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Les cent vies de Claude Lanzmann

Spécial Claude Lanzmann

D 5 juillet 2018     A par Albert Gauvin - C 7 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Claude Lanzmann, mort d’un juste

« Claude Lanzmann est mort ce jeudi 5 juillet. Le cinéaste, écrivain, philosophe, journaliste était âgé de 92 ans. C’est son éditeur Gallimard qui a informé les médias, précisant que l’auteur du Lièvre de Patagonie "était très, très, faible depuis quelques jours" et que l’écrivain avait été transporté à l’hôpital Saint-Antoine où son décès a été constaté. » (Marianne, 5 juillet 2018)

1. Eric Marty [1], Franck Nouchi et Gérard Wajcman rendent hommage à Claude Lanzmann sur France Culture ce 5 juillet.

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2. Filmer l’horreur. Avec BHL, J.-M. Frodon, Rémy Bresson, Patrice Maniglier.

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3. Un entretien exceptionnel de Claude Lanzmann avec Laure Adler.
(A voix nue, 2005).

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4. L’amour toujours de Claude Lanzmann (Laure Adler, 8 septembre 2017)

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LIRE : Josyane Savigneau, Claude Lanzmann, un cinéaste qui a fait de sa vie un roman

Claude Lanzmann sur Pileface

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MP3 restaurés le 16-09-13.


Claude Lanzmann à Paris en mai 2009.
ZOOM : cliquer sur l’image
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Les cent vies de Claude Lanzmann

par Philippe Sollers

Que penser d’un intellectuel célèbre qui commence l’énorme roman de ses Mémoires par les mots suivants :

« La guillotine — plus généralement la peine capitale et les différents modes d’administration de la mort — aura été la grande affaire de ma vie » ?

Qu’il est, d’emblée, dans le sujet même. Qu’il a compris que la mort est un scandale, et la vraie vie aussi. Que les bourreaux, à travers le temps, se ressemblent tous, de même que les victimes. Il a 5 ou 6 ans, Lanzmann, quand la guillotine lui apparaît dans un film. Il n’en dort plus. Il ne dormira pas, non plus, au moment de la guerre d’Algérie, quand une exécution aura lieu à l’aube. La Terreur, c’est ça :

« Une même lignée de bureaucrates bouchers servant sans faillir les maîtres de l’heure, ne laissant aucune chance aux inculpés, refusant de les entendre, les insultant, ordonnant les débats vers une sentence rendue avant même leur ouverture. »

L’abolition de la peine de mort et de la guillotine, en France, est récente, mais partout l’horreur continue : aux Etats-Unis, en Chine, en Irak, en Afghanistan et ailleurs. Lanzmann, parce qu’il est un grand vivant, est hanté par toutes ces scènes, ces derniers regards, ces derniers instants.

« J’aime la vie à la folie, dit-il, cent vies ne me lasseraient pas. »

Il s’oblige à regarder des vidéos d’égorgements islamiques : Dieu se récite au couteau et détache des têtes. Lanzmann est révulsé mais voudra voir plus loin, là où on ne voit plus rien, et, un jour, après douze ans de tribulations extravagantes, ce sera Shoah, ce chef-d’oeuvre au-delà des images [2].

Qui a su, qui a senti, qui a compris ? Goya, sans doute, et Lanzmann a des pages de grande inspiration sur le « Tres de Mayo » et un dessin prophétique « Duel à coups de bâton ». Mais enfin, lui-même a bel et bien eu cent vies, et il les a toujours puisqu’il sait les dire.
Un livre où il y a une bonne dizaine de livres, tous éclatants de précision, de détails parlants, de portraits inoubliables. C’est Lanzmann, avec ironie et distance, parlant de sa mère explosive et embarrassante, de son père silencieux dans la Résistance. C’est Lanzmann à 18 ans, au lycée Blaise-Pascal, à Clermont-Ferrand, transportant des armes avec l’aide du Parti communiste. Il y a là une charmante Hélène de son âge, et ils s’embrassent à n’en plus finir dans les rues pour échapper à la Gestapo (les armes sont dans la valise). C’est Lanzmann toujours plus ou moins réfractaire et clandestin dans le maquis. La narration saute d’une époque à l’autre, revient, repart, art extrême du montage, avec mémoire visuelle instantanée. C’est Lanzmann à Berlin et en Israël, faisant du planeur et apprenant à piloter. C’est Lanzmann philosophe avec ses amis d’alors, notamment Deleuze qui sera le peu glorieux amant de sa soeur, Evelyne, avant que celle-ci soit séduite par Sartre, et finisse de façon tragique. Tragédies, suicides, mais aussi comédies. C’est Lanzmann étudiant déguisé en curé pour de fausses quêtes, petit voleur de livres au quartier Latin. C’est Lanzmann au bordel et, plus tard, journaliste à « France-Soir ». Des drames, sans doute, mais aussi beaucoup de générosité et de liberté. C’est Lanzmann dans l’aventure des « Temps modernes », et ce portrait de Sartre :

