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Giacometti et les Étrusques

D 25 octobre 2011     A par Albert Gauvin - C 3 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


En marge de l’exposition « Giacometti et les Étrusques » [1]

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Rencontre avec Jean-Paul Thuillier à la Pinacothèque de Paris pour nous parler de cette exposition "Giacometti et les Etrusques". Une aventure dans les passages du temps.

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Notes marginales

12 octobre 2011, 15h.

Visite de l’exposition « Giacometti et les Étrusques » à la pinacothèque de Paris.

Qu’est-ce qui fait que, très jeune, j’ai été particulièrement sensible à l’oeuvre d’Alberto Giacometti, notamment à ses sculptures ?

Les initiales ? Le prénom ? La maigreur des statues ? La marche ?
Aimer travailler la nuit (silence) ?

J’ai souvent pensé qu’il y avait une morale de gros et une morale de maigre... L’Ét(h)ique (!).

Souvenir très précis de ma visite de la Fondation Maeght à Saint-Paul de Vence en 1969. Impression de partager le même espace que les statues, d’être comme elles...

« A ses personnages de plâtre il confère une distance absolue comme le peintre aux habitants de sa toile. Il crée sa figure "à dix pas", "à vingt pas", et quoi que vous fassiez, elle y reste. Du coup la voilà qui saute dans l’irréel, puisque son rapport à vous ne dépend plus de votre rapport au bloc de plâtre : l’art est libéré. » J.-P. Sartre.

La lecture dans les années soixante du texte de Sartre sur Giacometti me convainc (pas ses articles sur Bataille, Ponge, etc...)

Je cite à une amie, de mémoire, le passage où Sartre dit que Giacometti ne sculpte pas des « sujets », mais la distance qui nous en sépare, et cette remarque, si juste, que même si on se rapproche d’une de ses sculptures, on est toujours maintenu à la même distance.

Giacometti met le point sur le i d’« unique ».

M. me dit qu’elle a vu, en Italie, des sculptures étrusques plus grandes et beaucoup plus proches encore des sculptures de Giacometti que celles qui sont exposées ici (il faudra retourner à Florence).

Je pense au beau livre de Marcelin Pleynet, Giacometti le jamais vu, et au rapprochement que fait Pleynet entre Giacometti et Parménide :

Qu’il ait lu ou qu’il n’ait pas lu le Poème de Parménide, ce dont on ne peut douter, c’est qu’il ait fait l’expérience sculpturale de ce qui s’y donne à penser : « Il faut dire ceci et penser ceci : l’être est ; car il est possible d’être, et il n’est pas possible que soit ce qui n’est rien. Voilà ce que je t’enjoins de méditer. » Ou, non moins logiquement, hors des voies de l’opinion, « l’être est, le non-être n’est pas » [2].

Giacometti est le contemporain de Heidegger (même s’il ne l’a pas lu). Il sculpte, en son temps, « le-là » de « l’être-le-là » (traduction, en français, du mot « Da-sein », par Heidegger lui-même [3]), son arrachement au non-être, sa surrection. Son insurrection et sa résurrection (toujours fragiles).

Heidegger : « L’être-le-là » est « toujours en route » [4]. C’est « l’homme qui marche » (Giacometti, 1947).

Le 3 octobre 1964, lors d’une allocution à l’occasion d’une exposition du sculpteur Bernhard Heiliger (1915-1995), Heidegger fait quelques Remarques sur art - sculpture - espace.

Qu’est-ce que l’espace ?

Qu’est-ce donc que l’espace en tant qu’espace ? Réponse : der Raum räumt, l’espace espace. Espacer signifie essarter, dégager, donner du champ libre, de l’ouverture.

Et aussi : désencombrer, vider, déblayer [5].

Heidegger précise :

L’homme ne fait pas l’espace ; l’espace n’est pas rien qu’un mode subjectif de l’intuition ; mais il n’est pas non plus quelque chose d’objectif comme un objet. Au contraire, l’espace, pour espacer en tant qu’espace, requiert l’homme.

Qu’est-ce qu’un corps ?

[L’homme] n’a pas un corps et n’est pas un corps (Körper) mais vit son corps (Leib). L’homme vit (lebt) tandis qu’il corpore (leibt) et est ainsi admis dans l’ouvert de l’espace et, par cette admission, séjourne déjà par avance en rapport avec ses prochains et avec les choses.

« Corporer » : séjourner, habiter (si « c’est poétiquement que l’homme habite »).

Qu’est-ce qu’une tête ?

Une tête n’est pas un corps (Körper) doté d’yeux et d’oreilles mais un phénomène corporant (Leibphänomen) qui a reçu l’empreinte de l’être-au-monde voyant et entendant. Modelant une tête, l’artiste semble ne reproduire que ce qui est superficiellement visible ; en vérité, il donne figure à ce qui est proprement invisible, à savoir la manière dont cette tête regarde (je souligne) le monde, dont elle séjourne dans l’ouvert de l’espace, y est concerné par les hommes et les choses [6].

En 1934, André Breton dit à Alberto Giacometti : « Une tête, tout le monde sait ce que c’est. » Giacometti répond : « Moi pas ». Plus tard :

Un jour, alors que je dessinais une petite fille, je me rendis soudain compte que la seule chose qui était vivante était son regard. Le reste de son visage ne signifiait rien de plus pour moi que le crâne d’un homme mort. On veut sculpter une personne vivante, mais ce qui le rend vivant c’est en fait son regard (je souligne)... Tout le reste n’est que l’encadrement du regard [7].
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Heidegger est un contemporain de Giacometti.

Être : Penser : le Même.
Être : Sculpter : le Même.
Être : Marcher : le Même.

Alberto Giacometti est mort trop jeune, en 1966, à l’âge de soixante-quatre ans (j’en avais vingt).

