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Le corps

Entretien avec Philippe Sollers (1993)

D 8 janvier 2024     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Dans un hommage à Philippe Sollers, le numéro 64 de la Revue française de psychosomatique (2023) reproduit des extraits d’un entretien intitulé Le corps publié initialement dans La Porte, n° 4 (avril 1993) et repris dans Éloge de l’Infini (2001, Folio 3806, p. 837-850).
Le voici dans son intégralité (Première mise en ligne le 14 avril 2014).

Hommage à Baudelaire Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.


Après son analyse de la fonction de l’idéologie du désir et du sexe obligatoires dans les sociétés contemporaines (cf. Le désir), Sollers poursuit sa réflexion à partir de ce qui fait exception, le corps de l’écrivain et, plus généralement, de l’artiste.

Le corps

Question : Votre corps, dites-vous, est une gêne pour les autres. On devrait s’intéresser plus au corps des écrivains, pourquoi ?

Ph. S. : Je crois que c’est de ça qu’ils se servent avant tout pour écrire. Pas le corps photographiable, télévisable, enregistrable : le corps intérieur. Le corps dans ses centaines de particularités de mémoire. Avec son synchronisme particulier et ses expériences fondamentales. Il faut essayer, en lisant Proust, d’imaginer la façon dont il fonctionne de l’intérieur. Ce n’est pas un corps comme les autres. C’est un corps très particulier. Pas seulement cette histoire d’asthme. Pas seulement ses particularités sexuelles... Qu’est-ce que c’est que de se retrouver à la fin de sa vie dans un bordel d’hommes où il a amené le mobilier de ses parents, et d’y faire des rituels bizarres comme de piquer des rats avec des aiguilles à tricoter ? Ce qui surprenait beaucoup Gide, voir son Journal. Il est très étonné par les rituels érotiques de Proust, tableaux vivants dont il avait besoin pour vérifier un certain nombre d’hypothèses. La Recherche du temps perdu est incompréhensible si l’on ne sent pas que Proust croit aux ébats dans la nature, c’est un esprit simple, au fond.
Pour résister à ce qui nous arrive, une définition de plus en plus policière et socio-biologique, une biologisation de l’essence de l’homme comme dit Heidegger, il faut en revenir à cette histoire de corps. Même question évidente chez Kafka. Il faut lire La Métamorphose, Le Château, Le Procès... Tout Kafka, y compris ses incroyables mises en scènes par rapport à ces femmes qu’il dit vouloir épouser mais, comme par hasard, il n’y va jamais. Le circuit de la lettre devient quelque chose qui tient lieu de relation sexuelle. Les Lettres à Milena sont parmi les plus belles choses qu’on peut imaginer. Le corps de Molière m’intéresse tout autant. Celui de Céline n’en parlons pas, avec ses histoires de trépanation, ses bruits dans la tête qui reviennent dans ses derniers livres. Qu’est-ce que ça veut dire de dormir en entendant des trains qui se catapultent, dans un cerveau, avec des sonneries...

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Joyce, après son opération des yeux, en 1922.
Photo Rosenbach.

Et Joyce, avec sa manie de chanter, ses histoires d’yeux, ses symptômes. Et pas seulement ses symptômes, mais la façon dont ils sont intégrés.
Il y a donc un CORPS qui n’est pas comme les autres. Une vue qui n’est pas comme les autres, une oreille, une respiration, une sexualité différentes. Elle est peut-être hétérosexuelle, homosexuelle, comme on dit lourdement, elle n’est pas réductible à un ensemble quel qu’il soit. C’est CELUI-LÀ qui nous fait part de son style. L’idée n’est pas creusée, c’est pourquoi j’insiste.

Question : Quand vous montrez votre corps à la télévision, n’y a-t-il pas de risque de brouillage ?

