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Philippe Sollers, musique et infini

Par Alain Duault et Bertrand Dermoncourt

D 12 novembre 2008     A par Viktor Kirtov - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Classica n°37 - novembre 2001

Entretien à la suite de la publication de Mystérieux Mozart. La musique traverse régulièrement l’oeuvre et la vie de Philippe Sollers. Le rôle des musiciennes y est souligné. Cecilia Bartoli est son amie.

Votre père était mélomane et chantait même avec une belle voix de ténor, vous avez vécu votre enfance à Bordeaux. Quelle ont été vos premières émotions musicales ?

Les concerts de jazz sont les premiers auxquels j’ai assisté. Il est évident que ceci est venu de mon père. Lorsque les Allemands se sont retirés de Bordeaux en catastrophe, ils ont abandonné des postes de radio, qui étaient évidemment beaucoup plus modernes que les postes français. La radio surgit ainsi, lorsque j’ai huit ou neuf ans. Des messages brouillés, un apprentissage des voix qui m’a été très sensible... Enfant, j’étais balancé entre l’espagnol des réfugiés, les hurlements des allemands, le français qu’on chuchotait un peu clandestinement... ce qui explique peut-être mes interrogations récentes sur l’opéra mozartien. Mon père a récupéré ces postes de radio, et j’ai commencé à écouter la musique. Cette époque - les années 1940-50 - étaient par certains aspects très touchantes. Pensez à Ferenc Fricsay, par exemple : en réécoutant Enlèvement au Sérail enregistré à Berlin, on comprend la guerre d’une autre façon à travers la musique. Je vois cela avec le recul, mais à dix ans, je n’avais aucune culture musicale, et le jazz est entré dans ma vie. Et là, le choc.

Le choc, c’est un concert de Louis Armstrong ?

Oui. J’avais douze ou treize ans, et j’achetais déjà énormément de disques, des 78 tours ; j’ai encore une collection qui serait bonne pour la casse, c’est du vieux musée ! (rires). Les disques, donc, et des voix. La voix rugueuse d’Armstrong, bien sûr, qui reste quelque chose d’étonnant... Puis l’arrivée du flamenco : avec le jazz, ce sont les deux grandes musiques, à mon avis, du XXe siècle, même si j’ai aussi été frappé par Stravinski et Webern, mais c’est autre chose, et la musique dite « contemporaine » - ce que j’en connais - ne m’intéresse pas. Voilà donc mon apprentissage : les voix, les langues, et les deux grandes musiques populaires : le jazz et le flamenco. J’ai aimé la musique classique plus tard, vers quatorze ou quinze ans, lorsque j’ai commencé à en écouter et à faire des choix.

De manière culturelle ou hasardeuse ?

Un peu hasardeuse, parce que dans les années 1950, il n’y avait pas tant de choses accessibles. Je me rappelle par exemple de Casals, une découverte essentielle. Bach, je l’ai certainement entendu très tôt : comme je suis catholique, j’ai écouté de l’orgue, des chorals. Après a débuté un long parcours pour classer ce qui allait me rester jusqu’à la fin. Et en même temps, je me suis mis à pianoter, sans savoir les notes, de façon purement instinctive.

On repère vos goûts fondamentaux à travers vos romans, où la musique faufile souvent le discours. Pourquoi avoir attendu si longtemps avant d’aborder de manière frontale la musique dans un de vos livres ?

Parce qu’il fallait un livre spécial ; peut-être aussi parce que la question historique a mis très longtemps avant de m’apparaître dans toute sa clarté. C’est-à-dire : que s’est-il passé entre le Français et la musique ? Qu’est-ce que cela signifie, historiquement ? Ce n’est pas seulement la Révolution française : qu’est-ce qui fait qu’entre le Français et la musique, il y a quelque chose qui ne fonctionne pas, ou mal ? Pourquoi, au contraire, l’Italien, l’Allemand et l’Anglais peuvent passer une vie à écouter leur répertoire national ? Je ne suis pas en train de dire qu’il n’y a pas de très grands musiciens français. Mais tout de même, Bach, Mozart, Beethoven, Purcell, Vivaldi... Le problème est un problème religieux, historique, et en outre, le plus souvent falsifié, mal raconté.

Alors vous avez écrit ce livre sur Mozart...

