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Incipit vita nova

entretien avec Marcelin Pleynet (1973)

D 10 avril 2010     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


« Celui qui tient la grande image, tous les mondes accourent à lui. Ceux qui accourent ne subissent pas de tort, mais demeurent en paix et union. La musique, les appâts font s’arrêter un étranger qui passe. Mais les paroles qu’on dit sur la voie, comme elles sont fades et sans saveur ! Regardée, elle ne vaut pas qu’on la voit ; écoutée, elle ne vaut pas qu’on l’entende. Mais employée, elle ne peut être épuisée. »

Tao Tö King (35).

Cet extrait du Tao Tö King (ou Dao De Jing) se trouve en exergue de Stanze, le livre que Marcelin Pleynet publie en avril 1973 [1]. Il est alors présenté en caractères chinois, non traduits [2]. Il figure aussi dès les premiers plans de Vita Nova, le film magnifique que Florence Lambert a réalisé en 2008 avec (et pour) Marcelin Pleynet [3]. Intrigué qu’il soit cité à deux reprises à trente-cinq ans de distance en ouverture d’un livre de fiction — sans doute son plus beau — et de la seule oeuvre cinématographique qui ait été consacrée à Marcelin Pleynet, j’ai voulu en savoir plus. J’ai retrouvé un vieil entretien entre Pleynet et Jacques Henric paru au printemps 1973 dans le numéro 4 de la revue art press à l’occasion de la publication de Stanze. Quelle surprise de découvrir que cet entretien s’intitulait Incipit vita nova !
En attendant de vous reparler du film (vu deux fois mardi et mercredi dernier, en présence de Pleynet et Florence Lambert, j’attends de le revoir en DVD), je vous propose de lire cet entretien : interrogé sur Stanze, Marcelin Pleynet y explique sa démarche poétique, parle musique et danse, évoque la culture chinoise ancestrale et Dionysos, Dante, sa Vita nova et son Paradis (tous ces "thèmes" sont présents dans Vita Nova, le film [4]).

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Présentation : J. Henric ; photo : M. Pleynet, art press n° 4, mai-juin 73
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Page de manuscrit de STANZE. Peinture cahiers théoriques 6/7, avril 1973
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Les photos illustraient l’entretien dans le n°4 d’art press. Je les ai reprises en couleurs. Le texte en chinois du Tao Tö King et les notes ont été ajoutés par mes soins. A.G.

 Vous avez publié Lautréamont par lui-même [5], l’Enseignement de la peinture [6], essais qui constituent deux événements majeurs de la critique littéraire et picturale de ces dernières années ; vous suivez, par ailleurs, de près l’actualité cinématographique [7], et vous faites paraître aujourd’hui un texte de fiction... Comment menez-vous ces pratiques différenciées les unes par rapport aux autres ?

