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Écriture et pornographie

Minuit 17, 15 octobre 1975

D 11 mars 2009     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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Entretien de Philippe Sollers avec Denis Jampen et Mathieu Lindon enregistré le 15 octobre 1975, de 11 h à 13 h.
Publié dans la revue Minuit n°17 en janvier 1976 [1].

Le contexte : Sollers a publié H en mars 1973, Sur le matérialisme en janvier 1974 et a commencé la publication de Paradis dans la revue Tel Quel en avril 1974.

"La libération sexuelle" (avec et sans guillemets) postérieure à Mai 68 ET les formes nouvelles que prend la société du spectacle amène une floraison de films pornographiques que les forces sociales les plus archaïques condamnent. On sait aujourd’hui que c’est souvent l’envers et l’endroit du même puritanisme (la loi est pornographique).

Et la littérature ? Rien à voir. Mais tout à lire. Par exemple : Sade, Burroughs, Proust, Joyce, Céline, Beckett, Soljenitsyne... mais aussi : la Bible, H, Paradis.


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janvier 1976

Philippe Sollers. - Vous comprenez ce qui est en train de se passer ? On est dans un pays très en retard du point de vue de la reconnaissance par la loi du fait qu’il n’y a aucune commune mesure entre la pratique sexuelle et le discours fantasmatique. Ce qui fait que je crois qu’on peut dater très précisément de cette année l’arrivée massive, autrement que dans le petit circuit du sex-shop, notamment par le cinéma, du discours pornographique. Ça date de cette année pour la France, mais, évidemment, c’est en retard par rapport à un phénomène qui s’est passé déjà dans les pays anglo-saxons. Moi je crois que la question pornographique est tout de suite politique. Par exemple, il suffit de voir aujourd’hui qui est pour la levée de principe de toute censure sur la pornographie - quelles sont les forces sociales et politiques qui sont favorables et quelles sont les forces sociales et politiques qui sont contre. On a un éventail révélateur. La force qui a pris parti contre immédiatement est le P. C. F., sur le thème « la pornographie est le trottoir du grand capital ». Preuve que cette force politique représentée par le P. C. F. ou les déclarations de la C. G. T. se sent profondément menacée dans sa structure même par la levée de la censure. Qu’est-ce que ça veut dire 7 ans après 68 ? Que ce qui s’est révélé en 68 sur le plan politique comme inadéquation de ces vieilles structures politiques pour prendre en charge les nouvelles pulsions sociales se révèle maintenant au niveau idéologique avec une force considérable sur le terrain précisément de la pornographie. C’est pour ça que je commence par là.

Deuxième réaction négative, évidemment, celle des autorités religieuses, de l’archevêché : vous savez qu’on est dans un pays quand même catholique et probablement l’importance de l’enjeu pornographique en France vient de ce que c’est le premier pays catholique à être touché par la longueur d’onde porno. Les autres pays ont mixé une structure protestante en général — à dominante protestante — avec le porno. Mais c’est en train d’arriver sur la longueur d’onde catholique et ça je crois que c’est très important parce qu’il est probable que les refoulements, les investissements, et le problème de la relation entre le discours religieux et le porno peut ouvrir sur une analyse du sacré sous toutes ses formes. Je crois donc que la France est le premier pays catholique à faire l’expérience, l’expérimentation, de cette levée de la barre de la censure. Imaginez ce que va être l’expérimentation du porno en Espagne aujourd’hui ou en Italie ... Imaginez même ce que ça sera dans l’avenir que la possibilité ou pas de pouvoir ouvertement montrer du porno aux masses islamiques, car c’est bien le problème qui va se poser un jour.
Bon, alors, l’archevêché, contre évidemment : dignité de la personne humaine, etc., etc., l’amour. Les forces réactionnaires, le vieux truc U. D. R. qui essaie d’empêcher la libéralisation sur ce plan-là. Et tous les groupements féministes sans aucune exception. Ce qui fait une mesure légale prise quelque part entre l’Express et Giscard. Qu’est-ce que ça veut dire ? Que par rapport à une situation idéologique précise comme le porno, on a l’apparition de toutes les contradictions politiques en même temps que l’éventail des archaïsmes idéologiques. Les forces les plus avancées de la bourgeoisie capitaliste savent très bien par leurs expériences multinationales — que ce soit l’Allemagne, que ce soient les pays anglo-saxons — que la libéralisation du porno ne représente aucun danger pour la structure du système. Première contradiction. Mais en même temps, toutes les forces sociales et politiques qui devraient s’emparer du porno comme d’une force de contestation sont incapables de le faire et révèlent par là même leur archaïsme et leur fascisme interne, ce qui veut dire que, incapables de penser la place du discours pornographique, ces forces-là vont le laisser à la régulation du système capitaliste.


Que serait penser les conséquences et l’importance du porno ?

Ça serait ne pas contre-investir ce porno au nom d’une idéologie métaphysique — l’amour, la femme, la dignité de la personne humaine, etc. —, ça serait reconnaitre sur le terrain des luttes concrètes que le porno s’articule exactement à une levée de la censure au point le plus profond où se reproduit le système social et ça c’est ce qui est impossible aujourd’hui en France. C’est-à-dire qu’on assiste à une lutte politique très bizarre où les forces sociales qui devraient défendre le porno l’attaquent et où les forces sociales qui ne veulent pas que le porno devienne (un point d’interrogation brûlant sur la façon dont fonctionne le système de reproduction capitaliste, ces forces sont prêtes à le laisser passer. Voilà la contradiction comme je la vois.

Minuit. - C’est-à-dire que le porno n’est actuellement ressenti en tant que porno que précisément au cinéma. Ça, c’est encore quelque chose d’assez bizarre puisque, par exemple, le hard-core signifie que jusqu’à l’année dernière, on n’avait pas le droit de montrer un acte sexuel à l’écran alors qu’il est évident que dans un livre, c’était quelque chose qui ne gênait même plus. C’était rentré dans les m ?urs. Qu’est-ce que ça signifie ?

Philippe Sollers. - Alors ça je crois que c’est le problème du spéculaire, de l’image. C’est la différence entre porno écrit et porno montré. Il faut dire une chose, c’est qu’il y a eu des histoires de censure jusqu’à tout récemment, il y a encore eu des procès, des interdictions ; la dernière, la plus fameuse, c’est celle de Guyotat [2]. Il y a eu une résistance très forte à ce niveau-là, et je crois justement que l’arrivée cinématographique va cacher d’une certaine façon quel est l’enjeu réel du porno. Parce que le porno peut jouer comme levée de la censure mais peut aussi jouer comme refoulement...
Qu’est-ce qui est le plus gênant pour la censure. C’est à mon avis d’écrire la sexualité en l’annulant. Ce n’est pas se répéter ou s’engluer dans le fantasme sexuel, c’est montrer au maximum que tout ce qui peut se fantasmer ou s’écrire de sexuel peut n’avoir rigoureusement aucune importance et faire du vide. Je crois que le comble de la censure repose sur le fait que l’on peut multiplier les fantasmes sexuels et inscrire en même temps que ça donne du vide. Par conséquent, je crois que la censure va désormais permettre les investissements pornographiques imagés, cinématographiques — et c’est un bien, je trouve que c’est, absolument nécessaire — en faisant porter probablement la surveillance beaucoup plus sur un phénomène — et là, je remarque que vous n’avez pas posé la question, c’est ça qui fait symptôme — sur un terrain comme celui de la drogue. La censure va lâcher le porno, ô merveille ! — et encore une fois je trouve ça très bien — mais va cliver, diviser, la répression, en faisant porter la surveillance sur tout ce qui pourrait produire un sujet vide par rapport à ça. Par vide, je veux dire par exemple un très grand livre, à mon avis, pornographique, dont on ne parle pas assez, qui est le Naked Lunch de Burroughs.