C’est une tentative d’éclaircissement. En gros, à travers la biographie et les oeuvres, j’essaie de tisser les choses à ma manière, surtout en posant cette question : qu’est-ce que signifie pour Mozart sa situation historique ? Pourquoi la critique très sévère de la France, en 1778 ? Pourquoi était-il impossible de faire jouer, à l’époque, le moindre opéra de Mozart à Paris ? L’essentiel de mon travail a porté sur l’écoute très attentive des sept derniers grands opéras, d’Idoménée jusqu’à La Clémence de Titus, en essayant de montrer comment tous ces opéras sont liés les uns avec les autres. Il faut écouter avec le livret, plutôt dans la langue originale, et voir de quoi ça parle exactement, avec une grande précision. Mozart est le seul compositeur à avoir si bien compris les femmes avec une telle profondeur. Prenez ses opéras, prenez les rôles féminins (et travestis, bien sûr !) : tout y est. C’est sans doute pour cela que je l’aime tant (rires) ! Et aussi : qu’est-ce que le quintette pour Mozart ? Qu’est-ce que cette amitié entre Haydn et Mozart - une amitié musicale comme celle-là, qui n’a pas connu d’antécédents, comment a-t-elle pu être possible ? Alors qui est ce Mozart, au milieu de son temps ? Il n’y a pas de Mozart sans Haydn (que j’adore, et écoute tout le temps) : c’est lui qui le dit, ce n’est pas moi ! Mais il y a les opéras de Mozart. Avant, il n’y en avait de pareils ; après, il n’y en a pas de pareils. Mystérieux Mozart, oui.

Dans L’éloge de l’infini, vous écrivez : « Bach et la musique baroque : grande redécouverte de notre temps »...

Oui, je crois qu’en trente ans, à peine, s’est produit un événement absolument gigantesque, et que les temps ont changé pour ceux qui l’entendent. Je pense que c’est là encore un phénomène historique. À la fin du XIXe siècle, vous avez d’un côté les intellectuels, regroupés autour de Wagner, et Debussy qui essaie de faire ce qu’il faut pour créer un « art français », mais ça ne va pas très loin. Le problème des français, c’est ça. Mozart avait su être à la fois léger et profond. Or à l’époque dont je parle, Mozart n’est pas joué, ou alors très peu. Bien sûr que Haendel a fondé à la fois la couronne et la religion de Westminster, mais qui connaissait vraiment le reste, pourtant considérable ? S’était-on mis à jouer Bach de façon implacablement répétitive ? Au XXe siècle, simplement, les moyens techniques se sont développés : la radio, le disque, la hifi... Les orchestres se sont réveillés, d’admirables musiciens se sont formés. Entre le moment où vous écoutez Alfred Deller pour la première fois, et que vous en entendez cinq autres qui peuvent faire la même chose - peut-être pas aussi bien d’ailleurs, parce que ce qu’a fait Deller est inouï -, une nouvelle génération a surgi. Cette nouvelle génération possède incontestablement une aura, et elle a la possibilité de la faire connaître, grâce aux médias d’aujourd’hui.

Vous n’écoutez que des baroqueux ?

Non, loin sans faut ! ma discothèque idéale est énorme. Ne serait-ce que ça, l’écouter attentivement, pendant longtemps... Je me suis aperçu, en écrivant mon Mozart, que je n’avais pas assez rendu hommage à Friedrich Gulda pour son interprétation de la Fantaisie en ut mineur. Ce qui est beau, c’est ce qui est infini, et avec la musique classique, on commence par des morceaux très précis, puis ensuite on voit les interprétations, puis on les compare. Par exemple je choisis et réécoute interminablement certains enregistrements de Clara Haskil.

Comment vivez-vous quotidiennement avec la musique ? Allez-vous aux concerts ?

Aux concerts très rarement, parce que je suis un peu agoraphobe ... Quant aux disques, il y a des choses que je réécoute très souvent : des Cantates de Bach, le Quintette pour clarinette de Mozart... enfin, je vais mettre un peu la pédale douce sur Mozart (rires), j’en ai écouté pendant deux mois de façon intensive, et sans jamais m’en lasser, sans m’ennuyer. Pour attaquer le sujet, j’écoute, j’arrête, je regarde les paroles...

Avez-vous de grands souvenirs d’opéra ?

Don Giovanni à la Fenice, il y a de nombreuses années. Mais à la télévision, il y a eu souvent de très bonnes retransmissions d’opéras ! Avec des mouvements de caméra excellents, et même Wagner vu par Chéreau, ce n’était pas si mal... Quelqu’un qui n’est pas vraiment fervent de Wagner comme moi, a écouté avec beaucoup d’attention.
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Dans L’année du tigre, vous écrivez : « les musiciens et les musiciennes sont pour moi des dieux et des déesses. » Qu’est-ce qui vous fascine tant chez les musiciens qu’il n’y a pas chez les écrivains et les philosophes ?