Mais non. Il s’agit d’une image en deux dimensions, pas du corps... Cela n’a donc rigoureusement aucune importance de paraître à la télévision. C’est pour moi d’abord une façon d’étudier sur le vif la croyance sociale aux images. Le fanatisme des deux dimensions et l’oubli de la troisième, sans parler de la quatrième. Ça prouve bien la crédulité des gens. Ils me voient sur un écran et ils croient que c’est moi. Moi, pas une seconde je ne crois que c’est moi. Donc, l’étude de l’état d’aliénation et de crédulité des gens par rapport à ça. Fabuleux ! « Est-ce bien moi qui vous ai vu hier à la télévision ?... »
Il s’agit ensuite d’étudier la façon dont ça se fabrique. Puissamment intéressant. Les coulisses. Le pouvoir est là. C’est l’enquête balzacienne de base. Je ne vais pas rester passif devant mon poste de télévision en croyant que la télévision existe. Ça fait partie du travail sociologique exigible d’un écrivain, comme de savoir voyager, prendre l’avion, voir des pays. C’est une activité normale. Elle m’est reprochée par des gens qui ont peur de leur époque, peur d’aller sur le terrain, peur de se renseigner. Et qui croient que leur image c’est eux.
Mais je m’intéresse surtout à la façon dont je vais PARLER, ou ne pas PARLER sur un plateau de télévision. La télévision ne m’intéresse pas fondamentalement.


Question : Quelle partie de votre corps aimez-vous le plus ?

Aucune... Le corps n’est pas un tout formé de parties. C’est une interdépendance continuelle. La meilleure définition est celle qu’on en a donné au Concile de Vienne : « L’âme est la forme du corps. »

Question : Quel est le moment où votre corps vous intéresse le plus ?

Sans cesse... Le sommeil. Être expert en sommeil. Le fait que je puisse m’endormir presque à volonté en trente secondes ou une minute n’importe où. C’est un don précieux. Le fait que l’on ait une certaine habitude de ses rêves en sachant les interpréter. Freud sur cette affaire... Le matériel diurne, les résidus infantiles... Comment on se met face à ça... Le corps peut marcher, nager... Et puis il y a la sexualité. Comment vous faites avec votre corps, de façon plus ou moins lente, rapide, avec ou sans la voix... Les rapports du corps à la musique, à l’architecture, à la peinture (la peinture n’est pas une image)... Et par rapport à ce qui est probablement fondamental, LA VOIX. L’art d’improviser, de penser en parlant... Choisir des gens avec lesquels on peut mener des conversations poussées. Ce que les Anglais appelaient, pour désigner l’adultère, des conversations criminelles. Sade m’intéresse par rapport à ces dimensions. Il y a des gens qui trouvent ça monotone. Moi, ça m’enchante comme Jean-Sébastien Bach m’enchante. C’est une découverte magnifique à chaque instant du corps. Tout le XVIIIe siècle ne s’occupe que de ça. Diderot, Voltaire... Voltaire, magnifique exemple... Il fait croire pendant dix ans qu’il va mourir... De l’utilisation de la maladie comme stratégie...
Je prends l’exemple de Francis Bacon. Je veux écrire un livre sur lui [1]. J’ai lu beaucoup de livres sur lui, des interprétations de sa peinture, qui en général ne parlent pas du sujet de ses tableaux. Tout à coup, je tombe sur un film à la télévision anglaise. Merveilleux. Tout simplement parce qu’il est traité avec amitié. On le laisse avoir son temps, donc son corps. Ça veut dire qu’on va le voir assez longuement, boire une bouteille de bordeaux et devenir ivre. On comprend alors pourquoi dans son atelier, il y a des photos d’animaux, de lions à tel moment, à tel autre. Il travaille sur la viande.


La preuve en images.

Francis Bacon

Un film de David Hinton

1985, 54’.