J’ai également travaillé et publié quelques textes sur la musique et sur la danse moderne et je pense que j’y reviendrai un jour. On pourrait bien entendu croire que c’est mon activité éditoriale qui m’a quasiment mis dans l’obligation d’aborder ces diverses disciplines artistiques. Ce ne serait pourtant pas tout à fait vrai. Je dirai que cette activité m’a permis de développer des intérêts, subjectifs bien sûr, que j’avais mis en place bien avant d’être secrétaire de rédaction de Tel Quel. Si l’on veut penser ce qui programme ces intérêts, il faut je crois envisager la situation de chacune de ces pratiques autour des années 1955-1960 et l’espèce de ghetto national-culturel dans lequel vivent alors les intellectuels français. Hors d’un académisme répressif, les manifestations artistiques refoulant, le plus souvent par xénophobie, les avant-gardes qui ont marqué cette première moitié du siècle s’épuisent à revaloriser divers anachronismes formels. Avec comme conséquence, inévitablement, un byzantinisme de spécialistes en littérature, en peinture, en musique, en cinéma, etc., qui produisent des oeuvres dont l’élaboration laborieuse a moins à faire avec ce qui au même moment surgit comme forces vives de toute part dans le monde qu’un débat sur le sexe des anges. L’ennui assommant que produit la lecture du « nouveau roman » n’est pas dû aux difficultés que présentent les oeuvres, mais au vide idéologique qu’elles s’emploient à maintenir, à la façon dont elles sont quasi religieusement écartées de toute réalité sociale et historique. Décider de travailler la langue poétique dans ce contexte ne pouvait se faire qu’à travers un cheminement sapant systématiquement la distribution des fonctions et des fonctionnaires artistiques. Je crois pouvoir dire aujourd’hui que pour moi les intérêts qui alors me portaient, et aujourd’hui encore me portent, vers l’ensemble des pratiques artistiques et scientifiques, relevaient et relèvent encore des intérêts du langage poétique. Le travail sur ce type de langage exige une certaine gymnastique, qu’on pourrait définir comme spatiale, pluri-dimensionnelle — une gymnastique qui ne s’élaborerait pas de la mise en jeu unifiée d’un seul corps, mais d’une multitude d’êtres atomiques et de corps. Ces intérêts apparemment divers pour la peinture, la musique, le cinéma, se sont pour moi constitués et vraisemblablement cristallisés jusqu’à produire les livres que vous signalez, de la possibilité qu’ils m’offraient tout d’abord de faire jouer dans le champ culturel français, comme contradiction productive, les écarts et les inégalités de développement de chacune de ces disciplines. L’ensemble constituant un réseau idéologique qui, comme tel, doit à plus ou moins long terme faire péter le carcan des nationalismes et des xénophobies, et entraîner sur ce terrain une tout autre vue et une tout autre appréciation historique. Inutile, je pense, de préciser que sur ce point une partie de mon travail a été de rendre objectifs ces intérêts subjectifs, et que j’ai considérablement appris chemin faisant de ce que prononce la peinture, de ce qui dessine et colore la musique, de ce que danse la figuration cinématographique, de ce qui chante, dessine, colore et danse l’infinité du langage poétique, écrit ou non. Une précision : ces intérêts multiples ne justifient pas pour moi le mélange empirique des diverses disciplines artistiques mais désigne le champ (et le chant) mental d’un langage multiple dont la réalité, d’un objet à l’autre, n’est pas mélange mais mutation dialectique.

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Stanze porte en sous-titre Incantation dite au bandeau d’or. Pourquoi ce titre, ce choix d’un mot d’une langue étrangère, ce sous-titre ? Quels sont le projet et l’organisation générale du livre ? Dans vos notes, en fin de volume, faisant référence à Joyce et aux textes chinois, vous évoquez la dialectique de la roue et du carré ; pouvez-vous préciser ?

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Si j’ai choisi STANZE comme titre [8], si j’ai choisi un mot importé d’une langue étrangère, c’est d’abord pour indiquer  l’étrangeté  de ce qui avec ce livre se propose dans un certain traitement de la langue. Le mot étranger (étranger pour un Français, bien entendu, pas pour un Italien) ainsi mis en évidence, est d’abord un corps irréductible à l’unification d’un sens, il est avant tout, sur son fond de possible traduction, musique et forme. Autrement dit, j’ai voulu par là indiquer un certain moment de la démarche qu’implique le langage poétique, à savoir  musique/forme  (mise entre parenthèses du sens commun),  traduction  : retour du sens commun investi de la démarche qui lui donne sa dimension historique généralisée.