L’impossibilité de tricher, d’abord. De faire semblant. On peut faire semblant d’être écrivain (regardez autour de vous), d’être peintre, on peut organiser une exposition de peinture, c’est déjà plus difficile d’être architecte... mais musicien, interprète en tout cas, il faut déjà savoir jouer. Certains jouent sans connaître la musique : Django Reinhardt, par exemple. Mais ce n’est pas le problème. Avec la musique, on ne peut pas simuler. Il y a un rapport à la vérité, tout simplement.

Comment réagissez-vous au geste de Barenboïm jouant Wagner en Israël...

Je l’ai commenté d’une façon un peu humoristique, dans Le Journal du Dimanche, c’est une formule qui a fait mouche, semble-t-il : au lieu de s’obstiner à jouer Wagner aux Israëliens, pourquoi ne pas être amené à jouer du Mozart aux Palestiniens (rires) ?

En ce moment, cela prend une résonance assez particulière.

J’ai le plus grand respect pour Barenboïm, j’écoute sans cesse certaines Sonates de Mozart et les Concertos n°20 et n°27. Mais là, je crois que cela ne s’imposait pas vraiment, c’est tout, c’est une question de goût... Pour certaines personnes, cela évoque immédiatement l’Holocauste... Wagner est joué partout, il y a des disques ; il n’est donc pas obligatoire d’aller le jouer là-bas, voilà.

Dans l’avant-dernier numéro de votre revue L’Infini, vous consacrez un texte à Cecilia Bartoli...

Un jour, cela devait être à la radio, j’ai entendu cette voix, cette façon d’interpréter. Je retrouve ensuite cet enregistrement, et ça a été le même choc qu’avec Deller. Là, tout à coup, j’ai entendu comme une « instrumentalisation » de la voix absolument extraordinaire, et je me suis demandé comment une Italienne avait-elle fait pour s’évader de son costume obligatoire - qui serait « faire la Callas », « faire l’italienne » comme au cours du XIXe siècle. Donc, qui est cette chanteuse qui chante dans sa langue, l’italien, qui avait été étouffée pour crier ? Cela m’a donné envie d’écouter tout ce qu’elle faisait, et de la rencontrer pour vérifier la façon dont son corps survit, tout simplement. La dernière fois que je l’ai vue, elle chantait cet air effervescent de Armida de Haydn dirigé par Harnoncourt : quand elle s’enflamme avec Prégardien sur la plage 15 du premier disque : c’est prodigieux ! Du jamais entendu ! L’éroticité de cet enflammement réciproque...
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Est-ce que cette phrase du Coeur absolu est liée à la problématique de l’écoute : «  Elle se souvient de moi, la musique, c’est elle qui m’écoute en me traversant » ?

J’ai souvent cette impression, oui, que ma mémoire n’est pas à la mesure de ce que la musique « stocke ». Donc, parfois, je suis rattrapé par la musique ; pour quelqu’un qui aime bien chantonner, fredonner intérieurement, c’est comme s’il existait une mémoire préalable. Certains extraits de Proust, là-dessus, sont extrêmement intéressants. Pourquoi la « petite phrase » ? Il est intéressant de voir que c’est sur la partie musicale que le thème sexuel apparaît de la façon la plus précise : la première fois, dans la scène de Montjouvain, avec Mademoiselle Vinteuil et son amie, scène étonnante...

Cette petite musique qui « lui procurait des voluptés particulières » !

Proust perçoit très bien que l’on pourrait faire dire à la musique qu’il y a des choses que la jouissance sexuelle ne sait pas lire ou écrire. Si vous voulez de l’orgiaque extravagant, c’est La clémence de Titus. Cet opéra est en général sous-estimé, on a tort, c’est absolument énorme. On assiste à une véritable séance d’hypnose par la clarinette : de la phallicité dans la musique (rires) !

Pensez-vous qu’aujourd’hui, par rapport à l’époque de Mozart, la manière d’entendre la musique a beaucoup changé ?