« Formidable machine à penser, bielles et pistons fabuleusement huilés, montant en puissance jusqu’à plein régime.  »
« Les ennemis de Sartre se sont gaussés de sa laideur, de son strabisme, l’ont caricaturé en crapaud, en gnome, en créature immonde et maléfique... Je lui trouvais, moi, de la beauté, un charme puissant, j’aimais l’énergie extrême de sa démarche, son courage physique et par-dessus tout cette voix d’acier trempé, incarnation d’une intelligence sans réplique. »

Et puis, bien entendu, Beauvoir, la cohabitation avec elle, l’amour, puis l’amitié et, toujours, l’admiration. Sartre et Beauvoir :

« Ils m’ont aidé à penser, je leur donnais à penser. »

Les voyages épuisants avec Beauvoir, les mauvaises humeurs de Sartre, leurs angoisses, néantisantes chez lui, hurlantes et pleurantes chez elle : la vie. Une vie d’aventurier un peu fou, si l’on y pense, comme le prouve sa rocambolesque et drolatique aventure en Corée du Nord avec une infirmière sans cesse surveillée par la police totalitaire [3]. Il est dedans il est dehors. Quand on lui demande, à New York, après la projection de « Pourquoi Israël », si sa patrie est Israël ou la France, il a cette réponse qui le résume :

« Ma patrie, c’est mon film. » [4]

Et c’est le voyage vers le soleil noir de « Shoah », le film le plus antispectaculaire qu’on n’ait jamais conçu et réalisé. Dès le début, Lanzmann sait qu’il n’utilisera pas les images d’archives ni les récits des survivants. Il ne fait pas un film sur la survie mais sur la mort elle-même, celle dont personne ne revient, celle des chambres à gaz. Il va donc retrouver les rares rescapés des Sonderkommandos (commandos spéciaux) qui officiaient dans l’enfer lui-même. On connaît leurs noms : l’extraordinaire Filip Müller, ou encore, séquence centrale, Abraham Bomba, le coiffeur de Treblinka. Et voici les cercles infernaux : Birkenau, Belzec, Sobibor, Treblinka, Maïdanek. Non pas un film sur l’horrible routine concentrationnaire, mais sur la mécanique de l’extermination. Pour cela, il faut retrouver aussi les tueurs nazis, les identifier, les pister, et surtout les faire parler avec caméra dissimulée et ruses diverses. Douze ans de cavales et de recherches, donc, avec des moments de désespoir lorsque l’argent manque et qu’il comprend que personne ne réalise vraiment ce à quoi il veut aboutir. Il est aux Etats-Unis pour trouver un financement, et la question qu’on lui pose est : « What is your message ? » Pas le moindre message d’espoir, de consolation, de rédemption ? Non. Du coup, précise Lanzmann, « il n’y a pas un dollar américain dans le budget de « Shoah » ». Voilà la grande démonstration : les humains, pour fuir la mort, ont besoin d’images, ils veulent vivre dans des images et dans des faux films, ils font tout pour ne pas savoir l’extrême (3 000 personnes étouffées ensemble, hommes, femmes, enfants). « Shoah » (comme « Sobibor », autre chef-d’oeuvre) montre bel et bien l’impensable et l’irrespirable [5]. On commémore pour éviter la mort, on vit sa petite vie de devoir de mémoire, on institue l’oubli, on ne veut pas que le mal existe en soi et pour soi. Révélatrices sont les réactions de fuite ou d’effroi religieux que Lanzmann rencontre (le rabbin Sirat, le cardinal Lustiger...). Non, le mal n’est pas « banal », il est absolu, et c’est pourquoi l’oeuvre et la grande vie de Lanzmann sont des événements métaphysiques. Il a imposé au tourbillon du spectacle sa technique obstinée de questionneur.