Comment ça fonctionne le Festin Nu  ? Par des séries de rafales de fantasmes sexuels jamais unifiés. Alors, au fond, dans une littérature, quelle qu’elle soit, il faut aller droit à la façon de traiter le fantasme sexuel pour voir comment quelqu’un se débrouille avec ça. Soit en ne le disant pas — mais le fait qu’il ne le dise pas implique une certaine métaphorisation de l’acte sexuel non dit —, soit en le disant et on s’aperçoit que c’est la répétition pure et simple du même rail — ce qui n’est pas très gênant. Voyez Burroughs : énorme champ de positions de fantasmes sexuels ou de transgressions, mais en même temps étant donné que c’est une expérience de drogue et que par conséquent le problème de l’hallucination est inscrit dans ce qu’il écrit, tous ces fantasmes sexuels, qu’ils soient aussi transgressifs que vous voulez, sont annulés. Ils ont une fonction d’annulation. C’est comme ça que vous avez dans le Festin nu beaucoup de séquences qui sont en même temps parfaitement pornographiques, en même temps parfaitement dérisoires et en même temps parfaitement jouées, c’est-à-dire que le sens qui s’y produit n’est pas du tout valorisé.

Minuit. - Mais est-ce que ce n’est pas quelque chose qui découle de l’écriture ? C’est-à-dire que la pornographie ne résiste pas à l’écriture ? Et ce serait le cas pour tous les écrivains pornographiques, c’est la même chose chez Sade...

Philippe Sollers. - Exactement. Mais ça dépend du plus ou moins d’écriture qu’il y a par rapport à la pornographie et je crois qu’on pourrait dire que l’écriture se mesure à ce phénomène pornographique fondamental qui forme la répétition. Attention, côté mâle, il faut bien préciser, pas du côté femelle parce que ça serait un autre problème. Il faut bien distinguer entre le discours mec et le discours fille, à ce niveau. Je pense que, si vous voulez, les femmes — et c’est probablement une des raisons pour lesquelles il y a tout ce remue-ménage actuel sur le discours féminin, l’écriture féminine, etc. — ne sont pas du tout concernées par ce versant pornographique— ont autre chose à creuser, probablement du côté psychotique. Bon, c’est un autre problème.
Une écriture se mesure au c ?fficient pornographique de son époque, c’est sûr, c’est-à-dire à tout ce qui reste sous-jacent, inconscient, répétitif dans ce domaine. Alors justement c’est là où écrire, c’est prendre des risques parce qu’il y a très peu d’écritures qui tiennent le coup.

Minuit. - C’est-à-dire ?

Philippe Sollers. - ... par rapport à la fantasmatique sexuelle de leur époque. La plupart des écritures pornos sont souvent étroites, limitées, bloquées sur deux ou trois fantasmes — avec un investissement que je dirais de l’ ?il, de l’ ?il au fétiche avec quelques objets, comme ça, et réitération d’un rituel pornographique et non pas de cette espèce d’annulation, de consumation, qu’implique l’écriture de Sade.

Minuit. - Quand vous avez un livre pornographique, qu’est-ce qu’une lecture pornographique ?

Philippe Sollers. - Ça c’est le problème de la place du fantasme. On peut utiliser le porno à des fins strictement individuelles. A ce moment-là, n’importe quel porno peut faire l’affaire. C’est pour ça qu’il faut ne pas tomber dans le piège de la soi-disante qualité du porno...

Minuit. - ... c’est ça... même les bons...

Philippe Sollers. - Le porno peut être vraiment n’importe quoi. Mais je dis que ça peut être n’importe quoi parce que n’importe quoi qui n’est pas porno peut devenir pornographique. A tout instant de la vie : n’importe quel objet, n’importe quelle situation, n’importe quel contact peut devenir d’un moment à l’autre pornographique. C’est pour ça qu’il ne faut pas du tout se préoccuper d’une soi-disant qualité du porno. C’est un problème strictement individuel parce qu’il est clair qu’on ne peut pas trouver deux individus, deux sujets, qui aient les mêmes fantasmes sexuels. C’est là où ça commence à devenir intéressant. Il n’y a pas de communauté sexuelle — et c’est ça qui est en train de sauter, à mon avis. La conception jusqu’à maintenant de la sexualité a posé qu’il y avait des communautés sexuelles, qu’il y avait des hétérosexuels, des homosexuels des homosexuelles, des ceci, des cela. Or, moi je dis : il n’y a pas deux sujets pareils sur la sexualité comme il n’y a pas deux empreintes digitales pareilles. Est-ce qu’une société, ou même un groupe humain, peut reconnaître ça : qu’il n’y a pas deux sujets identiques par rapport à la sexualité ?

Minuit. - Donc d’après vous, la réglementation du porno a pour but de faire que ça soit le cas ?


Il n’y a pas deux sexualités pareilles

Philippe Sollers. - La réglementation du porno consiste à, d’une part — et c’est positif —, à céder du terrain sur cette question, tout en essayant de récupérer un réglage fantasmatique communautaire, c’est-à-dire qu’il y aura toujours des gens, même la grande majorité d’une société ou d’un groupe humain, pour s’imaginer qu’ils sont en communauté sexuelle. Que cette communauté sexuelle soit déclarée normale ou pas, d’ailleurs, parce qu’il n’y a rien qui se reconstitue mieux qu’une communauté au niveau du fantasme. Le problème, c’est d’affirmer qu’il n’y a pas deux sexualités pareilles. Mais dès que vous soutenez cette position, tout le monde commence à être inquiet, angoissé, parce que la sexualité il ne faut pas croire que c’est quelque chose qui se traite sans angoisse fondamentale. Quand Freud dit que, la sexualité en tant que telle éveille chez l’être vivant de l’angoisse en tant que telle, hein ?, pas du tout parce qu’il y aurait seulement de la censure ou de la répression... si vous voulez, je veux dire par là que ce n’est pas seulement un problème social, c’est un problème, à la limite, qu’on peut dire biologique. Il ne faut pas rêver que la censure sur la sexualité est d’ordre purement social et qu’on arrivera à une société qui aurait levé ses tabous sexuels et ses censures sexuelles. Je crois que c’est présent en chacun en tant qu’il est inscrit dans le biologique. Il ne faut pas perdre de vue cette dimension. Alors, qu’est-ce qu’une lecture porno ? Ça peut être n’importe quoi. Qu’est-ce qu’une lecture qui donnerait une connaissance sur la pornographie ? Ça c’est tout autre chose, c’est-à-dire que ce sera la lecture qui pourra mettre en rapport une singularité absolue — qui est celle du lecteur — avec une autre singularité absolue qui aura été celle de X à tel moment dans l’Histoire. C’est pour ça que, si vous voulez, si je lis un porno pour mon usage personnel — et encore une fois il peut n’avoir aucune valeur esthétique, littéraire, cinématographique, etc., il faut l’affirmer — ce n’est pas du tout la même chose que si je me demande quel est le problème de connaissance que pose Sade à son époque, ou quel est le problème de connaissance que pose Burroughs à son époque.


Sade n’est pas lu

Minuit. - Néanmoins la lecture de Sade, en tout cas, est possible en retrait de celle-là. Comme si Sade n’avait lui non plus aucune qualité...

