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Mythologies de Barthes

Ou l’Abbé Pierre et la dimension du mythe

D 22 janvier 2007     A par Viktor Kirtov - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Barthes, dés 1957, trois ans seulement après l’appel de l’Abbé Pierre de l’hiver rigoureux de 1954 qui devait lui donner la dimension nationale qu’il connaît aujourd’hui, analysait ce mythe naissant. Dans son livre Mythologies.

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Sur un mur de Lyon, sa ville<BR>

L’abbé Pierre, c’est d’abord une image. Regard net, barbe missionnaire, béret éternel, canadienne hors des modes, canne de bois : une « icône » hors du temps, faite pour le mythe.
Depuis cinquante ans, cette image trône dans la galerie de l’imaginaire français. Une représentation si forte qu’elle s’est depuis longtemps échappée des frontières de l’Hexagone pour s’imposer dans toute l’Europe comme le symbole du partage, de la charité et de l’humilité.
Mais une image est toujours à double tranchant, car elle court le risque de s’enfermer dans la virtualité. D’autant plus que l’abbé Pierre a toujours usé de symboles propres à nourrir sa légende, à donner sens à son action. L’abbé des pauvres n’a jamais caché son appartenance religieuse, ces attributs de sainteté qui collent à son image populaire. [...] la légende de l’abbé Pierre réside aussi dans sa coupe franciscaine, dans le port des signes propres à sa religion.

Roland Barthes ne s’y était pas trompé, lui qui dans ses fameuses Mythologies (1957) disséquait déjà la légende naissante de l’abbé Pierre.
L’écrivain s’attardait sur la barbe de l’ecclésiastique, signe, à ses yeux, d’apostolat et de pauvreté : « Les prêtres glabres sont censés être plus temporels, les barbus plus évangéliques...[...] ». La comparaison avec les barbes militantes et contestées des islamistes fait aujourd’hui sourire. Mais Barthes allait plus loin et lançait un avertissement qui pèse davantage encore dans notre société surmédiatisée :

« Je m’inquiète d’une société qui consomme si avidement l’affiche de la charité qu’elle en oublie de s’interroger sur ses conséquences, ses emplois et ses limites. J’en viens à me demander si la belle et touchante iconographie de l’abbé Pierre n’est pas l’alibi dont une bonne partie de la nation s’autorise pour substituer impunément les signes de la charité à la réalité de la justice. »

Patrice Borcard
Editorial du journal suisse La Gruyère
3 février 2004





Nota : Aussi dans ses "Mythologies", Roland Barthes en 1954-1956 :

Évidemment le problème n’est pas de savoir comment cette forêt de signes a pu couvrir l’abbé Pierre [...]. Je m’interroge seulement sur l’énorme consommation que le public fait de ces signes. Je le vois rassuré par l’identité spectaculaire d’une morphologie et d’une vocation, ne dou¬tant pas de l’une parce qu’il connaît l’autre ; n’ayant plus accès à l’expérience même de l’apostolat que par son bric¬à-brac et s’habituant à prendre bonne conscience devant le seul magasin de la sainteté, je m’inquiète d’une société qui consomme si avidement l’affiche de la charité...
Cité par Marcelin Pleynet dans Le plus court chemin, Gallimard/L’Infini,(1997)

Seule fause note au concert d’éloges mérités : dans la même entrée du 24 avril 1996, titrée "L’Abbé Pierre et la nébuleuse" où l’on trouve la citation de Barthes, aussi ceci :

Lettre de Sollers qui travaille dans son île : " Que dire du couple abbé Pierre-Garaudy, après abbé Pierre-Bourdieu" [...] etc., et se demander quelle est la fonction de cet abbé et ce que, bon sentiment spectaculaire aidant, il garantit ( Debord : "Dans le monde réellement renversé le vrai est un moment du faux" ). L’abbé Pierre garantit ce point esssentiel pour le bon fonctionnement du spectacle.

Ibid p. 69.

L’abbé Pierre s’en est, par la suite, expliqué : soutien à l’homme Pierre Garaudy - un ami - pas aux idées révisionistes de l’homme - les écrits en question de Garaudy, il ne les avait pas lus.



