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Marcelin Pleynet, Le Parménide

Stanze, chant V, premier mouvement (extrait)

D 14 avril 2013     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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La Polygraphe n° 9/10, quatrième trimestre 1999.


Stanze

Marcelin Pleynet insiste : il est né en 1933. « Mars l’un plaît né. Mars, le dieu de la guerre... Le plaisir sur tous les fronts... ce n’est pas sans risque. » [1]

En avril 1973, Pleynet publie Stanze (Seuil, collection Tel Quel). Il va avoir quarante ans. C’était (très exactement) il y a quarante ans.

Les premiers vers de La Divine Comédie de Dante nous parle de « L’Enfer » :

« Au milieu du chemin de notre vie, ayant quitté le chemin droit, je me trouvai dans une forêt obscure... »

On peut le dire aujourd’hui : en 1973, Pleynet est au milieu du chemin de la vie (est-il en enfer ?) [2].

Il est aussi au milieu de Stanze (seuls les quatre premiers Chants sont publiés sur les neufs prévus).

L’entretien que Pleynet donne à la revue art press en mai-juin 1973, à l’occasion de la publication, s’appelle Incipit Vita Nova [3]. Le film qu’il tourne en 2006-2007 avec Florence D. Lambert : Vita Nova [4]. Toujours Dante.

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Première édition, avril 1973

Les dates ont leur importance.

En avril 1873, Arthur Rimbaud commence à écrire le seul livre qu’il décidera de publier : Une Saison en enfer. Pleynet publie donc Stanze à l’occasion du centenaire d’Une Saison en enfer de Rimbaud.

Je consulte, par hasard, mon exemplaire de Stanze (il n’est jamais très loin). Je vois que j’ai noté sur la page de garde la date : « 14 avril 1973 »... Il n’y a pas de hasard. Le 14 avril 1973 était la veille du dimanche des Rameaux. Dans La Divine Comédie de Dante, le Chant I du « Paradis » commence le 14 avril 1300 (jeudi de Pâques) [5].

A-t-on vraiment lu Stanze (ses quatre premiers Chants) aujourd’hui, quarante ans après la publication ? Pas plus qu’Une Saison en enfer ou les Illuminations de Rimbaud pendant plus d’un siècle ! Sans doute y-a-t-il dans Stanze trop de temps brassés à la fois... Et, déjà, la Chine... servant d’alibi, ici-même, hier comme aujourd’hui, pour ne pas lire...

Ceci, par exemple :

« Le cartouche choisi, tel qu’il dispose les neuf Chants de Stanze, est celui de la maison du calendrier chinois (Ming t’ang) construit à l’image du monde comme un carré magique, à neuf chambres. De gauche à droite et de haut en bas : les chambres (stanze) 4, 9, 2-3, 5, 7-8, 1, 6. » (Le pontos, 2002, p. 111-112)

J’y reviendrai.

Aujourd’hui, 14 avril : soleil, ciel bleu zébré. Le printemps est enfin là, de retour. La joie des oiseaux.

*


Parménide d’Elée

Cette fois la Grèce.
Parménide d’Elée. « Elée. Ailé. Hélé. Appelé de loin. [6] »

Pleynet :

« — Répondez sur le Parménide. — En quelle année sommes-nous ? — Quel mois ? — Quel jour ? — Répondez. »

Où en sommes-nous avec Parménide ?
Où en sommes-nous avec le Temps ?

C’est pendant l’hiver 1942-1943 que Heidegger donne son cours sur le Poème de Parménide. Le Parménide a été traduit par Thomas Piel et publié chez Gallimard en 2011.

1933 : accession d’Hitler au pouvoir. Hiver 1942-1943 : bataille de Stalingrad.

Jean Beaufret traduit et publie son essai Le Poème de Parménide en 1955 (PUF, collection Epiméthée).

En 2013, Gérard Guest invite résolument à « Reprendre le chemin de Parménide » [7].

Dans un entretien récent (Sur les dieux grecs, L’Infini 121, hiver 2013) , Philippe Sollers affirme et s’interroge :

« Rimbaud est le jeune homme du poème de Parménide, le kurios. A-t-il eu des prédécesseur ? On ne le sait pas. Des successeurs ? On les cherche. Osons-le : c’est peu probable. Cela relève de l’impossible. »

Sollers ajoute :

« Je ne vois, dans l’histoire récente, qu’un seul athée parménidien : Sollers. Cela donne la mesure de l’obscurantisme ambiant. »

ZOOM : cliquer l’image

Mousquetaires. Regardez cette photographie. C’est la seule dont nous disposons où l’on voit Sollers et Pleynet ensemble dans le petit bureau du 5, rue Gaston Gallimard. Sollers est au premier plan, bien visible (l’article que la photo illustrait le concernait). Il lit. Pleynet est dans la ligne de mire, en perspective. Sans doute écrit-il. Au-dessus de lui, Picasso veille. C’est un mousquetaire comme Picasso en a peint des dizaines à la fin de sa vie. C’est le « mousquetaire assis » (à Mougins, le 19 janvier 1972 [8]). Que fait-il ? Il lit (c’est mon hypothèse). La lecture aussi est un combat spirituel. Ou une préparation au combat. Le mousquetaire semble dire : « Mars l’un plaît né. Mars, le dieu de la guerre... Le plaisir sur tous les fronts... » — lire, écrire... — « ce n’est pas sans risque. »

Dans mon dossier Sur les dieux grecs (Heidegger, Parménide et l’hiver 42/43) du 16 décembre 2012, je me suis autorisé à nuancer les propos de Sollers par cette note (qu’il approuverait sûrement) :

« Sollers est-il le seul athée parménidien ? Ce serait oublier que Marcelin Pleynet a écrit... Le Parménide. Stanze, chant V. Premier mouvement dont un extrait a été publié dans La Polygraphe, n° 9/10, octobre 1999.
Que l’on trouve dans le film Vita Nova de Marcelin Pleynet et Florence D. Lambert une autre porte (et même plusieurs), une clef, une déesse (et même deux) :

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Picasso, Baigneuse ouvrant une cabine de plage, 1928.
Photogramme du film Vita Nova.

Et que Pleynet remarque, dans Giacommetti. Le jamais vu, que Le chariot que Giacometti sculpta en 1950, évoque irrésistiblement le début du Poème de Parménide. »

Parménide : Heidegger, Beaufret, Guest. Sollers, Pleynet. Tout à reprendre.

