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Sollers : « Picasso qui ne triche pas est vivant jusque dans la mort »

D 23 janvier 2023     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Alors que l’on célèbre cette année les cinquante ans de la mort de Picasso [1], voilà un titre qui ne ment pas.

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Picasso qui ne triche pas est vivant jusque dans la mort

Exposition au Grand Palais, 1996


Affiche de l’exposition « Picasso et le portrait ».
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« Picasso, le portrait » , c’est l’intitulé de l’exposition du Grand Palais  [2]. Que pensez-vous du fait de présenter le peintre par le biais d’un genre ?

Il me paraît inévitable que l’on essaye de reprendre la question Picasso à partir de cette idée. Premièrement, parce que si quelqu’un a transformé, révolutionné, de façon qui a scandalisé, l’image de la figure humaine, c’est bien lui. En même temps, ambiguïté immédiate, on sent bien qu’il y aura une tentative de réappropriation vers le reconnaissable, donc avec l’accent mis à cette occasion sur ce que l’on pourrait considérer comme ses tableaux les moins audacieux. Focaliser sur les portraits de Dora Maar, d’Olga, de Françoise, de Jacqueline, c’est déjà montrer une certaine idéologisation de la question. Qu’il y a-t-il d’ailleurs de plus cohérent avec la marchandisation générale que de passer par l’image féminine ?

Dans tout cela, il y a aussi un effort pour se « masser » autour de Picasso, avec un intérêt idéologique à l’évacuation de l’histoire. Cela permet de prétendre qu’il y aurait une histoire supra-historique où le peintre et ses femmes auraient vécu. Pourquoi Dora Maar est-elle la « Femme qui pleure » et pourquoi est-ce contemporain de « Guernica » ? Voilà une bonne question à débattre.
Il n’y a pas un seul tableau de Picasso qui ne mérite une considérable analyse de sa situation historique.

Analyse qui ne se réduit pas non plus à une conception de l’histoire la découpant en « tranches »...

On atteint à un autre concept d’histoire. De même que Picasso transforme la présence humaine en question, de même il a de l’histoire, au travers de sa transformation de la représentation, une conception que nous n’avons pas eue, que nous n’avons pas encore et qui nous a été bouchée par un surcroît d’historicisme et de propagande comme maintenant, par un surcroît de publicité. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’une nouvelle conception de l’histoire. C’est l’idée même de la peinture.

Picasso a toujours dit qu’il voulait écrire son autobiographie en peinture. C’est la raison pour laquelle il datait tout avec la même précision. Ce qui est bouleversant pour moi dans son oeuvre, c’est que l’on ne peut pas dissocier ce qu’il était en train de vivre au moment où il peignait son tableau de la situation historique globale. C’est la même chose. Comment un être humain, au travers de ce que l’on appelle l’art, peut-il arriver à vivre sans séparation sa vie privée, sa vie historique, ses passions et trouver la lucidité quant à ce qui échappe à la plupart et est en train de se passer pour tout le monde ? Voilà la question. Picasso est cet homme-là. C’est pourquoi je l’« héroïse ».


Dora Maar, Guernica, 1937.
Photo A.G., 24 janvier 2017. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Vous en faites un « héros », quand il continue de susciter de la résistance, pour le moins...

Je crois qu’il y en a une très profonde. Comme les rapports de force sont en sa faveur, qu’il a gagné sa guerre puisque ça vaut très cher, il est intéressant de voir les efforts d’adaptation.

Ce n’est pas un hasard non plus si Picasso est un peintre d’un érotisme direct. Avant lui, la question non seulement du peintre et son modèle mais de l’acte érotique lui-même n’a jamais été peinte ainsi. J’avais émis l’hypothèse et je crois qu’elle est juste que la déformation-recomposition des formes dans ses tableaux était liée au fait qu’il gardait les yeux ouverts dans l’acte sexuel, qu’il ne s’endormait pas en route, en fermant les yeux et en éteignant la lumière. Ce qui n’est pas étonnant chez quelqu’un lisant Sade, ou lisant Rimbaud en même temps qu’il peint « les Demoiselles d’Avignon ». La peinture c’est la poésie.