Qu’est-ce que les gens entendent quand ils écoutent de la musique ? J’insiste beaucoup là-dessus dans Mystérieux Mozart : de quoi parle vraiment la musique. C’est tellement important, dans notre époque de psychanalyse, et je me demande si Freud a au moins cité le nom de Mozart dans ces oeuvres ; il n’aimait pas la musique, mais il aurait dû s’intéresser à la signification de ses opéras. C’est ahurissant, tellement c’est révélé, c’est la chose elle-même ! Maintenant, la question devient de plus en plus compliquée, difficile, lorsqu’on demande aux personnes sensées qui écoutent de la musique : « dites-moi de quoi ça parle ». Alors là, on comprend la superficialité des approches, même chez des gens très cultivés ! Ou alors, on fait entendre une Messe. L’Et incarnatus est, à la fin de celle en ut mineur : voilà un grand mystère, le mystère de l’incarnation : Mozart parle ici de son propre engendrement, dans un corps humain porté par une voix de femme - la sienne, Constance, pour qui il a écrit l’oeuvre. Mozart célèbre la vie humaine dans ce qu’elle a de plus précieux, il en module toutes les finesses et les articulation, la peau, le regard, la saveur... Pourquoi j’insiste sur la musique, sur celle-ci en particulier ? Parce qu’il y a une prise en main quasi pornographique du réel. Il faut toujours revenir à la musique, qui nous parle beaucoup plus savamment que tout autre langage.



Mozart, "Européen absolu" ?


- « Oui. Ecoutez sa musique. Pensez à ses voyages. Relisez ses lettres à sa femme, Constance. Il savait passer d’une langue à l’autre, en fonction des besoins de son expression. Il faudra un jour décrire les peuples d’Europe à travers leurs langues et écrire leur histoire à travers leurs musiques. Mozart était effectivement un Européen Absolu, un authentique révolutionnaire authentiquement européen. »
Entretien avec Daniel Riot, pour reltio-Europe, le 01/06/2008


Mozart au Vatican


« On sait que ce très étrange Benoît XVI pianote un peu de Mozart tous les matins, dans ses appartements privés, et qu’il tient à le faire savoir : ça le repose, ça l’inspire. C’est ce qui s’appelle avoir Dieu au bout des doigts. »

Philippe Sollers, Journal du mois, mai 2008 dans le JDD.

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pile-face homme-femme
l’art du quatuor


Quatuor


Sollers insiste sur le fait que Mozart était « expert en quatuor » s’appuyant sur une "thèse" qui lui est chère et qu’on trouve dans de nombreux livres : même à deux, un homme et une femme sont toujours au moins quatre car il y a la féminité et la masculinité de la femme, la masculinité et la féminité de l’homme qui ne s’identifient pas, ne se confondent pas.
cf. Mozart avec Sade ici.

Monteverdi

Sollers capable aussi d’écrire " « La musique de Monteverdi monte et verdit. » (L’Etoile des amants) et de ne pas rayer à la relecture. Que ça ne monte pas très haut, peu importe. Sollers s’amuse !

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2 Messages

  • A.G. | 16 novembre 2008 - 01:06 1

    Ce samedi 15 novembre, Alain Duault présentait sur France 3 une émission sur le Don Giovanni de Mozart.
    _ Il avait choisi la production de Franco Zefirelli, exécutée par l’Orchestre et les Choeurs du Metropolitan Opera de New York dirigés par James Levine.
    _ Il avait également sollicité les impressions de Ruggero Raimondi, magnifique Don Giovanni, de Bryn Terfel, son plus grand interprète actuel, de la soprano américaine Renée Fleming, la Donna Anna d’aujourd’hui.
    _ Et aussi, hélas, Gabriel Bacquier, Carole Bouquet et le... pédiatre Aldo Naouri, affligeants de conformisme et de banalités.
    _ Mieux vaut donc relire (ainsi que nous y invitait Alain Duault à la fin de son article de 2001) ce que Sollers disait de Don Giovanni dans son Mystérieux Mozart (p. 220 à 237 de l’édition Folio), Sollers qui terminait son analyse de l’opéra par :

    « Il n’est sans doute pas inutile de rappeler ici les derniers moments de Giordiano Bruno, brulé à Rome en 1600 :
    « Sa dernière déclaration fut pour dire : 1. Qu’il n’avait pas le désir de se repentir. 2 Qu’il n’y avait pas lieu de se repentir. 3. Qu’il n’y avait pas de matière sur laquelle se repentir. En conséquence de quoi, on décida de brûler : 1. Les livres. 2. Leur auteur. 3. Des branches de chêne-liège. » »

    _ Et surtout : " Allez la musique ! "


  • A.G. | 12 novembre 2008 - 17:11 2

    Peu de temps avant cet entretien de Classica, Alain Duault avait écrit un article dans Le Monde où il se révélait être aussi un lecteur attentif de Sollers, romans et essais mêlés.