Il faut noter qu’au singulier le mot est le même en italien et en anglais. Si j’avais choisi le mot français  stance , je n’indiquais ainsi qu’un des moments de ce que le mot italien et son étymologie latine remarquent ; en français stance ne désigne qu’une forme poétique, en italien stanza signifie  demeure, logis  (de  stare  se tenir, être), forme poétique, et en anglais, position, posture... Or la façon dont j’ai été amené à choisir ce titre impliquait a priori la multiplicité des sens de l’italien et de l’anglais. Le choix du titre est en effet second par rapport au choix du sous-titre qui fut, lui, directement commandé par l’intuition initiale de l’organisation de la série de chants à venir qu’entame la publication de ces quatre premiers chants. L’Incantation dite au bandeau d’or est liée à l’influence qu’eut sur mon travail poétique, la lecture des poèmes de Mao Tsé-toung, plus particulièrement dans la traduction qu’en fit Sollers dans le courant de 1969. Ce sous-titre, Incantation dite au bandeau d’or, est prélevé dans un poème de Kuo Mo-jo (« L’incantation dite au bandeau d’or a été mille fois entendue »), inspirée d’un opéra tiré des légendes du Si Yeou Ki, Voyage en Occident [9]. C’est de ce poème et de l’échange didactique auquel il a donné lieu entre Kuo Mo-jo et Mao Tsé-toung (voir le poème de Mao Tsé-toung « Réponse au camarade Kuo Mo-jo ») que je suis parti [10]. Reprenant la légende du Voyage en Occident (Si Yeou Ki) j’ai décidé, me mettant en quelque sorte dans la position du « bonze idiot mais éducable », de faire un voyage de Chinois (dans tous les sens que ce mot peut avoir pour nous maintenant, y compris, hélas, celui de « persan ») à travers ce que pouvait être pour moi, aujourd’hui, « l’Occident », son idéologie, ses religions, ses cultures. Ceci sur la base marxiste des rapports qu’entretiennent idéologie, économie et politique. Si vous voulez, nous pourrons dire très vite que « le bandeau d’or » c’est la forme  économique  qui se resserre et opprime plus ou moins sous la pression de certaines « incantations »  idéologiques , étant bien entendu que la leçon à tirer de la démonstration ne peut être, elle, que politique.

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Tao Tö King 35

Ce voyage, qui se fait sur le fond de ce que peut être à la fois la culture ancienne et la révolution chinoise pour les deux mille ans d’histoire qui devraient constituer un intellectuel du XXe siècle, n’est pas un voyage archéologique mais à tout moment, ici, maintenant, un voyage dans l’actualité des résidus, et dans les résidus de l’actualité de cette histoire ancienne qui fait et continuera de faire l’histoire. Ce n’est pas un hasard si l’intuition d’ensemble de ce projet est née à la lecture de l’échange de poèmes entre Kuo Mo-jo et Mao Tsé-toung. Je pense que quelque chose comme les portes de notre culture sont aujourd’hui grandes ouvertes, et qu’il ne tient qu’à l’aveuglement produit par le refoulement systématique des armes scientifiques, analytiques, qui sont à notre disposition, à ce que l’Occidental continue à baigner au mieux dans le bassin méditerranéen, au pis dans le bassin parisien. Cette ouverture, ces courants d’air, j’ai voulu que non seulement ils traversent les livres que des livres en répondent, mais encore que le mode même de la composition, de l’écriture, en réponde, ceci si vous voulez au niveau d’une sorte de constante actualisation, d’un constant éveil à tout ce qui peut permettre de donner à l’ouverture des discours (des portes des discours) son maximum d’effet. Disons si vous voulez que, de ce point de vue, la publication d’un roman comme Lois [11] de Philippe Sollers au début de l’année dernière, ou de H cette année [12], ne laisse pas les choses dans le même état, entraîne plus loin, beaucoup plus loin, et que si l’on veut prendre en considération la transformation générale des bases culturelles et scientifiques qu’impliquent de tels sauts, il faut se trouver soi-même dans son travail, et à tout moment et dans la forme même où ce travail se produit, en état non seulement de transformation mais je dirai de révolution aussi bien ponctuelle que globale. Cette ouverture sans précédent des portes du discours, si vous acceptez la métaphore, et, les bouleversements, cette espèce de claquement de tempête qu’elle entraîne, implique, si l’on veut s’y tenir autrement que comme la feuille emportée, si l’on veut en comprendre la dimension de tempête historique, de véritable révolution culturelle ici, maintenant, pour nous ; implique, dis-je, un nouveau, un étrange type de rapport à la science et au savoir. Tout se joue là dans une dépense dont il ne faudrait pas faire semblant de croire qu’elle ne concerne que le texte d’art, elle danse aujourd’hui dans le savoir et dans la science et dans la politique et elle est sans réserve et sans alternative, on ne se retire pas chez soi pour en écrire, c’est elle qui à tout moment propose : « Dis-moi ce que tu vis je te dirai ce que tu sais », elle est inévitablement fatale à la moindre grimace doctrinale, à la moindre économie de science, à la moindre timidité sexuelle, à la normalité comme à l’anormalité... Mais quels rêves ! J’ai ainsi été amené à penser une forme générale de ces chants qui réponde tout à la fois :

