Il lisait leZohartout en admirant les fastes de Venise. Il s’inspirait de la Volonté de l’Être chère à Schopenhauer, mais il considérait, comme Gabriel de Tarde, que le monde est une hypnose. Ses personnages rappellent les caractères de La Bruyère, mais leur réverbération est prête à glisser dans l’écran de la télévision. Sa phrase hyperbolique, ses métaphores sensuelles trahissent autant la douceur de l’enfant que l’érotisme blasphématoire de l’homosexuel. De toutes ces facettes et de tant d’autres,Le Temps sensibleessaie de tenir compte.

©www.gallimard.fr, 2004

Marcel Proust Interview en 1913 - Retranscription audio

Retranscription audio de l’interview que Marcel Proust a donnée au journal Le temps en novembre 1913. Il évoque son roman A la Recherche du Temps perdu.

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Interlude d’Eté. A l’ombre des jeunes filles en fleurs

En contrepoint de "Proust politique"

« Les jeunes filles sont faites pour être regardées » écrit Proust cité par le photographe Claude Nori.

La jeune japonaise Iwane qui se rhabille a le regard jubilatoire empreint de fierté candide et provocatrice. Shootée par le photographe Claude Nori et présente dans son exposition de 2012 à la Maison Européenne de la Photographie à Paris (septembre et octobre 2012)

Crédit :
Publié sur le site de Lunettes Rouges

Le site de Claude Nori

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Quelques citations de Marcel Proust issues de A la recherche du temps perdu (1918), A l’ombre des jeunes filles  :

« On se souvient d’une atmosphère parce que des jeunes filles y ont souri. »

« La beauté des êtres n’est pas comme celle des choses. Nous sentons qu’elle est celle d’une créature unique, consciente et volontaire. »

« L’adolescence est le seul temps où l’on ait appris quelque chose. »

« Je ne la possédai jamais tout entière elle ressemblait à la vie. »

« La jeunesse est cet heureux temps où l’on devrait plutôt dire qu’on ne doute de rien plutôt que de dire qu’on n’y doute pas de soi. »

« Les « quoique » sont toujours des « parce que » méconnus ! »

« Le désir fleurit, la possession flétrit toutes choses. »
(Articles et lettres : Nouvelle édition augmentée, Éd. Arvensa editions, 2014)

« La photographie acquiert un peu de la dignité qui lui manque, quand elle cesse d’être une reproduction du réel et nous montre des choses qui n’existent plus. »

« Les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus. »

« Je l’aimais et ne pouvais par conséquent la voir sans ce trouble, sans ce désir de quelque chose de plus qui ôte, auprès de l’être qu’on aime, la sensation d’aimer. »

« Le temps dont nous disposons chaque jour est élastique ; les passions que nous ressentons le dilatent, celles que nous inspirons le rétrécissent, et l’habitude le remplit. »

« Nos désirs vont s’interférant et, dans la confusion de l’existence, il est rare qu’un bonheur vienne justement se poser sur le désir qui l’avait réclamé. »

« Quant au bonheur,il n’a presque qu’une seule utilité, rendre le malheur possible. »
(Le Temps retrouvé)

« Je ressentis devant elle ce désir de vivre qui renaît en nous chaque fois que nous prenons de nouveau conscience de la beauté et du bonheur. »

« Une heure n’est pas qu’une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. »
(Le Temps retrouvé)

« Le témoignage des sens est, lui aussi, une opération de l’esprit où la conviction crée l’évidence. »
(Œuvres Complètes, éd. 1931)

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Extrait vidéo : A la recherche du temps perdu / A l’ombre des jeunes filles

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Un téléfilm (2010) de Nina Companeez en deux volets, avec Micha Lescot, Dominique Blanc et Didier Sandre sur l’œuvre de Marcel Proust A la recherche du temps perdu.

1900. Le narrateur, 18 ans, part pour Balbec en séjour de convalescence... Il s’installe au Grand Hôtel avec sa grand-mère et Françoise, leur domestique. Dans cet extrait, par l’intermédiaire d’Elstir, un peintre qu’il admire, il se lie d’amitié avec les jeunes filles qu’il observait depuis longtemps : Albertine dont il est amoureux, Andrée et Gisèle.

Nina Companeez (disparue en avril dernier) se voulait très humble face à Marcel Proust. "Mon film veut être une porte d’entrée vers Proust […]. Peut-être est-ce ma modestie devant ce projet qui m’a aidée à ne pas en avoir peur."

Pourtant, adapter la Recherche lui paraissait "fou, voire irréalisable", en parfait accord avec cette sentence définitive du critique Claude Beylie : "Proust, cet écrivain qui a anticipé de manière si frappante sur le travail des cinéastes [...] s’avère l’un des plus rebelles qui soient à une transposition à l’écran." Il n’aura pourtant fallu qu’une simple lettre de téléspectateur et d’un peu de réflexion pour qu’elle change d’avis, tout en restant consciente de l’immensité de sa tâche face à ce monumental chef-d’œuvre. C’est impossible ? Autant en faire plus, s’était-elle alors dit. "Les films qui ont été réalisés traitaient d’un volume du roman de Proust : Volker Schlöndorff a adapté Un amour de Swann et Raoul Ruiz s’est concentré sur Le temps retrouvé. La grande différence avec eux, c’est que j’aborde toute la Recherche."

*

[1Marcel Proust, A la Recherche du Temps perdu, Sodome et Gomorrhe, Gallimard, coll. « La Pléiade », tome 3, 1988.

[2Idem

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