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Jour de souffrance de Catherine Millet

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D 10 septembre 2008     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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« Jeune, j’ai beaucoup rêvé mon avenir mais avec une telle confiance dans la vie que je n’ai jamais cherché à soumettre la réalité à mon utopie. Orgueilleuse, j’ai laissé faire le destin. Moralisatrice, je me suis toujours méfiée de ceux qui conduisent leur vie comme un roman qu’ils ont d’abord forgé dans leur tête, " qui se la racontent ". En revanche, je sais maintenant que chacun peut, si le regard rétrospectif ne lui fait pas peur, découvrir que son passé est vraiment un roman, et que, serait-il chargé d’épisodes douloureux, cette découverte est un bonheur. »

Jour de souffrance, p.264.

Catherine Millet lit un extrait de son nouveau livre.

*


Extraits

« Trouver le nom derrière l’initiale, et lui attribuer un visage, configurer des circonstances et un endroit précis à partir d’une date. Surtout, traduire deux ou trois qualificatifs employés par Jacques en un dialogue de gestes et de paroles entre lui et la figure que j’avais plus ou moins bien formée. Voilà comment, dans les tout premiers jours après que l’enveloppe qui traînait eut livré son contenu, j’ai été l’artisane inconséquente de mon destin, auteur qui note des idées vagues avant que se noue l’intrigue dans laquelle il va s’empêtrer, petit rongeur dénaturé faisant provision de nourritures empoisonnées ! J’emmagasinais un répertoire de situations, avec accessoires et personnages afférents, qui ouvrait à mon activité fantasmatique un chantier d’images dont je ne prévoyais pas l’étendue - ni la cruauté. »

Archéologie de la jalousie

« J’ai vu travailler des archéologues. A l’aide de cordelettes, ils quadrillent le terrain en unités de moins d’un mètre de côté, chacun gratte son carré avec une cuiller. Un débris de poterie grand comme un ongle ne leur échappe pas. Ainsi ai-je travaillé dans l’espace habité par Jacques. Peu ordonné, il a toujours disséminé à travers la maison des petits papiers griffonnés, plus ou moins chiffonnés. Ça m’a toujours agacée. Je n’ose pas les jeter de peur qu’ils portent un numéro de téléphone, des notes, qu’il cherchera plus tard. J’acquis l’habitude de les défroisser et de les lire. »

« La liste de mes amants »

« Pas une seule fois il n’a répondu si ce n’était à ma question, du moins à mon attente. Il me renvoyait à mes propres affaires, au fait que je n’avais jamais cessé d’aller dans des partouzes et que surtout, pendant de longues périodes, mon désir m’avait portée ailleurs et détournée de lui. Il faut dire que si j’étais engagée dans le décompte et l’examen de ses relations avec d’autres femmes, lui-même mettait à jour la liste de mes amants. La lecture des carnets m’avait appris qu’il en avait soupçonné quelques-uns mais la méthode que j’avais adoptée sans y réfléchir m’empêchait de lui en parler d’emblée. Une démarche loyale aurait sans doute consisté à ce que je place les révélations à faire sur un plan d’égalité et que, prenant l’initiative de parler, je lui demande d’en faire autant. Mais ainsi que je l’ai expliqué, j’attendais d’abord qu’il « devine » des questions que je ne formulais pas et qu’il y réponde spontanément, et c’était parfois, non par souci d’honnêteté mais pour l’amener lui-même indirectement à des confidences, que je me décidais à lui dire que j’avais eu des rapports sexuels avec tel ou tel, le plus souvent à confirmer ses soupçons. Je jetais du lest pour tenter de pénétrer un peu plus avant sa cosmographie à lui. »

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Entretien dans La Revue Littéraire

Parmi les nombreux entretiens qu’a pu donner Catherine Millet depuis la parution de son livre, il faut signaler celui avec Vincent Roy et Florent Georgesco du 3 juillet 2008 et publié dans le numéro 36 de La Revue Littéraire (Ed. Léo Scheer, automne 2008). Catherine Millet revient sur la genèse de La vie sexuelle de Catherine M. et de Jour de souffrance :

Le titre m’était venu d’emblée, La vie sexuelle de Catherine M., j’avais trouvé ça drôle, je ne sais pas trop pourquoi. Mais il fallait un autre déclic et ce fut un éditeur, Denis Roche, qui me donna l’occasion de me mettre au travail. Je m’y suis mise sans prendre vraiment le temps d’analyser ce qui me poussait, et je n’ai commencé à y réfléchir que quand Sollers m’a demandé un texte pour un dossier autour du livre, qui deviendra " Pourquoi et Comment " [1]. C’est à ce moment-là, je pense, que je suis entrée dans la démarche qui aboutit à Jour de souffrance. Je voulais comprendre plus en amont ce qui m’avait amené à entreprendre l’écriture de La vie sexuelle de Catherine M., et pénétrer dans ce qui était son espace caché, son point aveugle. " (p.140).

