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Le secret de Philippe Sollers

et La Flagellation de Piero della Francesca (Marcelin Pleynet)

D 17 avril 2009     A par Albert Gauvin - C 3 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Le secret, roman, est publié en 1992. La même année, Sollers édite dans la collection L’Infini une série d’entretiens avec Frans de Haes, Le rire de Rome [1], tandis qu’au Seuil un jeune universitaire, Philippe Forest, publie Philippe Sollers, la première étude véritable consacrée à l’ensemble des romans de Sollers [2].

Dans l’entretien avec Alain Veinstein qui suit, également de 1992, Sollers revient sur Le secret et ces différentes publications. On pourrait lui donner pour titre : " Le roman, c’est la science du réel retourné. "

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Crédit : archives de Dominique Brouttelande

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L’esclave de notre temps sait tout et ne demande jamais une explication.

Ph. Sollers, Un vrai roman, 2007 (p.90).

Chacun m’a compris selon ses propres sentiments, mais nul n’a cherché à connaître mes secrets.
Mon secret pourtant n’est pas loin de ma plainte, mais l’oreille et l’oeil ne savent pas le percevoir.

Djalâl-od-Dîn Rûmî, Mathnawî : La Quête de l’Absolu.

C’était vrai et personne n’en a tenu compte. Pourquoi ? Parce que c’était vrai. D’un vrai pur, sans mélange de faux qui l’aurait rendu vraisemblable.

Ph. Sollers, Le secret, 1992.

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Piero della Francesca (1)

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Ange. San Francesco, Arezzo.

On ne l’a sans doute pas assez remarqué : Sollers a choisi pour la réédition de deux de ses livres en Folio des peintures de Piero della Francesca. Il s’agit d’un Ange, de San Francesco à Arezzo, pour Illuminations [3] et d’un détail de la partie droite de La Flagellation d’Urbino pour Le secret.

Dans Le Paradis de Piero della Francesca [4], Sollers écrivait déjà :

J’ai toujours pensé que si la fameuse invocation des Chants de Maldoror aux mathématiques avait besoin d’une illustration, on pourrait choisir la Flagellation, par exemple. Voici « la source plus ancienne que le soleil », « le vent chassant le damier », « l’haleine latente », « les mines de diamants », « les pyramides modestes qui dureront davantage que les pyramides d’Egypte ». Piero est le peintre dont je me dis que, si toutes ses toiles étaient détruites, elles existeraient quand même , comme des formules invisibles et passées dans l’air.

Piero, on le sait, était un mathématicien renommé, sans doute un des meilleurs géomètres de son temps. De Lautréamont, il est longuement question dans Illuminations, notamment du passage des Chants consacré aux "Mathématiques sévères" (" Arithmétique ! algèbre ! géométrie ! trinité grandiose ! triangle lumineux ! Celui qui ne vous a pas connues est un insensé ! Il mériterait l’épreuve des plus grands supplices, car il y a du mépris aveugle dans son insouciance ignorante. ") mais pas de La Flagellation.

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Le secret, roman

Sollers a choisi La Flagellation pour illustrer Le secret, un de ses romans préférés. Pourquoi ? Donnons quelques indications : il y a le narrateur, Jean Clément, sa femme Judith et leur jeune fils Jeff (« Trois fois J.C. ? Avant et après J.C. ? Before C. ? After C. ? Toute l’histoire modulée selon notre calendrier ? »). Jeff (dix ans) a des notes moyennes « sauf en mathématiques où il obtient chaque fois des "très bien" bizarres. » . Son poème préféré ? L’invitation au voyage (« On ira à Rome ? »). Judith est athée mais a une mère juive et un père de religion orthodoxe, « érudit en théologie, précis, appliqué, à part » , qui est « mort très vite après une opération inutile » , suite à un banal ulcère à l’estomac, et que les autorités bulgares feront "incinérer" (c’est moins cher). Jean Clément, lui, est agent secret et a commis une « NOTE » (lettre volée ? « Ma note ! Ma note ! Mon la » — « Cette note est un évangile ? Oui. » ) à propos de la tentative d’assassinat du pape Jean-Paul II, le 13 mai 1981 [5], par un jeune Turc sans doute manipulé (mais par qui ?). Jean, le narrateur ( « Jean : qui est rempli de grâce. »  : « In principio verbum... »), parle souvent de son père (Father) mais surtout de sa mère qui meurt elle aussi (Mother, allusion à Rimbaud, mais en positif : « Toujours vive, précise, les yeux, l’esprit, le front lumineux lavé, la gaieté... Ma jeune et vieille petite mère, ou plutôt ma définitive, pudique et impérieuse petite fille, depuis des années... »). Judith et Jean parlent souvent, « calmement », « de la façon d’en finir » mais « le mot suicide n’est pas prononcé » . Étrange...

Bref : Rome (« Quel est le coupable vraiment coupable au-delà de tous les coupables ? Rome. »), plusieurs religions (monothéistes), une vraie famille, des banques de sperme, des services secrets "communistes" (mais pas seulement) agissant dans l’ombre (celle de Staline, sur fond de décomposition de l’Empire), des mafias, des complots.

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Jean Paul II et Al Agça
27 décembre 1983

Et aussi : une conversation secrète entre un pape polonais et son tireur (images connues, mais pas de son : « Qu’est-ce que le Turc et la baleine se sont dit lors de leur rencontre ? — On ne sait pas. A mon avis, rien. » ) [6], Lawrence (dont « la thèse centrale est éternelle : " La rébellion doit disposer d’une base inattaquable, d’un endroit préservé non seulement de toute attaque mais de toute crainte. " ») et, à la fin, la Chine, Sun-tse (Les Treize articles dans une édition de « juin 1971, (date intéressante) »  [7]) et, de nouveau, Rome ( « S’il y a une cause perdue, c’est-à-dire gagnée d’avance, c’est bien celle-là. Elle me plaît. » ).
Guerre secrète ? Roman autobiographique ? Roman vrai ?

Ajoutons que l’exergue du livre est du grand poète mystique persan Djalâl-od-Dîn Rûmî, né en 1207 à Balkh (Afghanistan) et mort en 1273, à Konya (Turquie) où il avait fondé la confrérie musulmane des derviches tourneurs. Rûmî, esprit libre, passait par ailleurs pour aimer la fréquentation des juifs et des chrétiens.


Et « La Flagellation » ?

La Flagellation de Piero est complexe, la date imprécise ; les interprétations historiques et symboliques de l’oeuvre sont nombreuses. Pourquoi cette division en deux parties, cette double scène ? Qui sont ces personnages ? Qui sont exactement ceux qui entourent le Christ attaché à une colonne sous cette mystérieuse statuette d’or (à gauche, au second plan) [8] ? De quoi parlent ceux qui se trouvent au premier plan, à droite ? Et pourquoi avoir choisi deux d’entre eux comme illustration au Secret et, surtout, celui-là, au centre, « beau comme un gardien d’Eden » qui, le regard absent, « mort parmi les vivants », a l’air d’un ange ou d’un prophète ?

A partir de 1452 Piero della Francesca réalise les fresques de la chapelle de l’église San Francesco d’Arezzo. Sur l’une des fresques figure l’Ange choisie pour la couverture d’Illuminations, sur une autre le prophète Isaïe, pieds nus, le regard pensif, un rouleau à la main. La ressemblance est troublante avec le « jeune homme blond » de La Flagellation (cheveux bouclés, même nez, même bouche).

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Le "jeune homme blond".
La Flagellation (détail).
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Le prophète Jérémie.
Fresque de la chapelle d’Arezzo
(détail).