David Hinton et Melvyn Bragg accompagnent Francis Bacon toute une journée au moment de sa seconde rétrospective à la Tate Gallery de Londres en 1985. La journée commence à la Tate Gallery, puis est suivie par une visite à l’atelier du peintre à Reece Mews, South Kensington, où Bacon peignit pendant trente ans au milieu d’un « chaos » (c’est son mot) de peintures, de livres et de photographies. Dans la soirée, ils se rendent dans le pub favori du peintre, le Colony Room, et finalement dans un casino à Soho. Alcool et jeu. La conversation révèle les influences, "théories" et obsessions de l’artiste.
Il résume la conception de son art : « Pas illustration de la réalité, mais créer des images qui sont concentration de la réalité et sténographie de sensation. »

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Autres exemples, Picasso, Bataille, Artaud...
Je n’idéalise pas les corps. Je prends au sérieux ce que les gens m’en disent. D’ailleurs on ne devrait jamais commencer une conversation avec qui que ce soit sans lui demander s’il souffre ou pas au moment où il parle. D’autre part, je prends très au sérieux leur façon de jouir, de s’empêcher de jouir, d’oublier qu’ils ont joui, d’avoir des ennuis avec ça. La souffrance ou le plaisir, c’est vraiment ce qu’on peut étudier de plus sérieux en ce monde.
Dans Le Secret, il y a d’une part la façon de décrire le corps-substance de marchandisation, ce qui va en même temps que l’image télévisée en deux dimensions. Ensuite, la reproduction artificielle et la substance vendable. Le don, les banques de sperme, les ovocytes en circulation, les greffes d’organes. Toute ma documentation est extrêmement précise : tant de roupies pour la cornée, pour le foie, la rate. Nous sommes dans la civilisation de la marchandisation systématique du corps. Jamais l’humanité n’avait mis le sperme sur le marché, cela change beaucoup de choses dans l’imaginaire humain, non ? Ce corps déserté de lui-même est désormais une marchandise comme une autre. Ce n’est pas l’esclavage du corps, l’exploitation d’une force de travail — le marxisme s’est produit autour de cette affaire — c’est le corps découpable.
De l’autre côté il est question de la mort. Qu’est devenue la mort ? Ou les rapports d’un adulte à un enfant, ce ne sont pas les mêmes dimensions, les mêmes propriétés de langage.
Et puis, la sexualité est en train de devenir une tarte à la crème. Contrairement au XIXe siècle, pour faire scandale, il faut dire aujourd’hui que le sexe n’est nullement obligatoire. La disjonction de l’acte sexuel et de la reproduction est un des événements les plus importants des siècles.

Question : Il y a pourtant un précédent dans l’histoire...

Ça, c’est vous qui le dites. En tous cas, si c’est bien du christique que vous parlez, la chose semble assez appropriée à ce qui se passe. Mais à l’envers. D’où le fait que le Pape [Jean-Paul 2] en prend forcément plein la gueule, comme étant LE criminel n° 1 qui interdit aux Africains de se servir de préservatifs ou qui conseillent aux femmes bosniaques de ne pas avorter. Ce n’est pas ce qu’il a dit, mais personne ne se préoccupe de ce qu’il dit vraiment : au cas où ces enfants naîtraient, il faudrait les accueillir... Un discours d’une fadeur totale. Je regardais l’autre jour Élisabeth Badinter qui recommandait que ces enfants ne soient pas laissés avec leur mère, parce que les enfants engendrés après un viol ne peuvent pas recevoir d’amour maternel... Ce qui a priori semble sensé. Mais au lieu de dire enfant, elle dit garçon... Et personne ne le relève. Autrement dit, les enfants qui vont naître de ces viols vont être automatiquement des garçons ! Cela m’a rappelé Marguerite Duras parlant de Christine Villemin, supposée à l’époque avoir jeté son petit garçon dans la Vologne — sublime, forcément sublime —, disant que ça ne pouvait être que le résultat logique du fait qu’elle avait ressenti le coït comme un viol... Il y a de quoi s’amuser non ? Tout cela est pour moi à ironiser d’urgence.

Question : Sans jugement de votre part ?


