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Barbara Cassin, Eloge de la traduction

D 12 mars 2017     C 0 messages Version imprimable de cette Brève Version imprimable   


Mel Bochner, Blah blah blah, 2011. Huile sur velours noir. Galerie Two Palms, New York.
Crédits : © Courtesy de l’artiste et Two Palms, NY. Zoom : cliquez l’image.
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Etienne Klein reçoit la philosophe Barbara Cassin qui signe un Eloge de la traduction chez Fayard.

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Valéry Larbaud, grand lecteur et grand traducteur, s’était entouré de livres qu’il avait fait relier dans une couleur qui était fonction de la langue dans laquelle ces livres étaient écrits : les romans anglais étaient reliés en bleu, les espagnols en rouge, les allemands en vert, et ainsi de suite. Il s’agissait de donner à voir que les langues ne sont pas neutres, qu’elle colorie les textes d’une façon si singulière et si intense qu’aucune œuvre ne peut être considérée comme indépendante de sa langue originelle. Pourtant, bien sûr, des transformations en forme de passerelles sont possibles, mais elles relèvent toujours d’une opération délicate : la traduction. « Tout le travail de la traduction, écrivit Valéry Larbaud, est une pesée de mots. Dans l’un des plateaux nous déposons l’un après l’autre les mots de l’auteur, et dans l’autre nous essayons tour à tour un nombre indéterminé de mots appartenant à la langue dans laquelle nous traduisons cet auteur, et nous attendons l’instant où les deux plateaux seront en équilibre ».

La traduction, une opération de pesée tout en finesse, à la fois rigoureuse et littéraire ? Ce qui est certain, c’est qu’elle n’est nullement un petit événement inoffensif. Elle est toujours une authentique activité intellectuelle, une sorte de savoir-faire avec les différences, de jeu subtil avec les mots, les phrases, le sens, les rythmes, les idées. Traduire, c’est en somme pomper des ondes provenant d’horizons divers.

Invitée : Barbara Cassin, philosophe et philologue, directrice de recherches au CNRS, auteur de « Eloge de la traduction. Compliquer l’universel » (Fayard, 2016) et commissaire de l’exposition « Après Babel, traduire », qui se déroule au MUCEM, à Marseille, jusqu’au 20 mars 2017.

Pour aller plus loin

Philosopher en langues. Les intraduisibles en traduction,
dir. Barbara Cassin, Éditions Rue d’Ulm, 2014
Les intraduisibles du patrimoine en Afrique subsaharienne,
dir. avec Danièle Wozny, Démopolis, 2014
Psychanalyser en langues, intraduisibles et langue chinoise,
dir. avec Françoise Gorog, Démopolis, 2016
Décamper, De Lampedusa à Calais,
dir. Samuel Lequette et Delphine Le Vergos, La Découverte, 2016

Intervenant : Barbara Cassin : philologue et philosophe, directrice de recherches au CNRS.

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Traduire pour résister

La Grande Table reçoit la philosophe et philologue Barbara Cassin qui publie "Éloge de la traduction, compliquer l’universel" (Fayard, novembre 2016). Elle assure également le commissariat de l’exposition Après Babel, traduire au MuCem (du 14 décembre au 20 mars)

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Barbara Cassin : « Traduire, c’est comprendre que soi-même, on parle une langue parmi d’autres, nous ne sommes pas "seuls" »

La philologue et philosophe Barbara Cassin est la commissaire d’une exposition au Mucem à Marseille qui montre comment la traduction fonde notre rapport au monde, à l’Histoire et à la transmission, en abordant des questions fondamentales par le biais de l’art contemporain, de manuscrits, d’objets...

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« La traduction c’est de l’énergie, comme une langue, une œuvre n’est jamais close, une langue n’est jamais close, une traduction n’est jamais close. Il y a plus d’une bonne traduction, on le montre d’emblée dans l’exposition quand on entend Mesguich lire plusieurs traductions de l’épisode de Babel, très différentes. Il y a plus d’une bonne traduction de même qu’il y a plus d’une langue, Humboldt est le philosophe qui l’a le mieux dit, bien avant Derrida, à la fin du 19ème siècle allemand, il explique que chaque langue est comme une vision du monde, et que chaque traduction est aussi une réappropriation d’une œuvre et c’est ce qu’on avec voit avec Poe, Baudelaire, Mallarmé, Artaud, Pessoa, tous traduisent et se fabriquent eux-mêmes en traduisant. Chacun de ces poètes, c’est lui ! On entend Baudelaire, Mallarmé, Artaud, Pessoa, en entendant Poe. Et c’est à travers eux que Poe devient le grand écrivain qu’il est, devient ce que Baudelaire voulait faire de Poe, qui était un écrivain anglais méconnu, un grand écrivain français. »

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Barbara Cassin
Eloge de la traduction

Dans le sillage du Vocabulaire européen des philosophies, Dictionnaire des intraduisibles, paradoxalement traduit ou en cours de traduction dans une dizaine de langues, Barbara Cassin propose sur la traduction un point de vue peu banal. Se méfiant de l’Un et de l’universel du Logos, elle se sert de l’outil sophistique pour faire l’éloge de ce que le logos appelle « barbarie », des intraduisibles, de l’homonymie. Pour combattre l’exclusion, cette pathologie de l’universel qui est toujours l’universel de quelqu’un, elle propose un relativisme conséquent — non pas le binaire du vrai/faux, mais le comparatif du « meilleur pour ». Elle montre que la traduction est un savoir-faire avec les différences, politique par excellence, à même de constituer le nouveau paradigme des sciences humaines. Parce qu’elles compliquent l’universel, dont le globish, langue mondiale de communication et d’évaluation, est un triste avatar, les humanités sont aujourd’hui passées de la réaction à la résistance.