« A Birkenau, rappelle-t-il, les lièvres se glissaient sous les barbelés pendant qu’avait lieu l’épouvantable massacre. »

Longtemps après, en Patagonie, Lanzmann voit soudain un lièvre dans les phares de sa voiture. Il a 70 ans, mais il écrit que, comme à 20 ans, tout son être s’est mis à bondir d’une « joie sauvage ». Son livre, d’un bout à l’autre, dit cette joie.

Philippe Sollers, Le Nouvel Observateur du 5 mars 2009.

Le Lièvre de Patagonie, par Claude Lanzmann, Gallimard, 560 p., 25 euros. Folio n° 5113.
« Quand venait l’heure de nous coucher et de nous mettre en pyjama, notre père restait près de nous et nous apprenait à disposer nos vêtements dans l’ordre très exact du rhabillage. Il nous avertissait, nous savions que la cloche de la porte extérieure nous réveillerait en plein sommeil et que nous aurions à fuir, comme si la Gestapo surgissait. "Votre temps sera chronométré", disait-il, nous ne prîmes pas très longtemps la chose pour un jeu. C’était une cloche au timbre puissant et clair, actionnée par une chaîne. Et soudain, cet inoubliable carillon impérieux de l’aube, les allers-retours du battant de la cloche sur ses parois marquant sans équivoque qu’on ne sonnait pas dans l’attente polie d’une ouverture, mais pour annoncer une brutale effraction. Sursaut du réveil, l’un de nous secouait notre petite sœur lourdement endormie, nous nous vêtions dans le noir, à grande vitesse, avec des gestes de plus en plus mécanisés au fil des progrès de l’entraînement, dévalions les deux étages, sans un bruit et dans l’obscurité totale, ouvrions comme par magie la porte de la cour et foncions vers la lisière du jardin, écartions les branchages, les remettions en place après nous être glissés l’un derrière l’autre dans la protectrice anfractuosité, et attendions souffle perdu, hors d’haleine. Nous l’attendions, nous le guettions, il était lent ou rapide, cela dépendait, il faisait semblant de nous chercher et nous trouvait sans jamais faillir. À travers les branchages, nous apercevions ses bottes de SS et nous entendions sa voix angoissée de père juif : "Vous avez bougé, vous avez fait du bruit. – Non, Papa, c’est une branche qui a craqué. – Vous avez parlé, je vous ai entendus, ils vous auraient découverts." Cela continuait jusqu’à ce qu’il nous dise de sortir. Il ne jouait pas. Il jouait les SS et leurs chiens. »

Écrits dans une prose magnifique et puissante, les Mémoires de l’auteur de Shoah disent toute la liberté et l’horreur du XXe siècle, faisant du Lièvre de Patagonie un livre unique qui allie la pensée, la passion, la joie, la jeunesse, l’humour, le tragique.

Feuilletez le livre

Claude Lanzmann
Né le 27 novembre 1925 à Bois-Colombes, Claude Lanzmann entre dans la Résistance et combat en Auvergne pendant la guerre. Il rencontre Sartre et Beauvoir en 1952. Il devient leur ami et entre aux « Temps modernes », dont il est le directeur. Il est l’auteur de plusieurs films dont « Pourquoi Israël » (1972), « Shoah » (1985), « Tsahal » (1994).

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L’invité de France Culture

Claude Lanzmann est l’invité spécial de France Culture le jeudi 12 mars 2009.

Les matins de France Culture

1. 1ère partie (18’55)

« Cent vies, l’expression est de Philippe Sollers et elle sonne très juste. »

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2ème partie (12’)

« La guillotine — plus généralement la peine capitale et les différents modes d’administration de la mort — aura été la grande affaire de ma vie. » (Le lièvre de Patagonie, Gallimard, début du chapitre I, p. 15)

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3ème partie (20’25)

« Franchement je n’ai pas de regrets. »

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Tout arrive

1ère partie (26’18)

Avec les voix de Robert Badinter (extrait de son discours sur l’abolition de la peine de mort), de Monny de Bouli (poète d’origine serbe, proche des surréalistes).

Dans cette partie C. Lanzmann parle longuement de sa mère.

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2ème partie (26’)

Avec les voix de Simone de Beauvoir (qui parle des Temps Modernes), de l’écrivain Albert Cohen (qui parle des palestiniens) et de Daisy de Galard (productrice à l’ORTF de l’émission Dim Dam Dom dans les années 60 [6]).