De larges extraits de l’entretien

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Autre entretien, celui accordé à Jérôme Garcin dans Le Nouvel Obs. du 21 août 2008.

« La jalousie, c’est l’enfer »

Un entretien exclusif avec Catherine Millet

Le Nouvel Observateur. - Aviez-vous imaginé un instant que « la Vie sexuelle de Catherine M. » aurait un tel succès - plus de 700.000 exemplaires en France -, et qu’il serait traduit dans une quarantaine de langues ?

Catherine Millet. - Non, pas du tout. J’ai écrit ce livre de manière assez naïve, sans mesurer un instant la portée de ce que j’étais en train de faire. Mon seul souci était de ne pas froisser et de ne pas mettre dans l’embarras les gens qui vivent autour de moi. J’imaginais, au mieux, toucher le public lettré de la collection « Fiction & Cie ». Je craignais même un peu, compte tenu de mon écriture plutôt classique, de n’être pas tout à fait à ma place dans cette collection pointue. La vérité est que je n’ai pensé ni au succès ni à son contraire : la censure, qui aurait pu frapper ce texte volontairement cru.

N. O. - Très vite, « la Vie sexuelle » est devenu, comme on dit, un phénomène de société. En quoi cela a-t-il changé votre vie ?

C. Millet. - En raison des traductions à l’étranger, l’aventure du livre a duré trois ans, pendant lesquels je me suis amusée comme une folle. J’ai beaucoup voyagé, participé à des émissions de télévision improbables, rencontré des gens de toutes sortes, reçu un courrier impressionnant. Surtout des lettres d’hommes, qui me racontaient en long et en large leur vie sexuelle. Plus d’hommes simples, d’ailleurs, que d’intellos. Cela allait du détenu dans une prison au fin fond des Etats-Unis jusqu’au conducteur de trains anglais qui avait trouvé mon livre abandonné sur la banquette d’un wagon. Le soin et la rigueur avec lesquels ils me décrivaient leur sexualité montraient que, d’une certaine manière, ils voulaient faire comme moi.

N. O. - En même temps que « la Vie sexuelle de Catherine M. » paraissait, de votre mari, l’écrivain Jacques Henric, « Légendes de Catherine M. ». Dans ce livre, il vous photographiait nue et expliquait pourquoi, durant trente ans, vous n’avez cessé d’être l’actrice centrale non seulement de sa vie, mais aussi de ses romans. Il écrivait même qu’« une femme libre, sans culpabilité, est un joli cadeau pour un romancier ». Est-ce que « Jour de souffrance » est une réponse, douloureuse, à cette déclaration d’amour ?

C. Millet. - C’est étrange parce que je n’y avais pas pensé, ou plutôt je n’avais pas mesuré combien, en effet, le livre de Jacques était une déclaration d’amour. Je n’ai pas su le lire, alors, avec cette clairvoyance. Il faut vous dire que nous avons écrit, lui « Légendes » et moi, « la Vie sexuelle », au moment où la crise terrible que je raconte dans « Jour de souffrance » venait tout juste de se terminer. Cette crise, il ne l’avait pas comprise. Lui et moi, on se heurtait à un mur. Il ne saisissait pas la violence de ma jalousie alors qu’il était persuadé de m’aimer pour ce que j’étais, pour ma liberté sexuelle aussi. Je n’ai peut-être écrit « Jour de souffrance » que pour une seule raison : que Jacques comprenne enfin...

N. O. - L’étonnant paradoxe de « Jour de souffrance », qui est un magnifique livre sur la jalousie, c’est que vous épiez et surveillez votre compagnon, Jacques Henric, avec l’obsession d’une femme fidèle à son mari. Et il faut attendre la page 160 pour que vous conveniez de l’indépendance de votre propre vie sexuelle, du nombre incalculable de vos partenaires, et que vous écriviez : « Jacques me renvoyait à mes propres affaires, au fait que je n’avais cessé d’aller dans des partouzes et que, surtout, pendant de longues périodes, mon désir m’avait portée ailleurs et détournée de lui »...