Il y a aussi ce problème d’être mûr très jeune et de rajeunir en vieillissant. Cela gêne tout le monde que quelqu’un ne soit pas assagi par l’âge. Ce n’est pas comme ça en art. Picasso en est un exemple saisissant ou Titien peignant ses plus belles toiles à l’âge de quatre-vingt-dix ans. Cela dérange toutes les conceptions que nous nous faisons du temps, donc de l’espace. Cela met en cause la sensation interne, fondamentale, du corps qu’on a et puis l’Histoire, qu’on vous raconte, qu’on veut vous faire subir, ou qu’on falsifie, ou qu’on veut vous faire croire terminée. Cela suppose un certain rapport à la vérité qui n’est pas le rapport philosophique habituel, qui n’est pas le rapport de la vérité politique telle qu’elle est perçue. L’art chez lui s’oppose à tout et, en même temps, ce qui est extraordinaire est qu’il déclenche une jubilation considérable.

Dans mon livre, je fais état d’une émission vraie de télévision telle que je l’imagine. On peut rassembler un plateau d’invités, j’amène un tableau de Picasso et très vite on peut faire surgir l’agressivité. Pour l’un, ce ne sera pas un idéal féminin, pour l’autre, ce sera proche de la dégénérescence...

A ce propos, vous imaginez la présence d’un spectre très large d’invités, et de leurs réactions, mais il n’y a pas de communiste...

Le communiste se tairait à mon avis. Il aurait peur qu’on ressorte le « Portrait de Staline » ! Qui a quand même été un épisode des plus comiques de la vie de Picasso.


Staline à ta santé, encre de Chine et lavis, novembre 1949 [3].
Photo A.G., 21 janvier 2016. ZOOM : cliquer sur l’image.
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« Ce que nous devons à Staline », Les Lettres françaises, mars 1953.
Picasso, Portrait de Staline, fusain, 8 mars 1953.
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Cela ferait surgir la question gênante des raisons pour lesquelles il a été communiste. Elle n’a jamais été traitée à fond. Qu’est-ce que Picasso a fait machiavéliquement avec la politique ? Je crois que cela gênerait tout le monde. En tout cas, avant d’en arriver à une discussion calme avec un communiste d’aujourd’hui sur la « politique » de Picasso, nous aurions eu à subir les hurlements de Mme Huttington [responsable républicaine américaine, NDLR] pour qui il est un pervers délinquant ; on aurait subi le discours féministe qui estime qu’il a déformé les femmes et les a traitées comme des machines à souffrir ; on aurait eu à souffrir le discours du représentant du Front national disant que la dégénérescence est bien là et qu’il s’agit d’en finir. Et où que ce soit, faire aujourd’hui une communication, comme cela m’arrive, sur Picasso, Cézanne ou Rodin suscite pratiquement comme seules réactions de contestation des questions portées par des femmes sur le thème « Mais n’est-ce pas un point de vue d’homme ? » C’est exactement du même ordre que lorsqu’on pouvait entendre à l’époque de l’affaire Fougeron ou de la fausse interview de Picasso inventée par les Soviétiques lui faisant avouer qu’il était un imposteur : « Mais n’est-ce pas un point de vue bourgeois qui ne serait pas le point de vue prolétarien ? » C’en est le relais métaphysique.

Cette espèce de réserve, de choc négatif, évolue avec le temps, de même que la censure. Ce qui m’intéresse avec Picasso, c’est l’extrême ténacité qu’il a eue à maintenir son parcours. Dans toute la vie de Picasso, il y a cette façon de passer outre à la morale, aux préjugés, à l’idéologie du temps, au puritanisme. Il ne cède ni sur son désir profond ni sur la création. La peinture a quelque chose d’extraordinaire, quand c’en est, et que ce n’est pas tombé là où nous sommes c’est-à-dire les artistes simples exécutants des marchands, et donc décorateurs soumis —, personne n’en veut vraiment. On dit « Picasso, les gens commencent toujours par ne pas comprendre et après ils font semblant ».

Qu’il soit espagnol est aussi très important. Ses tableaux sont à entendre en espagnol. Et il y a la dernière période après les « Déjeuner sur l’herbe » [4] et les « Ménines », elle continue d’embêter tout le monde.