Philippe Sollers. - Exactement. Mais à ce moment-là, on peut dire que Sade n’est pas lu. Bon, je vais exagérer : je dis que personne ne lit Sade. Je dis que Sade reste là — et c’est pour ça qu’il fallait la faire cette opération-là et elle est quand même assez réussie dans l’histoire —, je dis que Sade est très au-delà de toute lecture qui en est faite et c’est prouvable. Je veux dire par là que moi je rencontre des gens tout le temps, des intellectuels, des philosophes, des psychanalystes, des écrivains et tout ce que vous voudrez, dont on peut vérifier qu’ils n’ont pas lu Sade, mais qu’ils ont découpé dans Sade tel ou tel petit continent qui les arrange soit à cause de leur fantasmatique, soit à cause de leurs préférences socio-culturelles. Sade reste comme symptôme très au-delà des lectures qui en ont été produites. Autrement dit, la lecture de Sade est en cours, elle est toujours à venir et c’est pour ça que c’est important : on ne peut pas dire que Sade soit lu. Il y aura toujours des lectures et des lectures différentes. Alors on peut utiliser Sade, en effet, comme motif d’excitation porno à titre individuel. Sauf bien entendu que ce n’est qu’une des dimensions, complètement piégée, de son écriture et que s’il a fait ça, c’était calculé pour produire un effet de connaissance.

Minuit. - Est-ce qu’on peut ne pas du tout l’utiliser comme ça ?

Philippe Sollers. - C’est-à-dire ne pas l’utiliser du tout.

Minuit. - Comme objet de...

Philippe Sollers. - Comme objet pornographique ?

Minuit. - Oui.

Philippe Sollers. - Je pense que c’est tout à fait possible. Je pense que c’est possible... à condition... non, attendez, je précise là... c’est possible de ne pas l’utiliser comme objet d’excitation pornographique, à condition de s’être repéré soi-même dans sa propre fantasmatique. A condition d’avoir changé d’écriture par rapport à Sade, à condition de pratiquer une écriture qui soit en quelque sorte d’après Sade. Qu’est-ce que ça voudrait dire qu’une écriture d’après Sade ? J’ai dit une fois : toute la littérature qui s’imprime depuis deux siècles, au fond, pourrait facilement se supprimer par rapport à Sade, et ça continue. Je veux dire que 98 % de la production, 99,9 % de la production, me paraît nulle et non avenue par rapport à Sade. Si vous voulez, c’est ça l’indice de l’après-Sade, ce n’est pas du tout une question de temporel dans l’histoire parce qu’on est en 1975 et que Sade écrit en 1783, c’est le fait que l’on aurait changé complètement de discours, de terrain, par rapport à Sade. Ce qui pose des problèmes considérables. Pas du tout parce qu’on ferait de la littérature d’avant-garde, parce qu’on aurait changé l’écriture comme ça sur le papier et qu’on mettrait les phrases dans un sens ou dans un autre, mais qu’on aurait tout simplement repéré un autre fonctionnement du fantasme et de l’hallucination. Et ça je crois que c’est faisable, de façon rarissime, si on ne refuse pas l’interprétation analytique, si on ne refuse pas une mutation du discours qui ne repose plus sur une confusion par rapport au réalisme mais qui fait intervenir la dimension hallucinatoire — c’est-à-dire la dimension proprement psychotique et qui par rapport à cette dimension psychotique aurait une possibilité de l’écrire... C’est-à-dire que, si vous voulez, on est pas du tout obligé de penser que le fond de la sexualité reste sexuel. Autrement dit, je ne fais aucune différence entre Sade et la Bible [3]. Et l’excitation érotique provoquée par Sade pourrait être lue avec la même distance que la Bible. La question est la même si vous me demandez : est-ce qu’on peut avoir une distance par rapport à la Bible ? Ce n’est pas sûr : 99,9 % de ce qui s’écrit est nul et non avenu par rapport à l’écriture de la Bible. Les gens, même s’ils ne lisent pas la Bible, même s’ils croient en être délivrés, même s’ils croient être tranquilles avec ça, sont entièrement subordonnés aux formes, aux grandes formes religieuses de l’humanité, sans le savoir, n’est-ce pas ? Exactement comme ils sont à l’intérieur de Sade sans le savoir. Tout le problème est de ne pas être à l’intérieur d’une autre écriture si on écrit.

Minuit. - A propos de Burroughs, vous ne pensez pas que lui a revu profondément ces repérages fantasmatiques ?

Philippe Sollers. - Je pense qu’il y a des éléments très importants — je l’ai dit — pour la compréhension de ce changement de terrain de l’époque parce qu’il y a l’introduction de la drogue. Ça, ce n’est pas dans Sade. Le statut du sujet dans Sade, c’est une écriture d’une puissance considérable au niveau de la mise en scène fantasmatique qui doit piéger presque forcément n’importe quel lecteur, notamment en provoquer le refus : il faudrait étrangler sur place, tous les gens qui disent que Sade est monotone, ennuyeux, etc. Et ça ferait beaucoup de morts ! ça ferait beaucoup de morts partout et même... bon...
Seulement la place du sujet chez Burroughs c’est nouveau par rapport à Sade. Oui, je crois. Mais là, il n’y a pas que Burroughs comme expérience. J’en parle parce que vous n’avez pas posé la question de la drogue et ça, ça me paraît curieux, voyez-vous, parce que je me demande si on n’a pas tendance et intérêt, et intérêt peut-être de refoulement, à rester branché complètement sur ce problème du porno... mais si ne se profile pas derrière une autre censure qui elle ne va pas lâcher du terrain comme ça... si on prend simplement l’expérience des Etats-Unis.

Minuit. - J’en reviens à un problème qui pourrait être appelé de théorie, qui tient à la pornographie. C’est que dans le cas d’une lecture pornographique de quelque auteur que ce soit et quelle qu’en soit la qualité, comment s’opère cette lecture ? Comment le réalisme, par exemple, intervient-il ?

Philippe Sollers. - Mais ça, encore une fois, c’est le problème du fantasme.

Minuit. - Oui mais comment se fait-il qu’en interdisant des livres de Sade, on l’interdisait parce qu’il permettait une lecture pornographique simple qu’un auteur de moindre qualité aurait également permis. Or maintenant, la dernière levée de la censure a été pour le hard-core... or, ce qui est clair c’est que le texte de Sade fantasmait le hard-core mais c’était sans danger. C’est un danger de le montrer, ce n’en est pas un de le lire... même pas de le fantasmer après l’avoir lu...

Philippe Sollers. - Attention. Si vous dites que le hard-core ça suffit pour lever la censure sur Sade, là je vous arrête tout de suite parce que si vous vouliez montrer tout ce qu’il y a dans Sade...

Minuit. - Non, ce que je veux dire c’est qu’il y a quelque chose qui a été interdit — de toute façon Sade maintenant ayant été permis avant le cinéma, il s’est arrêté à quelque chose qui était quand même...


Sade, c’est une limite du discours

Philippe Sollers. -- Je ne suis pas sûr que Sade soit encore lisible. Sade, c’est une limite du discours. A l’intérieur de cette limite, qui est très éloignée de nous, on peut imaginer du remplissage pornographique qui peut durer un siècle ou deux sans atteindre la limite de Sade. C’est un champ d’écriture qui s’établit à une limite extrêmement lointaine parce que si vous vouliez filmer ce qu’il y a réellement dans Sade au niveau du fantasme, d’abord ce serait impossible et ensuite vous auriez à faire, par rapport au hard-core qu’on voit ces temps-ci, à quelque chose qui pour l’instant est hors de vue.

Minuit. - Ce serait impossible de le filmer. Pourtant je crois que Sade est un auteur réaliste.