Le secret est divisé en trois chapitres : c’est un triptyque. Le deuxième chapitre, plus long que les deux autres, se termine sur l’évocation de l’année « 1953, l’année où Staline meurt », Jean, le narrateur, est « à Londres avec Violet. La ville gardera toujours [...] la couleur oméga de ses yeux, en effet, violets. » [9], puis sont évoqués tous les personnages principaux du roman : Judith, Jeff, Mother et le narrateur. « Photos » de Jeff, « seul », « sur le banc blanc, sous le pin parasol », « au même endroit, on peut voir Mother, seule, Judith, seule, et moi, seul. C’est le banc blanc tourné vers l’océan, celui de la concentration méditative pour une seule personne à la fois. [...] C’est le lieu singulier du temps pour les habitants du non-temps. »
C’est alors que le narrateur (Jean Clément, Sollers) conclut en convoquant le Prophère Isaïe :

Voici qu’un roi régnera avec justice
et des princes gouverneront selon le droit.
Chacun sera comme un abri contre le vent,
un refuge contre l’averse,
comme les ruisseaux sur une terre aride,
comme l’ombre d’une roche solide dans un pays désolé.
Les yeux des voyants ne seront plus englués,
les oreilles des auditeurs seront attentives.
Le coeur des inconstants s’appliquera à comprendre,
et la langue des bègues dira sans hésiter des paroles claires.
On ne donnera plus à l’insensé le titre de noble,
ni au fourbe celui de grand.

Nom de code : Isaïe 32 [10]. Ma note ! Ma note ! J’écris ces lignes dans la nuit. L’immeuble est désert. Les gardes m’ont demandé tout à l’heure si je n’avais besoin de rien. Non rien. Il y a vingt minutes, je suis descendu boire un double express serré au café du coin qui allait fermer, et acheter un sandwich et deux bières. J’allume un cigare. Tout est noir et calme. La guerre se poursuit.

Dans le secret, la guerre se poursuit.

oOo


Flash back : En 1976, Marcelin Pleynet, dans des réponses à Christian Parisot, analysait longuement le tableau de Piero della Francesca. Il n’est pas inutile de rappeler ce texte pour comprendre le sens de La Flagellation, et, peut-être, par ce détour, d’autres "secrets" possibles du roman de Sollers.

Mais avant :

" Il faut aussi, mais c’est impossible car incalculable, que je salue ici mon ami Marcelin Pleynet dans toute cette histoire. Après-midi à la revue (Tel Quel, puis L’Infini), conversations de fond...[...] Un enregistrement continu de ces rendez-vous quotidiens (une heure sur Rimbaud, une autre sur Hölderlin, une autre encore sur Giorgione, Piero della Francesca, Cézanne ou Picasso) ferait un roman extraordinaire. "

Ph. Sollers, Un vrai roman, p.155.

Et :

" Eh oui, quelles que soient, par la suite, les interprétations, les explications, personne n’y comprend rien. " Je ne comprend pas votre tableau ", dit quelqu’un à Picasso. Et lui : " Il ne manquerait plus que ça ! " "

Ph. Sollers, Le secret, 1992.<:P>

*

Piero della Francesca (2)

par Marcelin Pleynet [11]

Le rapport qu’un artiste peintre entretient avec la peinture est forcément différent du rapport qu’un écrivain peut entretenir avec les oeuvres peintes. Pour un écrivain dès le départ, et quoi qu’il en dise, la peinture est plus immédiatement prise dans un contexte critique, analytique (de traduction et d’interprétation), dans un contexte qu’on peut dire multidisciplinaire. Ma découverte de la peinture a été assez tardive (17, 18 ans) quoiqu’il y ait toujours eu des tableaux autour de moi. Je suppose que j’ai abordé la peinture un peu comme le font tous les adolescents en m’arrêtant d’abord à des oeuvres plus manifestement, plus explicitement expressives comme disons Van Gogh... C’est en fait plus tard, au cours d’un voyage de tourisme culturel en Italie, que je découvre la peinture de la Renaissance. Ce voyage fait incontestablement date dans ma biographie. Je dois d’ailleurs dire qu’en ce qui me concerne, c’est très souvent un voyage qui vient réaliser un événement biographique.

La flagellation. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

C’est au cours de ce voyage en Italie que je vois pour la première fois La Flagellation de Piero della Francesca à Urbino. Plus tard ce même tableau inspirera la seconde partie de mon livre de poésie Comme publié en 1965 et dont un extrait paraît dans The Lugano Review sous le titre « La Flagellation ». Il y eut pour moi deux grands évènements au cours de ce voyage (voyage alors en quelque sorte commenté par la lecture du livre de Chastel sur l’art italien). Ce voyage a été extrêmement chargé émotionnellement par la découverte de toute cette peinture que j’avais mal vue et que je n’avais vue qu’en partie au Louvre et que j’avais envie de connaître mieux. Je m’arrête alors notamment à deux tableaux que je trouve surprenant et de fixation presque inconsciente : La Tempête (ou L’orage) de Giorgione à Venise et La Flagellation à Urbino. Si j’essaie de penser la façon dont j’ai vécu cet apport « continental » de la peinture et de son ouverture, il me semble que le tableau de Piero della Francesca l’illustre bien. Il est en effet selon moi lui-même à l’intérieur de l’histoire de la peinture et dans l’ordre des objets et des cadres peints comme un nouveau continent, comme l’ouverture d’un nouveau continent. Dans sa structure c’est d’abord un tableau qui laisse supposer qu’à l’intérieur de la spécificité picturale il pourrait y avoir des continents qui relèveraient bien entendu de façon immédiate de l’histoire de la peinture (et de l’histoire des formes) mais qui en fait feraient appel à tout autre chose que cette immédiateté perceptive. Un tableau que je dirai très référentiel à tout ce consensus d’humanisme naissant que manifeste l’histoire de la peinture en Italie entre 1450 et 1500. Et ceci est à souligner fortement dans la mesure où cet humanisme « renaissant » pour nous aujourd’hui encore reste très vivant — vivant dans la mesure où ce qui fut posé là reste problématique et encore quotidiennement actualisé. Sous une forme ou sous une autre notre siècle est encore dans ses réalisations et dans ses fantasmes attaché à cette culture de la Renaissance (jusqu’à et y compris l’oeuvre de Freud), disons par exemple depuis la fin du XIXe siècle, sous la forme des questions qui furent alors posées aux grandes Académies. On peut très bien voir avec cette Flagellation de Piero della Francesca comment notre attachement, plus ou moins explicite, à la culture de la Renaissance se fixe dans une organisation où les figures religieuses établissent l’ordre de la vie sociale et de la vie subjective comme symbolisation biographique. C’est selon moi une des conséquences de ce qui est là mis en place qui fait que l’oeuvre de Piero est quasiment ignorée du XVIe jusqu’à la fin du XIXe siècle, date à laquelle elle joue (en France en tout cas) un rôle tout à fait particulier puisqu’elle sert alors aux Académies mourantes à critiquer l’Impressionnisme et qu’elle a en même temps une influence déterminante sur un artiste comme Seurat qui ne sera précisément un artiste académique (encore que d’un autre point de vue il y aurait à questionner Seurat sur cette affaire d’académisme !). [...]

Pour en revenir à mon interprétation, si l’on veut un peu fantaisiste, du rôle particulier que vient jouer (que vient aujourd’hui encore jouer pour nous) ce tableau de Piero, je dirai qu’il me semble être un des premiers tableaux biographiques et que c’est d’abord de cela qu’il tient sa qualité de fascination trans-historique [12]. Biographique pour Piero bien entendu tout d’abord. On sait qu’il ne signe pas ce tableau Piero della Francesca mais PETRI DI BURGO SANCTI SEPULCRI. Ne devrait-on pas aussi s’inquiéter de cette affaire de signature ? En ce qui concerne ce que je disais de l’humanisme de la Renaissance, il faut je pense souligner la curieuse façon dont cette Flagellation est mise en scène. Le Christ y figure comme à côté de la scène, non pas en premier plan mais comme en arrière-plan. Ce qui peut aussi laisser supposer, si je puis dire, quelques arrière-pensées de la part de l’artiste. Dans cet ordre d’investigation il faut également noter que le tableau portait à l’origine une inscription latine (relevée par l’historien allemand Passavant en 1839) qui a aujourd’hui disparu [13]. Cette inscription latine extraite du Psaume II (Le Roi Messie) : « Convenerunt in unum » est généralement traduite : « se liguent ensemble » ou « complotent ensemble » — on pourrait plus littéralement proposer « s’unissent comme un seul » ou « s’unissent en un ». Le Psaume II est un psaume messianique attribué à David dans les Actes des apôtres. A mon avis ce psaume peut permettre de comprendre ce qui est en jeu dans La Flagellation de Piero :

Quare fremuerunt gentes, et populi meditati sunt sunt inania ?