C. Millet. - Il a fallu en effet que ce soit Jacques qui me renvoie cet argument pour que j’aie soudain une vraie prise de conscience. Je vivais alors dans un total état d’aveuglement. Sans abandonner la morale libertaire qui a toujours été la mienne, je ne prenais pas le temps de m’arrêter sur moi-même et de me dire : « Qu’est-ce que tu es en train de faire, ma pauvre fille ! » En vérité, plus qu’à Jacques, « Jour de souffrance » est une réponse à tous les lecteurs de « la Vie sexuelle » qui ont cru, malgré le ton neutre du livre, que ma vie était une joyeuse et perpétuelle débauche, que je faisais l’apologie de l’hédonisme et même du prosélytisme. A ceux-là, je dis que d’avoir et d’assumer une sexualité très libre n’empêche pas de tomber dans le piège effrayant de la jalousie et ne prémunit pas contre la douleur qui l’accompagne.

N. O. - Et pourtant, si on lit bien « la Vie sexuelle de Catherine M. », où les immenses partouzes succèdent aux passades dans les bosquets, il est brièvement question de jalousie. Vous écriviez même, dans un sursaut de morale, que votre lit conjugal relevait du tabou absolu, qu’il n’était pas imaginable qu’une autre femme s’y glisse...

C. Millet. - ... Pas davantage que je n’aurais supporté d’y faire venir un homme ! Vous avez raison, le sentiment de jalousie planait déjà dans « la Vie sexuelle de Catherine M. » mais il était trop tôt pour que je puisse en parler.

N. O. - Vous résumez très bien le dilemme qui vous tiraille en vous définissant à la fois comme une femme « constante dans [son] couple » et « sexuellement versatile ».

C. Millet. - Je vais même plus loin. Je pense que si j’ai pu avoir la vie sexuelle débridée qui fut la mienne pendant un temps, c’est précisément parce que j’étais très stable en amour, très solide dans mon couple. C’est parce que je n’avais aucune demande affective que je pouvais trouver du plaisir en allant d’un partenaire à un autre. J’avais l’amour à la maison, je pouvais ne prendre que du plaisir au dehors. Et cet amour se réduit, dans ma vie, à deux hommes : Claude autrefois, Jacques aujourd’hui.

N. O. - Peut-on dire, pour aller vite, que vous aviez deux corps, celui de l’amour, dont vous étiez propriétaire, et celui du plaisir, dont vous étiez la locataire ?

C. Millet. - Oui, c’est la photo qui m’a appris ça. On m’a souvent demandé comment je pouvais accepter de me faire photographier nue, sans préparatif, de façon presque impromptue, sur un quai de gare ou un banc de jardin, et j’ai toujours répondu que je m’en fichais. Ce sont les images d’un corps, certes, mais ça n’est pas moi. Mon corps n’est pas ma personne. Quand je le prête à d’autres, je peux m’en retirer. C’est pourquoi je suis beaucoup moins narcissique qu’on a pu le dire : je n’ai absolument pas le souci d’être belle devant l’objectif, je n’ai pas non plus celui de gommer mes imperfections.

N. O. - On découvre dans « Jour de souffrance » que, dès le début de votre relation avec Jacques Henric, au début des années 1970, vous avez éprouvé, sans raison, de la jalousie.

C. Millet. - A l’amour que j’éprouvais pour lui s’ajoutait un mystère qui l’auréolait et, d’une certaine manière, le rendait inaccessible. Au début, le mystère était excitant, et puis, après quelques années de vie commune, il est devenu oppressant. Il faut dire que Jacques est un homme très secret. Il l’est toujours. Je lui montre par exemple ce que j’écris, lui ne me montre jamais ses manuscrits. Plus il est secret, plus je le mythifie, et plus je suis attachée à lui. Je profite de notre entretien pour l’avouer, peut-être en sera-t- il horrifié [rires]...

N. O. - La crise, comme vous dites, a commencé le jour où vous êtes tombée sur des lettres. Vous avez découvert que Jacques avait, dans sa vie, d’autres femmes, et notamment une certaine L. Vous vous transformez alors en véritable détective privée, en archéologue fouillant son espace, en chirurgienne de son intimité. Lui, de son côté, s’en rend compte et vous accuse de « jalousie morbide », de « rabâchage masochiste ». Or il sait que vous lisez ses lettres, que vous ouvrez son ordinateur, en somme il ne vous cache rien de ses liaisons...

C. Millet. - Oui, il me donne la matière de ma jalousie. Mais je suis certaine qu’il ne mesurait pas les proportions insensées qu’elle allait prendre. La jalousie est devenue en effet mon pain quotidien. C’est un enfer. Lui comme moi, on a pensé un moment qu’on ne s’en sortirait jamais. J’étais prisonnière de mes constructions imaginaires, de mes rêveries paranoïaques où j’imaginais Jacques avec d’autres femmes, que je ne parvenais pas à empêcher alors que j’avais parfaitement conscience qu’elles me faisaient du mal.