Pablo Picasso Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Non. Cela mérite le récit, mais les faits parlent d’eux-mêmes. Ce qui en revanche m’étonne c’est la manière qu’ont les gens de ne plus s’étonner de rien. Ils avalent chaque jour par dose homéopathique des atrocités, des énormités. Il n’y a guère que quand on leur sert tout d’un bloc qu’ils ont un petit sursaut. Regardez, les Français ne commencent à imaginer l’existence possible de la corruption ou de la mafia que si leur sang est en question. Là, ça leur fait un petit soubresaut. Comment ! Mon sang... Contaminé ! C’était de l’argent... Planqué en Amérique ... Les Italiens qui voient trois meurtres par semaine sont plus difficiles à étonner. Le crime en tant que vitesse de croisière intégrée dans la marchandise d’une façon ouverte, filmée en direct quasiment, fait partie des éléments à traiter quand on s’intéresse à son époque.

Question : Comment faites-vous pour encore désirer une femme après l’avoir étudiée de manière si ironique ?

J’étudie son mode d’intoxication par la société et la manière dont elle y résiste. Si j’ai devant moi la pure réplique de la propagande sociale, je ne la désire pas... Sauf par humour... On peut aussi décider de désirer par humour. Je ne juge pas les individus, mais les systèmes qui les façonnent. « L’âme est la forme du corps ». Je pars du principe que tout le monde a une âme... Mais malheureusement, ce qui ressort, c’est que le système est désormais assez fort pour façonner pavloviennement les moindres réactions, les moindres désirs. On se trouve devant une surabondance de clichés... Alors, je préfère... Oui, les femmes intelligentes. Contrairement à la plupart des hommes elles ne me font pas peur. Elles m’exciteraient plutôt.

Question : Comment se passe une scène de séduction de Sollers ? Avez-vous une bonne connaissance de l’effet que votre corps produit sur l’autre ?

Il faudrait appeler ce chapitre « selon ». En dehors du selon, il n’y a rien. A priori, plan, programme... Non. C’est toujours la même volonté sociale de classer. Il faut refuser absolument de se laisser définir sexuellement. Hétérosexuel, homosexuel... Je suis contre toute communauté sexuelle. On me suppose hétérosexuel, mais rien ne prouve à mes yeux que la pratique que j’ai corresponde à la moindre hétérosexualité connue. Sauf, pour reprendre le mot de mon vieil ami Lacan : « On est hétérosexuel quand on aime les femmes, qu’on soit un homme ou une femme. » Ce qui veut dire que presque personne ne l’est en définitive. Le jour où les femmes aimeront les femmes... ça se saura ! C’est donc selon et ça se traite selon moi par le langage. Les rapports physiques et le langage sont à mon avis équivalents. Ce qui ne veut pas dire qu’on est obligé de passer aux rapports physiques.

Question : La laideur, la marque de la maladie sont-ils des troubles ?

Eh oui, bien sûr. Mais c’est selon ...
La plupart des gens sont absolument indifférents au corps de l’autre. Ce qui veut tout simplement dire qu’ils sont indifférents à leur propre corps. Ils se passent de vous comme ils se passeraient à la limite d’eux-mêmes, de leur corps plein de potentialités inexplorées. Ils vivent au jour le jour, en deux dimensions.

Question : On peut vivre sans son corps ?

Oui, c’est même ça qui est promis à l’humanité. Par la déréalisation technique du corps. Vous prendrez de plus en plus l’habitude de voir des massacres à l’heure du dîner... Après quoi, le sport. L’incarnation, au sens où Dieu s’incarne, est un phénomène absolument révolutionnaire... La plupart des gens n’y croient pas. Pas plus qu’à la résurrection. Alors que s’il y a incarnation, il y a forcément résurrection. Dieu ne va pas rester mort toute sa vie si j’ose dire...

Question : Les femmes, si elles ne croient pas à l’incarnation, raffolent du don de leur corps...