1. De l’espace qu’inscrit le voyage d’un « bonze idiot mais éducable » en Occident, c’est-à-dire de l’étrangeté du back-ground auquel l’Occident peut être mesuré. Et là j’avais à ma disposition l’organisation cosmologique chinoise, dite de la grande image, carré magique à 9 chambres (Stanze) ou Ming-t’ang.
2. D’une organisation intra-idéologique occidentale qui puisse de façon critique se croiser avec « l’étrangeté » de la structure chinoise — les neuf ciels mobiles du Paradis de Dante.
3. D’un mouvement spatio-temporel qui se prête aux chances et au bonheur dont ce nouveau savoir a besoin pour se déplacer et se « révolutionner » ici maintenant dans et avec toute son histoire. Ce n’est bien entendu pas un hasard si c’est dans un passage d’une lettre où Joyce s’emploie à expliquer ce qu’il entend faire avec Finnegans Wake que j’ai trouvé le « blason » qui me semblait le plus juste : « Je suis en train de construire une machine à une seule roue. Sans rayon bien sûr. Une roue parfaitement carrée... c’est une roue je le dis à l’univers, et elle est carrée. » Ce qui, si vous voulez, se met en scène dans le constant retour de ce troisième moment (le carré magique est un système d’ordre 3), c’est la dialectique du fini (carré) et de l’infini (roue) et de la façon dont, dans ce nouveau savoir, l’un peut passer dans l’autre (dans l’autre sexe : roue carrée).

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 Il y a dans Stanze une sorte de projet cosmogonique puisque aussi bien ce qui y circule c’est la terre, les fleuves, les forêts, le sang, les lois, les corps, les pierres, les saisons, les astres... mais, contrairement aux cosmogonies traditionnelles, pas de volonté de totalisation, de globalisation. Tout est constamment en procès, pris dans un mouvement permanent d’atomisation, d’infinitisation. Le texte, par sa pratique spécifique sur la langue, agit comme force disjoignante, déverrouillante. Sorte de coin et de levier que l’écriture enfonce et fait jouer dans la masse sédimentée des discours, des idéologies. Surtout, le sujet n’a plus de place privilégiée. Quelles sont l’épreuve et la place du sujet dans une pratique d’écriture comme celle de Stanze ? Qu’entendre par sujet, désormais ?

Oui, où est le nouveau ? Comment penser le nouveau ? Quelles sont les conséquences du nouveau ? Je crois que l’on se fait très généralement une idée tout à fait fausse (métaphysique) du nouveau. Le nouveau serait ainsi soit ce qui vient au bout (la dernière mode), soit ce qui vient à la place et liquide l’ancien (la place par le vide). Dans cette conjoncture je dirai que le nouveau c’est aussi ce qui a charge de penser, et de faire penser. De penser et de faire penser en fonction de l’ancien (et du passé pas toujours ancien) qui le constitue. On peut, si vous voulez, partir d’un moment particulièrement important pour ce nouveau et que ce nouveau doit pourtant penser comme de l’ancien, mais aussi si je puis dire comme ses chances de l’ancien.