13 octobre 2011

Longue marche dans Paris. Nous passons devant la maison natale de Manet. Découverte d’une galerie qui expose des lithographies de Francis Bacon (même émerveillement qu’à Venise en juin)...

[...] Passage dans une librairie de Saint-Germain-des-prés. Je cherche le volume de Situations III (1949) où Sartre parle de Giacometti. Introuvable. Le dernier livre de Pleynet, Nouvelle liberté de pensée, est désormais en librairie. Je le trouverai sans doute dans ma boîte aux lettres au retour. [...]

17 octobre 2011

Reçu enfin Nouvelle liberté de pensée (finalement re-commandé directement à l’éditeur [8]).

Je lis, par accident, à la date du mercredi 10 octobre 2001 du journal de Pleynet (il y a dix ans donc), ce passage qui ne manque pas de susciter mon étonnement :


Pleynet, Giacometti et les Étrusques

Extraits de Nouvelle liberté de pensée

Mercredi 10 octobre [2001]

Histoire de l’art. Alberto Giacometti aurait 100 ans aujourd’hui, et son oeuvre paraît toujours aussi surprenante, inattendue, actuelle. Elle s’impose à moi très souvent (intimement) avec une certitude voisine de celle qui habite l’oeuvre de Cézanne. J’aimerais pouvoir mieux définir cet accompagnement qui fait, à tel ou tel moment, que la présence d’une oeuvre d’art se produit soudain dans la journée comme l’insistante mémoire d’un poème ou d’une pensée, d’une musique. Ce que les événements du jour font surgir et perdurer dans les rêves... L’inconscient est structuré comme un langage... dans la mesure où le langage trouve sa dimension dans l’oeuvre, la pensée poétique, plastique, musicale... et aussi à sa façon fait image.

Cézanne : présence derrière les yeux d’une montagne, Sainte-Victoire est son nom.

Sartre (1948), à propos de Giacometti : « Il met la distance à portée de la main. »


Giacometti, Le Nez, 1947 Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Giacometti : depuis deux jours, sur le paysage qui défile à la fenêtre du wagon de chemin de fer (Paris-Montpellier-Paris), Le Nez. Non pas sur le paysage mais avec, comme le paysage, avec la brume ensoleillée d’un lendemain de pluie. À Paris, plus souvent les silhouettes des statues de toutes tailles, de L’Homme qui marche aux...

Cela n’a rien d’une hallucination, c’est, à travers ce que je vois et ce que je ressens, la réalité même de ce que je vois... l’heureuse et certaine réalité de ce que je vois.

Ce que j’écrivais ici même, il y a quelques jours, de mes traversées de Paris. Ce qui habite Le Pontos.

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Ombra della sera.

J’ai toujours avec moi la carte postale de cette statue étrusque, intitulée Ombra della sera, qui se trouve au musée Guarnacci, à Volterra. Et sur un des rayons de la bibliothèque, à Nice, la copie d’une autre quasi semblable figure étrusque, qui vient du musée du Louvre.

Giacometti, qui fait très souvent état de son intérêt pour l’art égyptien, n’évoque jamais, autant que je sache, l’art étrusque, pourtant plus proche des origines italiennes de sa famille... et dont on peut supposer qu’il l’a vu lors du premier périple qu’il fit, jeune homme, en Italie...

L’Origine des Étrusques : sujet d’un certain nombre de conversations avec Giuseppe Ungaretti en 1963. Leur voyage, leur installation sur la côte italienne a produit un nombre d’études et de commentaires qui rempliraient plusieurs bibliothèques. Il me semble que la définition que Benveniste donne du mot grec pontos s’applique admirablement à l’aventureux destin des Étrusques, et, d’une autre façon bien entendu, à celui de Giacometti.

Jean-Paul Sartre évoquant Giacometti dans Les Mots : « Pour un sculpteur le règne minéral n’est jamais loin. » Et le mot de Rodin considérant Rose Beuret sur son lit de mort : « Elle est belle comme une statue. » Une statue, c’est-à-dire un être debout... l’érection du vivant.

Toujours Sartre à propos de Giacometti, renversé par une voiture et qui, blessé à la jambe, s’évanouit : « Cette vie qu’il aimait au point de n’en souhaiter aucune autre, elle était bousculée, brisée peut-être par la stupide violence du hasard : "Donc, se disait-il, je n’étais pas fait pour sculpter, pas même pour vivre, je n’étais fait pour rien." »

Giacometti paraît s’être brouillé avec Sartre à propos de ces lignes. James Lord, le biographe de Giacometti, déclare qu’en fait Giacometti avait eu la réaction inverse, « l’accident avait produit un des sursauts les plus dynamiques de sa vie ».

Pourtant ces deux réactions ne me semblent pas contradictoires, bien au contraire.

Dans le train : « Qu’est-ce que vous faites ? » me demande mon vis-à-vis qui me voit depuis un moment griffonner dans ce cahier.

Qu’est-ce que je fais ? J’apprends l’étrusque.

Genet en 1957, toujours à propos de ce malheureux accident : « Il [Giacometti] me dit qu’il a été très heureux quand il a su que son opération — après un accident — le laisserait boiteux. Voilà pourquoi je vais hasarder ceci : ses statues me donnent encore l’impression qu’elles se réfugient, en dernier lieu, dans je ne sais quelle infirmité secrète qui leur accorde la solitude. »

Et un peu plus loin, des statues de Giacometti : « Elles sont au fond du temps. »

Giacometti, en 1944 : « Désir de ramener les 1 multiples à un 1 unique à l’infini. »

Marcelin Pleynet, Nouvelle liberté de pensée, 2011, p.253-256.

