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La laitière de Bordeaux

Les Voyageurs du Temps

D 10 janvier 2009     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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La laitière de Bordeaux (1827)
Goya au Musée du Prado, Madrid

I.

« [...] C’est par ici, en effet, avant comme après le déluge (et notamment celui de la Révolution française), qu’on revoit les étoiles, qu’on monte en elles, qu’on entre dans l’amour qui meut le soleil. Elle est retrouvée — Quoi ? L’éternité. Mais c’est une une éternité qui n’a rien à voir avec l’ancienne, bien qu’encore une fois ce soit aussi la même. Il y a en tout cas un moment où rien n’est plus comme avant. Un grand mouvement de nuit vient d’allumer amoureusement la mer et le ciel. Mon hôtel sept étoiles est à la Grande Ourse, et comme le Chinois sans fond, je reste uni à la Mère. Qui osera dire que l’hôtel où il a séjourné neuf mois avant de naître était le meilleur du monde ?
Cette " Mère " du Chinois, c’est évidemment la Voie ténébreuse et impénétrable, à laquelle il s’identifie le plus possible. Elle reste vierge et elle ne meurt pas. Ce n’est pas telle ou telle mère biologique, bien qu’il puisse arriver qu’elle s’incarne fugitivement, pour le plus grand bien de son embryon.

Il est étrange que Goya, à Bordeaux, en 1828, tout près de la mort, dans un climat d’épouvante intérieure, l’ait vue surgir en laitière, et Hölderlin, plus tôt, dans le même lieu, sous forme de « femmes brunes sur le sol doux comme une soie. » La laitière de Bordeaux est un tableau fascinant. On sait qu’à l’époque, de jeunes paysannes venaient des environs apporter du lait en ville. Celle-ci est donc venue, sans doute chaque matin, chez Goya. Elle apparaît recueillie, incurvée, absorbée, nacrée, sur fond de ciel irisée. Elle est très brune et très solide, c’est une annonciation avec ciboire de lait moussant qu’elle apporte, vache sacrée, à son vieux bébé de peintre déjà sourd. Elle est vierge, bien entendu, mais divisée par cette grande avancée de jambes et de cuisses cachées. Attention, très attentive, sérieuse, presque sauvage dans sa tournée. C’est un ange, le ciel l’envoie, comme un caprice de lumière, au milieu des désordres de la guerre, des cauchemars, des tortures, des vampires, des vieilles sorcières édentées. C’est l’éternel retour de la duchesse d’Albe, à l’aube, qu’on a connue autrefois très nue ou très habillée. Elle ne fait que passer chez ce demi-fou, exilé espagnol qu’elle aime, de même que les femmes brunes, d’instinct, n’ont pas manqué de repérer ce jeune Allemand que l’on dit poète. Du vin, du lait.

Le nacre, tout est là [1] , et le vieux Goya, dans ses douleurs, le sait aussi bien que Watteau dans les siennes. La nacre, la perle, c’est aussi Rimbaud (« glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braise ») tel qu’il est apparu aux habitants du temps. C’est le sperme du cachalot Rimbaud (« effet séminal » pour Claudel, « grande affaire » pour Breton). Ce foutre marin est très désiré des coquettes. On sait que Verlaine en était friand, et Mallarmé aussi, de loin, qui lorgnait sur « les mains de blanchisseuse » de ce passant considérable, lequel en a eu assez vite assez de se faire pomper. Allez le voir au désert si vous ne voulez pas me croire. [...] »

Philippe Sollers, Les Voyageurs du Temps , p. 118-119.

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Saturne dévorant ses enfants (1821)

II.

« [...] Le « Prince des Ténèbres » a son royaume où il n’y a nulle vie, sauf de la bile et de la colère. C’est le roi du monde de la fumée, étrange spectacle. Laideur, puanteur, horreur, abjection, pourriture, langage insensé, stupidité. Et encore : perpétuel déchirement, lutte constante de soi contre soi, guerre intestine et sans relâche, anarchie permanente, autodestruction. Et encore : hostilité, méchanceté, fureur, jalousie implacable, dévoration de tous par tous, rythme de mort sans conclusion ni sens, vertige de suicide, hargne, envie, aigreur, viscères, vinaigre et, finalement, autophagie.

Le Prince de ce monde, ou plutôt du non-monde immonde [2], se montre lui-même à vos yeux. Il vit dans un perpétuel présent, il ne voit que ce qu’il a devant lui, dans sa proximité dévoratrice immédiate. Il ne connaît pas ce qui est loin. Tout autour, c’est un cloaque d’accouplements ratés, un chaos de cannibalisme. Tout désir, ici, est borné, buté, anéanti à peine surgi, entêté à s’évanouir dans son assouvissement, pour renaître aussitôt après. Rien que du court terme, de l’instantané, tout doit être dans un présent compact, et sous le regard. « Il ne connaît et ne perçoit que ce qui est présent à ses yeux. » Aucune mémoire. « Le commencement comme la fin échappe à son entendement... C’est une nuit absurde et désespérée en attente de la nuit totale... »
Ça ne vous rappelle rien ? Ah bon.

Faites un montage rapide : n’importe quelle salle en folie de la Bourse sur la planète, et aussitôt après, Saturne dévorant ses enfants de Goya. Revenez à La laitière de Bordeaux. Pause.

Au passage un peu d’air frais, à la Freud :
« Pour être vraiment libre et heureux dans la vie amoureuse, il faut avoir surmonté le respect pour la femme, et s’être familiarisé avec la représentation de l’inceste avec la mère ou la soeur. »

Si ça ne suffit pas, montez, en enchaînant, des photos d’Auschwitz, du Goulag, d’Hiroshima, de quelques charniers contemporains, mais terminez toujours par La laitière.
Aucun effet ? Je ne peux plus rien pour vous. »

Philippe Sollers, Les Voyageurs du Temps , p. 145-146.

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La laitière de Bordeaux (détail)
*

Voir en ligne : GOYA


[1Nacre. Anagramme : ancre, crâne (A.G.)

[2cf., entre autres, les premières pages de Paradis II.

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