Pleynet sortant du tombeau de Dante
à Ravenne, VITA NOVA [13]
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Je pense ici à ce passage de la Vita NovaDante pour s’expliquer de ce qu’il « pose Amour comme corps », cite les poètes qui « ont parlé aux choses inanimées tout comme si elles eussent un sens » et notamment : « Par Horace l’homme parle à sa science même comme à une autre personne ; et non seulement c’est un parler d’Horace, mais il le fait comme répétant le devis de bon Homère là dans sa Poëterie :  Dic michi, Musa, virum . Par Ovide vient parlant Amour comme s’il fut personne humaine, au commencement du livre qui a nom Livre de Remède d’Amour, ici :  Bella michi, video, parantur, ait . Et par tout cela peut être manifesté le vrai à qui doute sur quelque point de ce mien livret. » Je dirai que ce qui s’amorce dans ce passage de la Vita Nova, c’est ce qui va se développer dans la traversée des 9 ciels mobiles du Paradis : le sublime dialogue de Dante avec la vérité de la loi. Dialogue qui est au centre de cette problématique de l’ancien et du nouveau, si l’on veut bien entendre que ce qu’il y a de nouveau dans le nouveau c’est qu’il n’a pas de centre et que, si je puis dire, son dialogue avec la vérité est désormais un dialogue avec  une vérité sans lois , autrement dit, dans un premier moment, un dialogue avec la vérité qui brûle les lois (comme on brûle les étapes et comme on brûle du papier).

Penser le nouveau en fonction de son histoire ancienne et le penser selon les formes qu’il prend dans sa langue, nous pouvons le faire en essayant de comprendre de quoi relève cette « nouvelle » langue (si nouvelle langue il y a), c’est-à-dire en la confrontant, et en confrontant la nouveauté, avec des effets de science dont elle devrait pouvoir répondre. Sollers, dans « Dante et la traversée de l’écriture » [14], cite ce passage de Engels tout à fait éclairant dans la conjoncture qui se propose : « La fin du Moyen Age féodal et le début de l’ère capitaliste moderne sont marqués par une figure gigantesque : il s’agit d’un Italien, Dante ; Dante qui est à la fois le dernier poète du Moyen Age et le premier poète moderne. Aujourd’hui, comme en 1300, une ère nouvelle est en marche » : Engels 1893. Ici dans la perspective du matérialisme dialectique et du matérialisme historique deux propositions : 1) religion = retour du refoulé (Freud) — 2) l’inconscient est structuré comme un langage (Lacan). Ainsi le dialogue de Dante avec la vérité de la loi, tout sublime qu’il soit, et pour cette raison même, ne doit pas nous faire oublier le fond de terreur, de dépense et de joie qui le constitue, et que ce « sublime » justement ne prend sa dimension que de ce refoulement qu’il maîtrise : dialogue avec la vérité de la loi. Autrement dit cet ancien retour se construit déjà et dans notre histoire d’un refoulement qui oeuvre et dont il faut penser la fonction à travers l’histoire brusquement précipitée du nouveau. La question pourrait se formuler ainsi : « De quoi est hantée la somme culturelle que réalise celui qui hante le nouveau ? » Ou encore, puisque à l’évidence nous ne répondrons jamais à cette première question : « Que savons-nous de ce qui répond du dialogue de la démesure et de la mesure ? » Alors à travers l’histoire de notre langue, à travers notre histoire, nous aboutissons à ce vieux rêve, puisque c’est en rêve, nous dit Lucrèce, que les formes des dieux apparurent aux hommes, au récit mythique qui concilie sans retour vérité et dépense qui dit la vérité. Qui concilie ce qui ne se dit pas dans le langage de l’humanité, parce que justement, c’est là son langage. C’est de là que s’élèvent les voix les plus sublimes, c’est de là que retombent les restes du feu. Et cela, ce nouveau qui n’a pas d’âge, peut se penser dans la langue, dans la religion, ou dans le rêve (où l’inconscient est structuré comme un langage), et après s’être pensé dans la religion et dans le rêve, cela se pense aujourd’hui dans la langue. Ce rêve structuré  comme  un langage, ce mythe structuré  comme  un langage le voici, Nietzsche dit : « Dionysos : jouissance de la force productrice et destructrice, comme création perpétuelle. » Et le nouveau, aujourd’hui, c’est de penser que dans le mythe et dans le rêve, la vérité brûle la langue.