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L’accident

En septembre 1938, Giacometti est renversé par une voiture. Il est hospitalisé à l’hôpital Bichat. L’exposition « Giacometti et les Étrusques » présente (sur un cahier vantant les mérites d’un potage !) un extrait des notes manuscrites que le sculpteur prend suite à l’interprétation par Sartre de cet accident et des propos qu’il lui prêta, en 1964, dans Les mots :

Il y a plus de vingt ans, un soir qu’il traversait la place d’Italie, Giacometti fut renversé par une voiture. Blessé, la jambe tordue, dans l’évanouissement lucide où il étai tombé il ressentit d’abord une espèce de joie : « Enfin quelque chose m’arrive ! » Je connaissais son radicalisme : Il attendait le pire ; cette vie qu’il aimait au point de n’en souhaiter aucune autre, elle était bousculée, brisée peut-être par la stupide violence du hasard : « Donc, disait-il, je n’étais pas fait pour sculpter, pas même pour vivre ; je n’étais fait pour rien ! »... Ce qui l’exaltait c’était l’ordre menaçant des causes tout à coup démasqué et de fixer sur les lumières de la ville, sur les hommes, sur son propre corps plaqué dans la boue le regard pétrifiant d’un cataclysme : « Pour un sculpteur, le règne minéral n’est jamais loin ». J’admire cette volonté de tout accueillir ! Si l’on aime les surprises, il faut les aimer jusque-là, jusqu’à ces rares fulgurations qui révèlent aux amateurs que la terre n’est pas faite pour eux !

Jean-Paul Sartre, Les Mots, Gallimard, pp. 193-194 [9].

Un accident (le manuscrit). Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Le récit de l’accident par Giacometti (1964)
« [...] dans la même nuit, j’accompagnai à pied cette amie, du Café de Flore jusqu’à l’autre rive de la Seine. Depuis longtemps nos relations étaient devenues si démoralisantes que j’avais décidé de rompre ce soir-là. « Je perds absolument pied », lui avais-je notamment dit. Au retour, je traversais la place des Pyramides en cherchant des yeux un taxi. À travers la place, une auto se précipite alors sur moi à vive allure. Je bondis sur un refuge mais en vain... Le pied fut passé aux rayons X, il était cassé, le fait n’apparut qu’en cet instant-là. La guérison prit beaucoup de temps. Mais ce fut une bonne période pour moi ; n’avais-je pas prévu et pressenti ce qui m’était arrivé ? N’est-il pas singulier que nos propres paroles puissent se réaliser de cette façon ? »

Entretien avec avec Gotthard Jedlicka,
20 mars 1964 [10].

Page de gauche :
commencér à l’écrire
cet après-midi

Page de droite : [illisible]
Un accident
Dabord je dois dire que jamais
ni au moment de l’accident
et a près ni à aucun autre
moment de ma vie je
n’ai pensé que j’étais fait
pour sculpter ni pour
aucune autre activité précise
et particulière.
La phrase que Sartre me fait
dire est bien la plus éloigné
de toute ma manière
de penser.
Voici en très court les faits.
En septembre 1938 j’ai

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L’homme qui marche

Le « Dasein » — « l’être-le-là » — est « toujours en route ; s’arrêter et stationner ne sont que des cas limites de cet "être en route" » écrit Heidegger dans Être et Temps [11]. L’homme qui marche en est la manifestation, le manifeste sculptural.

A Paris, à Rome, à Venise, Marcelin Pleynet, dans le film Vita Nova [12], est « l’homme qui marche » (on voit d’ailleurs une reproduction de l’oeuvre de Giacometti sur une étagère de sa bibliothèque).


Photo A.G., 12-10-11.
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En 2010, L’homme qui marche a été adjugé à plus de 74 millions d’euros. En 2070, combien vaudra un manuscrit de Marcelin Pleynet ?

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ARCHIVES

Le premier texte publié dans Tel Quel sur Giacometti est le fait de Marcelin Pleynet. Il date de 1963 (Tel Quel n° 14).

ÉCRITURE D’ALBERTO GIACOMETTI

par Marcelin Pleynet

Il fallait qu’aujourd’hui la critique, qui ne l’a jamais quitté, retrouvât Giacometti, que cette oeuvre unique, la plus importante de la sculpture moderne (avec celle de Brancusi), nous fût présentée dans un panorama aussi complet que possible. C’est ce que la Galerie Maeght et Jacques Dupin ont entrepris avec bonheur dans cet album [13] qui consacre un des plus originaux, un des plus grands artistes européens.
Si l’on veut tenter de dépasser la fascination que cette oeuvre exerce, il n’est pas inutile, je crois, de remarquer qu’elle s’exerce depuis toujours plus particulièrement sur des poètes et des écrivains (André Breton, René Char, Jean Genet, Michel Leiris, Francis Ponge, J.-P. Sartre, s’y sont arrêtés), et qu’aujourd’hui encore, c’est un poète, Jacques Dupin, qui nous la présente. De même qu’il n’est pas inutile de savoir que Giacometti s’est à plusieurs reprises manifesté par l’écriture, que ce soit d’une façon plus précisément littéraire (Hier sables mouvants [14]), en dressant, à propos d’une exposition à la Galerie Pierre Matisse à New York, un catalogue raisonné de ses oeuvres, ou en s’arrêtant aux gravures de Jacques Callot... Et que d’autre part, du Fayoum à Cézanne, en passant par Cimabue, Giotto, Tintoret, il recense les grands maîtres de l’histoire de la peinture en les copiant : « A côté des dessins d’après nature et des illustrations de livres que je lisais, je copiais souvent des tableaux et des sculptures d’après des reproductions. Je cite ceci parce que j’ai continué la même activité avec de très courtes interruptions jusqu’à présent [15]. » Enfin nous savons que ce sculpteur est un peintre (et l’on pourrait tout aussi bien dire que ce peintre est un sculpteur). Toutefois ces diverses manifestations d’un esprit inquiet de couvrir la totalité du lieu où va s’exprimer son oeuvre, n’apparaissent jamais qu’à travers une technique propre à cette oeuvre (ici peinture, sculpture). C’est ainsi que la rencontre du Surréalisme ne trouble pas le moins du monde la démarche de Giacometti ; que curieusement Giacometti, qui pourtant ne dédaigne pas la littérature, évite alors de donner à ses sculptures des titres littéraires — jamais chez lui (comme c’est parfois le cas chez Max Ernst) l’oeuvre n’utilise son titre et ne fonde une partie de son ambiguïté sur un rapport, un jeu, entre l’image que présente la sculpture et le langage littéraire... C’est peut-être aussi que pour Giacometti, les arts plastiques ne figurent pas « une image » (nous reviendrons la-dessus) ; c’est en tout cas, ce qui lui permet aujourd’hui de présenter des oeuvres « surréalisantes » comme Palais de quatre heures (1932) ou la Boule suspendue (1931-1932) près de ses toutes dernières sculptures, sans que le spectateur s’en trouve surpris [16].