Pourquoi les nations frémissent-elles, pourquoi les peuples méditent-ils de vains complots ?

Astiterunt reges terrae et principes convenerunt in unum adversus Dominum, et adversus Christum ejus.

Les rois de la terre se concertent, et les princes s’unissent en adversaires du Seigneur et adversaires du Christ.

La place de ce qui dans sa concertation fait unité contre la majesté de l’Unique engendré (« Dominus dixit ad me : Filius es tu, ego hodie genui te ») est ici présentée dans la division du tableau en deux scènes unies. Le Psaume II intronise le fils (« C’est moi qui ai sacré mon roi » - « Ego autem constitutus sum Rex ») unique comme comme seul héritier des nations et des « confins de la terre » (« et possessionem tuam terminos terrae »). La Flagellation traite évidemment d’un épisode particulièrement spectaculaire des conséquences pour l’Unique du complot de ceux qui doivent s’unir pour faire un. Et Piero traite cette Flagellation avec une telle originalité iconographique, qu’on ne peut pas ne pas se poser de questions quant aux intentions, ou aux arrière-pensées de l’artiste.

La scène qui donne son sens et sa dimension à l’oeuvre se trouve au second plan et le personnage qui, aussi bien historiquement que religieusement, donne sens et dimension à cette scène, est celui qui étant le plus lointain de nous est une des plus petites figures du tableau.

Le premier plan du tableau est occupé par trois personnages dont l’attribution d’identité a souvent changé. Celui du milieu, plus jeune, semble ne pas appartenir au même monde que ceux qui l’entourent. Aussi bien dans l’expression du visage, dans la posture du corps, dans le costume et surtout dans le fait qu’il soit le seul de cette scène à avoir les pieds nus, il semble témoigner, entre les puissants (rois, ministres et princes) de ce monde, de ce qui n’appartient pas à ce monde. Roberto Longhi qui date la Flagellation après 1444, pense que le tableau contient une allusion à la mort d’Oddantonio da Montefeltro. Le jeune Oddantonio, « beau comme un gardien d’Eden » comme dit Longhi, tiendrait donc ici la place d’un mort parmi les vivants [14]. Ce qu’il faut en tout cas remarquer c’est que son absence de chausses l’identifie d’une certaine façon à la scène historique qui compose en retrait la partie gauche du tableau. Dans cette partie le Christ et ses deux bourreaux (le flagellé et les flagellants) ont les pieds nus, alors que Pilate est chaussé comme vraisemblablement le représentant ( ?) du Sanhédrin [15]. Cette indication d’appartenance du personnage pieds nus au premier plan à droite au monde christique tout comme l’organisation formelle de l’ ?uvre souligne un effet de « flash back », de mouvement d’avant en arrière à l’intérieur de deux temporalités suffisantes [16].

Le tableau est ainsi construit comme si Piero avait voulu à la fois actualiser une situation passée (la flagellation du Christ : « Alors Pilate prit Jésus et le fit fouetter, Jean XIX, 1) tout en conservant en abîme la forme même qui donne sens à cette actualisation. L’ancien-nouveau et le nouveau-ancien réalisent ici l’intemporalité, l’éternité du conflit. De tout temps « ce qui est unique » rencontrera le complot de « ce qui doit s’unir pour faire l’un ». De tout temps les nations et les peuples s’uniront en un pour combattre l’unique.

C’est selon moi ce que signifient les deux temporalités mises en scène dans le tableau. Et c’est selon moi quelque part dans la mesure où l’artiste s’est identifié à cet Unique que l’oeuvre conserve à travers les temps cette force quasi magique. C’est évidemment là beaucoup plus un tableau à connotation religieuse qu’un tableau religieux [17]. La scène historique de la flagellation plaçant le Christ en retrait des personnages qui occupent le premier plan du tableau, ne peut pas ne pas évoquer la position de l’artiste vis-à-vis de son oeuvre : Le Christ signe ici l’éternité d’un conflit où se constitue la possession d’un monde comme l’artiste signe la scène duelle de son oeuvre.

C’est là le tableau du peintre, du « monarque de la peinture » dit Pacioli, c’est le tableau du fils qui fait signe, qui prend la parole, qui énonce (« Je veux énoncer le décret de Iahvé : Il m’a dit — tu es mon fils », Psaume II, 7) « Opus Petri de Burgo Sancti Sepulcri » ou, puisque l’on aime bien en France traduire le nom des artistes étrangers : « oeuvre de Pierre du Bourg du Saint Sépulcre. » La signature référant au village natal du peintre est alors traditionnelle. On ne peut toutefois s’empêcher de penser que cette Flagellation, contenant selon Roberto Longhi une allusion à la mort d’Oddantonio da Monteltro en 1444, porte une signature désignant l’auteur comme lié à un tombeau, à un saint tombeau, à un Saint Sépulcre, au tombeau du Christ. On ne sait pas très bien ce qu’il en est du père du peintre, ni à quelle date le père de Piero est mort. On sait toutefois qu’il était cordonnier, ce qui revient à dire que son fils devait savoir ce que c’était de chausser ou de déchausser un personnage. Face à ce peu d’informations sur le père, on trouve dans l’oeuvre de Piero quantité d’oeuvres dédiées à la vie du fils : Le baptême du Christ (aujourd’hui à Londres), La nativité (aujourd’hui à Londres), le cycle de La légende de la croix d’Arezzo... et La Résurrection peinte non pas par hasard, on s’en doute, sur le mur de l’Hôtel de ville du Bourg du Saint Sépulcre, dont il faut bien dire que Piero fut et reste l’enfant le plus célèbre.
Indépendamment de ces réserves qu’imposent les limites de la réalité historique il faut selon moi chercher la fascination qu’exercent les oeuvres de Piero du côté de la biographie, je veux dire dans le cas présent du côté de ce qui a pu conditionner l’identification de l’artiste avec le Christ. On peut très bien penser qu’à quelque époque que ce soit ce n’est jamais simple d’être du Bourg du Saint Sépulcre, et qu’à une sensibilité d’artiste cela doit donner tout de même l’envie de se trouver à un moment ou à un autre en train de ressusciter, ou de s’en donner les moyens en tout cas.
La Flagellation au demeurant n’est pas la seule oeuvre de Piero qui se distingue par son excentricité iconographique et sa présence fictionnelle, par la forte démonstration du récit qu’elle met en scène. Les fresques de La légende de la croix à Arezzo déploient une ordonnance et une imagination narrative exceptionnelle. Mais pour rester dans l’ordre de la question que selon moi soulève la Flagellation, à savoir le génie de Piero est-il lié quelque part biographiquement à une identification au Christ, je retiendrai ici une oeuvre qui pour être moins démonstrative n’en est pas moins, elle aussi, exceptionnelle : La Madone « del parto » de Monterchi. Il faut savoir que la représentation de la Vierge enceinte est presque inconnue en Italie. L’initiative iconographique de Piero della Francesca est cette fois encore si impressionnante que la fresque est aujourd’hui même l’objet d’un culte de la part de femmes enceintes et des femmes qui souhaitent avoir un enfant (quasiment comme une déesse de la fertilité). Les choses en sont à ce point que la municipalité de Monterchi refusa en 1954 d’autoriser à ce que la fresque soit momentanément détachée et prêtée pour l’exposition de l’oeuvre de Piero qui eut alors lieu à Florence et ce, dans la crainte qu’un accident n’arrive à quelques femmes du village alors enceintes. Cette anecdote est selon moi loin d’être sans signification, elle marque, puérilement mais certainement, la fascination qu’exerce non seulement les trouvailles iconographiques, mais aussi les réalisations picturales des trouvailles iconographiques de Piero. Que ce soit pour cette Madone « del Parto » de Monterchi ou pour la Flagellation d’Urbino, l’originalité iconographique et la force géniale de sa réalisation, impliquent dans l’oeuvre du peintre la mise en jeu d’une particularité que l’on devrait pourvoir aujourd’hui mieux comprendre que ne l’ont fait les historiens d’art.

