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Entretien avec Tom Wood, biographe de Jan Karski

écrivain et journaliste d’investigation américain

D 12 avril 2010     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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Jan Karski et Tom Wood

E. Thomas Wood est le co-auteur de la biographie « Karski : How One Man Tried to Stop the Holocaust », la seule biographie complète de Jan Karski à ce jour (1994). Traduite en Allemagne où il y a eu trois éditions, elle n’a toujours pas été traduite en français (avis aux éditeurs). Elle éclaire sous un jour nouveau la vie complète du résistant polonais qui, bien évidemment, ne s’arrête pas en 1944, date de la rédaction par Karski de Mon témoignage devant le monde. Tom Wood a travaillé sur la base d’une recherche documentaire précise, il a eu accès aux archives personnelles de Jan Karski et celui-ci a donné son aval à la publication du livre, ne demandant la suppression que d’un passage ou la correction de certains détails (anecdotiques), comme vous le lirez plus bas. Jan Karski et Tom Wood sont devenus des amis, se déplaçant ensemble pour la promotion du livre. Un entretien filmé de plusieurs heures fut également réalisé en 1996 [1].

Tom Wood a bien voulu répondre à mes questions, spontanément. Je l’en remercie vivement. D’autant que le biographe m’autorise à publier le chapitre de son livre concernant les relations entre Jan Karski et Claude Lanzmann à l’occasion de la réalisation de Shoah, y compris les passages du manuscrit original non publiés à l’époque, à la demande de Karski. Vous les lirez bientôt quand nous en aurons achevé la traduction [VOIR ICI : Le compte-rendu de la relation Karski-Lanzmann.].

Vous lirez ci-dessous les réponses de Tom Wood, précises, documentées. Vous y verrez que, concernant certains faits (et non des moindres), la mémoire de Karski peut, avec le temps, s’être montrée parfois défaillante, que son témoignage peut évoluer, son jugement être moins "diplomatique" — c’est pourquoi j’avais intitulé volontairement un chapitre de mon dossier Jan Karski témoigne : LES témoignages de Jan Karski. Cela, bien sûr, rend l’homme Karski non pas moins mais plus admirable.

A.G.

J’ai mis en notes les réponses de Tom Wood dans leur langue d’origine, quand elles existaient, pour nos lecteurs anglophones.

*

Pour quelles raisons avez-vous été amené à écrire une biographie de Jan Karski ?

Tom Wood : Je vis d’abord le professeur Karski quand il parlait à l’Université Vanderbilt en 1986. J’ai été fasciné à la fois par la force morale et l’aventure pure de son histoire. Bien que je n’ai ni Polonais, ni racines juives dans la famille, je m’intéressais déjà à l’histoire de l’Europe Centrale.

Je savais que son livre de 1944 ne pouvait pas raconter l’histoire complète de ses activités en temps de guerre en raison de la sécurité et de la propagande qu’il a nécessairement pris en compte. Périodiquement dans les années qui ont suivi, j’ai vérifié pour savoir si quelqu’un avait écrit une biographie complète de Karski. En 1991, j’ai décidé de faire le travail moi-même. J’ai appris moi-même à lire le polonais assez bien pour travailler à travers les matériaux d’archives de la Hoover Institution et ailleurs. Bien que le professeur ait douté de mes capacités au début, il me manifesta une grande chaleur quand j’ai commencé à lui montrer des copies des documents que j’avais mis au jour dans de nombreuses archives différentes et les bibliothèques.

Passer du temps avec Jan Karski, avant et après la publication du livre, a été parmi les plus grands privilèges que j’ai jamais connus. Il est devenu un ami très cher.

*

Que pensez-vous du film de Claude Lanzmann « Shoah » et, en particulier, du témoignage de Karski qui y figure ?

Plutôt que de proposer mon opinion sur « Shoah  », tant d’années après que j’ai écrit le livre, je pense qu’il est préférable de fournir le compte-rendu détaillé de la relation de Karski avec Lanzmann que j’ai inclus dans mon manuscrit original.

Je dois dire que j’ai laissé le professeur Karski revoir le manuscrit avant qu’il ne soit définitif, et qu’il s’est opposé à ce que j’y inclus certains des détails de sa querelle avec Lanzmann — sur l’accord qu’il avait signé et qui l’obligeait à ne pas parler publiquement de ses expériences de guerre jusqu’à ce que le film soit sorti. Il a estimé que la divulgation de ce conflit personnel se traduirait par une amertume renouvelée entre les polonais chauvins [2] de sa génération et les Juifs.