Pleynet : « Reprenez sur le Parménide. »

*


Le carré magique et le Chant V

Reprenons :

« Le cartouche choisi, tel qu’il dispose les neuf Chants de Stanze, est celui de la maison du calendrier chinois (Ming t’ang) construit à l’image du monde comme un carré magique, à neuf chambres. De gauche à droite et de haut en bas : les chambres (stanze) 4, 9, 2-3, 5, 7-8, 1, 6.

Comme on le voit, le "carré" magiquement réorganise la disposition du "carré naturel", en distribuant les nombres (et les pièces de la maison du calendrier) de telle façon que le total des verticales, des horizontales et des diagonales s’ordonne à l’ordre d’un même chiffre.

« La chambre 5, situation déterminante dans le calcul, occupant le centre (le milieu) où s’oriente la trame des transformations, des mutations, des situations vitales et mouvantes, du monde. » (je souligne)

« Le Chant V, la cellule du centre, dédié aux "commencements", occupe la place à partir de laquelle se distribue l’ensemble de toute possible mutation. Séjour du "fils du ciel", elle est le lieu, le chiffre qui compte avec tous les autres mais sans lequel les autres ne sauraient en aucune façon compter.

Cette cellule est à la fois un chant, un temps, un lieu et un chemin : un centre avec lequel toutes les parties communiquent, qui est partout en elles, comme elles sont toutes en lui. » (Le Pontos, Chant V, 2002, p. 113-114 [9])

Le propre du temps

En 1995, Marcelin Pleynet publie Le propre du temps qu’il présente alors comme le Chant V de Stanze [10]. A l’occasion d’un entretien avec Alain Veinstein, il précise ce qu’il en est pour lui de la poésie dans son rapport avec la pensée (20-06-95).

« Comment être au plus près de cette pensée dont l’occupation définit l’être humain : le langage ? Comment retrouver, suivre, partager la question que, depuis toujours, incessamment il porte sur le temps ? Comment se situer au centre de cette activité qui crée et qui forme l’essence même du dialogue qu’en lui-même le langage entretient avec lui-même, comme, poésie ? »

Ecoutez :

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Le 29 novembre 2002, Pleynet lit un extrait du Propre du temps. Il s’agit de la première séquence du livre : « Théâtre des opérations ». Il termine par la lecture de la quatrième séquence, « Une route en Italie », tandis qu’est projetée une diapositive de La Résurrection de Piero della Francesca (voir plus bas).

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Le Parménide

Le temps est venu d’ouvrir à nouveau les archives et d’en révéler un peu plus à nos lecteurs. Voici donc l’extrait du chant V de Stanze, intitulé Le Parménide, que Marcelin Pleynet a publié dans le numéro de La Polygraphe en 1999, numéro dont les pages lui étaient dédiées (coordination de Pascal Boulanger).

Pleynet, Le Parménide. Ou encore : Pleynet/Parménide.

« La pensée est la pensée de la pensée ». « De la pensée accrochant la pensée et tirant. » 2500 ans...

« Je rentre chez moi. Maison carré. Neuf chambres. Je sais ce que je cherche dans un grand tumulte et très calme. La chambre carré. Patience innervée. Une cellule. Ce qui brille à l’intérieur. »

Entrons donc dans la chambre 5, la cellule du centre, « un centre avec lequel toutes les parties communiquent, qui est partout en elles, comme elles sont toutes en lui. » : le Chant V, dans son « premier mouvement ».

« Platon quel travail de Titan pour se débarrasser de Parménide. Sans lui pourtant. Plus de deux mille ans. Nous n’en saurions peut-être rien. » Pleynet ne se livre pas à une interprétation herméneutique du Poème de Parménide. Il n’écrit pas non plus un nouveau poème « didactique ». Il relit, réécrit le Poème et, en même temps, le célèbre dialogue éponyme de Platon (Le Parménide) composé, sans doute vers 368, juste avant Le Théétète, Le Sophiste et le Politique (Pleynet semble approuver l’ordre chronologique proposé par Auguste Diès [11]). En reprend les principaux personnages (Parménide, Socrate, Zénon, Pythodore, Antiphon...), leurs formules et expressions (« Mais réponds »), leurs « thèses » ; les plagie, les détourne (leçon d’Isidore Ducasse dans les Poésies), les réinscrit dans un nouveau contexte (2400 ans ont passé), en les inversant (leçon, là encore, de Ducasse, mais aussi de Nietzsche et son « inversion des valeurs »).

Le Parménide version 1998 n’est pas un « dialogue » à la manière de Platon. S’il en reprend certaines formes dialoguées, c’est en les interrogeant, les ironisant, les insérant dans une nouvelle fiction (« L’histoire de cette pensée est une fiction »), un nouveau « poème » (roman ?). « La chambre. Le poème. Le chemin. La voie. » Car c’est ici un poète qui parle à la première personne (« je rentre chez moi », « je sors sur la terrasse »...) et non plus Céphale ou Antiphon. Un poète qui a sa « tête » pourtant et a aussi lu Homère (« En finir avec Parménide, c’est aussi en finir avec les questions que pose l’oeuvre d’Homère », écrit Pleynet dans Nouvelle liberté de pensée [12]), Rimbaud, Joyce et Heidegger (« Le pensé d’un penseur ne se laisse surmonter que lorsque l’impensé de son pensé est re-situé dans sa vérité initiale »), et qui ne croit plus, comme Platon ou Socrate, « à la mission sociale de la philosophie ».

C’est une « conversation dans un parc » (imaginons : le Jardin des Tuileries), il faut le lire à haute voix (« Il est d’usage : ainsi le laisser être posé-devant, (le) prendre en garde aussi... » — « L’œil. L’oreille à la mesure du cœur. »). Tout part, comme toujours chez Pleynet, de la chambre (« la chambre carrée »), de la bibliothèque — et y revient. La nature est très présente (« la campagne d’Eure et Loire », « le rosier qui fleurit », « les vallées », « la plaine », « un parc fleuri avec des oiseaux qui s’aiment », « la mer », « les océans », « les champs du ciel »...), les monuments (« le temple de Wulang Dian », « le petit temple d’Athéna Nikê », « l’Acropole », « les deux colonnes d’Atlas »...), mais il est aussi beaucoup question d’écrans, d’images (« Une image pour deux mille ans » ?), de télévision, de l’ordinateur et du Web. Nous sommes à l’époque du spectaculaire intégré (en 1998). Impossible de ne pas en tenir compte. Qu’est-ce qu’un écrit désormais ? Un scénario pour un film. Des romanciers vont d’ailleurs s’y vouer eux-mêmes (résultat nul). « Les télévisions sont intéressées. Une vie de Parménide ! Un producteur au Turkestan », écrit Pleynet avec humour.