Philippe Sollers. -- C’est un auteur qui sature, jusqu’à ses limites les plus extrêmes, une forme de discours, une forme de phrase, une forme de mise en scène, qui est l’écriture sous laquelle nous vivons. Celle qui est enseignée, celle qui est pratiquée dans la communication et celle qui nous sert à nous entretenir en ce moment. Au niveau d’une écriture qui est communication syntaxiquement correcte, non touchée par des perturbations de non sens, la limite c’est Sade. C’est pour ça que les sociétés vont continuer à vivre à l’intérieur de l’écriture sadienne. Et c’est pour ça que Sade occupe une place complètement stratégique. Si vous voulez, De Gaulle écrit la langue de Sade, Brejnev, Giscard, Ford, écrivent la langue de Sade. Ils sont à l’intérieur de la langue de Sade. Les gens que vous rencontrez tous les jours sont à l’intérieur de l’écriture de Sade. Ils ne le savent pas, mais ça ne fait rien, ils y sont. Ils sont dedans. Nos philosophes, nos grands penseurs, sont dans l’écriture de Sade. Dès qu’ils écrivent un livre, un essai qui compte et qui fait du bruit, que ce soit Foucault, que ce soit Deleuze, un peu moins Lacan parce qu’il commence à être plus perturbé sur les limites de son discours, ils sont tous à l’intérieur de Sade. Sade les écrit. Le problème, c’est de ne pas être écrit par une autre écriture. Alors Burroughs, c’est déjà autre chose, je suis d’accord, c’est une coupure, hein ? D’autres... Ou Joyce, ou d’autres... Mais vous voyez bien, la question de Sade, c’est le porno en tant qu’il surplombe, qu’il surdétermine tout ce qui pourra se faire aussi loin que vous puissiez aller dans une forme de représentation, de découpage et de syntaxe. Alors le hard-core, etc.. c’est un petit sous-ensemble possible d’une fonction de l’écriture de Sade dans la syntaxe de Sade. Voilà.

Minuit. - On pourrait peut-être revenir à la drogue ?

Philippe Sollers. - Oui, parce que... Regardez une chose : en France, dans les années qui viennent de s’écouler, on peut dire que le contexte du porno dans lequel on parle en ce moment, a été préparé par pas mal de travaux, de transgressions plus ou moins importantes — que ce soit Bataille, que ce soit Genet, que ce soit Guyotat — il y a eu quelque chose dans l’horizon de Sade, sans à mon avis subvertir profondément la structure de Sade, parce que Sade reste impassible, si je puis dire, derrière tout ça. Il y a eu un travail là-dessus. La censure cède. Elle concède du terrain. Sur la drogue, c’est moins évident. Je vois des choses aux Etats-Unis, je vois des expériences qui se sont faites dans un certain contexte idéologique et qui ont donné des résultats inégaux très intéressants à étudier, selon que vous prenez l’axe spiritualiste genre Ginsberg, etc. ou selon que vous prenez un axe beaucoup plus sec, beaucoup plus critique, comme Burroughs — et on essaie de faire de tout ça une grande machine unitaire alors que ça ne marche pas du tout — vous n’avez guère en France que quelqu’un comme Artaud... Je ne vois pas tellement une autre écriture qui se soit confrontée justement à ce relief de l’hallucination. Et il y a une transformation complète du discours par rapport à ce qu’amène une subversion qui est celle de la drogue. Je n’en vois pas d’autre pour l’instant. Si ? J’oublie peut-être quelqu’un de très important...

Minuit. - Michaux ?

Philippe Sollers. - Michaux, si vous voulez. Il y aurait par exemple le même problème : de même qu’on dit qu’il y a des communautés sexuelles, on dirait qu’il y a des communautés d’expériences intérieures, mais ce n’est pas du tout vrai parce que si vous prenez Michaux, il est évident que l’expérience est décrite soit avec un regard expérimental du dehors, soit avec réintroduction métaphysique. Si vous prenez Artaud, il est clair que c’est le nerf même de l’inscription qui est touché et que ça s’écrit par rapport à ça. Ce n’est pas du tout la même chose. Mais je crois que ça, c’est moins visible à l’heure actuelle que ce qui a été tenté sur le versant sexuel. Une expérience comme celle d’Artaud reste par certains côtés très abrupte, très non lue. Et si vous vous mêlez de toucher à ça — j’en ai fait l’expérience quand je m’en suis occupé — les résistances sont beaucoup plus fortes. L’incompatibilité d’écoute est beaucoup plus forte que lorsqu’on parle du porno. La résistance au porno, ça commence quand on essaye de décaler ce que ça veut dire, d’en faire l’analyse. Mais il y a une sorte de consensus facile à produire. J’ai vu ça en faisant ce colloque Artaud-Bataille. Les gens, si vous leur dites : il va y avoir de la sexualité, ils croient que tout le monde amène sa petite machine et chacun se croit dans le coup avec les autres. Quelle idée ! Incroyable ! Il y a comme une sorte de complicité assez visqueuse qui se crée immédiatement. Tandis que si vous amenez quelque chose qui reste au plus près d’une écriture comme celle d’Artaud, là, alors, il y a une coupure et l’angoisse surgit, c’est-à-dire que c’est plus dur... plus dur que le hard-core !

Minuit. - Si vous restez sur une écriture comme celle de Sade ou de Burroughs, je pense qu’il n’y a pas de résistance si forte...

Ph. Sollers. - Oui, il y a une résistance probablement parce que la résistance intervient à partir du moment où les gens sont touchés dans leur centration, dans leur façon de se centrer par rapport à leurs fantasmes. Les organisations sexuelles proliférantes, celles qui font groupe comme ça, aiment bien se sentir... c’est la centration même du sujet qui est en cause. Les gens s’installent dans leur sexualité comme vous savez. Ils s’y installent comme ci ou comme ça, mais ils s’y installent. Même des expériences assez limites de ce point de vue courent toujours le risque de s’installer. C’est moi le spécialiste de ceci, c’est moi le spécialiste de ça. Il y a des casiers pour ça. Vous comprenez, c’est ça le problème. On peut très très bien ranger Zozo numéro tant représentant la masturbation, Zozo numéro tant représentant telle forme, etc. Ça peut devenir un musée. C’est toujours muséifiable tout ça à partir du moment où on s’installe. Il n’y a rien de tel pour faire des rails que cette histoire. On peut faire une grande gare avec des voix [sic] de garage, des lignes principales, des lignes secondaires, etc. Quand vous touchez à la façon de ne pas faire rail, alors là, la question se pose. Tout le monde vous demande de faire rail. Qu’il soit sexuel, eh bien bon, à la limite, vous aurez des difficultés, c’est entendu, mais enfin on vous trouvera bien un endroit où vous mettre, ça c’est sûr. Sûr. C’est plus risqué que de ne rien faire, mais quand même il y a une place pour ça. Il y a une place pour le porno. Tandis que moi, ce qui m’intéresse, c’est d’écrire le sans place, c’est ce qui n’a pas de place, c’est ce qui ne pourra jamais se mettre à une place quelconque. Même si c’est figé dans des bouquins, d’une certaine façon c’est inévitable. Mais je crois qu’une écriture tient le coup à partir du moment où on ne sait pas où la mettre. Et alors Artaud ça reste, moins qu’il y a dix ans bien sûr mais parce qu’il faut bien que les choses se consument et s’évacuent, ça reste aussi important, là où ça joue, que Sade, et d’une tout autre façon. Je crois. D’une tout autre façon, comme Burroughs si vous prenez l’image du corps qui s’y produit. Sade ne se mêle pas de quelque chose qui se passe entre l’os et la cellule, entre le protoplasme et le tissu indifférencié. Ce que je veux dire par là, c’est que, quand vous lisez Artaud ou Burroughs, vous voyez bien que ce n’est pas du tout le même corps. Il y a des corps en état de formation, de décomposition, d’explosion, parcours de tous les orifices que vous voudrez, mais ce n’est pas ça qui intervient. Ce n’est pas l’image du corps, ce n’est pas l’image du corps sexuel telle qu’on va le voir maintenant dans le porno ; c’est un corps qui vient de plus loin, qui va plus loin, qui traverse la forme du corps, je dirais même la forme sexuelle du corps, sexuée du corps. Pourquoi est-ce qu’on se pose tellement de questions aujourd’hui sur la schizophrénie et tout ça ? Ce n’est pas un hasard, c’est que quelque chose de plus profond est touché que les différents investissements de type névrotique dans l’image même du corps et la façon de vivre son corps. C’est ça que je voulais dire. Bon, vous ouvrez Artaud, vous ouvrez Burroughs, c’est plein de problèmes qu’on peut juger délirants, mais sur le fait que justement l’apparition corporelle, la forme corporelle n’est qu’un intervalle. Ça, c’est déjà très différent de Sade. Sade, c’est la mise en scène telle que vous la connaissez : ces corps-là peuvent très bien se mélanger de toutes les façons possibles, se découper en petits morceaux et jouir en se découpant, ce n’est pas du tout la même chose que de se concevoir comme corps entre ses cellules et ses pensées, avec sur le trajet un corps sexuel, et puis au bout le rien, le vide. Vous voyez, là, on a déjà un quart de tour qui change tout, je crois.