Oui ? À supposer que nous soyons dans la construction d’une tyrannie nouvelle au moment où tout le monde parle de démocratie, cette tyrannie aura au moins eu cet instinct, pour concrétiser le règne de la marchandise, de faire fond sur l’intense besoin de reproduction... Où les femmes sont piégées à 120 %. De même pour le sexe obligatoire... C’est parce qu’un certain état de la marchandise implique qu’il y ait cette pression. Ce n’est pas par désir de faire jouir les humains, mais par désir de les rentabiliser à un moment ou à un autre. Ça passe par l’Argent, le Sexe, la Terreur, l’Hystérie, la Mort, l’Enfant.

Question : Qui en tire profit ?

L’économie politique. Et puis, ceux qui se trouvent à l’endroit où ça tombe.

Question : Quel héritage peut-on transmettre à ces corps nouveaux, ces corps fabriqués ?

Un certain art de la guerre. Les éléments pensés de la guerre défensive. Tout individu est désormais en guerre contre l’ensemble, quel qu’il soit, dans lequel il se trouve pris. Il ne peut compter rigoureusement que sur lui-même. C’est mieux qu’il le sache. Pour autant que l’individu ait envie d’être libre ou de survivre le moins mal possible. Il n’y a donc rien à proposer. Je me contente de voir l’individu. Je vois les échantillons que j’ai. Je suis sur le réel. Je n’impose mon système de perception à personne. Mais les thèses que je tire, j’essaie de les généraliser. Parce qu’il faut bien publier ses résultats.

Question : Vous vous promenez nu dans ce laboratoire ?

Je ne m’y promène pas nu, j’agis nu.

Question : Sans danger ?

De quel danger parlez-vous ?

Question : Un exemple : vous vous trouvez nu dans une pièce en face de la femme que vous aimez. Vous sentez tout à coup que son regard se pose sur votre corps d’une manière terrifiante. Que faites-vous ? Vous vous rhabillez, vous vous cachez sous la couette, vous allez vers elle pour lui montrer que ce qu’elle a vu était faux ?

C’est le type d’expérience qui aurait pu m’arriver avant que je fonde mon labo. Aujourd’hui, le moment où je suis nu n’est pas un moment où ça pourrait arriver.

Question : Cela ne vous est jamais arrivé avant la création du laboratoire ?


À l’oreille. Photogramme de Sollers au Paradis Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Pas vraiment. Instinctivement, on empêche ce genre de choses de se produire. J’ai plutôt tendance à étudier les échecs dans les réussites les plus grandes. On commence par agir et ensuite on parle. Tout de suite, au lit, nu, ensuite on parle. Ou on ne parle pas. On peut se quitter immédiatement. C’est ça la philosophie dans le boudoir. Il faut en réalité partir du fait que tout cela est fait pour ne pas marcher. Il faut se donner un jeu qui implique qu’on est conscient que ça va être des simulacres. Que la VÉRITÉ ne va pas éclater. On n’est pas l’inquisiteur de la pensée réelle de l’autre. Il n’y a pas de pensée réelle de l’autre. Tout est jeu. Il y a deux écoles. La grande tradition du libertinage français — c’est presque un pléonasme — et puis la tradition romantique qui pourrait donner lieu à des exemples pathétiques comme celui que vous évoquiez. Je veux réduire au maximum le pathétique de ces choses dites « physiques ». Éros et Éthos, l’érotisme et l’éthique. Contre Pathos et Thanatos, le pathétique et la mort. L’amour et la mort, le sexe et la mort, ça ne me dit rien. En revanche, je vois que c’est extraordinairement récurrent dans la civilisation où nous sommes qui comme par hasard culmine dans les deux dimensions... Le spectacle et la mort sont la même chose. Le spectacle se nourrit de la mort. Voir les nouveaux martyrs érotisés après leur mort : Sida by night all the time. Tous les goûts sont dans la nature, ça me laisse froid. La mort ne m’érotise pas.