« La pensée qui porte cette image ne se voit pas »... Pourrait-on faire un film sur (le) Parménide ? On rêve d’une suite à Méditerranée ou à Trois jours en Grèce (Jean-Daniel Pollet, 1963 et 1991), ou encore à Vita Nova... comme Florence D. Lambert l’a fait avec Chronique vénitienne et L’Instant romain, les deux entretiens filmés avec Marcelin Pleynet (titres possibles : « Chronique éléatique » ? « L’instant ailé » ?)... Mais le « poème pensant » qu’est Le Parménide excède sans doute toute représentation imaginable...

On lit aussi ces mots dans Le Parménide (« Logique du Web ») :

« L’internet rend obsolète la notion d’exclusivité. »

L’exclusivité peut-être. Pas l’exception.

*


Marcelin Pleynet, Le Parménide

Stanze, chant V,
premier mouvement
(extrait)

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« Ce m’est tout un par où je commence, car là même à nouveau je viendrai en retour. »

Très exactement arrêté par l’évidence. Le jour se lève. Je rentre chez moi. Maison carré. Neuf chambres. Je sais ce que je cherche dans un grand tumulte et très calme. La chambre carré. Patience innervée. Une cellule. Ce qui brille à l’intérieur. La table. Le bureau. L’ordinateur est allumé. Le cours des choses. La vision. S’il en savait plus qu’il n’en dit ? Il parlera. En attendant le courrier s’accumule. Sacs de papier. Rien qui n’ai déjà été lu, écrit. Un homme demande qu’on lui fasse crédit. Une famille réclame son bien. Un escroc proteste de sa sincérité. La lumière de l’écran : une vitre sur ce qui vient. Ce qui perce les murs. Là-bas. On ne sait trop. Madrid. Londres. Ils attendent. Ils sont à l’écoute.

— Suivez l’autre canal — Revenez en arrière — Arrêtez.

Bruissement de la lumière, une soie grise sur le plancher. Ces feuilles, ces crayons sur la table, c’est incongru. Tous les claviers sont en marche. Et je ne compte pas les pensées qui passent par là silencieusement malgré tout. La chaleur qui m ’habite. La fenêtre dans le mur. La traversée. La vision. L’homme rouge sang. Le désert. Non c’est un jardin. Ils me traversent. Ils savent tout. Le saint est déserté. Il faudra en passer par le sommeil. Sur le rivage. Dans le ciel. Au-dessus de l’océan. La maison carré. Dans le petit jour. Une femme qui chante dans son jardin. Percée dans l’étendue. Le rideau des peupliers. La perspective et l’horizon troués. Conversation dans un parc.

— Je vous écoute. — « Il est d’usage : ainsi le laisser être posé-devant, (le) prendre en garde aussi... »

Rien à dire qui ne soit heureux. Il se penche. A San Giovani et Polo, « Distribution des indulgences ». Une femme voilée. Ne rien dire qui ne soit heureux. Il marche dans sa tête. La cellule carrée. Et tout le corps écrit. Curieuse curiosité la vie étant une pensée mouvante désinvolte, non constante. La maison. La cellule. Le centre. Le commencement et l’origine au centre de ce qui m’entoure et respire comme l’air en se dénouant. Message sur l’écran. En le regardant on ne le voit pas.

— Message : Jean Paul Getty. New York. 518 West End Avenue. L’Hudson. Le vent du large. 30e étage. A propos de Lewis Carrol.

Logique du Web. Il n y a pas de miroir dans ma tête. De « Je suis Je suis » on ne peut pas dire qu’il soit et on ne peut pas dire qu’il ne soit pas. Je lève les yeux. La maison carré dans son jardin. La campagne d’Eure et Loire. La chambre. La bibliothèque. L’enquête ouverte jadis sur la mer Égée. L’inquiète transparence. Le rosier qui fleurit proche des bornes de l’univers. J’attends ce qui déjà s’éclaire dans les rosiers. Il y a comme un soleil. Le clavier qui se lève. Le ruisseau qui traverse la main. Malheureux qui n’a pas appris ce que dévoile ton éclat. Tôt ou tard, j’ouvrirai. Je franchirai le pas. Les yeux dans les yeux avec la terre au-dessus de la terre et un océan bleu encore dans la nuit courante comme un avion... Tout à la fois. La voiture de police qui descend la cinquième avenue. L’Opéra. Le boulevard des italiens. Le temple de Dendérah. Le tambour des colonnes couchées entre ses cuisses. Rome : un enfant traverse la rue : C’est bien moi. Ici, sans bouger. Dans la musique. Je ne sais déjà plus ce qui se passe sur le clavier. Je transmets. J’augmente. Je diminue. L’éclaircie se maintient. Ils attendent ce qui se précipite de plus en plus loin, à travers les yeux, sur le palier. De palier en palier. Dans les yeux. Sur l’écran. La serrure ? De l’autre côté, peut-être. Il devra sentir, palper, écouter dans ses inventions. Si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme. Si c’est informe. Il donne l’informe. Tout sur le WEB.

— Demande d’information. Rimbaud 1998 ?
— Trois millions, trois cent mille.