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La Madone "del parto"

La Flagellation est selon moi une oeuvre biographique dans la mesure où la Madone « del Parto » est une oeuvre biographique. Si l’on continue aujourd’hui encore à se demander comment il se fait que Piero, qui, on l’a vu, a signé un certain nombre de ses oeuvres Petri de Burgo Sancti Sepulcri (notamment la Flagellation, les deux Saint Jérôme et le Malatesta et Saint Sigismond de Rimini), se trouve dès la fin de sa vie et enterré et passant à la postérité non pas comme fils de son père (Piero dei Franceschi), mais comme fils de sa mère (Piero della Francesca), n’est-ce pas parce que cela relève quelque part d’une question qu’on refuse de se poser ? A savoir que Piero a réussi à faire passer dans son oeuvre quelque chose d’une expérience qui le concernait, et qui dans la fascination que cette oeuvre exerce sur nous, continue à nous concerner. Quelque chose évidemment lié à la religion chrétienne, au christianisme et à une certaine façon de les vivre. C’est selon moi la Madone « del Parto » qui fit de Petri de Burgo Sancti Sepulcri, Piero della Francesca. On sait que Piero réalise cette fresque sur le mur de la chapelle du cimetière du village natal de sa mère. La chose a semblé si exceptionnelle qu’on s’est demandé si la mère de Piero n’était pas enterrée à Monterchi plutôt que dans le caveau de Sansepulcro. Mais ce qui est évidemment le plus exceptionnel en Italie au milieu du XVe siècle, c’est la représentation d’une Vierge enceinte, le désir qu’ait pu avoir un artiste italien d’investir cette anomale iconographique. On peut difficilement éviter de penser que l’artiste représentant une Vierge enceinte sur les murs de la chapelle du cimetière d’un petit village perdu où est né sa mère, a voulu d’abord rendre hommage à cette maternité -là. Hommage qui lui fait bien entendu dans sa démonstration fils de sa mère (della Francesca) et dans l’ordre des conséquences iconographiques, fils de la Vierge : Christ.

Il est extrêmement difficile de dater les oeuvres de Piero, sa naissance même ne peut être qu’approximativement fixée entre 1415 et 1420. Toutefois, un voyage à Rome authentifié par un document des archives pontificales nous assure d’un minimum d’organisation chronologique pour les deux oeuvres qui nous retiennent ici. Piero se trouvait à Rome en avril 1459. Le frère du duc Federigo da Montefeltro (Oddantonio) étant mort en 1444 on peut vraisemblablement dater la Flagellation d’Urbino dans les quinze année qui séparent la mort d’Oddantonio da Montefeltro du départ pour Rome, c’est-à-dire entre 1444 et 1459. Si comme le suggère Roberto Longhi, Piero s’est trouvé à Urbino entre 1445-1450, la Flagellation pourrait avoir été peinte entre ces deux dates, ou encore autour de 1448. K. Clark propose 1456-1457. Quant à la Madone « del Parto », que K. Clark date au début de 1460, si l’on croit Vasari disant que Piero rentre de Rome « sa mère étant morte » (soit selon le document des archives pontificales après avril 1459), on peut vraiment considérer cette madone comme une dévotion du fils à la mémoire de celle qui l’a porté, et qu’il glorifie en se glorifiant. De la Flagellation à la Madone « del Parto », de l’une à l’autre de ces deux oeuvres qui ont d’abord été remarquées pour leur originalité iconographique, la fascination (diffusée par ailleurs dans l’ensemble de son oeuvre) qu’exerce le génie du peintre trouve sa fonction dans la force qui porte Piero à s’identifier à celui qui transcende les complots du vain pouvoir des nations et des peuples, des rois et des princes. L’humanité et la lumière qui éclairent le visage du Christ de la Résurrection de Sansepulcro, les visages des hommes, des femmes et des saints, manifestent la certitude qu’a le créateur d’être l’Unique.

Si dans le cas qui nous préoccupe l’identification au Christ se soutenait on imagine bien qu’en conséquence, en ce milieu du XVe siècle italien, la place et la fonction de l’artiste se trouverait jouer dans l’imaginaire collectif un rôle fondateur. Est-il absurde de penser que d’une certaine façon c’est aujourd’hui encore notre rapport à l’organisation symbolique de cet imaginaire qui nous rapproche de Piero ? Qu’après la traversée d’un traité de perspective presque purement mathématique (De Prospectiva pingnedi) [18], celui que, dans un sonnet écrit à Ferrare, Nicolo Testa Cillenio nomme « Brogho moi divino » devienne aveugle, c’est sans doute qu’une aventure comme la sienne ne saurait se résoudre qu’à impliquer le drôle de corps qui la porte dans une drôle de religion... Tout ceci à développer et à suivre bien évidemment.

Marcelin Pleynet, D’un ensemble de réponses à des interrogations de Christian Parisot, octobre 1976.
Transculture (1979, UGE 10/18, épuisé, p.153-167).
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La Flagellation par Alain Jaubert (Palettes, Arte)

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Venise, La Salute, nuit du 15 mai 2013. Photo A.G. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Le secret du secrétaire

Le narrateur, après avoir évoqué Venise et la Salute (Proust ne l’a pas vue : « la Contre-Réforme n’a donc pas existé. » ), imagine la scène suivante :

Qui sait si derrière ces stores blancs, là-bas, dans une ombre à demi protectrice, penché sur du papier, à l’ancienne, quelqu’un [19] n’est pas en train d’écrire ce qui mérite de l’être ? C’est une hypothèse fortement improbable, certes, mais pourquoi ne pas la faire ? Supposons même que ce quelqu’un ait près de lui une Bible et qu’il l’ouvre presque au hasard. Par exemple, au chapitre 14 de Zacharie.
Il lit :

Alors sortira Iavhé, il combattra contre les nations, comme au jour où il combat, au jour de la mêlée, et ses pieds s’arrêteront, en ce jour-là, sur le mont des Oliviers (qui est en face de Jérusalem, à l’est), et le mont des Oliviers se fendra par son milieu entre l’Orient et l’Occident, il y aura une très grande vallée, une moitié du mont s’éloignant au nord et l’autre moitié au sud.

Il continue à feuilleter son gros livre, il arrive à Malachie (dont le nom signifie "mon ange", première moitié du cinquième siècle avant J.C. après la reconstruction du temple), et, au chapitre 2, il trouve :

" Si vous n’écoutez pas et si vous ne prenez pas à coeur de rendre gloire à mon nom — a dit Iavhé des armées —, je lâcherai sur vous la malédiction et je maudirai votre bénédiction, oui, je la maudirai, puisque vous ne prenez rien à coeur. Voici que moi je tranche votre bras et je répandrai de la merde sur votre visage, la merde qui provient de vos fêtes, et on vous emportera avec elle.

Ou encore, au chapitre 3 :

Voici que j’envoie mon Ange ! Il déblayera la route devant moi, et soudain arrivera dans son Temple le Seigneur que vous réclamez et le Roi de l’alliance que vous désirez, voici qu’il arrive — a dit Iavhé des armées —, et qui peut rester debout à son apparition ?