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Claude Lanzmann était l’invité de la librairie Mollat le 9 juin 2009

Rencontre animée par Guillaume Le Blanc (48’10)

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Crédit mollat.com

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Claude Lanzmann parle de ses Mémoires

Ou comment j’ai écrit mon livre

Entretien réalisé le 4 mars 2009 à Paris par Antoine Perraud et Sylvain Bourmeau.

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Quand Claude Lanzmann parlait de "Shoah" : "Je refuse de comprendre"

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Portrait de Claude Lanzmann en 2016.
(JOEL SAGET / AFP)

Claude Lanzmann, le réalisateur de "Shoah", est mort à 92 ans. Nous l’avions rencontré lors de la sortie de ses mémoires, où il racontait en toute liberté ses passions et ses engagements.

Par François Armanet et Gilles Anquetil

Le Nouvel Observateur. - Votre livre, le Lièvre de Patagonie, montre que votre relation à la judéité a été confuse et progressive. Quel rôle ont joué les Réflexions sur la question juive de Sartre, dans la façon dont vous êtes devenu juif ?

Claude Lanzmann. - Elle a été plus brutale et complexe que "confuse". Le livre de Sartre a joué un rôle décisif, moins dans la façon dont je suis devenu juif que dans celle dont je suis devenu français. Il m’a aidé à respirer en France, à accepter le sourire des Français et à le leur rendre.

J’ai vécu, enfant, l’antisémitisme d’avant-guerre, dans la peur, dans la honte quelquefois. Je ne connaissais rien à la culture, à la tradition et à la religion juives. Le portrait de l’antisémite tel qu’il était brossé par le plus grand écrivain français a été une vraie libération intérieure, pas seulement pour moi, mais pour beaucoup d’autres de ma génération.

Pourtant, j’avais été résistant, je m’étais battu contre les Allemands, mais l’antisémitisme n’avait pas disparu miraculeusement avec la Libération. Le livre de Sartre a donc été très important pour moi dans mon rapport à la France, plus que dans celui avec les juifs. Devenir ce que Sartre appelle un "juif authentique" a été un long processus. L’idée sartrienne que c’est l’antisémite qui crée le juif était en réalité très abstraite. Mon premier voyage en Israël date de 1952, quatre ans après la création de l’Etat. La découverte d’un monde juif a été un choc profond : je le montre par des scènes cocasses aussi bien dans mon film "Pourquoi Israël" que différemment dans mon livre. Un pays dans lequel tous sont juifs générait un étonnement sans fin. La normalité d’Israël était l’anormalité même. Quand je suis revenu en France, j’ai longuement parlé avec Sartre, lui disant qu’il fallait tout repenser. Il était d’accord.

Vous écrivez que la rencontre avec Israël vous "dévoilait irréductiblement Français et Français de hasard, pas du tout ’de souche’".

Oui. Mais il ne faut pas oublier que mon père est né le 14 juillet 1900 à Paris. Nous n’étions pas des juifs français de fraîche date. Il y a donc chez moi un côté juif français "de souche". Il est vrai aussi que la découverte de tous ces gens que j’ai connus en Israël était pour moi bouleversante. Je me disais : nous avons la même histoire, chacun de nous est porteur du même bric-à-brac juif, le lieu de naissance n’est qu’un aléa géographique. Et je les ai immédiatement ressentis comme des frères, bien que certains m’aient été complètement étrangers. Je ne parlais pas hébreu, je ne me suis jamais mis en état de l’apprendre. Mais pour moi, c’est la posture fondamentale du témoin. Je pense que, si j’avais appris l’hébreu, je n’aurais jamais pu faire mon film "Pourquoi Israël". Et si j’avais été déporté, je n’aurais jamais pu non plus faire "Shoah". J’avais besoin d’être à la fois dehors et dedans.

Douze ans pour réaliser "Shoah", sans compter l’aventure de deux ans du numéro spécial en 1967 des "Temps modernes" sur le conflit israélo-arabe. Vos oeuvres ont été des aventures au long cours.

"Shoah" était une aventure de très longue haleine. "Pourquoi Israël", c’est plus compliqué. En 1952, je suis parti là-bas afin d’écrire un reportage pour "le Monde", et je pensais que je pourrais le faire facilement. Mais Israël m’a posé tant de questions personnelles, si intenses et profondes, que j’ai jugé obscène de le dévoiler publiquement. A mon retour à Paris, Sartre m’a dit : "Ecrivez donc un livre." Cela m’a illuminé, mais je me suis arrêté au bout de cent pages.