Rimbaud. La Chine et son capital. L’économie chinoise. Le tracé des caractères. Faxer sur la grande écriture herbeuse « L’être se dispense à l’homme en éclairant l’étant comme tel et en lui ménageant une aire libre pour le jeu du temps. » Un de mes correspondants pointe sur la poésie. N’en dites rien. Cette porte est une porte sans porte, sans serrure et sans clef. Le soleil encore très bas éclaire les ombres transparentes. Bientôt il contourne les granges sur la façade de la maison. Silence. Il ne dort jamais. Tout autour le sommeil s’attarde. Fraîcheur visible de la rosée. Le bruissement des feuilles. L’écluse du moulin. Quelques traits, idéogrammes, d’une lumière rasante rose et bleue. Tout est déjà là dans sa nouveauté. Sur le bureau la lampe éclaire comme une fleur jaune dans le demi-jour. Quelques crayons, qui ne servent pas. Un encrier. Un stylo bagué d’or. Sur le capuchon : Waterman’s, 21 janvier 1903. A droite, le manuscrit. Écriture bleue. De la fenêtre la vue s’étend jusqu’à la rivière. La première ligne sur la première page : « Le Détroit de Messine ». Ils s’inquiètent. Ils n’arrêtent pas d’émettre. Quelle monnaie ? Paris, Ankara. Rio. Pékin. Le Cap. Le rand. Le dram. Le mark. Le dinar. L’euro. Le dollar. Le réal. Le yuan. La couronne. La livre. Le yen. Le Dirham. La lire. Le rial. Le zloty. Le rouble. La roupie. Le bolivar. Le site est ouvert vingt quatre heures sur vingt quatre. Je peux tout dire. Déjà le regard passe l’horizon. Les montagnes neigeuses. Les vallées. La plaine. Un parc fleuri avec des oiseaux qui s’aiment. C’est très loin. Et quelle clarté ! Ici, très loin. La mer. Les océans. Les champs du ciel. L’encre sur la page. Le jour qui vient. « Je revêts mes armes glorieuses, je prends en main deux longues pics et je vais me porter au gaillard d’avant. » Ils s’impatientent. Je faxe, le monde fermé et ouvert dans la chambre, dans un stylo, dans un instrument dont le manche évidé contient une plume d’or. L’impatience est un jeu. Déjà librement le soleil c’est le même. Déjà là l’amitié. La présence. La pensée et ses ordinateurs les plus lointains. Sollers dans son île. On a construit un pont. Il y avait un parc de laque dans la ville de Mong. Province de Ho-nan. A Nankin le temple de Wulang Dian. Quelle heure est-il ? Sur l’écran quelques-uns travaillent encore peut-être au vent du large. Ils auront traversé la nuit près de la porte des lions à Mycène. Un écran à l’écoute dans un palais Crétois. Un écran, un masque d’or travaillé en direct sur le visage. A Delph l’appareil polygonal du mur et l’inscription des actes d’affranchissement. Dans la chambre. En trois dimensions. Dans le temps hors du temps. « La pensée est la pensée de la pensée », imprime Stephen Dedalus. Ça ne s’arrêtera jamais. On se demande si ça a commencé ? Et pourquoi ? Et si ça s’arrête, il n’y aura pas plus de mémoire que d’oubli et pas de commencement. Ainsi ce qui vient de loin. Toujours déjà là. Un océan d’arguments. La maison. La chambre. La tête. La mémoire lumineuse. Le vide. La circulation carrée. L’arche du néant. Le spacieux de la lumière. L’histoire. L’œil. L’oreille à la mesure du cœur. L’écran qui s’allume. La chambre dans l’écran. Le jour se lève. Vous y êtes. L’internet rend obsolète la notion d’exclusivité. Je rentre chez moi. J’y suis.

— Poursuivez — Revenez sur le Parménide.

La solitude. Le dialogue dans le désert. La maison derrière la colline. La terre est-elle dans notre tête ou bien sommes-nous debout sur la terre ? Les pluies ont succédé aux averses. Un beau matin dans la campagne silencieuse une montagne s’écroule. Le monde est inondé.

— Reprenez. — Reprenez sur le Parménide.

« Quand nous fûmes entrés dans Athènes) nous rencontrâmes Glaucon et Adimante. » Les frères de Platon.

— Poursuivez.

« Nous souhaitions entendre Antiphon. » Une affaire de famille. « Sur l’agora, Adimante nous souhaite la bienvenue » — « S’il te faut ici quelque chose qui soit en mon pouvoir ? » — « Justement une prière à vous faire. » Le bruit s’est répandu. Antiphon (demi-frère de Platon) tiendrait de Pythodor le dialogue, où s’entretinrent Socrate, Parménide et Zénon, et tous les arguments contés, et qu’il les a tous retenus.

A l’écran : Athènes, les oliviers, l’étagement des cyprès. La caméra passe sur le petit temple d’Athéna Nikê. Au sud les terrains sacrés d’Artemis. A l’image les Propylées et leur colonnes doriques. Mouvement. L’image découvre les volumes du Parthénon.

« La vie d’un homme libre rendait nécessaire la présence des "autres". La liberté pour cette raison même, rendait indispensable un lieu de réunion — l’agora, la place du marché, ou la polis. C’est-à-dire l’espace politique proprement dit. » L’agora — Le conseil d’Athènes. La boulè compte 500 membres recrutés par tirage au sort sur la liste des plus de trente ans. Avant toute réunion dans la bouleuterion, ils procèdent à des sacrifices et des libations, et les citoyens se couvrent de myrte. La lumière de la lampe s’écrase sur la feuille ; un rideau de fumée découvre les saules. J’entends le bruissement des palmes. Je contemple le champ gris et rose des fleurs de la prairie. Je découvre le drap bleu de la Méditerranée. Le ciel et la terre en conversion. Ici et là. Un flux. Une sympathie sans vouloir. Entre ces quatre murs absent le grand carré n’a pas d’angle. J’ai toujours ouvert mille yeux sur l’existence de ce monde déconcertant. Des milliers d’yeux sur ma propre existence. Des milliers de regards avides s’attachaient à des réflexions que j’aurais voulu dérober. L’écran s’allume. Il questionne. Il sait. Il s’angoisse. Il doit savoir.

— Répondez sur le Parménide.

L’histoire de cette pensée est une fiction.

Vous devez tout dire — Répondez.

Pourquoi parler plutôt que garder l’étendue et le silence gardien de l’étendue.

— Répondez sur le Parménide. — En quelle année sommes-nous ? — Quel mois ? — Quel jour ? — Répondez.

Pasadena : de la Jet propulsion laboratory, sur les anneaux de Neptune : « Courage » 4500 km. « Liberté », « Égalité », « Fraternité » 25000. Courage ! On sait que Io, la belle génisse, abrite des volcans très actifs. Titan possède une atmosphère. On croyait Galatée « le berger » du quadrige... « les cavales qui m’emportent m’ont conduit aussi loin que mon cœur pouvait le désirer. »

— Poursuivez.