Ou encore :

Alors ceux qui craignent Iavhé se parlèrent l’un à l’autre ; Iavhé fit attention, il entendit, et devant lui fut écrit un mémoire concernant ceux qui craignent Iavhé et qui pensent à son nom. Ils seront pour moi — a dit Yavhé des armées — les préférés, au jour où j’agirai, et je serai indulgent pour son fils. Alors vous recommencerez à discerner entre un juste et un mauvais, entre celui qui sert Dieu et celui qui ne le sert pas.

Mon narrateur, derrière son store un peu agité par le vent, écrit : « Violente émotion : Zacharie 14 ; Malachie 2 et 3. » De l’hébreu, donc, pour qui trouverait ces papiers, un jour, dans le tiroir de son secrétaire.

Le secret (Gallimard, Ed. blanche, p.232)

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Deux critiques

Notre agent à Paris

par Jean-Paul Enthoven

Quand P. S., incognito, passe aux aveux... Le rapport du plus brillant passager clandestin de la littérature made in France.

Rien n’interdit de supposer, après tout, que Sollers il inventé un genre littéraire — le roman ininterrompu — dont nul ne saurait contester le charme moderne ni l’étrangeté. C’est, dans l’ordre de la fiction, l’équivalent de France-Info ou des circuits vidéo montés en boucle. Pas de commencement, aucun incipit, pas de fin, mais une émission permanente de concepts, d’émotions, d’idées, de messages pulsés comme de pures ondes d’énergie. De temps à autre, le romancier met un point final, choisit un titre, publie le morceau d’oeuvre ainsi prélevé sur son Grand Flux, les critiques critiquent et l’on passe, sur la même fréquence, au tome suivant. Composition ? Intrigue ? Personnages ouvragés selon les lois de la psychologie ? Inutile. Radio-Sollers émet sans discontinuer. Du yracen phase avec l’époque. En régie, un Ted Turner qui aurait lu Dante et Céline. Cette saison, le livre — la livraison ? — s’appelle « le Secret ». Tout un programme...

Car, depuis longtemps, Sollers entretient, de farouches affinités avec le secret. Avec tous les secrets. Il adore le moindre parage mystérieux, sa complexion paranoïde en exige l’hypothèse, il se vaporise au clandestin, et il est toujours en partance pour cet envers de l’histoire contemporaine où, à l’en croire, s’attardent encore les seules vérités qui vaillent. Mafias, dessous de table, noms de code, sociétés occultes, Cosa Nostra, bals masqués, Saint-Esprit, choses cachées depuis la fondation du monde, telles sont ses drogues dures, ses uniques héroïnes. Et, à la longue, cette métaphysique du crypté a induit, dans son oeuvre, une esthétique à base d’ellipses, d’allusions, de courts-circuits, que l’on accueille, ou récuse, en bloc.

Avouerai-je, pour ma part, que j’admire sans réserve cette prose maigre et ultrarapide ? Que j’y respire, plus qu’en toute autre altitude officielle, un air supérieurement tonique et intelligent ? Certes le roman selon Sollers ne respecte guère les usages habituels de la narration. Mais Stendhal lui-même ne suggérait-il pas déjà aux moins stendhaliens de ses lecteurs d’ajouter à chacune de ses lignes les quelques mots, ou explications, qu’il avait eu l’élégance d’omettre ? Donc, « le secret ». Encore une affaire de sexe ? De KGB haute époque ? Encore une saga Est-Ouest ? Une histoire d’ espionnage ou de famille ? Freud versus Graham Greene ? C’est mieux que ça, puisque l’on tient ici — à travers un mot qui évoque également une sculpture de Rodin — la confession d’un homme qui, comme Sollers, n’ignore rien de ce qui se passe vraiment, dans la coulisse de cette fin de siècle, entre Rome, Moscou et le carrefour Bac-Saint Germain. Précisons alors que cet homme — marié à une linguiste bulgare — a été, est, un agent secret très impliqué dans les grandes énigmes de l’heure. Loge P 2 ? Assassinat de JFK ? Effondrement du communisme ? Blanchiments et narco-business ? Il connaît, bien sûr. Il dispose même, semble-t-il, d’informations inédites sur deux dossiers cruciaux : le trafic mondial d’organes humains et l’attentat de 1981 contre le pape. A partir de là, Sollers peut naviguer à sa guise, et avec un royal mépris à l’endroit de toute vraisemblance romanesque. De son cabotage, ou cabotinage, on retiendra cependant trois thèmes récurrents et d’une orchestration parfaite. Primo : la guerre et la stratégie sont au principe de toute chose. D’où, ici, les fréquentes citations de Clausewitz, du comte de Guibert, de T.E. Lawrence ou du maréchal de Saxe. Secundo : pour aborder en adultes le prochain millénaire, surveillons de très près tout ce qui concerne les lois de la reproduction. Paillettes de sperme congelé, transsexualité, métempsycose in vitro, dosage chromosomique, dialectique XY, etc. Tertio : le mot de la fin appartiendra toujours aux Sudistes, à la littérature et à l’Eglise catholique romaine. Sur ces trois registres, l’agent secret imaginé par Sollers est un prodige d’érudition. n’est, comme son créateur, sur la ligne Laclos-Fragonard-Mozart. C’est un maniaque du paradoxe, un ennemi de l’orthodoxe. Il hait la dévotion et met son point d’honneur à tout désacraliser. « Sollers, prophétisait Barthes, est un écrivain qui a écrit ; et qui écrit ». Voilà qui, une fois de plus, paraîtra incontestable à tous ceux qui consacreront à ce « Secret » les cinq ou six heures d’attention qu’il demande. Ça peut se lire plume en main ou l’esprit ailleurs. Divertissement garanti, aucune longueur, zapping intégré dans le programme. De plus, dans ce roman, Sollers explore des sonorités sentimentales que ses cambrures dix-huitième avaient, jusque-là, reléguées dans un pathétique de mauvais aloi. Ainsi, lorsque le périscope de l’agent secret narrateur aperçoit, entre deux immersions, le visage de Mother, sa mère aimée, si douce, dont la mort inspire ici des pages lucides et proustiennes. Ce Sollers-là, à mes yeux, vaut cent fois l’équilibriste qui va, comme d’habitude, assurer en virtuose la médiatisation de son secret. Je le devine pudique malgré sa frénésie de tam-tam, et sensible par-delà sa panoplie libertine. Cet homme-là, qu’on se le dise, possède à un haut degré l’art de désinformer sur lui-même. Et si son vrai secret, ce roman ininterrompu, était pour lui une façon de se montrer, enfin, de telle sorte qu’on ne le voie plus ?

Jean-Paul Enthoven, Le Nouvel Observateur du 14-01-93.

*


La tranquille victoire de Philippe Sollers

par Josyane Savigneau

Dix ans après l’explosion de « Femmes », voici « le Secret », un roman qui va surprendre autrement : intime et pourtant planétaire, conjuguant l’art de la guerre et le triomphe du style.

Voici donc aujourd’hui le Secret, le vingt-cinquième livre de Philippe Sollers, qui apparaîtra comme plus romanesque et moins ardu que d’autres, s’affirmant comme une évidence et le fruit d’une longue patience. 1957-1992 ; vingt et un ans — cinquante-six ans : une vie d’homme. Une vie passionnée d’écrivain, reconnu dès ses débuts dans ces colonnes — dans lesquelles, depuis 1987, il écrit régulièrement.

Trente-cinq ans d’écriture quotidienne, de luttes, de folies, de bifurcations, de fausses pistes parfois, d’effervescence, d’application aussi, pour en arriver, comme si quelque chose irrévocablement était accompli, à la simplicité, à se mettre devant sa table comme au piano et à commencer :

J’ai atteint mon désir : un après-midi de pluie et d’ennui, la solitude, le silence, l’espace ouvert à perte de vue devant moi, l’herbe, l’eau, les oiseaux. Aucune excuse, donc, pour le cerveau et la main, leur accord et leur traduction directe. J’avance gris sur gris comme dans d’éclatantes couleurs. Je n’ai plus qu’à être présent, précis, transparent, constant. Faut-il faire confiance aux petites phrases qui arrivent là, maintenant, peau, rire, caresses, tympans, volonté masquée, insistance, plume, souffle, pulsation, saveur ? Allez, le rêveur, musique.