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Palais de quatre heures (1932)

A tout moment la recherche de Giacometti est fondamentalement la même, le lieu juste. Quel que soit l’aspect de son oeuvre, qu’il choisisse de mettre, à telle ou telle époque, plus particulièrement en évidence, cet aspect reste inséparable de la totalité de l’oeuvre et comprend cette totalité.
Tout ceci à partir, et comme en contrepoint du texte de Jacques Dupin, pour aussi bien l’approuver et le contredire. Il fallait en effet, que l’accent fût mis sur cette insolite figuration (ce que fait Dupin), il ne faudrait pas pourtant qu’on y arrêtât une démarche qui, me semble-t-il, utilise ce moyen dans le seul but de réduire la marge de malentendu que toute expression porte en elle ; une démarche qui à travers un hasard amoindri tente un tout autre lieu : ce point juste et sans perspective (dans une perspective justement faussée) où le temps et l’espace ne font plus qu’un — se reconnaissent, se déchirent — ce point de désaccord accordé où brusquement, et sans cesse et par un mince déséquilibre, le sens s’ouvre et s’introduit et reste ouvert.
Qu’est-ce à dire ? Qu’est-ce à dire que cette figuration ? Qu’est-ce à dire, ce point juste, cette perspective justement faussée, tuée juste, ce désaccord et ce déséquilibre ? Plus facilement que la sculpture, les dessins et la peinture, nous fournissent une réponse... Et ceci d’abord, que si cette oeuvre fascine tant d’écrivains, c’est qu’elle comporte sa part d’écriture, qu’elle est déjà à elle-même sa critique et son analyse, qu’à tous les niveaux elle est offerte (le plus évident serait la figuration), qu’elle ne se sépare jamais de sa genèse, que de la toile vierge à la toile peinte (montrée) du tas d’argile, de plâtre, à la sculpture, l’artiste ne dissimule jamais sa démarche, ses remords (et la toile vierge et le tas d’argile) ; que c’est précisément cette démarche (ratures, retouches, chutes, éblouissements, ambitions, allégresses et désespoirs) qui compose et signifie l’oeuvre. Il est certain que les rapports que Giacometti entretient avec l’écriture, s’ils portent inévitablement sur des points apparemment artificiels que les titres des oeuvres ou une explication de son art (ceci étant plus ou moins commun à tout artiste) soulèvent un problème d’extension du rapport d’une technique, propre à une forme d’expression artistique, à un rapport avec la totalité ambiguë où cette technique sévit. C’est là que je vois jouer le plus sûrement la fascination qu’exerce l’oeuvre de Giacometti. Oeuvre graphique (plastique, comme on le dirait d’une poésie) — où le trait a ceci de particulier qu’il ne parvient jamais à résoudre lui-même et dans sa soudaineté, ce qu’il va décrire — où le trait laisse sombrer sa particularité au profit d’une démarche qui finalement nous renvoie à lui. Oeuvre en cela semblable à cette écriture, à ces phrases où s’abime chaque mot au profit d’un sens qui ne signale rien d’autre que la souveraineté du langage, et dans ce moment, le seul choix possible — un choix arbitraire et, bien entendu, non satisfaisant : « la distance entre une aile du nez et l’autre est comme le Sahara, pas de limite, rien à fixer, tout échappe » — le choix de l’oeuvre, du signe. Mouvement d’ailleurs lui-même ambigu ; le signe livré (de force) se réduisant au travail qui le mit à jour et au travail nécessaire pour réduire la réduction du choix (les statues de Giacometti deviennent minuscules : « si minuscules que souvent avec un dernier coup de canif elles disparaissent dans la poussière », puis, on le sait, elles s’allongent). Dès lors le choix de l’oeuvre (justement) dans son mouvement de retrait, commande une distorsion où la totalité ne cessera de s’engouffrer, présente dans ce signe qui la questionne et où elle s’abime. Ainsi chacun pourra-t-il croire qu’il y trouve sa place, qu’il en trouve le sens ; ainsi l’oeuvre utilisera-t-elle encore (aussi) ce qui nous justifie ou nous conteste... et comme par ce que Giacometti a pu apprendre des maîtres anciens, l’histoire d’art s’introduit dans son oeuvre, la pensée, ne cessera de s’y introduire et de la questionner. Mais je ne veux finalement rien signaler d’autre que le dessin (ici les desseins... je veux dire aussi le dessin des desseins) de cette oeuvre. Qu’on se demande par exemple pourquoi Giacometti croit devoir, sur chaque toile, peindre un encadrement — encadrement dont le bord intérieur mal délimité, imprécis, est toujours mangeant, ou mangé par la toile ? Et cette toile même ! Quel est son sujet ? Un portrait de la femme, du frère ou de la mère de l’artiste ? L’impossible portrait de personne ? Quel sujet...?