A sa demande, j’ai retiré du livre cinq paragraphes qui raconte le désaccord. Maintenant que lui et d’autres, impliqués dans le débat initial sur la Shoah, ne sont plus avec nous, je crois qu’il est dans l’intérêt de l’Histoire de rendre cette information publique.

Pour mémoire, ces paragraphes et quelques détails sur la première femme de Karski ont été les seuls éléments de mon manuscrit qu’il m’a demandé de suspendre ou de modifier.

Parce que je ne me sens pas capable de fournir une traduction exacte de ce passage, je joins seule la version anglaise. S’il vous plaît, n’hésitez pas à le republier dans leur intégralité, en anglais, français, ou les deux langues [VOIR ICI : Le compte-rendu de la relation Karski-Lanzmann.] [3].

*

Vous faites allusion, à propos du « Rapport Karski », à « des questions de fait liées à des images de M. Lanzmann ». Quelles questions ? Quels faits ? Pourriez-vous préciser ?

J’ai besoin de voir le film à nouveau pour étudier exactement ce que Karski dit au sujet de diverses questions. Je vous répondrai plus en détail dès que possible, même si je ne serai pas en mesure de terminer l’étude du film avant peut être le week-end prochain.

Le souvenir de Karski d’avoir rencontré le [juge] Frankfurter après FDR [Franklin Delano Roosevelt] est un exemple d’une inexactitude certaine. J’ai remarqué d’autres erreurs possibles dans mon premier visionnage [4].

*

Jan Karski, dites-vous, a rencontré le juge Frankfurter « avant le président Roosevelt ». C’est très important. Cela change en effet le sens de la rencontre avec Roosevelt [5]. Que vous a exactement dit Karski à ce sujet (sur ces différentes rencontres) ?

Les souvenirs de Karski sur la réunion avec Frankfurter ont toujours été en accord avec l’interprétation qu’il en donne dans mon interview filmée avec lui, au cours de laquelle il était assis sur le canapé réel, dans la salle même de l’Ambassade de Pologne où la rencontre a eu lieu.

"Unable to believe" (6’26)

Jan Karski raconte sa célèbre rencontre du 5 juillet 1943 avec Felix Frankfurter, juge de la Cour Suprême des Etats-Unis en 1943. La réaction de Frankfurter illustre bien la capacité humaine de connaître la réalité et, en même temps, de la dénier.

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Je n’ai pas toutes mes notes de recherche du livre sous la main. J’ai déposé la plupart d’entre elles à la Hoover Institution, Palo Alto, Calif. Mais j’ai des preuves documentaires concernant la date de la réunion avec Frankfurter.

Karski a rencontré Frankfurter, le conseiller présidentiel, Ben Cohen et le solliciteur général adjoint Oscar Cox — les plus influents conseillers juifs de Roosevelt — le soir du 5 Juillet 1943 [6]. Les pièces justificatives de la date comportent une lettre de Cox au journaliste Walter Lippmann et une note de Cox à Harry Hopkins, tous deux datés du 6 Juillet 1943, à la fois se référant à la réunion de la veille. Les lettres font partie des Oscar Cox Papers à la Bibliothèque FDR à Hyde Park, N.Y.

Karski lui-même envoyé un rapport au gouvernement polonais de Londres quatre jours avant que FDR l’ait invité à la Maison Blanche, en précisant :

« Frankfurter, Berle, Bullitt et Wiley ont fait au président le récit de mon information et l’ont encouragé à acquérir des connaissances de première main de celui-ci. Nous attendons sa réaction. »

« I Raport p. Karskiego z pobytu Raport p. Karskiego z U.S.A » (« Rapport n ° 1 de M. Karski sur sa visite aux Etats-Unis »), Juillet 24, 1943. Ce rapport est dans l’encadré 1 de la Jan Karski Collection à la Hoover Institution.

Adolf Berle, Bill Bullitt et John Wiley ont tous été associés de FDR avec lequel Karski s’est réuni entre le 7 et le 24 Juillet ; plusieurs enregistrements de ces rencontres existent.