N. O. - Vous prenez des anxiolytiques, vous avez, écrivez-vous, des réactions de « boussole folle »...

C. Millet. - La souffrance est si aiguë qu’elle est comparable, parfois, à ces pulsions qui saisissent les tueurs et les violeurs en série. Ils disent ensuite que l’acte qu’ils ont commis est infâme, mais qu’ils n’ont pas su résister à cette force qui les submergeait, qu’ils n’ont pas pu faire autrement qu’accomplir le geste fatal, comme s’ils se dédoublaient. Eh bien, c’est ça que je vivais. Au plus violent de ma jalousie, je m’étais même documentée et j’avais lu les témoignages de ces criminels pour comprendre ce qui m’arrivait. Ils disaient toujours : « Je me suis vu agir, tuer, violer. » Moi, je me voyais fouiller les affaires de Jacques, m’abaisser à l’espionner.

N. O. - Vous ne racontez pas ce qu’a été, pendant la terrible crise de jalousie, la vie sexuelle de Catherine M...

C. Millet. - Je n’avais plus, précisément, la vie sexuelle de Catherine M. J’ai eu quelques relations avec deux ou trois partenaires, qui se sont effilochées, c’est tout. Ma plus grande relation, y compris physique, c’était avec la jalousie ! Mon corps était possédé, au sens propre. Alors, pour calmer mon hystérie, Jacques me faisait l’amour.

N. O. - La spirale dans laquelle vous vous perdez est donc telle que, finalement, il n’est plus question de savoir si votre jalousie est fondée ou non...

C. Millet. - Absolument. On est au-delà. La preuve, c’est que jamais Jacques ne m’a avoué qu’il en aimait une autre plus que moi, jamais je n’ai pensé que je l’aimais moins parce qu’il m’avait trompé, jamais notre relation d’amour n’a été ébréchée. La crise que je décris est une sorte d’épure de la construction fantasmatique propre à la jalousie, dans la mesure où les peurs qui accompagnent en général ce sentiment, peur de ne plus être aimé, d’être abandonné, étaient pratiquement inexistantes.

N. O. - Cela dit, les fantasmes, on l’apprend en vous lisant, vous ont toujours habitée. Dès votre plus jeune âge, vous vous faites votre cinéma : la masturbation est une machine de projection, une fabrique d’imaginaire. Vous l’écrivez clairement : « Y a-t-il pour l’être humain du plaisir hors l’obscénité ? Même lorsque les corps sont le plus étroitement en contact, n’y a-t-il pas détour par une projection fantasmée au-delà de ce contact - par un spectacle, fût-il mental ? »...

C. Millet. - Je suis quelqu’un qui vit d’abord dans sa tête. A cause de ma vie professionnelle, du journal « Art Press » que je dirige, des expositions que je vois ou que j’organise, des voyages que j’effectue, des livres que j’écris, on m’assimile volontiers à une femme hyperactive. Or j’ai besoin de me réfugier sans cesse dans mes rêves, pour le meilleur et pour le pire. Je suis en quelque sorte une femme d’intérieur. Et ça commence dès l’enfance.

N. O. - Du coup, « Jour de souffrance » se lit aussi comme un autoportrait. Vous racontez votre naissance dans la banlieue ouest de Paris, dont vous êtes sortie à 18 ans avec pour seul bagage vos lectures et pour modèle, Françoise Sagan...

C. Millet. - Elle a eu en effet un rôle déterminant pour moi parce qu’elle était à la fois une figure littéraire et un modèle social. Elle écrivait des romans brillants, elle était libre de conduire des voitures rapides, elle fréquentait le milieu des gens importants, elle narguait les tabous. J’appartenais à la petite bourgeoisie, mon père avait une auto-école, ma mère était secrétaire, et moi, je rêvais d’être comme Sagan. Je passais mon temps, adolescente, à lire des romans et à écrire des poèmes. Je savais que j’étais destinée à lire et à écrire. En somme, j’avais la vocation bien avant de savoir ce sur quoi j’écrirais. J’ai mis du temps avant de connaître mon sujet, mon objet. Le livre qui était inscrit en moi, je le sais aujourd’hui, c’était « la Vie sexuelle de Catherine M. ». Mais avant, il a fallu que je consacre un essai à Yves Klein et que je fasse des détours par l’art contemporain avant d’arriver à « mon » livre. Pour que je le rédige, il a fallu un accident - cette crise de jalousie - et une rencontre avec Denis Roche, éditeur au Seuil, qui m’a demandé un jour si je connaissais une femme qui accepterait de raconter sa vie sexuelle. « Oui, lui ai-je dit, moi ! »

N. O. - Dans « Jour de souffrance », vous évoquez également deux faits dramatiques, la mort accidentelle de votre frère unique et le suicide de votre mère par défenestration. En quoi ont- ils déterminé votre vie ?