« Giacometti et les Étrusques ». Photo A.G., 12-10-11. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

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Tête de cheval (1950)

N’est-ce pas bien davantage à l’intérieur de cet espace (dont le cadre précise tout à la fois ce qu’il a d’artificiel et d’ambigu) ces traits, ces coups de pinceaux qui raturent, qui sans cesse toujours repoussent un peu plus loin leur objet [17], qui cherchant à le cerner rendent floues ses limites, et ne s’arrêtent que lorsque cet objet consent enfin à se confondre à eux, à leur effort (qu’on voit l’admirable Tête de cheval, 1950), à cet objet unique qu’est le travail d’Alberto Giacometti — objet dont le modèle n’est jamais le sujet — n’est-ce pas ce travail, cette technique même, que l’oeuvre entend signifier ? Jacques Dupin consacre d’ailleurs une partie de son étude à décrire Giacometti travaillant : « Le travail de Giacometti commence, le travail sans fin de Giacometti se poursuit. » On voit que la figuration n’occupe pas plus de place dans l’oeuvre de Giacometti, qu’elle n’en occupe dans toute oeuvre authentique dite « abstraite [18]. » Comme toute oeuvre contemporaine, l’oeuvre de Giacometti part de la réalité pour, par la médiation du travail de l’artiste, figurer l’oeuvre.
Ce travail, cette méditation en force dans (sur) l’espace que les toiles et les dessins font apparaître, donnent aux sculptures de Giacometti une souveraineté, une grandeur que je ne connais à aucune autre. C’est que pour les sculptures comme pour les toiles nous ne pouvons pas nous arrêter à la figuration — nous ne pouvons pas les fragmenter (regrettable dans cet album la photo de la Main (1947), privée de sa tige et de son socle). Qu’est-ce que l’Homme au doigt (1947), sinon cet espace étranger, que le sculpteur a projeté dans le monde (comme un vide que cernerait l’espace)... sinon deux forces qu’une légère distorsion fait (à peine) jouer l’une contre l’autre en tension [19] (l’espace que dessinent les sculptures de Giacometti est toujours assez justement faux pour que l’équilibre paraisse toujours pouvoir se rétablir), ici objet de l’oeuvre.
Puisqu’il n’est pas seulement vrai que le monde a une telle horreur du vide qu’il n’a de cesse qu’il ne l’ait rempli de sens et assimilé ; mais encore qu’il n’admet rien qui ne soit pas à son échelle, sans chercher à se rapetisser ou à se grandir... l’oeuvre d’Alberto Giacometti ne cessera de nous solliciter, et de solliciter de nous ce sens et cette totalité, que nous ne cesserons en elle de trahir et de justifier.
Mais j’ai bien peur de m’être considérablement éloigné du texte de Jacques Dupin, qui procède beaucoup plus analytiquement, et dresse entre autres un passionnant inventaire des moyens et des thèmes psychologiques qui commandent l’oeuvre de Giacometti : « Instinct de cruauté, besoin de destruction, désir du meurtre sexuel, etc. » — Dupin d’ailleurs s’attache plus volontiers à la gestation de l’oeuvre, qu’à l’oeuvre elle-même — ce qui explique un point de vue subjectif, le seul il me semble, que puisse avoir un critique décidé d’abord à prendre acte des dires, faits et gestes de l’artiste (biographie, etc.), tout ce qui, enfin, prolonge l’oeuvre et la précède et en facilite l’accès en éclairant l’artiste et l’atelier. Atelier auquel Giacometti paraît aussi attaché, que Branscusi le fut au sien ; atelier où il travaille depuis trente-cinq ans et où il fait volontiers photographier ses sculptures comme si son oeuvre devait non seulement figurer et l’oeuvre et sa gestation, mais encore ne pas se séparer de l’enveloppe et des déchets d’où la voici grâce à cet album, sortie-emprisonnée.

Marcelin Pleynet, Tel Quel 14, été 1963.

*



La Recherche de l’absolu de Jean-Paul Sartre paraît en janvier 1948, simultanément à New York et à Paris. À New York, le texte de Sartre est publié en préface au catalogue de l’exposition Alberto Giacometti, Sculptures, Paintings, Drawings organisée à la Galerie Pierre Matisse. À Paris, il est publié dans la revue Les Temps modernes avant d’être repris dans Situations III en 1949.

La Recherche de l’absolu

par Jean-Paul Sartre

Extraits


Alberto Giacometti par Franz Hubmann Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Giacometti a horreur de l’infini. Non point de l’infini pascalien, de l’infiniment grand : il est un autre infini, plus sournois, plus secret, qui court sous les doigts : l’infini de la divisibilité : dans l’espace, dit Giacometti, il y a trop. Ce trop, c’est la pure et simple coexistence de parties juxtaposées. La plupart des sculpteurs s’y sont laissé prendre ; ils ont confondu la prolificité de l’étendue avec la générosité, ils ont mis du trop dans leurs oeuvres, ils se sont complu à la grasse courbe d’un flanc de marbre, ils ont étalé, empâté, distendu le geste de l’homme. Giacometti sait qu’il n’y a rien de trop dans l’homme vivant, parce que tout y est fonction ; il sait que l’espace est un cancer de l’être, qui ronge tout ; sculpter, pour lui, c’est dégraisser l’espace, c’est le comprimer pour lui faire égoutter toute son extériorité. Cette tentative peut sembler désespérée ; et Giacometti, je crois, à deux ou trois reprises, a côtoyé le désespoir. [...] C’est alors qu’il fit sa découverte. [...]