« C’est par là que j’étais porté, car c’est par là que les cavales en leur sagesse m’emportaient. »

— Poursuivez.

« Les jeunes filles, enfants du soleil, se hâtaient alors en leur escortes, ayant délaissé les demeures de la nuit pour tendre vers la lumière ayant des mains, écartés les voiles qui couvraient leur têtes. »

— Votre message ne passe pas. Reprenez.

A l’image : Lorenzo Lotto : distribution des indulgences. Une femme voilée.

— Reprenez sur le Parménide.

A l’image : Piero della Francesca, la Résurrection du Christ. Rothko, Hommage à Matisse [13].

— Nous ne comprenons pas ce qui trouble la communication. — We want Plato - Try again on the Parmenide.

Ils se retrouvent sur l’agora. On vient de construire le Parthénon.

A l’image : l’Acropole en couleur.

Platon et ses frères se retrouvent sur l’agora. Comment vous dire ? C’est un conte philosophique. On en reparlera dans plus de deux mille ans. Pythodore l’a dit à Antiphon : Socrate, Zénon et Parménide se rencontrent aux grandes Panathénées. Tout est faux. Deux mille ans. Tout est vrai. « Là se dressent les portes ouvrant sur les chemins de la nuit et du jour, un linteau et un seuil de pierre les enserrent en haut et en bas : et les portes elles-mêmes, tout éthérées, sont remplies par d’énormes battants. De ces deux battants, la Justice, prodigue en maintes peines, détient les clés qui les ouvrent. » Ici, aux portes du paradis comme à la porte des enfers, tout est ouvert et fermé. Fermé entre-ouvert. Deux mille cinq cents ans. Pythodore ment de mémoire. Antiphon ment par cœur, mais il aime les chevaux, et quant on lui demande le récit des dialogues il montre quelque appréhension : « C’était, disait-il, une grosse affaire. » La Forme. L’Image. L’Idée. Le destin de la science. Le silence si l’on veut. Le soleil frappe la bibliothèque. Le réseau est saturé.

— Êtes-vous pour le nomadisme ? L’éducation ? Le peuple ? Les langues régionales ? L’errance ?

Je nage. Les vaches dans les prés lentement s’empoisonnent à la raison.

— Quel est selon vous l’ordre des dialogues ?

Repos. Déjà le parfum sucré des seringats. La foule des pétales d’un blanc crémeux. L’humidité sur la rivière. Les champs liquides. L’or bleu des vagues. Les colonnes vibrent dans l’air. L’infini vivant.