C. Millet. - Je pense que le suicide de ma mère a marqué le terme définitif de ma vie rêvée, celle qui s’attache à mon enfance et mon adolescence. J’ai cru à ce moment-là que je devais renoncer à tout, y compris écrire. Chez ma mère, une scène, selon mon analyste, m’a « sauvée » : c’est le jour où, enfant, je l’ai vue embrasser son amant sur le seuil de l’appartement familial. Et une autre a failli me casser : c’est le jour où elle a violemment mis fin à ses jours. On a reproché à « la Vie sexuelle de Catherine M. » d’être dépourvu de sentiment. C’était délibéré de ma part. Je voulais témoigner que le plaisir pouvait être indépendant des sentiments. En revanche, « Jour de souffrance » en est plein, mais sans être pour autant un livre sentimental ! Il parle surtout de sensations, d’émotions. L’exploration de la jalousie menait forcément à celle de mon inconscient. Je devais aller à la source de ma paranoïa, remonter à la petite fille rêveuse de la banlieue parisienne. C’était, ajoutée à l’analyse que j’ai faite, une manière d’autoanalyse.

N. O. - Vous donnez au début du livre la définition, tirée du « Robert », de « Jour de souffrance » : « Baie qu’on peut ouvrir sur la propriété d’un voisin à condition de la garnir d’un châssis dormant. » Comment avez-vous trouvé ce titre ?

C. Millet. - Il y a tout dans ce titre, l’espionnage, le voisinage et la douleur. Vous allez sourire, mais c’est Jacques Henric qui me l’a soufflé. C’est dire son importance dans ma vie. Reste que le meilleur titre était déjà pris par Robbe-Grillet, c’est « la Jalousie ».

N. O. - Jacques Henric a-t-il lu votre livre ?

C. Millet. - Oui, évidemment. Il m’a dit qu’il était mieux écrit que le précédent. Il faut reconnaître que plus le sujet est difficile, mieux on s’applique. Et je me suis beaucoup appliquée. Notamment dans la construction, que j’ai voulue aussi soignée et raisonnée que l’accrochage d’une exposition dont il m’arrive d’être la commissaire. Il n’est d’ailleurs pas impossible que Jacques rédige à son tour son propre livre pour répondre à « Jour de souffrance »...

Jérôme Garcin, Le Nouvel Obs. du 21 août 2008.

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Entretien avec Atik Rahimi (8 septembre)

De nombreux entretiens télévisés (Café littéraire sur France 2 le 5 septembre) ou radiophoniques : sur France-Culture avec Alain Veinstein le 3 septembre lors de l’émission Du jour au lendemain ou avec Arnaud Laporte lors de l’émission Tout arrive du 8 septembre. Catherine Millet était, cette fois là, en compagnie de l’écrivain Atiq Rahimi qui vient de publier Syngué sabour chez POL (et qui lui vaudra le prix Goncourt deux mois plus tard) [2].

Une phrase que ne désavoueraient sans doute pas Catherine Millet (" ça m’arrangerait bien de parler ou d’écrire en persan " dit-elle dans l’entretien) et son compagnon, l’écrivain Jacques Henric.

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Catherine Millet et Atiq Rahimi

1. En persan c’est le même mot qui désigne l’âme et le corps (6’57)

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2. Catherine Millet, Jour de souffrance (Flammarion) (13’49)

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3. Atiq Rahimi, Syngué sabour : pierre de patience (POL) (11’54)

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Catherine Millet sur RTL le 28 août

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Critiques

La liberté à l’épreuve de la jalousie

Dans la littérature contemporaine, Catherine Millet appartient à la catégorie des grands peintres de l’âme humaine. Etant entendu que l’âme est l’atelier invisible où se décident nos pensées, comportements, sentiments, émotions, désirs... où se fomentent nos plaisirs, nos angoisses et notre souffrance - et donc qu’elle n’est nullement l’ennemie du corps, de ses humeurs et de ses élans. Ainsi, l’âme est-elle une vaste, charnelle et riche contrée.
C’est pourquoi l’écrivain qui veut en restituer quelque chose doit maîtriser l’art de la fresque aussi bien que celui de la miniature. Après avoir considéré de loin les grandes compositions de Catherine Millet, après avoir apprécié leur équilibre et leur harmonie, on peut s’approcher : pas un grain de peau, pas un frisson n’a échappé à son regard, d’autant plus aigu qu’il est impavide et détaché.

