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Le clocher de Tübingen

D 21 octobre 2019     C 1 messages Version imprimable de cette Brève Version imprimable   

Le clocher de Tübingen
Benoît Chantre

Parution : 16/10/2019

De 1807 à 1843, les habitants d’une ville du Wurtemberg ont vu, matin et soir, un promeneur solitaire sortir de la maison d’un charpentier bâtie sur la tour du vieux rempart. Ils se sont habitués à cette figure qui bredouillait en marchant des bribes de français ou des vers grecs ou allemands. Certains, au début, vinrent lui rendre visite, comme on va voir « un fauve tourner en cage », puis ces visites s’estompèrent.
Ce locataire s’appelait Friedrich Hölderlin. Auteur d’un roman célèbre, Hypérion ou l’ermite de Grèce, il fut l’ami de Schelling et Hegel, ses condisciples au séminaire de la ville. Après une grande histoire d’amour à Francfort, en 1797, il dut s’exiler, en 1801, pour un voyage en France. Les traductions de Sophocle qu’il publia à son retour, en raison des changements qu’il introduisait dans les vers, firent rire aux larmes Goethe et Schiller. Sa mère, comprenant que son fils ne serait jamais pasteur, décida de le faire interner plusieurs mois. La légende romantique du poète fou venait de commencer.
Mais si cette légende mentait ? Si ce grand poète avait voulu dire autre chose, pendant la seconde moitié de sa vie passée à entendre les coups de l’heure au clocher de Tübingen ? Dernier feu de la tradition mystique qui éclaira la nuit européenne et premier artiste dégénéré d’Allemagne, Hölderlin ne pouvait à son époque être entendu. Il le peut maintenant que les glaciers fondent et que les villes s’embrasent. Il nous faut de toute urgence relire ce témoin de la fin d’un monde et entendre la leçon de sa ténacité.

Grasset

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Hölderlin : « Ce qui me manque, ce n’est pas tant la force que la facilité, pas tant les idées que les nuances, pas tant le ton fondamental que la variété des tons bien ordonnés, pas tant la lumière que l’ombre, et tout cela pour une seule raison, c’est que je crains trop les côtés communs et ordinaires de la vie réelle. [... ] Du moment que je suis plus vulnérable que beaucoup d’autres, il faut que je m’efforce d’autant plus à arracher quelque avantage aux choses qui exercent un effet destructeur sur moi. [... ] Il faut que je les absorbe, afin de les faire servir à l’occasion [... ] d’ombre à ma lumière, pour leur faire rendre des tons accessoires au milieu desquels le ton de mon âme jaillira d’autant plus vibrant. »
Hölderlin, lettre à son ami Neuffer du 12 novembre 1798.

Benoît Chantre est écrivain et éditeur. Il a fondé avec René Girard, en 2005, l’Association Recherches Mimétiques (www.rene-girard.fr). Il a aussi travaillé pour le théâtre, collaboré à plusieurs revues, publié des livres d’entretiens, de nombreux articles et deux essais : Péguy point final (Le Félin, 2014) et Les Derniers Jours de René Girard (Grasset, 2016). Et, bien sûr, La Divine Comédie : Entretiens de Philippe Sollers avec Benoît Chantre.

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Étrange biographie que Le Clocher de Tübingen  : que les inconditionnels des chronologies linéaires passent leur chemin, car toute cette odyssée plus christique que païenne gravite autour de l’année 1807, durant laquelle le poète Friedrich Hölderlin se retire dans une petite tour où il finira sa vie après quatre décennies de solitude. Dans ce tournant, les commentateurs décèlent presque toujours les traces de la folie – prétendue démence d’un homme foudroyé par le divin, possédé par Zeus, Apollon et autres Olympiens. La réalité est tout autre selon Benoît Chantre. Hölderlin n’est pas un néopaïen. Pour le poète, le destin des « Hespériques » – des Européens – et celui des Grecs suivent des chemins opposés. Les Hellènes vivaient au milieu des dieux, exposés à la puissance sacrée de la nature  ; mais leur civilisation s’est épuisée à mesure qu’ils ont conquis la « sobriété junonienne », la capacité d’abstraction. L’histoire conduit l’Europe en sens inverse, de la paisible clarté de la raison vers le « feu du ciel » qui embrase le continent au mitan du XIXe siècle  : révolutions, héroïsation de Napoléon, naissance du romantisme, etc., Hölderlin est le témoin de cet enthousiasme – possession par un dieu, littéralement – inédit qui menace de consumer le Vieux Monde. Le divin semble à nouveau tout proche, trop proche. De ces destins parallèles, il tire une conviction  : le poète doit tenir le milieu entre les deux extrêmes et endurer l’absence des dieux en guise de présence. Il n’est pas fou : il formule un avertissement que l’Europe est, à ce moment, incapable d’entendre. Le choix de la retraite apparaît dès lors inévitable. (philomag)