Il n’y a pas d’écriture collective

Minuit. - Croyez-vous à une écriture collective ?

Ph. Sollers. - Sûrement pas, sûrement pas. Pas plus je ne crois à une communauté sexuelle...

Minuit. - Et c’est précisément lié ?

Ph. Sollers. - Ecoutez, c’est un drôle de truc. Parce que, comment se fait-il qu’à peine la censure cède du terrain sur la sexualité, et encore, faisons toutes les réserves possibles, parce que...

Minuit. - Elle en reprend.

Ph. Sollers. - Voilà, elle en reprend. Enfin, disons qu’elle en cède un peu, elle en concède. Comment se fait-il que ce qui intéresse de plus en plus les gens, ce serait de savoir qu’écrire ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’écriture ? Regardez les femmes, par exemple. Elles ont leurs revendications X, Y, Z, bon. N’empêche que ce qui les mobilise le plus, c’est cette histoire d’écriture. C’est étrange. Est-ce qu’il y a un discours féminin ? Est-ce qu’il y a une écriture typiquement féminine, et ceci, et cela ? Il y a bien quelque chose, là, qui travaille le corps social. Autrement dit, si vous voulez, au moment où on va se rendre de plus en plus compte qu’il n’y a pas de communauté sexuelle, ou alors que ça va être de plus en plus difficile de faire des communautés sexuelles, parce que tout le monde est singulier absolu et que, finalement, ça ne se recoupe que par endroits, au petit bonheur, selon qu’on a telles ou telles habitudes etc., enfin, ça se recoupe, ça fait des postures, ce qu’on va essayer peut-être d’imaginer, c’est qu’il y aurait une communauté d’écriture. Et moi, je crois que le problème est très sérieux, parce que, une communauté comme ça de recherche du langage etc., ça relève aussi de l’identification, c’est le grand problème. C’est que pas plus au fond les sujets ne sont prêts à admettre qu’ils sont singuliers absolus dans leur sexualité, pas plus ils ne sont prêts a admettre qu’ils sont singuliers absolus quelque part dans leur langage. Alors, qu’est-ce qu’ils sont ? Et bien, ils se raccrochent à ce qu’il y a autour, ils se disent à eux-mêmes qu’ils sont comme Machin ou comme Machin sexuellement, mais ils vont se dire aussi qu’ils sont comme Machin ou comme Machin au niveau de l’écriture. Et, à ce moment-là, si vous voulez, ils vont s’inscrire dans une masse d’identification généralisée. Bon. Et c’est pour cela que la question « littérature et psychanalyse » est importante, et qu’on peut en parler. Qu’est-ce qui peut faire sauter ce problème, qui est un problème fondamental, de l’identification et du narcissisme ? C’est un problème profond. Je crois qu’il y a, quelque part, sinon l’interprétation analytique des psychanalystes, du moins quelque chose qui joue à ce niveau-là. Je crois que ça joue chez des gens comme Burroughs ou Artaud. On ne les voit pas très bien relevant de l’interprétation analytique, mais on ne les voit pas non plus compréhensibles ou accessibles sans l’interprétation psychanalytique. Et je crois que le problème va être là, voyez-vous, sur ce problème d’écriture collective. Ou bien c’est comme être écrit dans Sade, ou bien ça va rester écrit comme dans l’interprétation analytique, et ce sera facile, très facile, de repérer si la question de l’interprétation analytique s’est posée pour tel ou tel sujet, si ça y est ou si ça n’y est pas (la plupart du temps, ça n’y est pas — et il n’y a aucune raison d’admettre que quelqu’un qui ne s’est pas posé la question l’a dépassée, aucune raison), ou bien ça va y être, pas forcément sur le thème, le mode de l’interprétation analytique classique, mais on va sentir qu’il y a une limite de l’interprétation analytique qui s’est produite. Mais je dis ; ça ne se fera pas sans. Et, à ce moment-là, on va déterminer avec beaucoup de difficultés qu’on a à faire à une limite de l’interprétation. Et là, c’est singulier, complètement singulier. Pourquoi est-ce singulier ? Parce que l’inconscient n’est pas collectif. Il n’y a pas d’écriture collective parce qu’il n’y a pas d’inconscient collectif. Il y a un type qui a cru qu’il y en avait un, il s’appelait Jung, il a merdouillé tout ça comme il a pu, mais Freud a toujours été absolument précis là-dessus ; il n’y a pas d’inconscient collectif : l’inconscient est rigoureusement, strictement privé. Alors, se rendre compte de ça, ce n’est pas facile. Il y a beaucoup de gens qui ont besoin, pour s’en rendre compte, de passer par une analyse, c’est-à-dire de se retrouver tout seul, en train de parler, chez un analyste qui la boucle ou qui intervient à des moments stratégiques. Qu’est-ce que c’est qu’une cure analytique, finalement ? C’est quelqu’un qui se rend compte, de plus en plus, que son discours, justement, n’est pas communautaire, qu’il est complètement seul avec ça. Mais, pour ça, il a généralement besoin d’un analyste, pour justement traiter par une procédure particulière ce fait d’être seul dans son discours qui est intolérable à la plupart des gens. Alors, bien entendu, quelqu’un comme Beckett, quelqu’un comme Burroughs, ou Artaud, ou Joyce, on ne voit pas l’intérêt de les soumettre à une pratique psychanalytique, parce que c’est une limite de l’analyse, et on sent que le sujet qui est dans cette écriture a pris absolument le parti de la singularité absolue de son écriture. Ça ne va pas se produire tous les jours, il ne faut pas croire ! Le reste du temps, on a à faire, à mon avis, à cette recherche de la singularité dans le discours. Et cette recherche, la recherche du temps perdu pour le coup, ça va donner lieu, vous le savez aussi bien que moi, à des entrées en cure analytique. D’ailleurs, c’est en bonne voie. La pression qui s’opère là... — ce n’est pas la peine de raconter aux gens qu’on peut se passer de l’analyse, et allez-y et allez-y et libérez-vous comme ci, comme ça, bon, je ne cite personne, mais, enfin, dire qu’on va pouvoir se schizo-analyser tous ensemble et s’envoyer en l’air tranquillement, ce n’est pas vrai (c’est-à-dire que les sujets ne tiennent pas le coup là-dessus, c’est une question qui ne se laisse pas affronter en s’envoyant en l’air, en planant, en se défonçant, en lâchant tout, ce n’est pas vrai). Il y a quelque chose qui attend, qui est plus sévère, derrière.


Proust et Joyce

Minuit. - Vous parliez de A la recherche du temps perdu ; Proust est un auteur dont vous parlez peu, pourquoi ?