A ses personnages de plâtre il confère une distance absolue comme le peintre aux habitants de sa toile. Il crée sa figure "à dix pas", "à vingt pas", et quoi que vous fassiez, elle y reste. Du coup la voilà qui saute dans l’irréel, puisque son rapport à vous ne dépend plus de votre rapport au bloc de plâtre : l’art est libéré. [...]

Ces personnages qui sont tout entiers et d’un coup ce qu’ils sont ne se laisse ni apprendre, ni observer. Dès que je les vois, je les sais, ils jaillissent dans mon champ visuel comme une idée dans mon esprit, l’idée seule possède cette immédiate translucidité, l’idée seule est d’un coup tout ce qu’elle est. [...] En eux, mieux qu’en un athlète de Praxitèle, je reconnais l’homme, commencement premier, source absolue du geste. Giacometti a su donner à sa matière la seule unité vraiment humaine : l’unité de l’acte. [...]

Telle est, je crois, l’espèce de révolution copernicienne que Giacometti a tenté d’introduire dans la sculpture. Avant lui on croyait sculpter de l’être et cet absolu s’effondrait en une infinité d’apparences. Il a choisi de sculpter l’apparence située et il s’est révélé que par elle on atteignait à l’absolu. Il nous livre des hommes et des femmes déjà vus. Mais non pas déjà vus par lui seul. Ces figures sont déjà vues comme la langue étrangère que nous tentons d’apprendre est déjà parlée. Chacune d’elles nous découvre l’homme tel qu’on le voit, tel qu’il est pour d’autres hommes, tel qu’il surgit dans un milieu interhumain, non pas, comme je l’ai dit plus haut pour simplifier, à dix pas, à vingt pas, mais à distance d’homme ; chacune nous livre cette vérité que l’homme n’est pas d’abord pour être vu par après, mais qu’il est l’être dont l’essence est d’exister pour autrui.

Jean Paul Sartre, La recherche de l’absolu, dans Situation III, Gallimard.

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Choses vues


Femmes de Venise [20] — Van Gogh

Dessins et lectures.
Zoom : cliquez sur l’image.
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Femme nue debout

Les sculptures de Giacometti représentent souvent des hommes qui marchent, rarement des femmes... Les femmes de Giacometti sont des femmes debout.


Femme nue debout. Photographies A.G., 12-10-11 [21]. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.


"Giacometti dans l’atelier. Ses mains saisissent une poignée de terre, la montent sur une armature, la pétrissent quelques courts instants. Une femme debout a surgi irréductible et vivante [22]." De La Femme sans tête photographiée dans les années trente par Brassaï et La femme qui marche, souples silhouettes élégantes, lisses et longilignes, aux minuscules figurines exécutées pendant et juste après la guerre, auxquelles succéderont en 1956 les Femmes de Venise, les Femmes nues debout sont un des thèmes récurrents chez Giacometti. Cette thématique, qui jalonne son oeuvre et la fonde en grande partie, s’achève avec les grandes femmes conçues pour la Chase Manhattan Bank, figures de plus de deux mètres, et dernière série de sculptures consacrées au corps nu féminin.

Femme nue debout [23] — don d’Alberto Giacometti à l’État français en 1957, soit un an après la présentation de dix de ses sculptures au pavillon français de la Biennale de Venise — prend place parmi ces nombreuses figures féminines qu’il a peintes, dessinées ou façonnées. "Tout entier dans le passage de ses doigts à la masse de terre [24]", à celle du plâtre qu’il faut accrocher et "monter" à la tige métallique verticale, il revient sans cesse sur la forme qui émerge de sa gangue, de sa matière. Devant le modèle, il lui faut trouver la juste proportion : " [...] si je veux essayer de réaliser une chose qui m’est extérieure, disons une femme d’après nature [...]. La chose que je vois, je la vois, je la ressens [...]. Pour rendre ce que l’on voit, la taille joue un rôle énorme. Il suffit qu’on soit cinq centimètres en dessous ou au-dessus pour qu’on passe continuellement à côté [25]."

De dimension moyenne, avec un corps squelettique bosselé et grumeleux, pieds rivés à la base, bras tendus le long du torse, cette sculpture se présente comme une figure anonyme, privée d’identité, au visage comme gommé, dépossédé des traits physionomiques les plus élémentaires. "Cette manière de traiter la figure comme une totalité noie toutes ses parties dans l’indécis et l’inachevé. Et cette indécision savante et cet inachèvement nécessaire concourent à donner à la sculpture son pouvoir d’éloignement et à définir la distance infranchissable qui nous en sépare [26]." C’est un être immobile, pétrifié, saisi dans l’immédiateté de son apparition, étrange silhouette qui s’impose tel un dessin dans l’espace. Une fois encore, Giacometti "sculpteur [...] s’acharne à modeler toujours le même homme et la même femme, dans les mêmes attitudes conventionnelles, comme si la solution du problème et l’issue de son tourment dépendaient de la réussite de cette opération. Et dans l’absolu, il est vrai qu’il échoue, qu’il ne laisse que les traces de son cheminement et de son progrès, les ébauches de l’oeuvre future ou impossible vers laquelle il tend furieusement et obstinément [27]."

Martine Dancer, Alberto Giacometti : la collection du Centre Georges Pompidou,
Musée national d’art moderne : Saint-Etienne, Musée d’art moderne, 24 mars-27 juin 1999.
Paris : éd. du Centre Pompidou, 1999, p. 166.