    L’énigme Mozart, « depuis l’écriture »

    Ce n’est pas seulement parce que « l’Europe parlait français », comme le souligne Marc Fumaroli, qu’on peut éprouver la nostalgie du XVIIIe siècle. Celui-ci n’est pas, selon Philippe Sollers, « un lieu ou une époque, mais une dimension de l’espace-temps », une perspective dans laquelle notre présent est inscrit. Ce qui l’amène, comme l’explique Alain Duault, à considérer Mozart et son insurrection « autrement », « depuis l’écriture ».

    On a beaucoup écrit sur Mozart, musicologie sérieuse avec Hocquard, riches intuitions des Massin, minutieuses observations de Robbins Landon, on a creusé tous les plis de la vie et de l’oeuvre - beaucoup d’aspects demeurent pourtant encore mystérieux, noeuds de tension interne des oeuvres, filigrane historique. C’est ce mystère qu’a choisi d’explorer Philippe Sollers en abordant enfin la musique frontalement, après qu’il l’eut faufilé dans nombre de ses livres précédents.

    Car la musique n’est pas chez lui une découverte : elle est depuis longtemps présente - dans l’écriture : musicalité, rythmique, chant, de H à Paradis, où c’est la voix qui rend lisible ; dans les évocations - de Femmes ( « Qui ne comprend rien à la musique ne peut rien comprendre à la métaphysique » ) à Passion fixe ( « Pour savoir où on en est avec quelqu’un, il suffit d’écouter de la musique ensemble » ), en passant, bien sûr, par Le Coeur Absolu qui fait du Quintette avec clarinette de Mozart l’hymne d’une société secrète de jeunes gens animés par une volonté étrangement révolutionnaire (voir article). Cent autres exemples.

    Mais là, on change d’échelle : c’est depuis l’écriture que Sollers veut aller à fond dans l’énigme, traversant de biais la biographie et les oeuvres pour poser la question de la signification historique de Mozart. Car, souligne-t-il justement, « parler de Mozart comme si Staline et Hitler (pour ne citer qu’eux) n’avaient pas existé est d’un aveuglement stupéfiant » . Questionnement d’aujourd’hui donc, qui n’est pas figé sur le XVIIIe siècle, ou plutôt qui pense le XVIIIe siècle comme une perspective dans laquelle notre présent est inscrit, c’est-à-dire un XVIIIe siècle « qui n’est pas un lieu ou une époque mais une dimension de l’espace-temps » . Pour cela, un double guide : la biographie (en particulier à la lumière si éclairante de la correspondance) et les oeuvres. C’est de là que peuvent se poser les questions. Par exemple, pourquoi Mozart critique-t-il la France de manière si sévère après le séjour de 1778 (au cours duquel, il est vrai, il subit le traumatisme de la mort de sa mère) ? Pourquoi les opéras de Mozart ne sont-ils pas joués à Paris à cette époque ? Comment anticipe-t-il dans sa musique la Révolution française ? Qui est ce Mozart au milieu de son temps ?

    Pourtant, la nouveauté du livre de Sollers par rapport à tous ceux qui se sont écrits sur Mozart ne réside pas seulement dans les éléments de réponse qu’il apporte à ces questions, mais bien dans son écriture. Ecoutez Sollers décrivant Mozart : « Il écrit en marchant, en observant, en écoutant, en chantonnant, en mangeant, en dormant, en se réveillant. Il rêve, il plane, il se pose, il lève la tête. Son énergie tranchante n’est jamais lourde, elle fouette, elle délie, elle relie. Les récitatifs de Mozart sont des merveilles. » Ou écoutant Mozart (Sir Thomas Beecham faisant répéter L’Enlèvement au sérail) : « Il chantonne, il interrompt, il reprend, il plaisante avec les interprètes, il casse le rythme, et puis reprend et reprend encore, toujours plus énergique et volant, il enlève son orchestre, c’est l’enlèvement hors les rails. Ce n’est plus une turquerie, mais un scandale au Proche-Orient, une insurrection, une prodigieuse leçon de liberté physique. » Ou encore (la Sonate pour violon et piano K 304 par Arthur Grumiaux et Clara Haskil) : « Je te joue, tu me joues, je t’écoute, tu m’écoutes, nous nous écoutons, viens, donne-moi la main, ne restons pas là, allons plus loin. » Sollers fait entendre Mozart. Avec une allégresse contagieuse, avec ses fêlures aussi, avec ses vertiges. Lisez son commentaire de Cosi fan tutte : la compréhension en profondeur des femmes par Mozart y est mise en évidence, sa modernité qui excède le temps (« Cosi est un chef-d’oeuvre de pornographie suggérée, ce qui lui permet de traverser légèrement toutes les surenchères organiques se croyant subversives sur ce sujet, comme, d’ailleurs, toutes les censures » ), mais aussi ce ploiement du corps à l’écoute par exemple du trio Soave sia il vento, cette vibration que porte la musique.