Il y a sept ans, avec La Vie sexuelle de Catherine M. (Seuil, "Fiction & Cie", puis "Points"), elle montrait une image d’elle-même, dans le plus simple appareil si l’on peut dire, à la fois très intime et impersonnelle, collective, universelle. L’ouvrage fit grand bruit. Sans trop savoir, à tout hasard, on traita l’auteur de sainte et de traînée. On entendit des rires gras et gênés, défensifs, quelques insultes aussi. Mais nul ne put ignorer l’importance, l’audace et la vérité de ce haut fait d’écriture. Et il fallut avoir l’intelligence et l’honnêteté de reconnaître ce que Baudelaire aurait nommé la "terrible moralité" de cette oeuvre.

Autre perspective

Livre douloureux et suffocant, bouleversant et amoureux aussi, Jour de souffrance n’est pas le versant noir de La Vie sexuelle... Il en est le prolongement - inattendu pour le lecteur, obligé pour l’auteur, selon toute vraisemblance. Car l’existence charnelle, dont ce récit inaugural voulait donner un reflet, ne peut se réduire à un système, même s’il en a les apparences. Montrée dans l’"état d’enragement érotique" ou de "sexualité versatile", Catherine M. n’était pas, quoi qu’on en ait dit, une femme-machine dénuée de sentiment, interdite d’émotion. La froide passion de son regard, son esprit de géométrie et sa volonté de mise à distance des événements et des circonstances qui lui advenaient ne la protégeaient pas de la forme la plus ordinaire, la plus douloureuse aussi, du pâtir amoureux : la jalousie.

Pas plus que le précédent, ce livre n’est une confession. L’autre perspective qu’il dessine de la vie érotique, pulsionnelle et sentimentale de la narratrice met en jeu ce même rapport entre l’intime et l’impersonnel, le nom propre et le nom commun. Dans la mesure où l’expérience de la jalousie est tout de même plus commune que celle de l’orgie, Jour de souffrance conduira le lecteur en terrain mieux connu et balisé.

Un jour donc, Catherine Millet tomba sur des photos et un carnet de son compagnon, l’écrivain Jacques Henric. S’y révélaient quelques aventures extraconjugales de celui-ci, bien anodines au regard du mode de vie du couple, et ne remettant pas en question la relation de proximité, affective et érotique, qui y régnait. Selon un processus classique, cette découverte mit en branle l’appareil à broyer le tiers exclu du nouveau jeu amoureux : la narratrice, exposée dès lors à une souffrance sans remède. Une souffrance qui, à la lumière d’un subtil "dosage", peut se retourner en jouissance, ou du moins entretenir une étrange familiarité avec cette jouissance. En témoignent les pages sur les rêveries licencieuses qui accompagnent la douleur et sur l’onanisme où la masturbatrice choisit celle-ci pour partenaire plutôt que comme adversaire. L’imagination s’exerce au détriment de la rêveuse : " J’avais cessé d’être, dans ces rêveries, au centre des ébats, je n’étais plus que spectatrice. "

" Le regard que l’on porte sur soi suppose obligatoirement une distance ", écrit Catherine Millet. Ce regard détermine moins une "conscience critique" qu’une "conscience projective". Sur la scène, ou sur l’écran, se détache "une sorte de mannequin", "émissaire de chair dont la fonction était de me représenter dans le monde". Le moment vient où l’"univers libidinal" de la femme trompée se "désintègre" ; les "envahisseurs", fantômes des partenaires de Jacques, de "la vie mythique de Jacques", l’investissent : "Je ne rêvais plus ma vie sexuelle, je rêvais celle de Jacques." L’auteur se décrit dans la posture de "l’Observatrice", celle "qui a pris possession de moi depuis l’enfance et qui sans cesse dédouble ma conscience, relais de l’oeil omniprésent de Dieu mais aussi scénariste de ma vie". Elle souligne subtilement qu’il faut entendre le verbe observer selon ses deux acceptions : contempler et être assujetti, obéir à une loi...

Avec une crudité flamboyante, une froide cruauté retournée contre elle-même (jamais contre Jacques, préservé de tout grief), avec une lucidité sidérante, "subliminale" dit-elle drôlement, Catherine Millet décrit, "de l’intérieur", cette perte d’équilibre du moi, ce concassage du corps jeté contre les murs, abreuvé de "boue noire". Elle raconte en détail cet appel au secours muet, indicible, que l’on adresse à l’autre, à la fois agent du mal et porteur du remède impossible à administrer. Et à la fin, cette question, dont tout le livre cherche, avec une sombre passion, la réponse : "Peut-on habiter un corps auquel tout l’espace intérieur et extérieur est disputé ?"

