« J’étais un cavalier passionné et je me délectais à l’idée de galoper en uniforme sur un superbe cheval de l’armée. »
Jan Karski, Mon témoignage devant le monde.
Rembrandt, Le Cavalier polonais, 1655 [1]
Jan Karski — « faux roman » et « nullité » pour Claude Lanzmann [2] — le roman de Yannick Haenel n’a-t-il donc aucune qualité littéraire ? Si Philippe Sollers écrit : c’est « un livre magnifique », est-ce seulement parce qu’il en est l’éditeur ?
Même les plus réservés ont salué la beauté des passages consacrés au Cavalier polonais, le tableau de Rembrandt.
« C’est un tableau bizarre, plein d’allusions occultes [...] Question métaphysique dessous. Controverse religieuse [...] » disait déjà le narrateur de Femmes [3].
Mais pourquoi, dans Jan Karski, le choix de ce tableau ? Pourquoi cette longue scène où le narrateur finit par habiter le tableau autant qu’il est habité par lui ? Pourquoi y-est-il question de naissance ou plutôt de résurrection, de salut [4] ? Et pourquoi cette autre scène ensuite (car il y a deux scènes) : cette union silencieuse, cette communion, ce mariage entre un catholique polonais et une juive polonaise à qui il semble enfin « loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps », et grâce, précisément, à ce Cavalier polonais dont sont célébrées l’allure et la noblesse intraitables et qui les voit, les garde et les regarde ?
Question métaphysique et expérience personnelle, physique qui font aussi tout l’intérêt du roman de Haenel et qui, s’il le fallait, le sauvent de toutes les lectures médiocres et approximatives. Et si c’était à partir de là qu’il fallait lire Jan Karski — son secret, sa clé — et, aussi, les résistances qu’on lui oppose ?
« Allez-y voir vous-même si vous ne voulez pas me croire. » (Lautréamont)
C’est à la page 150 du roman, soit exactement au trois-quart du livre, que Haenel évoque en l’imaginant la "rencontre" entre Jan Karski et Le Cavalier polonais. Nous sommes en mai 1945. « Ce jour-là », le journal annonce la fin de la guerre, et la victoire. Jan Karski n’en revient pas. Pour lui, la guerre n’est pas finie, la guerre ne s’arrête jamais. Certes, les nazis sont vaincus, Hitler s’est suicidé, mais Staline, déjà, retourne les armes des Soviétiques contre les Polonais. La Pologne change de maîtres. Pas de différence entre la guerre et la paix, jamais : « le crime déborde le monde. » Pourtant...
Autre chose naissait en moi, ou plutôt ressuscitait
C’est ce jour-là que j’ai vu pour la première fois Le Cavalier polonais de Rembrandt. C’est un petit tableau rouge et brun qui est à la Frick Collection, il représente un jeune homme traversant le crépuscule sur un cheval blanc. J’ai tout de suite aimé son allure, son air farouche, sa noblesse ; il y avait quelque chose en lui de doux et d’intraitable à la fois, ce calme propre aux guerriers qui se reposent. À tous les moments décisifs de ma vie, je suis allé voir Le Cavalier polonais. À chaque fois, il m’a fait du bien. Car la plupart du temps, il m’est impossible de penser. Depuis 1945, je ne fais que penser, et en même temps je n’arrive pas à penser : la nuit blanche envahit ma tête, c’est elle qui pense. Pour penser, il faut un calme que je n’arrive pas à trouver dans ma vie ; et ce calme, je le trouve en allant voir Le Cavalier polonais. Il y a une banquette en velours bleu, je m’installe. Les gardiens me font un petit signe, on se connaît depuis le temps. Eux aussi sont des immigrés, des « migrants » comme on disait alors, des exilés hongrois pour la plupart. Je me laisse envahir par la lumière chaude des bruns, des roux, par cet éclat de ciel gris-vert qui habille les ombres, et fait doucement flotter le regard du cavalier entre le défi et la rêverie. Chaque fois, j’observe tout méthodiquement : le velouté rouge du pantalon, le détail du sabre, de l’arc et du carquois, le mouvement blanc du cheval, et ce paysage qui semble consumer dans sa braise de très anciens champs de bataille, qui fait crépiter le temps lui-même, la couleur de sa ruine, et celle, plus mystérieuse encore, de l’attente. Depuis la première fois, ce que j’aime le plus, c’est le geste du cavalier : poing sur la hanche — un geste d’officier, la nonchalance de l’aristocrate. Ce geste, je l’avais répété moi-même des centaines de fois devant un miroir, à l’École militaire, afin de me donner une attitude de jeune seigneur ; puis avec mes amis, lorsque j’étudiais en Angleterre pour devenir un diplomate, et plus tard enfin, tandis que le rêve d’une Pologne libre s’abîmait dans les charniers de Katyn, je refaisais ce geste, sans