Question : Le corps de Sollers fait-il l’objet de tentatives d’approche en public ? Un homme, une femme qui se jetterait sur vous ?

Ah, ah. Pourquoi voulez-vous du grotesque ?

Question : Hervé Guibert provoquait ces comportements...

Guibert faisait la passion christique... Il guérissait les écrouelles. Guibert j’aime beaucoup, mais vous voyez bien qu’on ne joue pas le même tennis... Mon corps ne déclenche pas ça. Même plutôt une certaine répulsion.

Question : Ça vous peine ?


L’oeil écoute. Photogramme de Sollers au Paradis Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Non... Je détesterais être adoré physiquement. La relique vivante ne me convient pas...
En masse moyenne, il est probable que les femmes ont un maniement symbolique supérieur à celui des hommes... En théorie, dit-il, lui, l’auteur de Théorie des Exceptions... Élisabeth Badinter a raison, il est très difficile de devenir un homme... Et encore plus Jean-Sébastien Bach. Ou Mozart. En théorie l’homme se débrouille plutôt moins bien que les femmes. Mais, en exception, c’est peut-être pour certains la consolation d’être des insectes inutiles passant dans le biologique, n’ayant rien à y faire.

Question : Est-ce difficile d’écrire sur elles ?

Ce n’est pas difficile d’écrire sur les femmes, c’est l’enfance de l’art.

Question : Vos livres sont-ils difficiles à lire par les femmes ?

Ne croyez pas ça. Les hommes ont beaucoup plus de mal. Les femmes ont l’apparence d’avoir du mal. Les hommes sont beaucoup plus crédules que les femmes, notamment sur le côté sexuel des choses. Très peu d’hommes se doutent que les femmes peuvent simuler la jouissance sexuelle. Lors de la sortie de Femmes, les hommes ont beaucoup plus coincé que les femmes. Je l’ai vu aux lettres d’insultes. Pour 10 de femmes, 800 d’hommes. Des jaloux, des excités. Pour Le Secret ça ne coince pas pour les mêmes raisons. Le Pape, ça coince. Ou bien l’attaque frontale de la marchandisation de la reproduction. Cette manière de montrer que la technique n’est pas en elle-même libératrice quoi qu’on en dise, mais empoisonnée par la rentabilité et le calcul. Ou la démonstration du devenir de la mafia universelle... Ce ne sont pas forcément des idées qui plaisent.
Le combat est moins sur les moeurs que sur l’analphabétisme. On est dans un monde où tout se vaut : Dante, Virgile, Homère, les confessions d’une femme de chambre noire, d’un chauffeur de taxi hispanique. C’est tordant.

Question : Que se passerait-il si vous deveniez muet ?

Je continuerais à me parler intérieurement.

Question : Comment séduiriez-vous ?

Je séduirais par l’intériorité qui surgirait de mon regard... A moins que vous me supposiez aussi aveugle ou paralytique... Vous voyez bien que le corps gêne...

Propos recueillis par Sophie Rostain et E. Picault,
La Porte, n° 4, avril 1993.
Éloge de l’Infini, 2001, Folio 3806, p. 837-850.

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François Mauriac en 1959
Philippe Halsman/Magnum photos
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Portrait du Joueur
L’Infini n°100 (automne 2007)

Pablo Picasso.



Pour le fun : Albert Gauvin. Toulouse, 29 décembre 2022. ZOOM : cliquer sur l’image.
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1 Messages

  • V.K. | 16 avril 2014 - 18:05 1

    Avec sa série Anthropométrie, 1960, Yves Klein expérimente le corps comme « pinceau vivant ».

    Agnès Varda : « J’ai choisi cette peinture d’Yves Klein ;je l’aime, voilà, elle me plaît. J’ai toujours l’impression d’avoir un rapport proche, et pourtant je n’ai pas connu Yves Klein mais je l’admire, je l’ai toujours admiré car il a fait quelque chose de très extraordinaire, c’est novateur, c’est culotté. Puis il a posé la question de l’acte de peindre. Ca s’est passé dans une galerie, en 1960. Il avait convoqué ses modèles ; il les appelait des « pinceaux vivants », alors on leur peignait le corps jusqu’aux cuisses, de ce bleu qu’il avait inventé.