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VIDÉOS

Alberto Giacometti — un homme parmi les hommes

Les heures chaudes de Montparnasse — 05/10/1980 - 56’42"

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En pré-générique, Jean Marie Drot explique dans quel esprit il a réalisé cette émission. L’émission démarre sur le générique, peinture à l’huile de Giacometti, et logo de la Closerie des Lilas, avec en off la voix d’Alberto Giacometti.
Puis interview en noir et blanc de 1963 du sculpteur dans son atelier au 46, rue Hippolyte-Maindron à Paris, insérée dans un reportage en couleurs de 1978 à la Fondation Maeght à Saint Paul de Vence, de l’exposition consacrée au sculpteur.
Mise en perspective des propos de 1963 sur les images des oeuvres en 1978 tout au long de l’émission. Longue séquence sur les sculptures dans le parc de la fondation puis dans les salles de l’exposition. Citations en image de Jean Genet puis d’Alberto Giacometti.
Rencontres de Jean Marie Drot en 1963 avec quelques jeunes artistes de Montparnasse : Riva Boren, Shirley Goldfarb et le graffiste Jacques Darche qui évoquent le sculpteur. La rue Hippolyte-Maindron et l’atelier à l’extérieur filmés en 1979.
Retour sur l’atelier en 1963, Alberto Giacometti répond aux questions tout en travaillant sur une ébauche en terre d’une sculpture. Il explique que la sculpture étant le domaine qui lui échappait complètement il était nécessaire pour lui de faire de la sculpture afin de s’en débarrasser, sans jamais y parvenir puisque ses oeuvres ne correspondent pas à ses désirs. Brève évocation de la sculpture grecque classique et de la sculpture africaine par quelques images d’une tête classique, et de têtes africaines. Nombreux dessins alors qu’Alberto Giacometti dit la nécessité de retrouver la structure du crâne pour dessiner un portrait. "Chacun devient tout le monde, tout en restant particulier".
Il raconte son arrivée à Montparnasse, ses rencontres avec les surréalistes (Masson, Bataille, Leiris, Queneau) vers 1928-1930, sa première rupture au moment du départ d’Aragon du mouvement surréaliste. Il parle de son intérêt pour la figure humaine, il veut savoir comment se tient la tête dans l’espace. L’impressionnisme, Les arts primitifs, la photographie, le cinéma ont entraîné la dévalorisation du sujet dans la peinture. Il est revenu à la peinture quand il n’a plus cru à la vision photographique. Il explique son rapport à l’idée de la mort, sa peur du noir et son besoin de lumière. Pour lui, le spectateur ne voit jamais ce que lui a vu, et donc il y a un continuel malentendu.
Extrait de l’interview d’Alberto Giacometti à Zurich dans une salle de l’exposition qui lui est consacrée en 1963. Pour lui, son travail n’est jamais qu’une série d’esquisses qui lui donne l’impression d’avancer dans sa compréhension de ce qu’il cherche. Son oeuvre n’est qu’un tâtonnement autour de ce que pourrait être la sculpture [28].

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Qu’est-ce qu’une tête ?

En 2001, Arte consacre une soirée à Alberto Giacometti, à l’occasion du centenaire de sa naissance. Outre le film ci-dessus, la chaine passe également un documentaire...

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A travers le témoignage de ceux qui furent ses amis ou ses modèles, Michel Van Zele explore l’univers de l’artiste et particulièrement l’art du dessin, source principale de son inspiration.

« Une tête, tout le monde sait ce que c’est ». A cette affirmation d’André Breton, Alberto Giacometti répondit un jour : « Moi pas ». C’est à partir de cette question centrale de la « tête » — sa signification, sa représentation et sa symbolique dans l’art — que le réalisateur dévoile l’originalité du parcours artistique de Giacometti. L’étude de ses oeuvres est illustrée tout au long du documentaire par les propos de Giacometti lui-même, mais aussi ceux de Jean Leymarie, Sabine Weiss, Balthus, Jacques Dupin, Roger Montandon, Jean Starobinski et Ernest Pignon-Ernest...
De son voyage en Italie avec son père et ses émerveillements du Louvre, ils retracent la genèse de l’évolution de l’art de Giacometti. Tous interrogent « l’ouverture vers l’infini » qu’ils voulaient lui donner.

« Toute la force qu’il y a dans une tête... Jamais je n’arriverai à mettre dans un portrait toute la force qu’il y a dans une tête. Le seul fait de vivre, ça exige déjà une telle volonté et une telle énergie... » Cet aveu que fait Giacometti à Jean Genet, qui fut son modèle de 1954 à 1957, sous-tend l’ensemble du film. Dans sa recherche anxieuse de saisir la réalité telle qu’il la perçoit, Giacometti va tenter de présenter indéfiniment une tête, que ce soit par le moyen de la sculpture, de la peinture ou du dessin. Une obsession qui le conduit à laisser inachevés nombre de portraits. Reprenant des images rares de 1965, le documentaire représente l’artiste en plein acte de création, se concentrant sur l’oeil et l’intensité du regard qui semble commander la vérité de toute la tête : une expérience fascinante à suivre. Enrichi d’entretiens radiophoniques effectués du vivant de l’artiste, il éclaire sous ce jour particulier quelques-unes des oeuvres les plus célèbres de l’artiste. Certaines, « inachevées » à l’époque de leur conception, apparaissent aujourd’hui dans toute leur splendeur [29].

****

[3Cf. Lettre à Jean Beaufret, 23 novembre 1945 (M. Heidegger, Questions III et IV, tel/gallimard, p. 130). Dans cette lettre, Heidegger répond à Jean Beaufret qui émettait des réserves sur la traduction, par Henri Corbin, de « Da-sein » par « réalité humaine » et écrit :

Ce que vous dites de la traduction de « Da-sein » par « réalité humaine » est fort juste. Excellente également la remarque : « Mais si l’allemand a ses ressources, le français a ses limites » ; ici se cache une indication essentielle sur les possibilités de s’instruire l’un par l’autre, au sein d’une pensée productive, dans un mutuel échange.
« Da-sein » est un mot clé de ma pensée, aussi donne-t-il lieu à de graves erreurs d’interprétation. « Da-sein » ne signifie pas tellement pour moi « me voilà ! » mais, si je puis ainsi m’exprimer en un français sans doute impossible : être-le-là, et le-là est précisément Alètheia décèlement — ouverture.
Mais ceci n’est qu’une indication rapide. [...]