Frankfurter n’a laissé aucun compte-rendu de la réunion. Il y a un "écart" dans le journal de Frankfurter qui commence à la fin de Juin 1943 ; son journal ne contient aucune page pour les jours de début Juillet 1943, couvrant l’époque où il a rencontré Karski. Frankfurter est connu pour avoir rédigé des journaux avant de les laisser à la Library of Congress [7].

*

Pensez-vous que Karski a eu la sensation d’être entendu par ses interlocuteurs ?

Certainement pas pendant la guerre. Il était très heureux d’avoir pu livrer son témoignage à un large public dans les années 1980 et 1990.

*

Karski vous a-t-il fait part de son sentiment que les Juifs étaient « abandonnés à leur sort » ? que « les Alliés » avaient été sinon « complices », du moins « indifférents » ?

En 1981, lors de la « Conférence Internationale des Libérateurs » à Washington, Karski a abordé cette question avec éloquence :

« Le Seigneur m’a assigné un rôle à parler et à écrire pendant la guerre, lorsque — comme il me semblait — il peut être utile. Il n’a pas ... Puis je suis devenu un Juif, comme la famille de ma femme. Tous d’entre eux périrent dans les ghettos, dans les camps de concentration, dans les chambres à gaz — et tous les Juifs assassinés sont devenus ma famille ... Mais je suis un Juif chrétien ... un catholique pratiquant ... ma foi me dit qu’un second péché originel a été commis par l’humanité : sur ordre, ou par omission, ou par ignorance volontaire, ou insensibilité, ou par intérêt, ou par hypocrisie, ou par froid calcul... Ce péché va hanter l’humanité jusqu’à la fin des temps. Il ne cesse de me hanter. Et je veux qu’il en soit ainsi. » [8]

*

Pensez-vous que les positions de Karski ont pu évoluer entre 1978 (date de son entretien avec Lanzmann) et les années 1990 quand vous avez recueilli son témoignage ?

Très certainement, mais seulement dans la mesure où il a rencontré la preuve documentaire montrant que sa mémoire était défectueuse. Quand j’ai découvert des documents mettant en cause sa mémoire, il a toujours accepté de reconnaître leur exactitude.

*

Comment a été perçue votre biographie à sa parution ? Par le public anglophone ? Par Karski lui-même ?

« Karski : How One Man Tried to Stop the Holocaust » a reçu plus d’attention de la part de la presse au Royaume-Uni et en Australie qu’aux États-Unis, mais un nombre raisonnable de livres a été vendus. Aux États-Unis, il est actuellement dans plus de 500 bibliothèques publiques et universitaires. Au moins 30 ouvrages savants l’ont cité comme source. Ses trois éditions allemandes ont été vendues à plus d’exemplaires que l’édition anglaise.

Professeur Karski a eu du plaisir à lire le livre. Lui et moi sommes devenus de bons amis dans les dernières années de sa vie. Nous avons voyagé ensemble à travers la Californie, à New York et en Allemagne pour promouvoir le livre. L’énorme quantité d’attention de la presse qu’il a reçue en Allemagne au cours de notre visite de Janvier 1997 a été très gratifiante pour nous deux.

Quand il est mort en 2000, la presse anglophone lui a donné beaucoup plus d’attention qu’elle ne lui en a portée dans toute sa vie. Le New York Times a publié une notice nécrologique occupant toute la page 3. Les journaux de Londres ont tous donné des avis bien visibles. The Economist a consacré la dernière page à la question de sa notice nécrologique.

*

Même si vous n’avez pas lu le livre de Yannick Haenel, que pensez-vous du « droit des écrivains » à imaginer ce sur quoi les témoignages manquent - et manqueront toujours - : la « vérité » intime d’un homme ?

Les auteurs ont toujours été libres d’imaginer les pensées et les émotions des sujets décédés dans l’histoire de la littérature. Je ne vais pas critiquer le travail de M. Haenel sans l’avoir lu.

D’autre part, à en juger par ce que j’ai entendu dire de son livre, je soupçonne que le professeur Karski en aurait été à la fois irrité et amusé — peut-être surtout amusé, parce qu’il a vu tant d’autres écrivains faire des déclarations inexactes à son sujet. Plusieurs historiens ont affirmé qu’il avait rencontré Churchill, bien qu’il ne l’ait pas fait. On a dit qu’il avait rencontré le Pape. Un biographe d’Arthur Koestler a écrit qu’il s’était suicidé au cours de la guerre. Rolf Hochhuth lui dépeint une liaison avec la secrétaire de Churchill.