Vingt ans plus tard, ce reportage non réalisé et ce livre avorté sont devenus ce film "Pourquoi Israël", que j’ai tourné en vérité assez vite, parce que je savais ce que je voulais montrer : la normalité-anormalité, en d’autres termes le "caractère ludique" de ce pays. C’était vraiment ludique, ça l’est encore d’une certaine façon, même si c’est un jeu qui est très mêlé avec la mort. Quant à "Shoah", c’est autre chose, parce que je n’ai jamais cessé de me battre avec et pour ce film, qui était une course de relais de douze interminables années. J’ai eu la force et la folie de prendre mon temps, c’est ce dont je suis le plus fier, je n’ai obéi qu’à ma propre loi. C’est-à-dire que je mentais à tout le monde, y compris à moi-même, car j’avais besoin d’espoir pour continuer. Il m’arrivait de regarder en arrière et d’égrener les années : deux ans, trois ans, quatre ans, six ans, sept ans, c’est la seule façon de prendre la mesure du temps qui à la fois passe et ne passe pas. Pour accomplir une oeuvre pareille, il faut que le temps ait été suspendu.

Le tournage de "Shoah", tel que vous le racontez dans votre livre, est un véritable roman d’espionnage, quand vous allez en Allemagne avec un faux passeport et une caméra cachée pour interroger les anciens nazis.

Je n’avais pas d’autre choix. J’ai dû ruser, inventer des stratagèmes et des pièges. C’est la première fois, dans mon livre, que je raconte tout cela. "Shoah" est à beaucoup d’égards une investigation policière, et même un western dans certaines de ses parties.

Ce fut une traque incessante des bourreaux et des victimes pour les faire témoigner. Votre regard sur eux a-t-il changé durant ces douze ans ?

Non, il n’a pas changé ni sur les nazis ni sur les victimes. "Shoah" n’est pas un film sur les survivants, c’est un film sur les morts. Les morts sont morts et les vivants s’effacent devant eux. C’est pourquoi j’appelle les protagonistes juifs de "Shoah" des "revenants". Parce qu’en réalité aucun d’eux n’aurait jamais dû survivre et, s’ils ont pu le faire, c’est par miracle. Je les tiens pour des héros, des saints et des martyrs. Ils s’oublient totalement, ils parlent avec une abnégation totale. Ils ne racontent pas comment ils ont survécu. Ils ne disent jamais "je", ils disent "nous". Ils sont les porte-parole des morts.

Comment alors faire parler les "revenants" ?

Je me suis rendu compte que, si je voulais réussir à obtenir leur parole devant une équipe de cinéma — et ce n’est pas simple —, je devais en savoir le plus possible sur eux. C’était la seule façon de faire. Par exemple, pour Abraham Bomba, le coiffeur de Treblinka, témoin exceptionnel, j’avais passé deux jours avec lui dans les montagnes de l’Etat de New York. Il m’avait tout raconté. Mais la mise en scène opère un véritable saut qualitatif : je ne savais pas que Bomba allait s’effondrer, s’interrompre et se mettre à pleurer. Je ne l’ai pressenti que pendant le tournage de la scène.

Il y a aussi le choc de Treblinka. Vous retardiez sans cesse le moment d’aller en Pologne.

Oui, après quatre années de lectures et d’enquêtes, ce fut une révélation : la rencontre d’un lieu et d’un nom. Parce que je ne pensais pas qu’un village réel appelé Treblinka puisse encore exister. L’extermination générait chez moi une telle horreur que je l’avais repoussée à une distance infinie, stellaire, hors de la durée humaine. Bien qu’ayant été le contemporain de l’événement, cela n’avait pas pu se passer de mon temps. Et soudain, la rencontre du nom et du lieu, et des gens qui avaient été les voisins et contemporains de la Shoah, tout ça a été explosif. Ça été l’incarnation. L’incarnation est centrale dans ma vie, dans mes films et dans ce livre.

Vous écrivez que vous ne saviez pas quoi répondre aux juifs américains, auprès desquels vous cherchiez de l’argent pour financer votre film, quand ils vous demandaient : "Mr Lanzmann, what is your message ?"