Ph. Sollers. - Parce qu’on en a tellement parlé ! Il faudra peut-être en reparler un jour sans toute la croûte qu’il y a dessus. Ça a été tellement encroûté, ça a servi tellement de plagiats d’identification, d’opérations dans tous les sens, esthétiques, platoniciennes, symbolardes, molles etc. Je suis sûr qu’il y aurait à regarder Proust de nouveau. Mais il faudrait le faire depuis un tout autre point de vue. Vous voulez un exemple : est-ce qu’on s’est posé la question de savoir pourquoi Proust a transformé Albert en Albertine ? Est-ce que vraiment quelqu’un, un analyste ou un écrivain, nous a expliqué ça correctement ? Je ne crois pas. Pourquoi Proust, qui en cela choquait beaucoup le consensus homosexuel masculin de son époque, notamment Gide vous le savez, qui voyait là une véritable trahison...

Minuit. - C’est aussi une question bizarre. On ne se demande pas comment ça s’est passé pour Joyce. Pourquoi se pose-t-on toujours cette question à propos de Proust ?

Ph. Sollers. - Quand même, Proust s’est donné comme un des axes de son écriture la description, la distanciation, l’ouverture de l’éventail d’un problème très net qui est celui de l’homosexualité ; c’est incontestable. Joyce ne se pose pas ce problème comme ça. Proust, lui, ça l’intéressait profondément, il est rentré là-dedans, il a creusé. En tout cas, ce n’est pas moi qui invente le fait que ça choquait la communauté homosexuelle de son temps. Je n’invente rien, je pars de là et je dis : est-ce que quelqu’un a expliqué la portée analytique du geste de Proust, transposant une partie bien précise de son matériel homosexuel masculin en matériel homosexuel féminin ? Est-ce que quelqu’un a analysé quelle portée inconsciente avait, dans l’écriture même, par exemple Sodome et Gomorrhe ? Est-ce que quelqu’un s’est posé la question, au lieu de n’y voir que du feu et se presser dans les idées platoniciennes et le petit morceau de Vermeer, est-ce que quelqu’un s’est posé la question de savoir ce qu’il y avait comme intention inconsciente, ou consciente de son inconscient, dans cette transposition analytique ? En quoi est-ce un geste profondément analytique ?

Vous parliez de Joyce. Je l’ai écrit mais il faut y revenir. Pourquoi est-ce que tout le monde est fasciné par le monologue de Molly Bloom dans Ulysse ? C’est le même problème, à mon avis, parce qu’on est sur cette espèce de courbe de confusionnisme sexuel par rapport à l’écriture ; c’est ça qui est important. Molly Bloom. Vous savez qu’on détache ça, on le monte tout le temps au théâtre. On fait dire ça par une femme, et on croit que c’est un monologue féminin. Mais ce n’est pas du tout ça, c’est évidemment Joyce qui l’a écrit. Jamais on n’a pensé à faire dire ce monologue par un homme au théâtre, ça donnerait peut-être un résultat curieux. Logiquement, on devrait le faire lire par un homme. On le fait lire par une femme. C’est exactement l’inverse de ce que je viens de dire à propos de Proust : qu’est-ce qu’il y a dans l’écriture qui arrive à une certaine limite, qui produit dans la réception l’impossibilité de voir d’où c’est écrit - d’où, lieu sexuel ? Dans un cas, c’est Gide qui ne peut pas comprendre - tant pis ; et dans l’autre, c’est un peu tout le monde qui ne peut pas comprendre, c’est le cas d’ Ulysse . Bon, par exemple, j’ai commencé à écrire sans majuscules, sans blancs, sans ponctuation, et d’un bout à l’autre, de la première syllabe à la dernière, c’est un livre qui s’appelle H. Je pense que c’était la première fois qu’on faisait un livre entier comme ça (il y a eu des fragments, des parties sans ponctuation, sans majuscules, mais d’un bout à l’autre, non ; c’est prouvable, on peut aller à la B.N.). Et qu’est-ce que j’ai reçu comme appréciation ? Le première : « Ah, formidable ce monologue de Molly ! ». Dans le monologue de Molly, je regrette, il y a des majuscules, c’est pour les noms propres — et c’est bien fait de ce point de vue, c’est très astucieusement fait : Joyce a compris que la rumination d’une mise en scène fantasmatique féminine devait passer par des noyaux qui sont les noms propres, et les noms propres sont écrits avec des majuscules, donc il y a des majuscules. D’autre part, le fait d’écrire sans aucune ponctuation, et d’un bout à l’autre, ce qui est devenu un phénomène assez courant... — mais il n’y a pas de quoi s’énerver, tout dépend de savoir si ça va pouvoir s’organiser en s’annulant, c’est-à-dire si ça va comporter assez de variables, ou si l’on va revenir dans un certain nombre de rails : tel rail pour l’un, tel rail pour l’autre, c’est-à-dire si ça va ouvrir vraiment un espace de variables et d’annulation. Ça sera une question de rapport à l’inconscient, c’est sûr. Exactement comme ça a été le cas pour Proust ou Joyce. Mais ça sera un nouveau rapport à l’inconscient. Je ne sais plus pourquoi je vous raconte tout ça.

Minuit. - Joyce, Proust...

Ph. Sollers. - Oui, à propos de Proust. Je reviens là-dessus. Je dis : il n’y a pas eu, à ma connaissance, d’interprétation de ce geste de Proust qui, moi, me passionne.


H, roman

Minuit. - A propos de  H  : comment la théorie est-elle incluse dans votre travail d’écriture ?

Ph. Sollers. - D’abord, il y a une chose, c’est que tout ça s’écrit à partir de différents niveaux : il y a un niveau d’information, quotidien, extrêmement plat, vulgaire, de langue vulgaire au sens de Dante, de vulgari eloquentia, et puis il y a, à l’autre bout, un niveau d’informations — est-ce qu’on peut l’appeler théorique ? oui, si vous voulez —, c’est-à-dire qu’il va y avoir une tentative de condensation du maximum d’informations philosophiques, et sur l’histoire de la philosophie, pas seulement occidentale, mais aussi orientale par exemple, il y aura des informations scientifiques, il y aura des choses comme ça. Est-ce que ce sera seulement les sciences dites humaines ? Non. Par exemple, moi, je m’intéresse énormément, et en général ça passe inaperçu, je m’intéresse énormément aux sciences naturelles. Est-ce que vous considéreriez qu’il y a une information théorique possible au niveau des sciences naturelles qui peut passer à travers la littérature ? Regardez quelqu’un comme Lautréamont par exemple, l’utilisation qu’il a faite au niveau de son bestiaire, etc. C’est un niveau théorique, je crois.

Minuit. - Mais on parlait de l’originalité visible de  H . Etes-vous arrivé à l’écrire ainsi à la suite d’un choix théorique ?

Ph. Sollers. - Non, ce n’était pas du tout un choix théorique. Je vais vous dire comment ça s’est passé : j’ai écrit d’abord deux livres avec des problèmes d’architecture, le plus rigoureusement possible, c’étaient vraiment des cases, la numérotation. Qu’est-ce que je cherchais ? Je cherchais une architecture qui s’annule, et dans le cours de la phrase même, dans le sens même, un fonctionnement. Je suis resté très longtemps sur ce problème de fonctionnement, imité du jeu à somme nulle. Ça m’intriguait, ça m’intéressait, c’est  Nombres si vous voulez l’image la plus marquée de ça. Après, il s’est passé un truc qui s’appelle  Lois , où il y a quelque chose qui commence à pulser autrement, notamment au niveau de la voix, de la voix en train de devenir plurielle. Et l’aspect sonore est intervenu, pas pour des raisons théoriques, mais pour des raisons biographiques si vous voulez, pour des raisons de coups reçus dans la gueule et puis donnés d’une autre façon, et puis... — bon, je ne vais pas vous faire l’histoire de ma vie. Et puis,  H , j’ai été obligé de suivre. Ça a commencé à s’écrire comme ça, et j’ai été obligé de suivre. Je peux vous dire exactement comment ça a démarré. Ça a démarré sur un fait historique précis qui a été la manif pour l’enterrement d’Overney, où j’ai eu un très curieux sentiment d’explosion, mais pratiquement d’explosion funèbre, comme si ça allait être la dernière manifestation gauchiste importante en France. Si vous relisez ce passage, vous verrez que c’est en effet un texte très contradictoire, parce qu’en même temps il est romantique d’une certaine façon, et très funèbre de l’autre — comme si on enterrait la Révolution elle-même. Et puis, ça s’est branché immédiatement sur Hölderlin et  L’apocalypse de Saint Jean . Pourquoi ? Comme ça, c’était ça qui me préoccupait à l’époque. Ça a commencé à s’écrire comme ça. Pourquoi ? Peut-être parce que je voulais ouvrir un très large clavier, et que c’est cette forme-là qui s’est précipitée pour remplir cette ouverture. Voilà.