L’aurore. « Dès l’aurore de la philosophie antique apparaît quelque chose d’essentiel. » Le départ. Ce qui ne revient pas n’étant pas parti. C’est l’heure des informations. L’Europe : la France change de monnaie. C’est un passage. C’est un achèvement. Repos. Deux mille ans. Le génie pur. Deux mille ans de pur génie. Et le retour. Platon quel travail de Titan pour se débarrasser de Parménide. Sans lui pourtant. Plus de deux mille ans. Nous n’en saurions peut être rien. « Parménide m’apparaît tel le héros d’Homère, vénérable et redoutable. » Homère et Parménide. « Le pensé d’un penseur ne se laisse surmonter que lorsque l’impensé de son pensé est re-situé dans sa vérité initiale. » Dans l’ordre « Le Parménide ». « Le Théétète ». « Le Sophiste ». « Le Politique ». Nous y sommes. Le tous ensemble séparé sur la terre. Chez soi. A disposition dans le ciel, l’univers, la Business Software Alliance. Le logiciel déjà là. En même temps. Ensembles et séparés. Ce qu’ils cherchent. Comme s’ils n’avaient qu’un côté derrière les yeux, dans le tous ensemble qui ne veut rien savoir de sa séparation. Terreur. Bruits divins. voix d’un silence assourdissant. Et la terre qui les porte, ne sachant pas encore qu’on lui fait un crime de son voyage, vient jusqu’au pied du monde en les portant. Une fois encore dans l’intimité, dans le pré, au-dessus des vignes et des champs d’oliviers où il voit le même jour et le même jeu, alors qu’il jouit de la lumière et que le monde se refait. Ce matin, la maison a quatre côtés. L’amandier brusquement s’éblouit. La vue s’étend. voici donc la Prée, le leimon fleuri du poète. On y monte par un débarcadère et un sentier de roche. Assis, les jambes pendantes, à soixante mètres au-dessus du champ liquide, la tête à l’ombre de la tour et, sous les pieds, ce vertigineux cirque de mer. Du détroit de Messine aux colonnes d’Hercule, guidé par le poème homérique. Ici le leimon fleuri. La Prée. J’écoute le remuglement du ressac. Je ferme les yeux. Parménide d’Elée. Strabon en doute. Elée. Ailé. Hélé. Appelé de loin. « C’est par là que j’étais porté » Zénon d’Elée. Parménide le phocéen. Loin Lesbos. Mytilène. Larissa. Ephèse. Phocée. Jusqu’à La mer TYrrhénienne. Œnotrie. Hyele. Vella en Lucanie. Elée. Ceux de la Grande Grèce. Au VIe siècle avant Jésus Christ. Le voyage. Il faut partir. J’y suis. Avant même. Ces Ioniens ils connaissent « les hautes colonnes ». Les voici à l’entrée du détroit. « Au premier plan, bien détaché du continent par son isthme de sable, surgissant de la mer et, pointant vers le ciel ses 400 mètres, le morne de Gibraltar leur offre une première colonne raide et puissante. Et, là-bas, tout au fond, sur le chaos des montagnes africaines, le mont aux Singes dresse une autre colonne aussi raide et encore plus pointue. Les "Hautes Colonnes" de l’
Odyssée, les deux colonnes d’Atlas, devinrent, pour les Phocéens, les deux montants de la porte Gadiride. » — « Là se dressent les portes ouvrant sur les chemins du jour et de la nuit, et un seuil de pierre les enserrent en haut et en bas ; et les portes elles-mêmes, tout éthérées, sont remplies par d’énormes battants. De ces deux battants, la justice, prodigue en maintes peines, détient les clés qui les ouvrent. » La fenêtre est grande ouverte. Zénon est mort en combattant Néarque, le tyran d’Elée. L’écran s’ouvre, à disposition. J’écoute : « Avant d’entrer en matière je trouve stupide qu’il soit nécessaire (je pense que chacun ne sera pas de mon avis si je me trompe) que je place à côté de moi un encrier ouvert et quelques feuilles de papier. » Le monde est carré. Une toupie. Un toton. Une roue carrée. Je le dis à l’univers c’est une roue et elle est carrée. Le temps des quatre dans le carré, et l’opinion. Le manuscrit, l’encre, le stylo bagué. La table brille comme un écrou. Dans le Parménide platonicien, le poète apparaît comme un patriarche. « Parménide était déjà fort avancé en âge, ses cheveux étaient tout blanc, de belle et noble prestance, il pouvait avoir soixante cinq ans. Zénon l’accompagnait, il approchait de la quarantaine, il était de grande taille, bien de sa personne, on disait qu’il avait été le mignon de Parménide. » C’est une opération. Le champ s’est agrandi. Messages. Les télévisions sont intéressées. Une vie de Parménide ! Un producteur au Turkestan. « Et maintenant apprend l’opinion des mortels » dit le poète. « Qu’une habitude, née d’expériences multiples, ne t’entraîne pas en cette voie : mouvoir un œil sans but, une oreille et une langue retentissantes d’échos. » Nous y sommes. Serrez l’intrigue. Père, soleil de la philosophie, Parménide lâche Zénon et adopte Socrate. Ainsi le veut la science. L’histoire ne dira rien de ce qui se trame à l’Académie : « Est-ce que pour nous défendre, nous serons forcés de mettre à la question les thèses de notre père, et d’employer la violence pour prouver que sous un certain rapport, le Non-Etre existe et que, en revanche l’Etre n’existe pas ! » demande l’Étranger, le bien nommé, un Eléate qui compte parmi les « fidèles » de Parménide. Un Eléate. Un dieu, dit Socrate. — Poursuivez. — Tout cela n’est qu’une pure fiction. Le jour se lève. L’ai-je dit ? Il recommence. A l’écran. Ils suivent la route des Panathénée. Ils passent la porte double. Sortant d’Athènes la voie qui les conduit au bois sacré est bordée de tombeaux. L’école de Platon. Près d’un ruisseau, assis sous les ombrages, le maître s’entretient avec un petit groupe. Platon comme Socrate croit fermement à la mission sociale de la philosophie. A l’image plus de deux mille ans crépitent sur le réseau. Une image pour deux mille ans. Le ciel, le soleil, la terre, la lune et les autres étoiles. L’écran. La pensée qui porte cette image ne se voit pas. Une mission. La société est construite sur un crime commis en commun — « Et j’ai maintenant d’avantage à solliciter de toi. — De quoi s’agit-il ? L’Étranger — D’admettre que je ne suis pas devenu un parricide ! — En quoi donc ? questionne Théétète. En ce que pour nous défendre, nous serons forcés de reprendre les thèses de Parménide, notre père, et d’employer la violence à prouver que, sous un certain rapport, le Non-être existe, et que, en revanche l’Etre, à son tour, de quelque façon n’existe pas ! Théétète — C’est visiblement sur un problème de cette sorte qu’il y aura lieu de batailler dans notre entretien. » Intrigue : Parménide trahit Zénon et adopte Socrate pour être trahi pas « son fils » sous la figure de l’Étranger. Silence sur l’écran. La chambre dans le silence et le repos. Ce qui est proche dans une telle proximité peut quant à la distance être très éloigné. « vous verrez comme vous serez étonné vous-même de rencontrer, là où d’abord vous n’aviez cru voir qu’entités vagues appartenant au domaine de la spéculation pure, d’une part un organisme corporel avec ses ramifications de nerfs et ses membranes muqueuses, de l’autre le principe spirituel qui préside aux fonctions physiologique de la chair. » Je sors sur la terrasse. Grand écran : « Il est d’usage : ainsi le laisser être posé devant, (le) prendre en garde aussi : l’étant étant. » La vallée découverte. L’étendue paisible. Le lieu. Le regard. Ce qui fleurit. La chambre. Le poème. Le chemin. La voie. La voie vraiment voie n’est pas une voie constante. Le commencement. La lecture très exactement arrêtée par l’évidence. « Ah si toutes les chambres avaient été éclairées, comme dans le temps où du penchant des montagnes, ouvrant devant moi la porte de l’immensité,je voyais l’infini, sans serrure et sans clef. » Derrière les fenêtres de la bibliothèque, une pluie fine et transparente, un brouillard léger attendrit, avive les couleurs, le toit des granges, les grands peupliers verts et gris. Les nuages bas couvrent la terre grasse et lourde de cette campagne d’Eure et Loire. Lumière de jour et de nuit. Travail de la lumière. Suite d’une toujours semblable certitude. Nous vivons à l’intérieur.

*


Nouvelle liberté de pensée

Dans son journal de l’année 2001, à la date du 31 mars, Marcelin Pleynet revient sur sa lecture, à la fin des années 50, du Poème de Parménide dans la traduction de Jean Beaufret et du livre d’Yves Battistini, Trois contemporains (Héraclite, Parménide, Empédocle) qui accompagnait ses premières lectures de Heidegger. Retour sur l’importance d’Homère (et d’Hésiode). Pleynet termine sur une critique de l’« opération » de Platon. L’ensemble de la "séquence" est significativement titré « La musique savante ». Je ne cite que la fin qui éclaire le Chant V de Stanze que vous venez de lire.