Ils attendaient que je leur dise : "Plus jamais ça" ou "Aimez-vous les uns les autres". Bref, un message christique. Et j’en étais incapable. Ou bien il aurait fallu que je réponde à la question du pourquoi. Pourquoi est-ce que ça s’est passé ? Pourquoi est-ce que c’est arrivé aux juifs ? Cette question est totalement obscène. Toutes les raisons qu’on peut donner sont peut-être nécessaires mais non suffisantes. Comment justifier qu’on tue 1,5 million d’enfants ? Je me suis arc-bouté de toutes mes forces à la stupeur, au refus de comprendre. J’étais un cheval avec des oeillères, ne regardant ni à droite ni à gauche, mais affrontant ce que j’appelle le "soleil noir" de la Shoah. Et c’était la seule façon de procéder, cet aveuglement était le mode le plus pur du regard, la clairvoyance même.

Claude Lanzmann, Le Nouvel Observateur, 5 juillet 2018

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Claude Lanzmann sur tous les fronts

Quand on prononce le mot monument, on voit immédiatement quelque chose d’imposant, de grandiose et de figé. Mais Claude Lanzmann, homme de paradoxes, a fait de ce livre de Mémoires — mot qu’il récuse, avec raison — un monument en mouvement. Il est fou de la vie, comme cet animal qu’il aime, le lièvre — d’où le titre, Le Lièvre de Patagonie. Le lièvre qui parvenait à s’enfuir des camps de concentration en passant sous les barbelés ; celui qui, en Patagonie, a traversé la route comme un bolide, au mépris de la voiture de Lanzmann arrivant à grande vitesse ; celui qui ne sera jamais rattrapé par la tortue. "Je ne suis ni blasé ni fatigué du monde, écrit Lanzmann, cent vies, je le sais, ne me lasseraient pas." Cent vies, il les a eues (lire son portrait par Serge July dans Le Monde 2 du 7 mars), et, à 83 ans, il s’en souvient avec une acuité magistrale.

Tous ceux qui s’intéressent à l’histoire intellectuelle de la seconde moitié du XXe siècle, à Sartre et Beauvoir particulièrement, savaient qu’ils seraient enthousiasmés par le récit de Claude Lanzmann. Par son contenu, même si le livre n’était pas, en soi, un grand livre. Mais, bonheur supplémentaire, Le Lièvre de Patagonie est un très grand livre. Par sa construction, qui bouscule avec subtilité la chronologie, par la précision de la narration, par le style, qui exige de lire ligne à ligne ce long texte rassemblant plusieurs livres : celui d’un aventurier de la vie, celui d’un combattant, d’un guerrier, d’un partisan, celui d’un amoureux, celui d’un cinéaste singulier. Et celui, qui les unit tous, d’un écrivain.

"FONCER AU LARGE"

Les récits de voyage sont de petites merveilles. La découverte d’Israël en 1952, un séjour en Corée et une idylle improbable avec une infirmière dans un pays totalement verrouillé, les mois passés à Berlin, la Chine, l’Algérie et la haute figure de Frantz Fanon, tant d’autres pays encore, pour ce voyageur infatigable.

A 18 ans, à Clermont-Ferrand, Claude Lanzmann entre dans la Résistance, transporte des armes avec la jeune et séduisante Hélène, fait l’expérience de la violence, de la lâcheté — d’un camarade — et de son tempérament de guerrier. Il n’a pas peur de mettre son corps en danger — ce qui ne signifie pas qu’il n’a jamais peur. Il fait du planeur, apprend à piloter, aime la montagne, et nager : "Foncer au large, perpendiculairement à la côte, ne pas la longer, a toujours été ma façon de faire." Un jour, en Israël, il a failli ne pas revenir et se noyer, à l’endroit même où, le dimanche précédent, l’ambassadeur d’Angleterre en Israël avait péri. Mais, une fois de plus, la mort n’a pas voulu de lui.

Parallèlement à ce roman d’aventures se déploie, dans Le Lièvre de Patagonie, une histoire plus intime. Et Lanzmann a le talent des portraits. Ceux des témoins de son enfance, sa mère, son père — vite séparés —, son beau-père et sa belle-mère. La mère qui "avait fait honte à l’enfant conformiste que j’étais. Son bégaiement terrible, intraitable, inexpugnable, (...) ses colères qui faisaient rouler dans leurs orbites ses beaux grands yeux". D’autres femmes aussi : sa soeur très aimée, Evelyne, belle actrice, malheureuse en amour, qui s’est suicidée ; celles qu’il a épousées, dont Judith Magre ; celles qu’il a séduites, et rapidement aimées, lui qui affirme : "Je hais profondément, de tout mon être, les figures obligées de la roucoulade, temps perdu, paroles convenues (...) et aujourd’hui je vais droit, comme dirait Husserl, à "la chose même"."