Paradis et la Bible

Minuit. - Au fond, il y a peut-être plus de rapport entre L’apocalypse de Saint Jean et  Paradis , que vous publiez actuellement dans Tel Quel.

Ph. Sollers. - H se termine sur les prophètes de la Bible. Et depuis, en effet, c’est arrivé sur cette question de Bible. C’est-à-dire que je travaille beaucoup là-dessus dans  Paradis , beaucoup plus que dans  H . C’est un de mes travaux permanents de reprendre cette écriture-là. Est-ce qu’on peut dire que la Bible est une dimension « théorique » ? Ou n’est-ce pas déjà autre chose ?

Minuit. - Plus que quelque chose de « théorique », n’y a-t-il pas une dimension d’ « intérêt » — le mot est mal choisi mais je ne vois pas mieux — pour la Bible ?

Ph. Sollers. - Ecoutez, je crois qu’il faut parler en termes de refoulé. J’ai eu l’impression que tout ce qui s’était écrit dans 1a littérature occidentale, brusquement (On essaie de tenter un coup, là, au niveau de l’écriture. Imaginez Joyce se posant la question du mythe d’Ulysse, ce n’est d’ailleurs pas comme ça qu’il a pensé ça, mais enfin, peu importe), il m’a vraiment semblé, et je crois que c’est prouvable, que toute la littérature occidentale s’était écrite comme si la Bible n’existait pas tout en vivant entièrement dedans. Brusquement, dans des moments d’éclairs si vous voulez, et pas d’une façon raisonnée, pas de façon syllogistique, ça m’a paru étrange : toute une civilisation dons une écriture, et s’écrivant comme si cette écriture n’existait pas, ou alors en la fantasmant et en l’hallucinant, sons le savoir. Bizarre, quand même. Alors, ça, c’est venu probablement, et ce qui est curieux c’est que ça a l’air contradictoire, c’est venu probablement du décalage vers les trucs chinois. C’est une sorte de retour, de retour via la Chine.

Minuit. - Vous avez dit un jour (dans Le Monde) que le début de H  était ce que vous aviez écrit en dernier. Comment souhaiteriez-vous qu’on lise  H , dans l’ordre, pas dans l’ordre, est-ce que ça vous est égal ?

Ph. Sollers. - Je crois qu’il y a beaucoup de lectures possibles. Si je vous sors une mini-cassette et que je vous fais entendre un passage brusquement, vous allez voir qu’on peut prendre un passage qui tout à coup prend un relief très inattendu. Mais je crois que la seule lecture, c’est dans l’ordre, quand même. Je crois que la seule lecture c’est dans l’ordre, l’ordre infini, parce qu’il y a beaucoup de gens maintenant qui croient que je pianote tout ça, que je m’installe et que j’écris comme ça. Il y a des moments où c’est comme ça, mais je crois qu’il faut insister sur le contraire maintenant, parce que c’est dangereux de laisser courir l’idée que ça se fait tout seul, que c’est soit de l’écriture automatique — ce n’est pas du tout ça —, soit du bloc associatif, du cut-up au sens burroughsien du terme, ou de la routine — ce n’est pas ça non plus. Par exemple, j’ai commencé à écrire directement à la machine, et puis j’ai craqué je n’ai pas pu continuer. Et maintenant, j’écris tout à la main, et avec un travail de main considérable, constant. Pourquoi ? Parce que je crois qu’il y a une chose qui ne se repère pas à cause de cet effet rétinien de la fuite sans ponctuation, sans majuscules, etc., alors que tout mon travail, c’est justement d’enfoncer définitivement l’ ?il dans le son. D’abord, les gens sont sourds, vous savez ça, ils sont coincés dans leurs yeux. C’est finalement le truc de Duchamp quand il a dit : « Le Grand Verre, ce n’est pas visible, c’est voyable. » Le jour où on aura obtenu que les gens ne soient pas fascinés de façon rétinienne sur la graphie, sur la page, sur la façon dont ça fonctionne, peut- être que leurs tympans vont commencer à s’ouvrir et qu’ils vont commencer à entendre, et que ça va leur donner une autre idée de l’espace et un autre volume. Il y a une chose qui est peu repérée, c’est le travail sur la métrique, sur la prosodie et sur les rimes, sur les trucs comme ça, parce que, en définitive, l’essentiel du travail... — et ça ne peut évidemment pas s’improviser, sauf par moments, où c’est complètement projeté. Il y a un énorme travail métrique qui, pour l’instant, passe inaperçu, comme si c’était de l’association libre. Ce n’est pas ça du tout. C’est une tentative pour refondre le style épique, et le français lui- même, dans des formes métriques adaptées — pentasyllabes, octosyllabes, etc., toutes les formes métriques de l’histoire même de la rythmique. Alors, c’est un certain boulot !


La langue parlée. Céline. Beckett

Minuit. - La langue parlée, c’est quoi ?

Ph. Sollers. - La langue parlée, c’est un gros problème, parce que, en français, c’est de la langue morte que vous avez la plupart du temps, c’est-à-dire du latin. Alors, on dit toujours : Rabelais, Rabelais. Bon. Vous ouvrez Rabelais, c’est complètement illisible. Ou alors vous êtes obligé de lire tout le lexique à droite ou à gauche de la page. Pas question de machonner ou de machouiller du Rabelais aujourd’hui, c’est une langue qui est devenue complètement morte. Elle a sa saveur, elle a sa grandeur, etc., mais enfin, ça ne va pas. Alors, il y a Céline, on est bien obligé de le trouver sur son chemin. Et je crois qu’il y a aujourd’hui une reconnaissance de plus en plus forte que Céline a feinté un peu tous les écrivains de français, parce que, tout simplement, c’est incomparable comme registre de langue - de langue parlée. Sauf que c’est un écrivain qui reste quand même très centré : vous n’avez pas, dans Céline, la moindre approche — ce qui explique peut-être ce qui lui est arrivé idéologiquement dans sa fascination pour le fascisme — la moindre approche du phénomène sexuel. C’est absent du début à la fin. Il y a un autre type qui est comme ça, qui est un très grand inventeur formel, prosodique, qui est Pound — chez lequel vous trouverez la même absence, significative, et la même orientation à un moment donné. C’est curieux, parce que c’est peut-être justement à cause de l’imbrication entre le surgissement du nouveau et une lacune sexuelle considérable que se produit ce phénomène du blocage -paranoïaque qu’est le fascisme. Alors, il y a un type - et c’est très passionnant à étudier pour l’histoire du XXe siècle — qui a pris une diagonale toute autre, c’est Joyce.