Picasso, Les Ménines (d’après Vélasquez)
Cannes, 3 Octobre 1957, huile sur toile 129 x 161 cm, Musée Picasso, Barcelone.
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Picasso, Nu couché et homme jouant de la guitare, Mougins, 27 octobre 1970.
Photo A.G., 21 janvier 2016. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Pourquoi ? Picasso est révolutionnaire en 1907 avec « les Demoiselles d’Avignon ». Il est révolutionnaire en 1937, c’est « Guernica ». Et il est révolutionnaire après 1968. Il y a eu quelque chose en 1968 et c’est Picasso qui vous le dit. Il y a ce peintre qui vous fait une explosion érotique invraisemblable, tout à fait comme ce qui s’est passé. Il y a bel et bien eu une révolution en 1968, dont tout le monde a peur et pour cause : pourrait-il y avoir des désirs qui s’expriment, non programmés, inattendus ?

Sexuellement, historiquement, plastiquement, sculpturalement, tout cela se tient et fait une unité avec la vie privée. Pas mal pour un seul homme.


Autoportraits face à la mort [5].
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Il y a aussi la confrontation avec la mort...

Son sujet depuis le début et jusqu’à la fin est bien Picasso contre la mort. Or, ce siècle s’est beaucoup dépensé dans l’industrialisation de la mort. Regardez ce portrait si dramatique que tout le monde regarde comme une « Tête de mort » [6]. Regardez-le bien. C’est une tête vivante dans l’épreuve de la mort. Les deux yeux ne participent pas du même espace. Ça dit autre chose et vous regarde depuis la mort. « L’oeil écoute », disait Claudel. Picasso veut vous faire sentir que l’on peut être vivant dans la mort. C’est ce qui s’appelle regarder le néant en face. Il y a une expérience très profonde du néant chez lui.

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Le Jeune Peintre

Et, dans le même temps, il nous fait « le Jeune Peintre », sorte de pastel délicieusement dix-huitiémiste, avec une sorte de jeunesse éternelle. Ils sont contemporains. Il faut les regarder l’un par rapport en l’autre. Pour échapper à cette prodigieuse pesanteur du discours, suivant lequel quelqu’un va de sa naissance à sa mort.

Il vous fait sentir autre chose et, dans ce siècle d’extermination de masse, jamais le mot masse ne s’est autant précipité dans la mort. Picasso ne triche pas avec ça, comme il ne le fait pas non plus avec bien d’autres choses.

Propos recueillis par Michel Guilloux, l’Humanité du 17 octobre 1996.


Picasso, Le Jeune Peintre, 14 avril 1972.
Huile sur toile, 91 x 72,5 cm.
Photo A.G., 21 janvier 2016. ZOOM : cliquer sur l’image.
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« Le 14 avril 1972, à quatre-vingt dix ans, donc, Picasso peint ce chef-d’oeuvre d’éveil, rieur et délicat : le jeune peintre. Le peintre a désormais tous les âges, il le dit. Le jeune artiste, lui, est gaucher, il a traversé le miroir. Voilà donc dans un ton pastel dix-huitièmiste, une nouvelle naissance, grise, blanche, bleue. L’expression du visage est aigüe, un peu intimidée, curieuse. Il y a de quoi être surpris, après avoir fait le tour de l’univers, de se retrouver de nouveau ici. Enfin, il va falloir s’y remettre en regardant bien ? »

Picasso, le héros, éditions Cercle d’Art, Paris, 1996, p 124.

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La femme qui pleure


La femme qui pleure, 26 octobre 1937.
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« Dora a toujours été pour moi une femme qui pleure. Un jour, j’ai pu la faire. C’est tout. Les femmes sont des machines à souffrir. »
Il fallait oser cette déclaration très sadienne d’accent, et qui renvoie non seulement au célèbre portrait cruel de Dora Maar (ainsi qu’à ses extraordinaires préparations), mais aussi à Guernica. La souffrance, pour Picasso, est une machinerie, une machination, elle a tendance à passer par les femmes, c’est une malédiction sans cesse à exorciser. La légende douloureuse de la société humaine se faufile biologiquement, à travers l’élément féminin. Le peintre est donc confronté à ce cri de décomposition et d’horreur, à cette haine de soi pathétique, toutes dents dehors, langue-harpon des harpies. La peinture vient s’écraser comme un maquillage outrancier sur ce bloc de rage, de peur, d’angoisse. C’est vissé et glacé, vert, jaune et blanc, auto-supplice, maxillaires broyeurs, larmes d’acier. La grande pleureuse antique, médiévale, moderne est de tous les temps. Je pense ici à ce si étrange propos, émouvant, de Gilles Deleuze, dans l’un de ses entretiens à la télévision : « Finalement, j’aurais voulu être pleureuse... C’est trop grand pour moi ! Trop grand pour moi ! » La femme qui pleure, toutes vannes dehors, se disloque et se durcit devant le trop grand pour elle. Il s’agit d’une torture menée sur soi-même, d’un crash de l’espace à vif. On a l’impression que Picasso (surtout en 1937) veut prévenir le fait que les forces de barbarie maléfiques profitent de cet écrabouillage pétrifié. Guernica, en fresque, est l’irruption de cet enfer animal. Et c’est Dora Maar, précisément, qui en accompagne la réalisation et qui a l’idée de photographier ses étapes.
La folie est peinte comme chez elle. Accord violent, grinçant, répétitif mortel.
« Un jour, j’ai pu la faire. C’est tout. » Autrement dit : j’ai pu enfin l’intégrer, la faire tenir en elle-même, l’endiguer, la fixer, mesurer sa force de désintégration, de terreur. Guernica est la preuve qu’on peut gagner une guerre perdue avec un tableau. La femme qui pleure aussi. « Tout peut crier, dit Picasso, même une casserole. » Le corps humain est un lieu de lutte, un champ de bataille. Je crois qu’il faut rapprocher La femme qui pleure ou La Femme au miroir (cette mangeuse de tête) du dernier autoportrait dramatique de Picasso : il regarde son sujet (ou sa mort, si l’on veut) en face. La mort peut se regarder en face : mais il faut du soleil, en soi, pour y parvenir.