L’abbé Pierre

“Mes amis ! Au secours ! Une femme vient de geler cette nuit, à 3 heures, sur le trottoir du boulevard de Sébastopol, serrant sur elle le papier par lequel on l’avait expulsée, avant-hier. Chaque nuit, ils sont plus de deux mille, recroquevillés sous le gel, sans toit, sans pain, plus d’un presque nu.

Écoutez-moi : en trois heures, deux centres de dépannage viennent de se créer. Ils regorgent déjà. Il faut en ouvrir partout. Il faut que ce soir même, dans toutes les villes de France, dans chaque quartier de Paris, des pancartes s’accrochent sous une lumière, dans la nuit, à la porte des mieux lotis, où il y ait des couvertures, paille, soupe, et où on lise : ¨Centre fraternel de dépannage. Toi qui souffres, qui que tu sois, entre, dors, mange, reprends espoir. Ici, on t’aime.[rdquor]

Il nous faut pour ce soir, et au plus tard pour demain, cinq mille couvertures, trois cents grandes tentes américaines, deux cents poêles catalytiques. Déposez-les vite à l’hôtel Rochester, 92, rue La Boétie...”

En ce 1er février 1954, au c ?ur d’un des hivers les plus rigoureux du siècle, une voix de baryton suppliante, énergique et chaleureuse va émouvoir la France. L’abbé Pierre s’était imposé dans les studios de Radio Luxembourg pour lire d’un trait cet appel au journal de 13 heures.

Dans les minutes qui suivent, le standard de la station explose. À 14 heures, la rue La Boétie est fermée à la circulation.

À 18 h 30 min, nouvel appel : “Il faut des volontaires pour assurer toutes les nuits le ramassage des sans-abri... Rendez-vous à 23 heures devant la tente de la montagne Sainte-Geneviève.” À l’heure dite, au pied du Panthéon, debout sur un muret, sous les flashes des photographes, un quadragénaire barbu, bardé de décorations, revêtu d’un béret et d’une large cape noire, harangue la foule.

Partout, des écoles, des mairies, des églises, des gymnases, des dispensaires se transforment en abris. Le mouvement se propage dans toutes les villes de France. Les enfants cassent leur tirelire. Un disque édité par Pathé-Marconi, L’abbé Pierre vous parle, est colporté par des vedettes du spectacle.

Une France de la pauvreté, honteuse jusqu’alors, relève la tête, afflue vers les hôpitaux débordés. Face à elle surgit un élan de solidarité probablement sans précédent.

Bilan de la première “croisade” de l’abbé Pierre, des dizaines de milliers de personnes recueillies, dont des centaines arrachées à la mort, 1 milliard de francs collectés, sans parler des innombrables dons en nature.

Peu soupçonnable de cléricalisme, Le Canard enchaîné titre alors : “Au pouvoir, l’abbé !”

Un personnage d’épopée était né. De l’abbé Pierre, la postérité retiendra sans doute une belle icône décrite avec une ironie acide par Roland Barthes en 1957. “Le mythe de l’abbé Pierre dispose d’un atout précieux : la tête de l’abbé. C’est une belle tête, qui présente clairement tous les signes de l’apostolat : le regard bon, la coupe franciscaine, la barbe de missionnaire, tout cela complété par la canadienne du prêtre-ouvrier et la canne du pèlerin.”

Le personnage de l’abbé Pierre fut incarné deux fois au cinéma, par André Reybaz, puis par Lambert Wilson. Plus de douze biographies enthousiastes, dont deux en bandes dessinées, lui furent consacrées. L’une d’elles fut écrite par sa principale collaboratrice, Lucie Coutaz (Quarante Ans avec l’abbé Pierre, Centurion, 1988). Des photos qu’il avait prises furent exposées à la F.N.A.C. des Halles. Pour ses quatre-vingts ans, une cassette vidéo a été éditée (Média 33), ainsi qu’un coffret de quatre disques (Scalen Disc).

[...]