*

Etes-vous surpris de la polémique qui a lieu en France ? Serait-elle possible aux Etats-Unis ?

Je dois dire, malheureusement, qu’il serait tout à fait impossible qu’un tel débat sur l’interprétation de l’histoire produise, dans mon pays, même une petite fraction de l’attention du public qu’il a suscitée en France.

*

Des éditeurs français ont-ils envisagé la traduction de votre livre ? sinon avez-vous une explication ?

Je ne sais pas pourquoi mon éditeur américain a été incapable de vendre les droits du livre français dans les années 1990. Tous les droits sont maintenant revenus à M. Jankowski et moi-même, et je serais heureux de l’occasion pour publier une édition française.

Propos recueillis par A. Gauvin et relus par Tom Wood, les 11 et 12 avril 2010.

*

[2Polish chauvinists.

[3Rather than offering my opinion about "Shoah" so many years after I wrote the book, I think it better to provide the detailed account of Karski’s relationship with Lanzmann that I included in my original manuscript.

I must explain that I allowed Professor Karski to review the manuscript before it was final, and that he objected to my including some of the details of his quarrel with Lanzmann over the agreement he signed that required him not to speak publicly about his wartime experiences until the film was released. He felt that revealing this personal dispute would result in renewed bitterness between Polish chauvinists of his generation and Jews.

At his request, I removed from the book five paragraphs that recounted the disagreement. Now that he and others involved in the initial debate over Shoah are no longer with us, I believe it is in the interest of history to make that information public.

For the record, those paragraphs and a few details about Karski’s first wife were the only elements of my manuscript that he asked me to withhold or amend.

Because I do not feel capable of providing a precise translation of this passage, I am attaching only the English version. Please feel free to republish it in full, in English, French, or both languages.

With apologies, again, for my linguistic shortcomings, I thank you for your interest.

Cordialement,

Tom Wood

[4I will need to view the film again in order to study exactly what Karski said about various matters. I shall respond in more detail as soon as I can, although it may be next weekend before I am able to finish studying the film.

Karski’s recollection of having met Frankfurter after FDR is one example of a definite inaccuracy. I noticed other possible inaccuracies in my first viewing.

[5« Karski m’a dit en 1994 qu’il croyait, que la réaction négative de Frankfurter à son récit des témoins oculaires concernant le ghetto et le camp près de Belzec l’avait fait omettre toute mention de ces expériences lors de réunions ultérieures, sauf quand il était en réunion avec les Juifs. » (Tom Wood)

[6Je souligne. A.G.

[7Karski’s recollections of the Frankfurter meeting to me were always consistent with his portrayal of it in my filmed interview with him (http://www.youtube.com/watch?v=fvw9cEtyEDw), during which he was seated on the actual sofa in the actual room of the Polish Embassy where the meeting occurred.

I do not have all of my research notes from the book at hand ; I deposited most of them at the Hoover Institution, Palo Alto, Calif. But I do have documentary evidence regarding the date of the Frankfurter meeting.

Karski met with Frankfurter, presidential adviser Ben Cohen and Assistant Solicitor General Oscar Cox — Roosevelt’s most influential Jewish advisers — on the evening of July 5, 1943. Documentary evidence of the date includes a letter from Cox to journalist Walter Lippmann and a memorandum from Cox to Harry Hopkins, both dated July 6, 1943 and both referring to the meeting the night before. The letters are part of the Oscar Cox Papers at the FDR Library in Hyde Park, N.Y.

Karski himself sent a report to the Polish government in London four days before FDR invited him to the White House, stating :

"Frankfurter, Berle, Bullitt and Wiley have told the President about my information and encouraged him to gain firsthand knowledge of it. We are awaiting his reaction."

"I Raport p. Karskiego z pobytu w U.S.A." ("Report #1 of Mr. Karski on his visit to U.S.A."), July 24, 1943. That report is in Box 1 of the Jan Karski Collection at the Hoover Institution.

[8Nous avons déjà publié des extraits de cette intervention dans notre dossier précédent.

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