En marge de cette terrible interrogation, Catherine Millet affirme aussi que quand l’air vient à manquer, c’est l’écriture qui se fait respiration, la littérature salut.

Patrick Kéchichian, Le Monde des livres du 28.08.08.

"Art Press" et "La Vie sexuelle".
Critique d’art, cofondatrice (en 1972) et directrice de la rédaction du magazine Art Press, Catherine Millet est l’auteur de plusieurs essais sur l’art dont L’Art contemporain en France (Flammarion, 1987, rééd. 2005) ou Le Critique d’art s’expose (éd. Jacqueline Chambon, 1995). Son compagnon, l’écrivain Jacques Henric, est chroniqueur littéraire à Art Press. En 2001, elle publiait La Vie sexuelle de Catherine M. (Seuil). Le livre connut un succès considérable et fut traduit dans une quarantaine de langues (plus de deux millions d’exemplaires vendus, en France et à l’étranger). En 2005, paraissait son Dali et moi (Gallimard). Catherine Millet signe également la préface d’un livre de photos à tirage limité The Book of Olga, de Bettina Rheims (Taschen).

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Autres critiques et entretiens :

Fabrice Hadjadj dans le Figaro
Fabrice Hadjadj est collaborateur de la revue art press.

Télérama

TV 5 Monde

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Jacques Henric : Comme si notre amour était une ordure

Après Légendes de Catherine M. (2001), Jacques Henric a publié en 2004 Comme si notre amour était une ordure... (Stock), livre dans lequel il règle ses comptes avec tous les hypocrites, peigne-cul et langues de bois... qui déblatèrent sur ses écrits et ses amours.

Oui je sais, amour/sexe sont dissociés, doivent être dissociés. Je l’ai dit, répété. Elle l’a dit, répété. Nous l’avons dit, répété, devant des salles pleines, dans des studios de radio ou de télé. D’autres, en choeur, avant nous, avec nous, après nous, l’ont dit, l’ont répété. Je le dis, elle le redit, nous le répétons aujourd’hui. Mais quel amoureux niais je serais si je soutenais que durant le temps qu’il faut pour baiser, ne serait-ce que les une ou deux minutes qui parfois y suffisent, sous une cage d’escalier, à l’entrée d’un cimetière, dans un local à poubelles, quel crétin sexuel je ferais si je niais qu’au cours d’une baise, la plus sauvage, la plus anonyme qui soit, une fois, au moins une fois, en un très court instant, une goutte d’amour, une chaude larme d’amour ne coulait.

Lire l’entretien de Jacques Henric.

Jacques Henric a été filmé par Jorge Amat.

Comme si notre amour était une ordure -2

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" Une question de vérité "

Jacques Henric a voulu comprendre, en écrivain, l’effet qu’ont eu sur lui les révélations de « La Vie sexuelle de Catherine M. », le best-seller international de sa femme.

Aujourd’hui, le silence ou le malaise - quelques notules désagréables dans la presse - autour du dernier livre de Jacques Henric, Comme si notre amour était une ordure ! Hier, le bruit provoqué par le livre de sa femme, Catherine Millet, La Vie sexuelle de Catherine M. (Seuil, « Fiction & Cie », 2001), best-seller international. Les deux faces d’une même histoire et toute l’ambiguïté liée au discours sur le sexe.