Tout cela pour dire qu’on a d’abord envie de recommander la lecture de ce roman à ceux qui ne croient pas que Sollers s’inscrive dans la grande tradition de la prose française classique.

L’argument romanesque du Secret est assez simple (et la référence à Graham Greene, au début, explicite). Un agent secret français, Jean Clément, marié à une femme d’origine bulgare, père d’un enfant de dix ans, avait rédigé un rapport annonçant un attentat, à Rome, contre le pape. On n’a tenu aucun compte de cette note, qui a disparu. L’attentat a eu lieu. Clément a basculé du côté de ceux qui ont dit trop tôt des vérités pas bonnes à dire. Il entre dans le cycle " suspicion-persécution-mutation ". On passe au crible sa biographie, on fouille le passé de sa femme (il songera même à se suicider, avec elle et l’enfant), on le mute enfin à l’ISIS (Institut des systèmes intelligents sélectifs), poste d’observation passionnant — on y fait des travaux sur la mémoire. Clément a besoin d’y voir clair, de comprendre pourquoi " tout le monde au fond était plus ou moins d’accord pour faire avorter ce curé compact, grain de sable dans le déroulement du travail ", pourquoi on voulait faire passer cet attentat comme un parmi d’autres (" Dialogue du début de notre ère : " C’est très troublant " — " Ecoutez, il y a des centaines de crucifixions par semaine. Pourquoi vous fixeriez vous particulièrement sur celle-là ? "). " L’immense aventure humaine ".

Retiré dans une maison, " là-bas ", au bord de l’océan, il entreprend d’écrire son histoire, celle que nous lisons. La nôtre, décrite avec une intense ironie, et avec gravité, l’ " immense, pathétique et cosmique aventure humaine ", le bilan de ce siècle presque achevé, coincé entre nazisme et stalinisme, et qui a vu glorifier " le règne du pourquoi, la fin du comment ".

Toutes les questions que nous ne voulons pas vraiment nous poser sont là, cliniquement analysées, sans moralisme, sans nihilisme, sans visions de chaos — " L’Apocalypse a toujours été un mauvais calcul ",— par un romancier " témoin réaliste d’une réalité de plus en plus hypersurréaliste ", se saisissant du réel que nous vivons fragmenté, émietté, lui donnant corps pour en exprimer la vérité. Examiner comment Sollers reprend en charge le projet balzacien entraînerait, ici, trop loin. Et, pourtant, des intérêts de ce livre, ce n’est pas le moindre. Rappelons seulement cette phrase de Balzac, que le Secret propose à la méditation : " Les gouvernements passent, les sociétés passent, la police est éternelle. " " Ceux qui sont nés en 50, 60, 70, les demi-siècles ? ", se demande le narrateur. " Le dogme est à l’incrédulité générale, ce qui revient à un comble de crédulité. " Les " demi-siècles ", oui : ceux qui ont refusé la tradition, la religion, la famille en pensant inventer quelque chose de neuf, où sont-ils aujourd’hui ? Les femmes qui ont combattu pour disposer librement de leur corps, que leur propose-t-on aujourd’hui ? D’être des loueuses de ventre, des couveuses d’embryons nés d’un sperme donné en échange de quelque argent. Cette génération qui voulait " changer la vie ", qu’a-t-elle mis en place ? Un planétaire " ASTHME " — "argent-sexe-terreur-hystérie-mort-enfant " dans lequel le règne tout-puissant de la Technique a substitué un mécanique et effrayant " est-ce possible ? " à un propos civilisé : " Est-ce humain ? " " N’est-il pas bouleversant qu’une grand-mère de quarante-deux ans, aux Etats-Unis, puisse accoucher, par transfert, des jumeaux de sa fille, transformant ainsi les nouveaux venus en frère et soeur de leur propre mère ? "

Le témoin qui dresse cet impitoyable constat examine, en parallèle, le parcours de celui qui a été à l’origine de son récit, l’homme en soutane blanche qui agace de ses propos prétendument réactionnaires, celui qui porte la tradition, la culture et un certain sens de la transmission de la vérité. Celui qui peut incarner un recours contre la folie techniciste, l’homme de la prière, " pari vibratoire sur la raison ".

Bien sûr, on n’est pas obligé de se laisser convaincre par le récit de Jean Clément (initiales J.C., ce n’est pas pour rien), nourri, comme l’auteur du roman, à la fois de la Bible, notamment des prophètes, et des théoriciens de la guerre, de Thucydide et Sun-tse à Clausewitz, ce qui rend son argumentation impeccable. Sollers amplifie et radicalise ici le propos de la Fête à Venise, son précédent roman, qui décrit — entre autres — la guerre de l’esprit et de l’art contre la tyrannie planétaire de l’inculture revendiquée et de l’argent dégradé en "fric".

Il serait, en revanche, bien hasardeux de prétendre que les enjeux signalés par le Secret ne sont pas essentiels, et plus périlleux encore de ne pas voir que des réponses apportées par chacun dépendra l’avenir d’un mot menacé : civilisation.

Cette histoire du siècle, que tente de penser Jean Clément, s’entrecroise, bien sûr, avec sa propre existence (qui n’est pas sans rapport avec la biographie de l’auteur), lui faisant comprendre que finalement " tout le monde sera sauvé par de pauvres choses privées, indignes d’être rapportées dans le récit totalitaire de la marchandise ". C’est là que Sollers étonne le plus. Si l’on savait qu’il était,parmi les romanciers contemporains, celui qui voulait dire au plus juste la réalité de l’époque, on s’attendait peu à le voir affronter sans détour l’écriture de l’intimité. Il le fait, quand meurt la mère du narrateur, sans sentimentalisme et de manière bouleversante, au plus près de l’autobiographie, apprivoisant la vie qui s’en va en lui donnant, à lui, une autre vie d’homme (voyant, enfin, la Pietà de Michel-Ange à Saint Pierre de Rome, qu’on a toujours mal regardée : ce n’est pas la mère qui porte le fils, mais le fils qui porte la mère). Le fils aimé, admiré, le fils rebelle, n’est plus le fils de personne. Il demeure toutefois le père de quelqu’un, d’un petit garçon, qu’il regarde vivre et auquel il apprend à vivre, ce qui donne de très singulières pages sur la relation père-fils.

Quand on a dit tout cela, on n’a pourtant pas épuisé la lecture du Secret — c’est le propre des grands romans. L’agent secret est aussi une métaphore du romancier qui sait que " la clé de la comédie tragique est qu’il s’agit d’un immense conflit de littératures ". La guerre qu’il mène est celle de la littérature même. Une guerre sans fin, qui, une fois gagnée, se rejoue néanmoins à chaque bataille, à chaque livre. La bataille de 1993, celle du Secret, restera certainement pour Sollers le souvenir d’une victoire magistrale et d’une affirmation définitive de lui-même : " J’aime écrire, tracer les lettres et les mots, l’intervalle toujours changeant entre les lettres et les mots, seule façon de laisser filer, de devenir silencieusement et à chaque instant le secret du monde. "

Josyane Savigneau, Le Monde du 08.01.93.

Lire également l’article de Armine KOTIN MORTIMER : Le Secret de Sollers : roman d’espionnage, roman de deuil. Le roman français au tournant du XXIe siècle. Ed. Bruno Blanckeman, Aline Mura-Brunel et Marc Dambre. Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2004. 25-34.
Le texte est suivi d’un entretien de Philippe Sollers avec Irène Salas (p. 79).

oOo

Voir en ligne : UN PEU D’HISTOIRE...