La musique savante
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[...] Le VIe siècle est tout entier occupé de la poésie homérique. Xénophane de Colophon, Parménide, Empédocle seront commentés en tenant compte d’Homère. Et, comme l’on sait, nous n’avons bien souvent aujourd’hui accès à leurs œuvres qu’à travers ces commentaires. « Ce n’est pas Xénophane, mais Homère, qui le premier a composé des Si/les, dans lesquels il sillanise [critique, tourne en dérision] Thersiste, et Thersiste les nobles (Iliade, II, 212). »

Dans ses Premiers académiques (II, XXIII, 74), Cicéron notera : « Parménide et Xénophane, dont les vers sont moins bons [que ceux d’Empédocle] — mais qu’importe, si c’est en vers ! — combattent, pour ainsi dire avec colère, l’arrogance de ceux qui, alors que le savoir est impossible, osent déclarer qu’ils savent. » (« Xénophane », A xxv, Les Présocratiques, Bibliothèque de la Pléiade.)
Platoniciens et néo-platoniciens en rajoutent sur ce qui sépare les penseurs de la fin du VIIe siècle, du VIe et du début du Ve siècle, des poèmes épiques... On peut en effet supposer que, dès le milieu du IV siècle, c’est-à-dire dès que s’impose l’œuvre de Platon, les jeux sont faits, et les poèmes (Homère et Hésiode) sont aussi impossibles à lire que l’œuvre de ceux qui vont être présentés pendant vingt-cinq siècles comme Présocratiques... en cessant par la même occasion d’être ce qu’ils sont : (« post-homériques ». La question ne se pose plus, Platon l’a définitivement oblitérée.

En finir avec Parménide, c’est aussi en finir avec les questions que pose l’œuvre d’Homère. L’opération est au centre de la politique platonicienne, et systématiquement menée. Dans le Théétète (183 e), Platon fait dire à Socrate : « Parménide m’apparaît telle héros d’Homère, à la fois vénérable et redoutable. » On ne saurait être plus clair. C’est dans la mesure même où, en effet, il redoute Parménide que Platon va s’employer en un premier temps à fonder le discours de Socrate, en mettant en évidence et en justifiant l’intelligence que Socrate est censé avoir de la parole de Parménide. Ainsi, toujours dans le Théétète, Platon fait-il dire à Socrate : « Il m’a été donné de le voir [Parménide], alors que j’étais encore fort jeune, et lui déjà fort vieux, et il me parut avoir une profondeur géniale. »

Déclaration qui, dès le IIIe siècle après J.-C., est relevée non seulement comme invraisemblable, mais comme participant d’une volonté manifeste de discréditer Parménide. Athénée de Naucratis, dans Les Deipnosophistes (XI, 505 F), écrit : « En fait, il est très difficile d’admettre que le Socrate de Platon ait pu converser avec Parménide : sa jeunesse ne lui permettait ni de tenir ni de comprendre un tel langage. Mais ce qu’il y a de plus scandaleux dans ce témoignage, c’est de dire, tout à fait gratuitement, que Zénon, dont on sait qu’il était le concitoyen de Parménide, en était aussi le mignon. »

C’est au début de son Parménide que Platon se livre à cette opération. Platon y confie à Antiphon le récit de l’hypothétique rencontre de Socrate avec Parménide et Zénon. C’est donc, dans le Parménide, Antiphon qui rapporte et justifie ce que Platon a déjà affirmé dans le Théétète, la rencontre de Socrate et de Parménide lors des grandes Panathénées, ajoutant : « Parménide était déjà d’un âge très avancé et, sous un chef fortement blanchi, avait belle et noble prestance, il approchait, au juste, de ses 65 ans. Zénon était alors près de la quarantaine ; il avait belle taille, de la grâce dans tout son air, et passait pour avoir été le mignon de Parménide. »

Jean-Paul Dumont, qui traduit et commente l’édition du Poème de Parménide dans Les Présocratiques (Bibliothèque de la Pléiade), écrit à ce propos : « Pour des raisons de vraisemblance chronologique, Platon a pu rajeunir le protagoniste de son Parménide de près d’un quart de siècle » (p. 1268).

Pour des raisons de « vraisemblance »... C’est donc sur la base d’une falsification que Platon développe son Parménide... Et il n’y a bien entendu pas plus de raison de croire que Zénon fut le « mignon » de Parménide qu’il y en a de croire à la rencontre de Socrate et de Parménide.

Platon a besoin de cette rencontre pour justifier le bien fondé de son argumentation dans le Parménide. La question reste suspendue de savoir pourquoi Platon a cru également devoir en rajouter, en soulignant les liens qui auraient existé entre Parménide et Zénon.

Il suffit de lire l’ouverture du Poème de Parménide pour être frappé par la façon dont la pensée de Parménide est exceptionnellement suivie par « les jeunes filles », et révélée par « la déesse », après avoir été emportée par des « cavales » (juments) : « les cavales en leur sagesse m’emportaient »... Le discours de la déesse et la façon dont elle s’adresse à Parménide ne sont pas sans faire penser aux liens qui unissent Athéna et celui qu’Homère nomme « son grand cœur d’Ulysse ».

Platon au demeurant ne dissimule pas ce qui détermine sa discussion des thèses avec lesquelles il doit en finir. Dans Le Sophiste, c’est à « un étranger », qui compte « parmi les fidèles de Parménide et de Zénon », qu’il confie le soin de critiquer chez Parménide la négation du Non-Être, en révélant par la même occasion ce que cela suppose... à savoir, au centre de l’entretien, « mettre à la question la thèse de Parménide, notre père, et employer la violence à prouver que, sous un certain rapport, le Non-Être existe et que, en revanche, l’Être, à son tour, de quelque façon n’existe pas ». Et la violence, en effet, est telle, du Théétète au Parménide, au Sophiste, que Platon croit devoir, par la bouche de l’étranger, demander à son auditeur d’admettre qu’il n’est pas « devenu une sorte de parricide ! » (Le Sophiste, 241-242.)

Faut-il ajouter que le dialogue sur Le Sophiste s’ouvre par une critique morale de la métamorphose des dieux dans l’œuvre d’Homère ?

(« Pensée et poésie sont, en soi, le parler initial essentiel, et par conséquent du même coup le parler ultime que parle la langue à travers l’homme. » Heidegger.)

Nouvelle liberté de pensée, 2001, p. 113-115
.

*


« A l’image : Piero della Francesca, la Résurrection du Christ. »


Piero Della Francesca, La Résurrection, 1463-65, Sansepolcro. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.


« Une fois pour toutes je considère la Résurrection de Piero della Francesca, à Sansepolcro, sa ville natale... Naître à Sansepolcro, naître au Saint-Sépulcre, une pensée qui suppose une certaine résurrection. Élévation massive de l’autre côté du corps, ici même, et le regard droit devant, hors du sépulcre. Le Propre du temps (le Christ dans sa vie) s’achève sur cette résurrection : "Sur le mur, le Christ peint, alors que tous dormaient, une mince pellicule de savoir debout clamant éternellement, une fois encore, la colonne, le corps immortel et sans reste, le plein et le vide du temps en corps..." Pas de résurrection sans incarnation. »

Marcelin Pleynet, Le savoir-vivre, 2006 [14].