Nota bene : Sollers utilise fréquemment l’expression « l’être-le-là » — « Un nouvel exemple de "l’effet Sollers" qui, quand il cite, donne souvent l’impression que cela vient de son propre crû » comme me l’écrivait Jean-Michel Lou le 21 octobre 2010 (voir ici) avant de reprendre l’expression et mon « signalement » dans son beau texte sur Sollers et le « dao » (cf. L’infini 115, été 2011, p. 60).

[4Être et Temps (traduction François Vezin), Gallimard, 2005, p. 116.

[5Cf. ma note en marge de la lecture d’un passage de Paradis.

[6Martin Heidegger, Remarques sur art - sculpture - espace, Rivages poche, 2009.

[7Voir plus bas : Qu’est-ce qu’une tête ?.

[10Paru dans Neue Zürcher Zeitung, Zurich, 16 janvier 1966.

[11Cf. Être et Temps, op.cité, p. 116.

[12Cf. Écrit en dansant, entre autres.

[13Jacques Dupin : Alberto Giacometti, Maeght éditeur.

[14Le Surréalisme au service de la révolution, n° 5.

[15Lettre à Pierre Matisse.

[16Cf. "Boule suspendue", de Giacometti.


France Culture (02-11-13). Note du 09-11-13.

[17« Comme si, écrit Michel Leiris, le trait était alors à la recherche de lui-même. »

[18Il faudra bien un jour revenir sur cet absurde vocabulaire qui veut qu’une peinture soit « abstraite », « non-figurative », « informelle », etc.

[19« Dans l’espace de Giacometti, il y a trop. » J.-P. Sartre.

[20Série de plâtres réalisés en 1956 et dont neuf seront coulés en bronze en 1957 par la fonderie Susse.

[21Remerciements au souriant gardien qui m’a laissé faire.

[22Dupin, Alberto Giacometti, Maeght éditeur, 1963, p. 15.

[231954.

[24Genet, 1958, n. p.

[25Entretien avec Georges Charbonnier, R.T.F., 3 mars 1951, in Écrits, 1990, p. 241.

[26Dupin, 1954, p. 42.

[27Ibid. p. 41.

[28Crédit INA.

[29Crédit tsr.ch.

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3 Messages

  • Albert Gauvin | 28 juin 2018 - 08:08 1

    Du 26 juin au 16 septembre 2018.

    Pour la première fois à Paris, une exposition est consacrée aux relations d’amitié et de profonde admiration entre Alberto Giacometti et Jean Genet, qui se sont rencontrés en 1954 par l’intermédiaire de Jean-Paul Sartre. Leur amitié conduit Jean Genet, devenu modèle, à rédiger l’un des plus beaux textes de la littérature sur l’art moderne, L’Atelier d’Alberto Giacometti.


  • Albert Gauvin | 25 janvier 2016 - 15:41 2

    Un très bel essai de Franck Maubert vient de paraître aux éditions Fayard. Le premier entièrement consacré à L’Homme qui marche de Giacometti. A lire de toute urgence...

    L’Homme qui marche

    En septembre 1945, Alberto Giacometti retrouve son atelier parisien, dont la guerre l’a tenu éloigné. Dans ses bagages, il rapporte ce qu’il n’a pas détruit, soit peu de choses : des têtes et des personnages en pied qui tiennent dans des boîtes d’allumettes. Il reprend aussitôt son travail sur la figure humaine. Sa perception de l’espace se trans­forme soudain. Durant l’année 1946 il trouve enfin sa voie. Il parvient à inventer une forme qui résume tout l’homme et sa condition : l’homme dans son extrême dépouillement, solitaire, frêle et puissant, en mouvement, pensant. C’est un coup de maître.
    L’Homme qui marche, cette haute figure aux longues jambes, la tête si loin des pieds rocheux, c’est vous, c’est moi. C’est l’artiste lui-même. Nous nous reconnaissons en lui. Mais sait-on bien d’où il vient ?
    Dans ces pages, Franck Maubert, auteur du récit Le Dernier Modèle (prix Renaudot essai 2012), va à sa rencontre et l’interroge. Il nous raconte l’histoire fascinante de ce chef-d’oeuvre, les circonstances de sa création, les sources qui l’ont inspirée et sa trajectoire dans les deux dernières décennies de la vie de Giacometti. Fayard

    Je note que l’auteur décrit la première et forte impression que lui fit la découverte de L’Homme qui marche à la Fondation Maeght en 1973 (en tous points semblable à la mienne en 1969) et y reprend (p. 53-54) le rapprochement avec certains textes de Heidegger que j’esquissais dans l’article ci-dessus. Il revient aussi sur l’« accident » de 1938 et la brouille définitive qui s’ensuivit, bien plus tard, quand Sartre le relata à sa manière dans Les mots.


  • A.G. | 22 mars 2013 - 12:45 3

    Une nouvelle exposition « Alberto Giacometti » à Grenoble jusqu’au 9 juin 2013 au Musée de Grenoble .
    Lire Sortir de la cage (Giacometti).
    A signaler le très beau catalogue de l’exposition : Alberto Giacometti Espace, tête, figure. Co-édition Actes Sud / musée de Grenoble / Fondation Alberto et Annette Giacometti. 200 pages. 32€.