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Voyage de Dionysos sur "la mer couleur de vin"
Exekias 530 avant J-C.

Voilà, pour en revenir à Stanze, il faut évidemment considérer que tout cela passe dans l’écriture, dans une certaine pratique d’écriture systématisant dans la langue (et dans son histoire) la montée au jour et la prise en charge de toutes les dépenses et de tous les écarts du Dithyrambe. Cette vérité décentrée, cette vérité qui brûle les lois, incendie et consume la langue dans une opération formelle en perpétuelle métamorphose dont on peut dire qu’elle n’est jamais moins surprenante que ne le sont les rêves. Ce que vous dites du projet cosmogonique qui semble se proposer à travers ces quatre chants, relève moins à mon avis d’une circulation des fleuves, des forêts, des sangs, des corps et des lois, que de la transformation, du passage constant de l’un en l’autre, de l’un dans l’autre. Pour reprendre le langage du vieux rêve mythique je dirai que cette circulation infinie des objets de jouissance peut se comparer à la folle précipitation linguistique qui accompagne le surgissement du « deux fois né » (Dionysos ici dans sa « conscience » historique et dans la langue de ses rêves). On pourrait proposer une illustration des « qualités » du langage poétique qui se développe dans Stanze à travers les multiples manifestations de désordre (de perturbation de l’ordre établi) que produit le jaillissement du Dithyrambe. Je dirai qu’il est la vérité démente de la précipitation dialectique des contraires, qu’il est une musique qui ne tarde pas à devenir assourdissante et quasi insupportable (on sait que selon la légende « la déesse inventa la flûte riche en sons de toutes espèces, pour imiter avec elle la plainte sonore » des sifflements des serpents mêlés aux lamentations des soeurs de Méduse), qu’il est donc cette musique bruyante ou un silence non moins angoissant, qu’il est le « riche en joie », qu’il est éphémère, mortel et éternel, qu’il est des hommes et des dieux, qu’il est jouissance et mort (« mais c’est bien le même que Hadès et Dionysos, celui pour qui ils s’égarent et pour qui ils sautent »), qu’il est phallique et efféminé, folie et savoir, etc. L’analogie pourrait d’ailleurs se poursuivre et justifier certains aspects du style de Stanze. Littré n’écrit-il pas du Dithyrambe : « Poème qui se rapproche de l’ode par le mouvement et l’enthousiasme mais qui en diffère par l’irrégularité des stances... le dithyrambe étant consacré au dieu du vin les poètes essayaient de peindre leur ivresse par un style et des pensées décousues. » On voit bien ce que peuvent être ce style et ces pensées si on les branche ne serait-ce que sur la science des rêves. Ceci pour insister sur ce que, à travers les masses culturelles qu’elle traverse, l’écriture de Stanze met joyeusement à l’épreuve. Mais ici je voudrais surtout marquer une chose, à savoir que cette « joie » ce n’est pas seulement de la rigolade, certes l’ensemble est pour moi vachement joyeux et jouissif, mais je voudrais marquer que cette joie et cette jouissance peuvent être aussi, apparemment dans certains aspects, par exemple dramatiques et même pourquoi pas très tristes et très terre à terre et raisonnables et très déraisonnables, hurlantes et folles. Le plaisir après tout (si je puis dire... avant tout donc) ce n’est certainement pas seulement ce que l’on croit savoir, c’est peut-être aussi, c’est sans doute surtout, ce qu’on ne peut pas croire. Et pourquoi est-ce que ça ne serait pas toujours, parfois, aussi dans cette musique ce dont on a le moins et le plus peur et auquel se livre la joie sans mesure. Car, comme l’écrit le plus ancien des poètes lyriques : « je sais entonner le beau chant du seigneur Dionysos, le dithyrambe, quand le vin a frappé mon esprit de sa foudre » [15].