C’est sûr que ç’est au niveau de la langue parlée et de la possibilité de faire intervenir une écriture qui se parle en s’ écrivant — parce que ce n’est pas de la langue parlée transcrite, mais c’est le frayage même de la voix dans l’écriture, ça s’est encore très loin des habitudes mentales des contemporains — sans avoir recours à une scène théâtrale, sans... avoir à diviser... Regardez Beckett par exemple : d’un côté les romans, que personne ne lit, de l’autre, prix Nobel avec théâtre. Et ça, c’est quelque chose de très surprenant. Vous êtes comme moi, vous n’avez pas rencontré dix personnes qui ont lu  Comment c’est ou  L’innommable , ce n’est pas vrai. Ce n’est pas vrai. Et vous êtes comme moi, vous n’avez pas rencontré dix personnes qui ont vraiment lu  Rigodon ou  D’un château l’autre . Il y en a peut-être maintenant vingt, et encore, je ne sais pas, deux, trois, ce n’est pas vrai non plus. C’est ça le problème. Beckett, regardez, il y a une division. On ne lui a pas donné le prix Nobel pour L’innommable ou Comment c’est, ce n’est pas vrai. Ce qui prouve qu’il y a un grand risque de passer complètement au trou si, en tant que sujet, et en plus en ne se centrant pas, c’est-à-dire en ne faisant pas tenir fantasmatiquement son travail littéraire (par exemple par un investissement politique, on va parler de politique)... Il y a un grand risque de passer au trou en écrivant simplement la langue vivante de son temps. Mais l’écrire, ça ne veut pas dire la transcrire, ça veut dire la faire se produire dans l’écrit lui-même. Ça, il y a de fortes chances — alors que c’est probablement la seule façon de se repérer subjectivement — il y a de fortes chances que ça n’intéresse personne.


Soljenitsyne

Minuit. - On parlait de politique. Il y a un écrivain dont l’admiration que vous lui portez surprend, c’est Soljénitsyne.

Ph. Sollers. - Ce n’est pas une admiration au sens de mon travail, ce n’est pas quelqu’un que j’admire dans ce sens-là. Mais je trouve fondamental qu’ un sujet puisse se faire le retour du refoulé de toute une société en écrivant. Je trouve prodigieusement intéressant que quelqu’ un , un  un , en se mêlant de tracer des mots sur une page, puisse mettre en cause le pouvoir dans sa structuration paranoïaque même. Ça, je crois que ça n’a pas de prix.
Soljénitsyne, c’est ce que nous envoie, comme retour du refoulé 1a Russie soviétique. Il n’y a pas à choisir ; peut-être qu’il y a d’autres types qu’on ne connaît pas, qui sont enfermés, psychiatrisés, chimiothérapisés, etc., qui pourraient faire mieux, je n’en sais rien, vous non plus. C’est là ; c’est là, et ça produit les effets que vous connaissez — c’est-à-dire, comme retour du refoulé, avec toutes les hypocrisies, toutes les mollesses... Allons-y carrément : je trouve que c’est exemplaire comme position, probablement insoutenable, de l’écrivain par rapport à l’hypocrisie sociale. C’est exemplaire. Là-dessus, il y a des enjeux politiques de part et d’autre qui circulent là-dedans... C’est le phénomène qui m’intéresse, c’est le phénomène du type qui prend des notes à l’intérieur de sa main et qui résiste dans l’écrit et dans la mémoire. De ce point de vue, ça me paraît aussi intéressant que Sade au XVIIIe siècle. Vingt-sept ans de prison.
Aujourd’hui, on lit Sade, mais il faut payer pour être Sade. Il y a cette espèce de plus-value qui fait qu’on voit Soljénitsyne, nous, à l’aise, en bouffant tranquillement, en se déplaçant à peu près librement, en faisant nos petites histoires, comme maintenant, mais, vu d’un autre point de vue, qui est celui de millions de morts, celui du type qui est enfermé en ce moment dans un hôpital psychiatrique avec des pilules... Vous voyez, c’est ça ; tout est relatif. C’est comme nous lisant Sade. On rentre chez soi et on lit Sade. C’est pour ça que, quels que soient les problèmes de l’excitation sexuelle, de la pornographie, du fantasme, il ne faut pas oublier ce rapport, qui me paraît fondamental, entre l’écrivain et le pouvoir. Parce que s’il y a eu, dans l’histoire, une façon de faire levier pour montrer que tout le pouvoir d’une époque vise à rendre impossible, non pas telle ou telle forme de vie seulement, non pas telle ou telle sexualité seulement, mais le fait que ce soit inscrit en lettres ineffaçables, je crois que c’est ça le problème, c’est celui- l’inscription d’une mémoire en tant que l’ un vaut pour toute une époque, pour toute une société. Et ça, c’est complètement paradoxal. Prenez Burroughs. A un moment donné (aujourd’hui, il vit comme il peut, je n’en sais rien), mais à un moment donné, il est clair que c’est l’inscription la plus brûlante que l’on pouvait avoir sur le risque de la paronoïa américaine elle-même. C’est, en même temps (en même temps, il se trouve que c’est une ?uvre littéraire), le document le plus passionnant que vous pouvez avoir sur ce qui se passait dans la tête de Johnson quand il allait foutre ses bombes sur le Vietnam. C’est le problème du rapport entre l’écriture et la paranoïa. Soljénitsyne, c’est à lire, à mon avis, comme un monument clinique, comme  L’homme aux loups de Freud. C’est un type qui est en train de décrire ce que c’est que la paranoïa sociale elle-même, dans sa structuration même, peut-être que toute société converge vers un point de paranoïa, indélogeable. Peut-être qu’il n’y a qu’un seul qui peut arriver à déloger cette espèce de bouchon ; peut-être que c’est ça qui fait aussi que la littérature, ça n’a aucune valeur, ça ne vaut rien, et c’est si important. Pourquoi est-ce que ça ne vaut rien, et pourquoi est-ce que c’est si important quand même (pour que des gouvernements, de temps en temps, y prêtent une telle attention ?). Et pourtant, ça ne vaut rien. Vous vous rappelez ce que disait Joyce : « Moi, j’écris dix lignes, ça ne vaut rien, tandis que Picasso fait un petit dessin, hop. » Ça ne vaut rien ; pourtant, ça tourne. Alors, Soljénitsyne, c’est de ce point de vue, c’est du point de vue d’un intérêt clinique. Je crois qu’un écrivain exceptionnel est de toute façon un grand clinicien. Voilà. C’est ce qui le différencie, en général, des philosophes, qui sont de très mauvais cliniciens. Si Proust, si Joyce, si Sade, etc., tiennent le coup, c’est à mon avis à cause de la remarquable force de percussion clinique qu’il y a dans leur écriture, clinique. Burroughs, idem : voir les extraordinaires mises en scène d’opérations bidons dans Le festin nu. Il y a quelque chose de médical dans cette affaire de littérature. Oui, c’est clinique, c’est la bonne perception clinique concrète, il y a un truc comme ça. Et Céline, dans son délire même, ça a une valeur clinique exemplaire. Et Kafka, n’en parlons pas.

*

[1Editions de Minuit.

[2Événement majeur : Pierre Guyotat publie Eden, Eden, Eden en octobre 1970, préfacé par Michel Leiris, Roland Barthes et Philippe Sollers.
Malgré la caution des trois préfaciers, l’ouvrage est interdit à l’exposition, à la publicité et à la vente aux mineurs par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Raymond Marcellin. Le député de la Nièvre, François Mitterrand, protestera contre ce qu’il appellera à l’Assemblée nationale la manifestation d’un « ordre moral inspiré du maréchal Mac-Mahon ». L’interdiction sera seulement levée le 10 janvier 1982.
Sollers a écrit une longue analyse du roman dans la revue Critique en janvier 1971 : La matière et sa phrase . Voir Pierre Guyotat, tel quel.

[3C’est moi qui souligne. A.G.

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