Les secrets de Rodin

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Rodin. La jeunesse triomphante.

« Londres : des cambrioleurs n’ont mis que quatre minutes pour pénétrer dans une galerie londonienne et emporter trois petites statues de Rodin, d’une valeur de 100 000 livres (989 000 francs). "Les voleurs savaient manifestement ce qu’ils voulaient, a déclaré la directrice Nora Gillow. Ils sont entrés, ont foncé directement au premier étage où les Rodin étaient exposés et les ont emportés, pendant que le signal d’alarme hurlait autour deux." Les trois bronzes, dont le plus grand mesure cinquante-deux centimètres de haut, sont La jeunesse triomphante, représentant une vieille femme embrassée par une jeune fille, La femme agenouillée, un nu, et Le secret, deux nus. »





« Tenez, on reprend vers 1910, on réécrit la copie... Non ? Incompréhensible. »

Ph. S., Le secret.

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Rodin. Le secret (1909)



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Rodin. Le secret (1910)



Tout le monde l’aura vu : dans les deux sculptures de Rodin : deux mains droites.

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[1LE RIRE DE ROME.

Douze Entretiens de 2 à 3 heures réalisés à Paris entre le 13 septembre 1982 et le 24 décembre 1985 et présentés d’un seul tenant.

Au sommaire :

Avant-propos
L’analyse infinie
Femmes et Paradis
La perversion, l’ennui
Le complot jésuite
Le rire de Rome
Les clés de saint Pierre
Monnaie de singe
Frans de Haes : À propos du Nom
Le temps pour comprendre.

[2Comme Forest le remarquera, lors de la soutenance de thèse de Thierry Sudour, il faudra attendre 17 ans de plus pour qu’un autre jeune universitaire français ose s’attaquer à Paradis.

[3Folio, mars 2005 (Robert Laffont, 2003, pour la première édition).

[4La guerre du goût, 1994. Voir article .

[5

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Jean Paul II, 13 mai 1981.

[6

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Jean Paul II et Ali Agça, 27 décembre 1983.

[7Allusion au Mouvement de juin 1971, scission au sein du comité de rédaction de Tel Quel qui marque la rupture avec le PCF.

[8

[9La phrase fait allusion à Rimbaud, Voyelles. Cf : La vérité, en un sens, est violette..

[10Sollers cite ici la Bible de Jérusalem, publiée aux Editions du Cerf en 1973. Le chapitre 32 d’Isaïe se trouve dans son intégralité ICI

[11Des extraits de ce texte ont été publiés pour la première fois dans le n°19 de la revue art press de juin 1978, numéro dont le thème était : Dieu est-il mort ?

[12C’est moi qui souligne dans tout le texte. A.G.

[13On ignore également si elle fut en bas du tableau ou sur le cadre en bois qui l’entoure.

[14Roberto Longhi : « Les mots tirés d’un psaume compris comme faisant allusion à la mort du Christ permettraient d’identifier le jeune homme blond en rouge comme Oddantonio da Montefeltro, encadré de ses deux méchants ministres Manfresdo del Pio et Tommaso dell’Agnella, dont la politique provoqua le soulèvement populaire et la conjuration des Serafini, à l’issue de laquelle le jeune prince mourut (1444). Le comte Federigo aurait commémoré par ce tableau la mort de son frère. Le personnage central, vêtu à la grecque, symboliserait l’Église d’Orient (À moins qu’il ne s’agisse d’un ministre d’Oddantonio da Montefeltro). »

[15

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Pilate ?
Pour certains commentateurs il ne s’agit pas de Pilate, mais de l’empereur de Byzance, comme l’attesteraient la coupe de son vêtement et le couvre-chef à pans relevés.

[16On ne peut qu’être troublé par ailleurs par la ressemblance du visage et du vêtement du personnage avec ceux du Prophète Jérémie qui se trouve à Arezzo :

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Le prophète Jérémie.
Fresque de la chapelle d’Arezzo.



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Le "jeune homme blond".
La Flagellation (détail).
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Le prophète Jérémie.
Fresque de la chapelle d’Arezzo
(détail).

[17Deux autres interprétations, sensiblement différentes de celle de M. Pleynet, des personnages (et notamment des deux repris pour la couverture du Secret en Folio) et, par voie de conséquence, du sens (historique) du tableau :

1. "[...] dans La flagellation, aucun des trois personnages n’appartient à l’iconographie traditionnelle. Les deux hommes en vis-à-vis, à gauche et à droite, semblent se rattacher à l’histoire du 15e siècle : un élégant aristocrate vénitien ou génois aux mains éloquentes, un oriental plus massif, tête nue, un dignitaire byzantin sans doute (aurait-il été décoiffé par la chute de Constantinople ?) dont les mains sont repliées, voire crispées — dans un geste réticent — sur sa robe bleue et or. Entre eux, présenté de face, un homme jeune vêtu d’une tunique rouge intemporelle : il a la posture assurée, — pied gauche en avant et main sur la hanche —, la tête bouclée, le visage imberbe aux traits fermes d’un de ces nombreux anges qui entrent dans les compositions du peintre. A l’évidence, quoique sans ailes et sans auréole, il vient d’ailleurs pour diriger ou arbitrer l’entretien des deux hommes plus que pour y participer.
La critique a insisté avec raison sur les détails qui sembleraient indiquer que Piero della Francesca, préoccupé du sort de l’Eglise et de l’Occident chrétien au lendemain de la prise de Constantinople par les Ottomans et de l’effondrement de l’empire byzantin, plaide discrètement pour une entente des deux églises chrétiennes contre la montée en puissance de l’islam : le bourreau qui manie le fouet est vêtu à la turque et le spectateur impassible, assis sur un trône à gauche de la scène (Ponce-Pilate ?) est bizarrement coiffé d’un chapeau oriental ; la flagellation du Christ se répète symboliquement dans la défaite de la chrétienté ; son évocation est une invite à la restauration de l’unité du monde chrétien."
L’extrait dans son contexte.

2. "Qui sont donc ces personnages au premier plan ? Cette question a fait couler beaucoup d’encre et mon propos n’est pas de rapporter ici les multiples hypothèses existant sur ce sujet. J’aimerais seulement considérer ces trois personnages en tant que symboles. Le premier, à gauche, est vêtu à l’occidental. Il porte un chapeau vénitien ou génois et est richement vêtu, tout comme le personnage de droite qui lui fait face, celui-ci portant une tenue orientale. Au centre de ce que l’on imagine être une conversation se tient un personnage, portant une toge antique. Je pense qu’il s’agit du thème de la conversation entre les deux hommes. Piero della Francesca a sans doute personnifié cet entretien sur la gloire passé de la grande Grèce Antique sous les traits de ce qui semble être un héros grec. C’est le passé noble de la Grèce, par opposition à la chute de Byzance, qui est vue comme un acte de trahison.
Ce qui nous amène au second plan du tableau. Jésus est flagellé devant les yeux de Ponce Pilate. Celui-ci arbore les symboles des empereurs byzantins, c’est-à-dire le chapeau pointu et les chaussures pourpres. Il regarde sans intervenir le Christ souffrir et par cette inaction cautionne le travail des bourreaux. Dans cette scène, on aperçoit de dos un homme vêtu à la turque. Ici, il est le bourreau du Christ, en fait celui du christianisme tout entier. L’empereur byzantin est sans doute Jean VIII Paléologue, dernier empereur byzantin.
Pour combattre les Turcs, la Chrétienté doit donc s’unir, ce qui est sans doute l’autre sujet de conversation entre les deux hommes du premier plan. Celui de gauche, en effet, semble inviter de la main l’homme de droite dans ce sens, c’est-à-dire unir l’Occident et l’Orient vers le même but : détruire les Turcs. "
L’extrait dans son contexte

[18

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La Flagellation : perspective.

[19C’est moi qui souligne dans tout cet extrait. A.G.