    Car si ce livre fait à la fois si bien entendre et comprendre Mozart, c’est qu’il est tissé à la musique, à l’émotion physique que porte la musique, autant qu’à cette toile historique et esthétique qui met Mozart en rapport avec Rimbaud, avec Lautréamont, avec Hölderlin, les grands « voyants », avec Sade aussi - mais non pas d’un point de vue primaire qui pointerait l’auteur de Justine derrière le rire de Don Giovanni, non, d’un point de vue plus élevé : « Il était fatal que Mozart (comme Sade, mais en sens contraire) ait été appelé le « divin ». Cela permet d’éviter la vraie question : qu’est-ce que le divin pour lui ? Et où en sommes-nous avec lui ? » Car cette effervescence si caractéristique de la façon qu’a toujours Sollers de lire ou de regarder (qu’on se souvienne de La Guerre du goût ou d’ Eloge de l’infini), en mettant en rapport les signes, les affinités, les attractions, les résonances, on la retrouve dans sa manière d’écouter Mozart. Aussi bien écouter sa musique qu’écouter son nom, ses lettres (à son père en particulier), ses jeux de mots et ses jeux de langues (dans les étonnantes lettres à sa cousine), écouter ses instruments (la clarinette !) ou les détails inouïs de la biographie (Mozart logeant « à l’OEil de Dieu » : c’est le nom de la pension que tient sa belle-mère !). Comme il sait pointer aussi les filiations : de Chérubin ( « un enfant de Watteau et de Fragonard ») à Don Giovanni, ou de Figaro à Leporello.

    Car si Sollers est attentif à la musique de chambre de Mozart (« ses sonates, ses quatuors, ses quintettes, sa recherche du temps perdu »), à ses symphonies, leur allégresse, leur élan, c’est aux opéras qu’il s’attache pour creuser le mystère Mozart. A leur lien entre eux et à leur spécificité pour chacun. Sa lecture de Don Giovanni par exemple ouvre des perspectives inédites parce que, sans se confiner à quelque analyse musicologique, sociologique ou psychanalytique, il ose des mises en rapport audacieuses (celle des deux scènes de cimetière de Don Giovanni et d’ Hamlet — « Etre ? Ne pas être ? La musique répond : être »), il pointe la modernité d’une situation (au moment de la poignée de main fatale de Don Giovanni et du Commandeur : « Le si impératif et dictatorial descend et tombe, alors que le no libertaire monte et culmine. Le non est un oui dont le Commandeur et sa compagnie (tous les Commandeurs, toutes les compagnies) n’ont aucune idée » ), il souligne l’acuité universelle de Mozart (à propos du « Viva la liberta » de Don Giovanni : « C’est un hymne bref, mais mondial. Rien à voir avec la 9e symphonie et l’ Hymne à la joie de Beethoven. On n’est pas au Panthéon mais en pleine campagne illuminée »).

    On a compris combien cette écoute de Mozart est, au sens propre, excitante : elle en donne plus que jamais le goût. On a envie aussitôt après de se précipiter sur un disque, Don Giovanni, Cosi, le Quintette avec clarinette, et de se plonger dans cette matière vivante ainsi rééclairée, ainsi ressentie et comprise, avec profondeur et légèreté. Il faut se nettoyer les oreilles et l’esprit pour écouter Mozart, son insurrection allègre, cette formidable énergie, cet affleurement constant du désir, cette extrémité de l’émotion, cette poésie, cette clarté de matin contre l’obscurité et l’obscurantisme, cette liberté, cette électricité vitale - mais attention : « Chacune et chacun peut avoir l’air d’écouter de la musique, mais qui la ressent en la comprenant (je connais des personnes qui savent lire les notes mais ne les entendent pas, et le contraire) ? « Beaucoup de gens ne lisent que des yeux », disait Voltaire. Beaucoup d’autres n’écoutent que des oreilles, et encore. » Da capo.

    Alain Duault, Le Monde du 12.10.01.