LIRE UN EXTRAIT

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Barbara Cassin : « La pluralité des langues, c’est un pique-nique planétaire »

Une cité, c’est comme un repas collectif où chacun apporte ce qu’il a. Partons donc de la diversité des langues comme on part de la diversité des citoyens afin d’articuler nos différences grâce à la traduction.

L’Antiquité grecque s’y connaît en commun. La cité est ce commun où s’invente la démocratie, le moins mauvais des régimes à en croire Aristote. Il est certain pourtant que nous, démocrates d’aujourd’hui, trouverions la cité grecque fort peu démocratique. Car son fonctionnement implique des exclusions farouches : les esclaves, les femmes. Seul l’homme libre, une toute petite partie de la population dans une cité elle-même toute petite, prend part à la vie publique.

C’est bien connu, et pourtant quand j’étais en Afrique du Sud à la fin de l’apartheid, au moment de fonder le nouveau « peuple arc-en-ciel », il n’était question que de fabriquer une « nouvelle Athènes ». Qu’est ce qui peut faire à ce point envie dans un commun si mal partagé ? Quel modèle du commun se dessine donc ­malgré ces exclus du dedans ?

Il y a, à vrai dire, plus d’une manière grecque de mettre ensemble. Platon présente la cité comme un organisme où chaque partie doit rester à sa place : quand désordre il y a, la cité a mal au citoyen comme l’homme a mal au doigt. Tout doit obéir à la tête qui dirige – idéalement un « philosophe-roi ». Mais Aristote, dans ses Politiques, propose un tout autre modèle de commun, que je trouve prodigieusement intéressant. Une cité, dit-il, c’est comme un repas collectif, un pique-nique où chacun apporte ce qu’il a ; catastrophique si tous apportent des tomates, mais une réussite dès qu’on apporte des choses différentes.

De même au théâtre, plus le public est divers, meilleur il est : il faut des critiques d’art, mais aussi des gens qui n’y connaissent rien, pour faire une bonne salle. Un peu comme dans un régime équilibré : il faut des aliments pauvres pour faire bol alimentaire. Bref, même celui qui n’a rien et qui n’y connaît rien est utile, voire indispensable, dans une démocratie. Le « commun » ne vaut que par la mise en commun des différences.

« Discours et raison »

Hannah Arendt (1906-1975), tout inspirée d’Aristote, ne cesse de le souligner : le politique a pour condition la pluralité différenciée. Je crois, moi aussi, pour faire du commun, plutôt au pique-nique aristotélicien qu’à l’organisme hiérarchisé à la Platon, soumis à un Vrai ou à un Bien dont je crains toujours la contrefaçon totalitaire.

Mais que met-on exactement en commun ? Ce qui est commun à tous, dans la place publique qu’est l’agora (agoreuein, « parler »), ce sont d’abord les mots. La cité grecque ? Le monde le plus bavard de tous ! En quoi elle correspond à la définition de l’homme, un « animal doué de logos ».

Pas si facile pourtant de comprendre ce que cela signifie. Logos désigne toute mise en relation, une proportion mathématique par exemple. Les Latins traduisent par un jeu de mots : ratio et oratio, « discours et raison ». Or, c’est là, avec cette confusion langue-pensée, que le commun se heurte à un second type d’exclusion. Car le modèle même du logos, c’est la langue grecque. Et celui qui ne parle pas grec, celui que les Grecs ne comprennent pas, on l’appelle « barbare ».

Barbare, une ono­matopée, comme bla-bla-bla : le barbare, est-on vraiment sûr qu’il parle ? Qu’il pense ? Est-ce vraiment un homme – un homme comme moi ? Voilà que l’universel qui aurait dû définir l’homme appartient non à tous, mais à ceux qui parlent une langue et partagent une culture, plus hommes que les autres. Après l’exclusion au dedans, l’exclusion du dehors…

Ma « solution » alors pour fabriquer du commun n’a plus rien de grec, même si elle consiste toujours à articuler les différences. Il faut partir de la diversité des langues comme on part de la diversité des citoyens. Le nom de cette articulation s’agissant des langues, c’est : traduire. A chaque fois, il faut construire entre : entre les citoyens, entre les langues, et faire un atout de la diversité.

La traduction, qui ne cesse de jouer entre le même et l’autre, est un ­excellent modèle de savoir-faire avec les différences. Le monde commun qu’elle produit ne va pas plus de soi que la démocratie. Mais il est sans doute le moins mauvais des mondes, et Arendt en loue la « chancelante équivocité ». Une sorte de contre-imaginaire à ce monde d’identité qui fait de la Méditerranée un cimetière.

Le Monde du 24 janvier 2017.

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Barbara Cassin à Lille, CitéPhilo, 26-11-13, 19h. Photo A.G.