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3 Messages

  • anonyme | 20 novembre 2009 - 11:21 1

    Bien voir l’article où il est dit que 70 % des gens accepteraient de torturer autrui.


  • A.G. | 23 février 2008 - 12:15 2

    Dans les extraits de son Journal de l’année 2000 qu’il a publié sous le titre La Fortune, la Chance en mars 2007, Marcelin Pleynet revient longuement sur Piero della Francesca (p.103-113) et sur  La Flagellation . Il écrit : « Il n’est pas, dans toute l’histoire de l’art, une autre ?uvre qui, depuis toujours, s’impose à moi dans cette disposition globale immédiate... « Une nécessité qui plie son temps à sa propre pensée », écrit Focillon. » [c’est moi qui souligne] En note (p.108), il le rappelle : « J’ai commencé à m’en inquiéter en 1976, dans une suite d’entretiens que j’ai réunis, en 1979, dans Transculture, (où figure une reproduction de La Flagellation)... ».

    La Fortune, la Chance, c’est le cas de le dire...

    Marcelin Pleynet décrit à nouveau ce que j’ai appelé « la double scène » de La Flagellation. S’appuyant cette fois sur l’interprétation d’Antonio Paolucci qui associe « la date de la réalisation de la peinture avec la date de la chute de Constantinople (1453) », il revient sur la scène du « premier plan », à droite du tableau : « ... la scène profane, dans laquelle figurent deux personnages contemporains de l’ ?uvre et un troisième fort différent, nettement plus méditatif, dans un costume qui n’a pas d’âge, par ailleurs le seul de la scène à avoir les pieds nus, et que l’on identifie parfois à un personnage venant d’une autre et troisième sphère, un ange. » Il ajoute en note - ce qui donne un éclairage, si j’ose dire de première main, à notre propos — : « Ph. Sollers, qui identifie ce personnage à l’Esprit Saint , l’a fait figurer sur la couverture de l’édition de poche (Folio, n°2687) de son roman Le Secret, dont on sait qu’il porte notamment sur l’attentat contre le Pape, Jean Paul II, en 1981. »

    Je ne peux évidemment que recommander la lecture de ces dix pages qui éclairent peut-être indirectement ce qu’il en est du « secret » du roman, en ce qu’il implique aussi un dialogue « théologique » entre religions au moment où, comme le dit le Psaume II, « les rois de la terre se dressent et les souverains complotent contre Iavhé et contre son Messie. »

    La Fortune, la Chance...


  • V.K. | 2 novembre 2007 - 20:46 3

    Ni Un vrai roman, ni son pendant Guerres secrètes n’épuisent le sujet des secrets, des douleurs secrètes de Philippe Sollers. Pertinent renvoi d’Albert Gauvin, dans l’article ci-dessus, à la flagellation-châtiment du fils innocent, le Christ - hors cadre - de l’illustration de couverture du Secret, et l’arrière plan qui donne son sens au tableau originel, la Flagellation de Piero della Francesca comme l’analyse bien Marcelin Pleynet. Son fils, le David de Femmes (son véritable nom), le Jeff du Secret, le fils de Philippe Sollers et Julia Kristeva aux nombreux titres (1) mais aussi celui de fondatrice du Conseil National du Handicap.
    _
    Secret en forme de pudeur que tous deux se refusent à jeter en pâture dans la société du spectacle.

    « Je cache mes douleurs. Je n’en livre que le résultat, c’est-à dire la confiance et l’optimisme qui, aujourd’hui m’habitent. Je n’éprouve aucun besoin d’exposer mes douleurs et mes souffrances. D’abord parce que je n’aime pas la posture de victime, l’apologie du pathos, le culte que notre époque voue au négatif. »

    Non, ce n’est pas Sollers qui parle ainsi mais Eric-Emmanuel Schmitt dans un entretien avec François Busnel pour Lire de novembre 2007au sujet de La rêveuse d’Ostende, son dernier livre, aussi une réflexion sur le secret... Et d’ajouter « Moi, j’ai atteint ce point de secrets et de déséquilibres qui rend fécond. » et aussi « C’est capital, le secret, dans la vie comme dans la littérature. Le secret est le déséquilibre intérieur qui vous rend juteux. » ou encore « je pense aussi que lorsque l’on est écrivain “d’imagination” , on se livre beaucoup plus qu’un écrivain “d’autofiction”, paradoxalement. »

    Ecrivain « d’autofiction », la formule se vérifie chez Sollers. Et aussi chez Julia Kristeva.

    Quand même ces simples mots dans « Un vrai roman » :

    « Attention : il y a Julia Joyaux et Julia Kristeva, Philippe Joyaux et Philippe Sollers. Pas deux, quatre. Et puis cinq, avec David Joyaux, en 1975. »

    _ p.101.

    Et ceci :

    « Le Secret, où il est beaucoup question des coulisses de l’attentat de contre Jean-Paul II le 13 mai 1981 à Rome, est un de mes livres préférés. J’y raconte aussi la vie d’un petit garçon qui, dans le roman, s’appelle Jeff. Je lui chante le soir, Le Temps des cerises, on a l’ensemble des conversations sous un pommier sauvage, à l’île de ré, au bord de l’océan. Ce pommier a longtemps résisté à tout : tempêtes, embruns, sel, canicules, et puis il a fini par mourir, comme un merveilleux pin parasol, après le cyclone dévastateur de 1999.Je vois devant moi, à présent, un jeune acacia très ferme »

    L’ombre du temps passé, présent à venir, seule, pour protéger un enfant que la vie a flagellé, châtié. sans justification. Un innocent !

    <img src="http://www.pileface.com/sollers/IMG/jpg/jeff.jpg" hspace="12" >

    Crédit : Philippe Sollers ou La volonté de bonheur
    _ par Gérard de Cortanze
    _ ED. DU CHENE, col. Vérités et légendes, 2001

    « Et voici qu’un petit garçon qui a été un bébé et grandit, parfois trop vite, parfois trop lentement vous ouvre les yeux, les oreilles, la peau. Il y a une nature et vous en êtes. Il y a une bêtise et vous en êtes. Il y a un être innocent et vous en êtes.
    _ (Julia Kristeva , Les Samouraïs)

    « Très discret sur ce fils, Philippe ne cesse d’en parler dans son ?uvre, si ce n’est lui directement du moins des enfants.[...] » De belles pages sur ce fils dans le livre de Cortanze ! Nous y reviendrons. Restons aujourd’hui, sur Le Temps des Cerises. Comme souvent chez Sollers, un arbre cache une forêt, une flagellation, une autre et une autre, un titre de chanson, des couplets :

    ... Des pendants d’oreilles
    _ Cerises d’amour aux robes pareilles
    _ Tombant sous la feuille en gouttes de sang
    _ Mais il est bien court le temps des cerises

    C’est de ce temps-là que je garde au c ?ur
    _ Une plaie ouverte
    _ Et Dame Fortune, en m’étant offerte
    _ Ne saura jamais calmer ma douleur
    _ J’aimerai toujours le temps des cerises
    _ Et le souvenir que je garde au c ?ur

    Les douleurs, aussi, finissent en chanson. La volonté de bonheur ! c’est le titre de la première édition de l’essai biographique que lui a consacré Gérard de Cortanze et qui vient d’être ré-édité en poche. Voir la rubrique News.

    —oOo—

    (1) Psychanalyste, écrivaine, professeure à l’Institut universitaire de France et et à l’Université Paris 7-Denis-Diderot, dans l’UFR de Lettres LAC. Membre titulaire de la Société Psychanalytique de Paris.
    _ Prix Holberg 2004 (le Nobel des sciences humaines).
    _ Membre du CES.
    _ « Visiting Professor » et docteur honoris causa de nombreuses universités (Columbia, New School for Social Research, Harvard, Georgetown, Toronto, etc.).
    _ Auteure d’une trentaine de livres traduits en une trentaine de langues.

    Son site officiel

    Et Sur le site du Conseil national du handicap