"ENCORE PLUS FOLLE QUE MOI"

Dans Le Lièvre de Patagonie, ce qu’on pourrait appeler "le roman de Beauvoir" aura évidemment une place à part pour tous ceux qui aiment Simone de Beauvoir. Non que Sartre, cette "formidable machine à penser, bielles et pistons fabuleusement huilés", soit absent. Au contraire, on voit comment, avant même leur rencontre, son oeuvre a été fondatrice dans la formation intellectuelle du jeune Lanzmann.

Quand Simone de Beauvoir, dite le Castor par ses proches, s’est liée avec Lanzmann, il avait 27 ans et elle 44. Il est le seul homme avec lequel elle ait cohabité. "La présence de Lanzmann auprès de moi me délivra de mon âge (...) car ma curiosité s’était beaucoup assagie", écrit-elle dans La Force des choses. Et lui : "Simone de Beauvoir était raisonnable, le Castor était encore plus folle que moi. C’est le Castor qui l’emporta." Expéditions en montagne trop dangereuses parce qu’ils sont mal équipés et frôlent l’accident fatal, passion de la corrida, curiosité insatiable. Quand on a lu Beauvoir, on la reconnaît à chaque page, illuminée par la tendresse avec laquelle Lanzmann évoque ses manies et ses angoisses. Sa frénésie de tout voir dans une ville, et de tout savoir, de tout raconter et reraconter, avec Lanzmann ce que lui a dit Sartre, avec Sartre ce que lui a dit Lanzmann... Jamais Simone de Beauvoir n’a été, de nouveau, aussi vivante.

L’un des autres livres de ce texte pluriel est évidemment l’aventure extraordinaire de la réalisation de Shoah. Et ce moment essentiel où Lanzmann comprend que le sujet du film sera "la mort même, la mort et non pas la survie". La mort, qui est comme la scène inaugurale de ce récit puisque le premier chapitre commence ainsi : "La guillotine — plus généralement la peine capitale et les différents modes d’administration de la mort — aura été la grande affaire de ma vie." Pour parler de la mort comme le fait Lanzmann, pour réaliser Shoah, pour écrire Le Lièvre de Patagonie, il faut aimer la vie. La vraie vie. Passionnément.

Josyane Savigneau, Le Monde du 20-03-09

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Rencontre exceptionnelle avec Claude Lanzmann

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28 avril 2009 - Auditorium Edmond J. Safra. A l’occasion de la parution de son livre Le Lièvre de Patagonie, (Gallimard, 2009)Dire que Claude Lanzmann a vécu plusieurs existences en une serait à la fois banal et en dessous de la réalité. Contées dans une prose magnifique et extraordinairement concrète, avec force détails et précisions quasi cinématographiques, ces mémoires sont à la fois chargées du flot de l’Histoire et d’une foule de micro-histoires. Elles racontent ainsi toute la liberté et toute l’horreur du XXeme siècle, faisant du Lièvre de Patagonie un livre unique qui allie la pensée, la passion, la joie, la jeunesse, l’humour et le tragique. Rencontre animée par Maurice Szafran, journaliste, écrivain, directeur de l’hebdomadaire Marianne.

Lire, dans Marianne, Claude Lanzmann, une vie comme un chef-d’oeuvre

*

[1A publié Sur Shoah de Claude Lanzmann, Manucius, 2016.

[2Voir Shoah, le film.

[5Voir dans les Cahiers du cinéma ainsi que C. Lanzmann parle de son film.

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7 Messages

  • Albert Gauvin | 27 juillet 2018 - 10:50 1

    Adieu à Claude Lanzmann, par son épouse

    La lettre de Dominique Lanzmann au mari, au père de Félix, à l’homme dont elle a aussitôt compris « l’importance de l’œuvre pour l’humanité ». Son engagement à veiller sur l’intégrité, la gloire et la transmission de cette œuvre. LIRE ICI.


  • Viktor Kirtov | 5 juillet 2018 - 18:29 2

    Il y a quelques jours, Simone Veil, survivante du camp de Birkenau entrait au Panthéon. C’est aussi en pensant à Birkenau que Claude Lanzmann a choisi pour titre de ses mémoires « Le lièvre de Patagonie »

    Pourquoi « Le Lièvre... » ?