même y penser, et c’était comme un code, le signal de mon retour à la vie. À travers ce geste, c’est ma solitude qui parlait — et je la découvrais invaincue. Au bout de cinq années de guerre, quelque chose de ma jeunesse se ranimait, et avec elle ma foi dans ce qui est inflexible. Je me disais : l’invivable règne, mais quelque chose de plus secret existe en même temps, une chose intacte qui résiste aux attaques, et vous lance à travers la lumière. Alors ce jour de mai 1945 où le monde se célébrait lui-même, j’ai compris que j’étais exclu de ce monde, mais qu’autre chose naissait en moi, ou plutôt ressuscitait. J’étais de nouveau avec ma solitude ; et avec elle, de nouveau, j’avais confiance. Face au Cavalier polonais de Rembrandt, j’ai pensé qu’il était devenu impossible de vivre en Pologne, impossible d’être polonais, parce qu’être polonais serait désormais synonyme de honte ; et même si les Polonais n’étaient pas responsables de l’extermination des juifs, on allait se mettre à les voir comme des bourreaux. Même si trois millions de juifs polonais avaient été exterminés, on allait se méfier maintenant des Polonais. C’est ainsi que la Pologne est devenue le nom propre de l’anéantissement, parce que c’est en Pologne qu’a eu lieu l’extermination des Juifs d’Europe. En choisissant ce territoire pour accomplir l’extermination, les nazis ont aussi exterminé la Pologne. Il n’est plus possible aujourd’hui d’être polonais, il n’est plus possible de vivre en Pologne, parce que l’horreur de l’extermination rejaillit sur elle. Et même si les Polonais ont été victimes des nazis, et victimes des staliniens, même s’ils ont résisté à cette double oppression, le monde verra toujours dans les Polonais des bourreaux, et dans la Pologne le lieu du crime. C’est pourquoi, face au Cavalier polonais de Rembrandt, j’ai pris la décision de rester en Amérique. Il y a longtemps que je n’ai plus de pays, presque un demi-siècle, cinquante ans d’exil. J’ai passé mon temps à penser à la Pologne, à parler de la Pologne, à défendre la Pologne, mais aujourd’hui je peux dire que mon véritable pays, c’est Le Cavalier polonais de Rembrandt. Face au Cavalier polonais, je regarde, j’écoute — je suis enfin chez moi. Si j’habite quelque part, ce n’est pas à New York, ce n’est ni à Varsovie ni à Lodz, c’est ici, dans cette salle encombrée de touristes, où face à moi, Le Cavalier polonais sourit, où l’histoire du XXe siècle se rejoue à travers un sourire qui, peu à peu, est devenu le mien. [...] (Jan Karski, p. 150-153)
Pola Nirenska
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Nous sommes en 1953. Jan Karski vit en Amérique. Il a gardé son nom de résistant. Il a commencé à enseigner. Il aime Fred Astaire et Gene Kelly. Un soir, il va à un spectacle de danse contemporaine — il s’agit de La Nuit transfigurée de Schoenberg [5] — et rencontre une jeune danseuse polonaise [6], Pola Nirenska, une femme juive convertie au catholicisme, seule rescapée de sa famille [7].
Grâce à ce sourire, j’ai su que c’était oui
[...] Elle dansait depuis l’âge de huit ans, elle avait d’abord dansé dans une école à Cracovie, après le Conservatoire de musique, puis à Londres, lorsqu’elle avait quitté la Pologne à cause des premières mesures antijuives, et que ses parents étaient partis de leur côté en Palestine, puis elle avait dansé à New York, où elle dirigeait une petite troupe. Elle était pâle, blonde, toute mince ; elle avait cette grâce des femmes que les secrets rendent lointaines ; elle parlait avec une distinction fragile. Pour moi elle était à la fois l’incarnation de l’esprit d’avant-garde, c’est-à-dire New York, le Village ; et en même temps, elle était la Pologne, c’est-à-dire l’éternelle douceur. Lorsque quelqu’un a récité ce soir-là un poème de Mickiewicz, nous avons tous pleuré, mais ce n’était pas sur la Pologne que nous pleurions ; si nous pleurions, c’était au contraire parce que nous étions si heureux loin de la Pologne. J’ai parlé ce soir-là du Cavalier polonais de Rembrandt. Savait-elle qu’à deux pas d’ici, juste à côté de Central Park, à la Frick Collection, il y avait un tableau qui était le plus beau tableau du monde, un tableau qui parlait de notre solitude ? Rembrandt avait deviné que cette solitude n’était pas seulement faite de malheur, mais qu’il y avait en elle un secret qui l’arrachait au pire, et qui, peut-être, la sauvait. Il fallait bien regarder le sourire du Cavalier, ai-je dit à Pola, parce que son sourire brillait dans les ténèbres. Je n’ai pas osé dire à Pola, ce soir-là, que ce sourire était le même