Philippe Sollers, Picasso le héros, Éditions Cercle d’art, 1996, p. 50.
Éloge de l’infini, folio 3806, p. 154-155.

Doit-on contredire ou au moins nuancer les propos de Picasso ? En adoucir les traits ? Dora Maar n’a pas toujours été une femme qui pleure. En témoignent ce magnifique portrait préparatoire du 1er octobre 1937 et cet autre portrait de novembre 1937.


Portrait de Dora Maar, 1er octobre 1937.
Photo A.G., 24 janvier 2017. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Portrait de Dora Maar, 23 novembre 1937.
Photo A.G., 24 janvier 2017. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Guernica : évolution du tableau

C’est à Dora Maar que l’on doit les photographies des différentes étapes du travail de Picasso.


Dora Maar, « Pablo Picasso accroupi près de toile "Guernica"
dans l’atelier des Grands-Augustins, Paris, en mai-juin 1937 ».

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Guernica, photographies de Dora Maar, 1937.
Photo A.G., 24 janvier 2017. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Dora Maar raconte comment Picasso l’a représentée dans son célèbre tableau "Guernica", dans le documentaire "De Guernica à Guernica, histoire du tableau", le 14 août 1993 sur France Culture.

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Guernica (1950)

un film de Robert Hessens et Alain Resnais (13’10)

Le 26 avril 1937, la petite ville espagnole républicaine de Guernica est bombardée par l’armée franquiste. Elle est rasée et incendiée. C’est la première fois dans l’histoire que l’aviation s’attaque ainsi à une population civile. Ce documentaire part du tableau peint par Picasso en 1937 pour témoigner des atrocités de la guerre civile espagnole et du fascisme, mais ne se limite pas à ce tableau. La guerre traitée sur un mode métaphorique, mise en images et en mots par des peintures de Pablo Picasso et des textes de Paul Eluard dits par Maria Casarès et Jacques Pruvost.

Portfolio

  • Tête de mort. Autoportrait (1972)
  • Guernica (1937)
  • Ménines
  • La femme qui pleure
  • Portrait de Staline

[2L’exposition, organisée d’abord au MOMA de New York par William Rubin, eut lieu du 18 octobre au 20 janvier 1996. Galeries nationales du Grand Palais. 150 oeuvres dont une cinquantaine de dessins et de gravures, réalisées de 1897 à 1972. Commissaire de l’exposition à Paris : Hélène Seckel, conservateur en chef du musée Picasso.
Cf. Picasso et le portrait Dossier pdf .

[3Pour les 70 ans de Staline.

[6« " J’ai fait un dessin hier. Je crois que j’ai touché là quelque chose... ça ne ressemble à rien de déjà fait. "(...) Trois mois plus tard, Picasso avait durci les traits bistres et les hachures grenat-mauve en haut du crâne vert-bleu. " Tu vois, j’ai vraiment touché là quelque chose... ". J’eus l’impression qu’il regardait sa mort en face, en bon Espagnol. » Pierre DAIX, Picasso créateur, Le Seuil, 1987. (A.G.)

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