Rotkho, Hommage à Matisse, 1954

Le cadre orange est-il, comme on a pu l’écrire, celui de la fenêtre de la Chambre rouge, peint par Matisse en 1908 ? Est-il celui de « la chambre carrée » dont parle Pleynet au début du Parménide ? « La cellule carrée » ? L’écran ? « La chambre dans l’écran » ? Dans Rotkho et la France, Pleynet évoque aussi ce tableau du peintre américain.

« La critique américaine semble très embarrassée par cette peinture que Rothko réalise en 1954, l’année même de la mort de Matisse. Et, le plus souvent, l’œuvre est absente des expositions rétrospectives de Rothko. Il est pourtant difficile de ne pas tenir compte de ce que Rothko, très singulièrement, signifie en donnant non seulement ce titre (Hommage à Matisse), mais plus généralement un titre à l’une de ses œuvres de la maturité, qui sont toutes, et me semble-t-il sans autre exception, dépourvues de titre et identifiées comme "Untitled", suivi d’un numéro, avec parfois des notations sur les couleurs qui composent le tableau.
Rothko a voulu, c’est incontestable, laisser attaché à son œuvre ce signe, cette référence explicite à un peintre français et, je dirais même, au plus français des peintres français : Matisse. On peut bien entendu par ailleurs débattre de la connaissance que Rothko avait de l’œuvre de Bonnard. Mais, une fois encore, si l’on ne s’en tient pas à la vulgarité anecdotique des analogies formelles, ou chromatiques, on peut comprendre comment, et pourquoi, Rothko s’est employé à associer à son œuvre le nom de Matisse.
A partir de là, certains critiques ont cru devoir souligner l’intérêt de Rothko pour l’Atelier rouge de Matisse (tableau qui est présenté en permanence au Museum of Modern Art de New York à partir de 1949). L’Atelier rouge de Matisse peut certes avoir une certaine efficacité didactique quant à une première approche de l’œuvre de Rothko. La critique verra dans les tableaux de Rothko des ombres et des lumières, des portes et des fenêtres, comme dans les peintures de Matisse. (Sottises !) Autant fermer les yeux ! En rester là c’est, à coup sûr, manquer ce qui se joue essentiellement dans l’œuvre de Rothko. Ne doutons pas que, si Rothko croit devoir associer explicitement son œuvre à l’œuvre de Matisse en intitulant, en 1954, une de ses peintures Hommage à Matisse, c’est une fois encore dans un état d’esprit où la peinture est d’abord prise en compte comme ce qui dans l’œuvre est à l’œuvre et traverse la peinture : ce qui traverse l’œuvre de Matisse, comme ce qui traverse l’œuvre de Rothko — ce qui de l’œuvre de Matisse comme l’œuvre de Rothko fait signe à la vérité ; à cette étonnante et fabuleuse découverte déclarative de Cézanne : "Je vous dois la vérité en peinture et je vous la dirai." N’est-ce pas d’abord cela qui s’impose, et avec qu’elle hauteur, au seuil du XXe siècle, dans la peinture de ce vrai "primitif d’un art nouveau" [15] qu’est Paul Cézanne ? N’est-ce pas d’abord cela qui dans l’œuvre est à l’œuvre, pour toute œuvre qui mérite ce nom ?
Matisse plutôt que Bonnard, incontestablement, et aussi parce que Matisse n’a jamais cessé de répéter : "Cézanne c’est notre maître à tous." — "Si Cézanne a raison j’ai raison."
Avec Rothko, l’action, paraît-il, se passe en Amérique... Une raison que la raison ignore. »

Marcelin Pleynet, Rothko et la France, Les Éditions de l’Epure, 2005, p. 17-20.

*

[1Marcelin Pleynet, Le savoir-vivre, Gallimard, 2006, p. 83.

[2Sans doute n’y est-il pas seul. Sollers, dans ses Mémoires, écrit : « Les années 70 ont été, pour la plupart de mes amis, et pour moi aussi (dans un autre sens), des années de plomb, une sorte de saison en enfer. Transformer le plomb en or est quand même un sérieux travail. C’est celui de Paradis... » (Folio 4874, p. 165. Je souligne).

[5« La gloire de celui qui meut toutes choses
pénètre l’univers et resplendit
davantage en un point et moins ailleurs. »

[6Toutes les citations en italiques sont extraites de Marcelin Pleynet, Le Parménide, Stanze, chant V.

[8Le voici :

JPEG - 43.6 ko
Picasso, Mousquetaire assis, Mougins, 19 janvier 1972.
146 x 114 cm. Collection privée.

[9C’est Pleynet qui souligne.

[10Dans Le Pontos, édité en 2002, Pleynet donne la liste des « notes, études, états et fragments » qui ont « déjà été publiés ça et là » du Chant V. Voici la note :

« Fables », L’Infini n° 40, hiver 1992 — le volume, intitulé Le Propre du temps, coll. « L’Infini », Gallimard, 1995, participe à cet ensemble, comme « Risqué », dans L’Infini, n° 60, hiver 1997 — « Voyage en Occident », Le Trait, automne, 1999 — « Le Parménide », numéro spécial 9/10, préparé par Pascal Boulanger, de la revue La Polygraphe, 1999 — « Cercle d’or sur l’étendue », L’Infini, n° 67, automne 1999 — « A World Wide Wind », L’Infini n° 72, hiver 2000. À l’exception de « A World Wide Wind », considérablement retravaillé, aucun de ces éléments n’a été repris en volume.

[11L’édition de la Pléiade situe Le Thééthète avant Le Parménide selon la chronologie la plus courante.

[12Editions Marciana, 2011. Lire, à ce sujet, les pages 105 à 115 du journal de Pleynet, datées de « Nice, 31 mars 2000 ».

[13Voir plus bas.

[14Un plus long passage du Propre du temps (coll. L’Infini, 1995), relatif à Piero, est cité dans La Fortune, la Chance, 2007, Hermann, p. 61.

[15Joachim Gasquet, Cézanne, édit. Cynara, Paris, 1988.

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