Qu’une femme libre, la cinquantaine venue, révèle crûment sa vie sexuelle, alors on a toutes les bonnes - et mauvaises - raisons de la lire. Mais qu’un mari ait accepté cette totale liberté sexuelle, voilà une autre affaire. Qui remet autrement en cause bien des hommes, et la tranquillité des couples. Et qu’il ose faire un livre pour tenter de penser tout cela devient une sorte de scandale. Un geste à ignorer de toute urgence. Un texte à éviter de lire.
Jacques Henric savait évidemment qu’il courait ce risque, mais il n’a pas renoncé pour autant à son projet. « Ce n’est pas vraiment une autobiographie, dit-il, pas non plus un roman, sauf si on prend cette notion dans son acception la plus large. Je voulais poser des questions. Je n’ai pas vraiment les réponses, mais je suis sûr de poser les bonnes questions. » La question essentielle en tout cas, celle du lien entre la sexualité et l’amour. « Dans le livre de Catherine, ce sujet n’est absolument pas traité, précise-t-il. Il était clair que sa vie sexuelle ne mettait pas en question notre vie amoureuse. Le sexe et l’amour étaient totalement séparés. Moi, je ne vois pas les choses ainsi. S’il n’y a pas un peu de sentiment, ça ne m’intéresse pas. J’exclus la passion, une chose à fuir à mes yeux, mais aussi les rapports où il n’y aurait pas un peu d’affection. »
Jacques Henric connaissait la vie sexuelle de sa femme. Puis il a dû la lire. Enfin, il savait que des vidéos avaient été tournées. Il a voulu les voir et elles sont le point de départ de son livre. Il décrit certaines scènes avec froideur et précision. Puis nourrit sa réflexion de toute sa culture, de la mythologie aux auteurs les plus contemporains. « Sade, Laclos ont donné la parole à leurs héroïnes, écrit-il vers la fin du livre. Joyce aussi, avec sa Molly Bloom. Mieux que les femmes qui ont écrit sous la surveillance des mères, elles ont parlé, admirablement, sous la dictée de ces écrivains qui ne sont certes pas des femmes, mais sont-ils des hommes pour autant, eux qui écrivent à partir d’un lieu qui est aux frontières de l’humain ? » A sa propre démarche, Jacques Henric a ajouté des extraits de lettres de lecteurs de La Vie sexuelle de Catherine M., « comme une sorte de collage, pour introduire un peu de légèreté ».
Mais pourquoi, après avoir lu le récit de Catherine Millet, avoir voulu voir les vidéos ? « Je m’intéresse au rapport de l’image et de l’écrit, explique Jacques Henric, et je voulais voir quelle force d’impact avait l’image. J’avais supporté la lecture, allais-je supporter la vision ? C’était une épreuve. Est-ce que l’amour pouvait la supporter ? L’image - et plus encore le son - a un impact direct, plus violent au premier abord que le texte, mais qui s’efface vite. Au bout d’un moment, il y a un côté hallucinatoire. Moi, j’ai un point de vue assez critique sur tout cela. C’est aussi un jeu, avec des dialogues droit sortis de mauvais films porno. Cela dit, les femmes me semblent moins dupes que les hommes, qui se racontent des histoires, qui expriment une homosexualité refoulée intense et partouzent pour baiser ensemble par procuration. Et quand les femmes rient, ils n’aiment pas du tout cela. »
« Ce livre, j’étais contraint de l’écrire, conclut-il. Car ce discours de séparation absolue - d’un côté le sexe, de l’autre l’amour - ne me convient pas. Comme si on avait réussi à simplifier tout cela ! Même si ce silence total autour des questions que je pose me paraît presque trop « parlant », je comprends qu’on s’étonne de la démarche que je me suis imposée. Mais c’est finalement, et simplement, une question de vérité. A mes yeux, on ne peut pas prétendre admirer un certain type de vie, glorifier le XVIIIe siècle, aimer Georges Bataille, ce qui est mon cas, et, dans la réalité, vivre de manière petite-bourgeoise, penser en termes d’adultère, de vaudeville. »

Josyane Savigneau, Le Monde du 29.10.04.

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De Jacques Henric et Jorge Amat, " son ami, son frère ", on peut voir aussi Obsessions nocturnes.

Jacques Henric lit un texte qu’il a écrit pour le livre "Obsessions nocturnes" où il exprime sa vision de la sexualité et du sexe dans l’histoire de l’art (10’29).

Crédit : Amat Jorge

oOo

[1Le texte a été publié dans le n°77 de L’Infini (hiver 2002). Il est repris en préface à l’édition Points du livre. Figuraient également dans ce numéro de L’Infini, un texte de Denis Roche, Caducée pour Catherine, un texte de Christine Angot, Catherine M. par Christine A. et un commentaire par Jacques Henric de toutes les bêtises écrites et proférées après la publication de La vie sexuelle..., Lu et entendu.

[2Atiq Rahimi était aussi l’invité de Francesca Isidori le 2 octobre 2008 (Affinités électives) :

Il nous a paru intéressant de publier des extraits de ce dialogue des deux écrivains avec Arnaud Laporte.
Catherine Millet y apprend — nous aussi — de la bouche d’Atiq Rahimi qu’" en persan c’est le même mot qui désigne l’âme et le corps ", révélation qui ne pourra qu’intéresser un lecteur de Rimbaud, lequel écrivait à la fin de Une saison en enfer :

Que parlais-je de main amie ! Un bel avantage, c’est que je puis rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs, — j’ai vu l’enfer des femmes là-bas ;— et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps [[C’est Rimbaud qui souligne.

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