    Alors elles se plaquent contre la toile ou le papier et cette idée du corps avec cette forme entre les cuisses et le buste, les poils pubiens, ça met la peinture dans un rapport charnel avec les spectateurs.
    Et c’est en même temps quelque chose qui renoue avec des mœurs très très anciennes, bien avant la civilisation, dans les cavernes, il y avait des traces, il y avait des empreintes, il y a eu des empreintes de mains.

    Là, la notion de traces et d’empreintes est un acte qui, moi, me touche et puis j’ai une admiration, une tendresse pour ce peintre. Il est mort jeune, en plus, alors évidemment ça en fait un héros.

    (Source DVD « Suivez l’artiste », Musée national d’art moderne du Centre Pompidou, 2004)

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    23 février : à son domicile, Yves Klein réalise les empreintes de Rotraut ( sa femme) et de Jacqueline qui déposent les traces bleues de leur corps sur une grande feuille de papier blanc fixée au mur en présence de Pierre Restany. L’œuvre est nommée par les participants Célébration d’une nouvelle Ère anthropométrique. Avec ces traces inscrites sur le support, Klein veut fixer dans leur fugacité les marques des " États-moments de la chair ".

    9 mars : Anthropométries de l’Époque bleue, à la Galerie Internationale d’Art Contemporain, 253, rue Saint-Honoré à Paris. Sous la direction d’Yves Klein et pendant l’exécution de la Symphonie monoton, (de sa composition) trois modèles nus s’enduisent de peinture bleue et apposent les empreintes de leur corps sur des papiers blancs, disposés sur les murs et le sol de la galerie. Une gestuelle mise en scène par Klein, anime les figures d’un étrange ballet, dans lequel les actrices se roulent ou se traînent par les mains sur le sol, sous les yeux de l’assistance. Le public, en habit de soirée, est nombreux, composé d’artistes, de collectionneurs, de critiques et après la performance, un débat général s’ouvre avec la participation de Georges Mathieu et du critique d’art Pierre Restany ( il inventera le nom d’Anthropométrie pour désigner ces œuvres.)

    Dans ces tableaux, Klein orchestre comme le note Catherine Millet « la rencontre de l’épiderme humain avec le grain de la toile ».

    Cette rencontre se fait par simple contact, la couleur passant directement du corps-pinceau à la toile et de la toile au regard du spectateur. Le savoir faire du peintre n’existe plus dans ces œuvres où s’efface la facture. Les corps de chair, eux-mêmes réduits à des tampons, semblent disparaître devant une autre vérité que ces empreintes de seins, de ventres, de cuisses amènent à la surface, celle de la trace réelle, donnant à voir l’immédiateté du contact.

    Travail de négatif et d’aplatissement des corps niant tout effet de profondeur, l’empreinte est en deçà de la représentation, trace du travail du modèle, en même temps médium et motif. Le corps de l’artiste peignant ainsi que le corps figuré manquent ici. Contrairement à Pollock, dont la peinture était le résultat de son geste et de son corps à l’œuvre, il s’agit ici, comme le souligne Klein, de « projeter ma marque hors de moi ». [Crédit : Le corps dans l’œuvre, Centre Geoges Pompidou ]

    GIF Vidéo de la performance : youtu.be/dyOm2c815fQ

    Extrait tiré d’un film italien, l’un des rares à restituer la performance du 9 mars 1960, en couleur, avec le bleu Klein, l’IKB (International Klein Blue), qu’il a fait breveter).

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    GIF « On n’a pas un corps, on est un corps » (Philippe Sollers)

    Un autre article traite du corps de l’écrivain, ici : « Vous voyez bien que le corps gêne... »

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    Crédit photos : Archives Yves Klein