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 Stanze n’est que le début d’un ensemble de neuf chants. Comment voyez-vous se développer la suite de votre travail ?

Quoique déjà très avancée, la suite de ce travail serait, je l’espère, aussi surprenante par rapport à ce que je publie aujourd’hui que chacun des quatre chants aujourd’hui publiés l’est par rapport aux autres. Je pense notamment pouvoir développer ce que je vous disais du travail du rêve et du mythe dans la langue sous la forme de cartouches plus profondément travaillées, plus évoluées que celles qui constituent l’écriture différenciée de ces quatre premiers chants. Si ces quatre premiers chants mettent en scène des corpus égyptiens, grecs et romains, les chants suivants prendront en travail le Moyen Age chrétien (féodalisme), la Renaissance (précapitalisme), l’Angleterre et la France capitalistes, l’impérialisme américain. Ce que je peux déjà apercevoir c’est qu’il y a incontestablement de plus en plus à dire, et qu’il n’est pas impossible que, par exemple, le Chant V forme un livre à lui tout seul, comme il est vraisemblable que l’ensemble de ces neuf chants qui constituent « L’incantation dite au bandeau d’or », soit repris dans un ensemble plus vaste : Stanze.

Entretien avec Jacques Henric, art press n° 4, mai/juin 1973 [16].

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Giovanni di Paolo, Expulsion du paradis (vers 1400)
"Dans ce nouveau savoir l’un peut passer dans l’autre"
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Botticelli, illustration du chant II du Paradis
"Ces organes du monde ainsi vont comme tu le vois désormais de grade en grade,
dessus ils prennent et dessous ils font"
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[1Avril 1973 : a-t-on jamais remarqué que c’est cent ans exactement après que Rimbaud a écrit Une saison en enfer ? Pleynet, ce grand lecteur de Rimbaud...

[2Voir plus bas. La traduction se trouvait seulement dans les notes à la fin du volume, sous le titre Le bandeau d’or.

[4Parmi d’autres thèmes : le film "voyage", hors de toute chronologie, — relancé par un toton (ou "toupie qui tourne", hommage inconscient des auteurs à Dziga Vertov) —, entre Paris, Rome et Venise — mais aussi la Chine — au rythme de "l’homme qui marche" (Giacometti, Pleynet). Ne cherchez pas Florence, la ville de Dante : elle est bien présente cependant grâce au corps qui danse et au prénom de la réalisatrice. Mais, finalement, "tout ramène à la bibliothèque" dit Pleynet.

[5Voir mon article. Le 7 avril, Marcelin Pleynet dédicaçait mon vieil exemplaire de 1967 et m’annonçait que le Lautrémont par lui-même allait être réédité.

[7Marcelin Pleynet était intervenu dans Les Cahiers du cinéma et Cinéthique, publiant, dans cette dernière revue — dont l’un des responsables n’était autre que Jean-Paul Fargier —, un texte sur "l’appareil idéologique de base" (la caméra) d’une importance capitale.

[8Voir Stanze.

[12Voir H, 1973.

[13Photogramme du film de Marcelin Pleynet et Florence Lambert, 2008. A commander à florencelambert@wanadoo.fr
Plus d’infos ici.

[14Voir notre article.

[15Archiloque, Fragments, Éd. François Lasserre, Les Belles Lettres, 1958.

[16Cet entretien est repris dans Art et littérature, Seuil, coll. Tel Quel, 1977, ainsi qu’un autre entretien publié dans la revue Peinture, cahiers théoriques 6/7 (avril 1973) intitulé Norme et excès.

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