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    Barbelés de Birkenau
    © Gérard Conreur / RF

    ... « Les lièvres, j’y ai pensé chaque jour tout au long de la rédaction de ce livre, ceux du camp d’extermination de Birkenau, qui se glissaient sous les barbelés infranchissables pour l’homme, ceux qui proliféraient dans les grandes forêts de Serbie tandis que je conduisais dans la nuit, prenant garde à ne pas les tuer. Enfin, l’animal mythique qui surgit dans le faisceau de mes phares après le village patagon d’El Calafate, me poignardant littéralement le coeur de l’évidence que j’étais en Patagonie, qu’à cet instant la Patagonie et moi étions vrais ensemble. C’est cela l’incarnation. J’avais près de 70 ans mais tout mon être bondissait d’une joie sauvage, comme à 20 ans. » ...

    Claude Lanzmann
    Le Lièvre de Patagonie

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    Découvrez le Lanzmann plus léger, avec un récit réaliste et ébouriffant :

    Le Curé d’Uruffe (aussi in Le Lièvre de Patagonie)

    Ou également, plus privé :

    Les femmes de Claude Lanzmann

    avec en bonne place : Simone de Beauvoir et ceci, en bonne harmonie avec Sartre.

    « Ce fut une véritable vie commune : nous vécûmes conjugalement pendant sept ans de 1952 à 1959. Je suis le seul homme avec qui Simone de Beauvoir mena une existence quasi maritale. »

    Claude Lanzmann


  • anonyme | 16 août 2010 - 12:06 3


    dans la solitude du mois d’Août,ce ’lièvre" fortuitement trouvé sous ma main,m’a redonné un rythme,vivace,passionné,impatient,avec le quotidien.

    je ne pouvais dormir sans avancer dans ma lecture,sortir,.
    sans me hâter de retrouver ce courrent torrentiel d’une vie,dont je suis,j’étais la contemporaine ;mais je reste abasourdie,ébahie,sans mots assez forts pour crier mon respect,ma totale admiration por cette "chronique"d’un siècle encore présent
    merci,M.lanzmann et bravo pour le style,le vocabulaire de votre récit ;
    c’est au delà de M.Proust,merci de m’avoir fait revivre les morceauxde ma vie.


  • A.G. | 18 juin 2009 - 19:11 4

    Le prix Saint-Simon 2009 revient à Claude Lanzmann

    Le 34e Prix Saint-Simon a été attribué le mardi 16 juin à Claude Lanzmann pour son livre Le Lièvre de Patagonie (éd. Gallimard). Le jury du Prix Saint Simon, sous la présidence de Gabriel de Broglie, membre de l’Académie française, a choisi de récompenser les « Mémoires » - terme que refuse Claude Lanzmann - d’un écrivain et cinéaste engagé : il a notamment signé le Manifeste des 121 contre la pratique de la torture en Algérie, et surtout inscrit dans l’Histoire l’extermination des juifs avec son film Shoah. Le Lièvre de Patagonie, qui a connu un grand succès de librairie, retrace, avec un style alerte, les combats de ce Résistant devenu directeur des Temps modernes. Claude Lanzmann recevra le samedi 6 septembre 2009 un montant de 7500 euros, au Château de La Ferté-Vidame (Le magazine littéraire).

    L’annonce des résultats des délibérations et la lecture d’un extrait du Lièvre de Patagonie par Laurène L’Allinec : lechorepublicain.fr.

    Claude Lanzmann succède donc au palmarès à Philippe Sollers — lequel avait réalisé, en 1992, La porte de l’Enfer avec... Laurène L’Allinec.


  • A.G. | 24 mars 2009 - 10:49 6

    « L’amitié que me témoigna Bernard-Henri Lévy, m’offrant, pour que je puisse écrire tranquille, ses chaumières et palais, doit être ici dite et redite. Mais on ne se sort pas en trois lignes d’un pareil bonhomme, doué de tant de talents, il mérite bien plus, j’en parlerai un jour. On oublie toujours de dire son courage, sa folie, sa sagesse, son intelligence extrême, c’est ce qui chez lui me plaît et m’importe le plus. » (p. 539)


  • V.K. | 22 mars 2009 - 10:00 7


    Un autre témoignage élogieux : L’article dans son intégralité.