que le sien, mais je l’ai invitée à venir voir Le Cavalier polonais de Rembrandt avec moi, quand elle voudrait. Je l’ai attendue sur un banc, à Central Park. Le feuillage des ormes était rouge, la lumière glissait bien sur cette journée d’automne. Pola est arrivée, et il me semblait naturel qu’elle soit là, comme si nous étions ensemble depuis toujours. À la Frick Collection, nous sommes allés directement dans la salle des peintures hollandaises. La chaleur du Cavalier polonais nous enveloppait. Pola a regardé longuement le tableau sans rien dire, elle souriait, je souriais, le cavalier souriait. Je lui ai désigné la petite tache du plumet rouge sur la coiffe du cavalier ; tout de suite elle y a vu le sang versé pour la Pologne, cette lutte pour l’indépendance qui court à travers l’histoire. Et puis, dans la coiffe du Cavalier, sous ce galon de laine noire, nous avons deviné une couronne. Quel est donc ce royaume dont le Cavalier polonais semble porter l’espérance ? Ce n’est pas celui de l’ancienne Pologne, c’est une royauté plus intime, presque imperceptible, une royauté sans terre ni pouvoir, qui fait de vous quelqu’un de libre. C’est en sortant du musée, ce jour-là, tandis que nous nous promenions dans une allée de Central Park, que j’ai demandé Pola en mariage. Nous nous connaissions à peine mais, depuis une heure, j’avais le sentiment que nous nous connaissions très bien. Car ce n’est pas nous qui venions de contempler Le Cavalier polonais, ai-je dit à Pola, mais lui qui venait de nous contempler ; et en nous contemplant, il nous avait vus ensemble, il avait vu un couple. En un sens, c’est lui, Le Cavalier polonais de Rembrandt, qui avait fait de nous un couple, il nous avait vus comme un couple, il nous avait mariés. C’est pourquoi j’ai demandé à Pola si elle voulait être ma femme, et alors elle m’a répondu par un sourire, celui qu’elle a quand elle danse, le sourire qu’on voit dans le tableau de Rembrandt ; et grâce à ce sourire, j’ai su que c’était oui. Même si elle n’avait pas dit « oui », c’était « oui » : ce n’était pas un « oui » pour tout de suite, mais c’était quand même « oui ». Plus tard, quand nous nous sommes mariés, je lui ai rappelé ce « oui » qu’elle avait prononcé par un simple sourire, le « oui » du plaisir à venir, un « oui » que j’avais appris à connaître, et qui lui venait surtout lorsqu’elle dansait, car alors tout son corps disait « oui », et ce « oui » allait tellement loin qu’il semblait déborder son corps et emporter ses bras, ses jambes et sa chevelure dans les plis et les replis d’une affirmation, et elle s’en souvenait très bien. (Jan Karski, p. 162-164)
[1] Tableau qui se trouve à la Frick collection de New York. S’agit-il d’un tableau de Rembrandt ? Après que des experts ont attribué ce tableau à l’un des plus talentueux élèves de Rembrandt, Willem Drost, en 1997, Ernst van de Wetering, directeur du Rembrandt Research Project reclassait le Cavalier polonais parmi les oeuvres authentiques de Rembrandt.
[2] Lanzmann qui, après quelques autres, vient à nouveau d’enfoncer le clou dans Mediapart. Cf. son dernier entretien en date du 3 février. Lire aussi l’article de l’inévitable Pierre Jourde sur Bibliobs.
[3] Philippe Sollers, Femmes, 1983, Gallimard, p. 419, Folio, p. 491.
[4] Lanzmann, présentant Shoah sur Arte les 20 et 27 janvier, insistait sur ça, je cite de mémoire : « Il ne s’agit pas de ressusciter les morts. Il s’agit de mourir avec eux une seconde fois. » Il avait raison : c’est le sens et la grandeur de son film. C’est aussi, peut-être, la différence fondamentale avec le roman de Haenel, mais Haenel croit, lui, en une résurrection, sinon des morts, des vivants.
[5] Schoenberg a 24 ans quand, à l’été 1899, il rencontre Mathilde, la soeur de son ami le compositeur Alexander Zemlinsky. C’est pour elle qu’il composera la Nuit transfigurée.
[6] Dans Cercle de Yannick Haenel, le narrateur rencontre également une jeune danseuse, de la troupe de Pina Bausch.
[7] Jan Karski « avait retrouvé en 1954, à l’occasion d’un spectacle de danse contemporaine dans une synagogue de Washington, Pola Nirenska, née Nirensztajn, à Varsovie, qu’il avait vue pour la première fois à Londres en 1938. Ils se marièrent en juin 1965. Pola, dont les parents avaient réussi à gagner la Palestine, mais dont le reste de la famille avait péri, s’était convertie au catholicisme. Ils étaient convenus de ne jamais parler du passé. » (Céline Gervais-Francelle, Introduction à Jan Karski, Mon témoignage devant le monde, Laffont, 2010).
Sur la "vraie" Pola Nirenska, voir ce site.