L’homme qui draine cette ferveur inégalée s’appelle en réalité Henry Grouès. Il est né en 1912 dans une famille aisée de soyeux lyonnais, catholique très fervente. Ses sept frères et s ?urs et lui reçoivent une éducation tout en décalogue. Jeune scout, il lit Kipling et Psichari. Mystique, il est “totémisé” par ses camarades “Castor méditatif”. Après des études secondaires chez les jésuites et sept ans de noviciat chez les capucins, il est ordonné prêtre en 1938.

Quand survient la guerre, il est vicaire à la cathédrale de Grenoble. Résistant, il prendra différents noms de guerre pour se cacher. Le dernier d’entre eux, “abbé Pierre”, lui restera. Il fait traverser la frontière suisse à des juifs et à des résistants. Parmi ces derniers, Jacques de Gaulle, frère cadet du général. Après avoir participé à la fondation du maquis du Vercors, l’abbé terminera la guerre comme aumônier dans la marine nationale.

Pierre-Henri Teitgen, alors garde des Sceaux, le met en position d’être élu député sur la liste M.R.P. de Meurthe-et-Moselle. Il siégera au Palais-Bourbon pendant six ans. “Je n’ai pas été un bon député. C’est une période obscure de ma vie”, dira-t-il bien plus tard. Il a même reconnu avoir été “un député incompétent, peu diplomate, sans le moindre sens politique”.

[...]

Battu aux législatives de 1951 pour s’être isolé de son parti, Henry Grouès va trouver sa vocation en se consacrant à plein temps à la Communauté d’Emmaüs. Il l’avait fondée en 1949 avec Georges, un ancien condamné de droit commun, désespéré. “Je n’ai rien à te donner, lui dit l’abbé Pierre, alors donne-moi ton aide pour aider les autres.” Au fil des ans, la Communauté recueillera un nombre croissant de marginaux et de démunis, grâce aux subsides recueillis dans la récupération d’objets jetés. Ces démunis deviennent les Chiffonniers d’Emmaüs. Ne ménageant pas sa peine, l’abbé gagnera pour ses ?uvres 254 000 francs, en 1952, au jeu radiophonique du “Quitte ou double”.

1954 : le succès de l’“Insurrection de bonté” [...]

Pourtant, le cri de l’abbé Pierre a été à l’origine d’une loi, votée en 1954, interdisant toute expulsion de personnes insolvables pendant les mois d’hiver. Il a donné, surtout, le coup d’envoi d’un programme de construction de millions de logements neufs à loyer modéré,[...]. La France de 1954 comptait 90 p. 100 de logements sans douche ni baignoire, 73 p. 100 sans W.-C. Il manquait alors au moins quatre millions de logements.

Pendant trente ans, de 1955 à 1984, les communautés Emmaüs essaimeront pour atteindre le nombre de deux cents, implantées dans trente pays, et ?uvreront dans la discrétion en faveur des plus pauvres.
[...]

...l’abbé Pierre avait rédigé son Testament, une épître de cent quatre-vingts pages éditée chez Bayard au mois de février 1994. “En vieillissant peu à peu, on prend conscience d’un devoir, écrit-il. D’abord, on résiste, et puis revient avec insistance au-dedans de soi une voix qui dit : ¨avant de nous quitter, dis-nous ce que tu sais [...]... Dire ce que l’on sait... On s’aperçoit, quand on veut essayer, que cela se ramène à un très petit nombre de certitudes. Pour moi, il y en a trois : L’Éternel est amour, quand même. Nous sommes aimés, quand même, et nous sommes libres, quand même. Ah ! si je réussissais à communiquer ces trois certitudes !”

Source : Encyclopaedia Universalis

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janvier 2007, Augustin Legrand
Collectif Les enfants de Don Quichotte

Canal St Martin, Paris

Le 21 janvier 2007, alors que les tentes des sans-abri se dressent le long du Canal Saint Martin, à l’initiative d’un homme, Augustin Legrand - qui, étrangement, a le visage de l’abbé Pierre de 1954 - est parti pour ses « grandes vacances », selon sa formule. Il y aspirait, nous laissant son testament spirituel et son mythe

Crédit illustration peinture murale : Lyon-photos

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