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Roland Barthes : liberté académique par Tiphaine Samoyault

« Le neutre » suivi d’un texte sur « la bêtise ».

D 24 mai 2023     A par Viktor Kirtov - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Nous vous présentons aujourd’hui deux textes de Tiphaine Samoyault :

- Sur « Le Neutre » de Roland Barthes, son cours au Collège de France (1978) à l’occasion de sa réédition à partir des enregistrements sonores
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- Et un deuxième texte intitulé « Anthologie portable de la bêtise chez Barthes »

Notons, par ailleurs, que Tiphaine Samoyau est l’auteure d’une biographie « Roland Barthes ». À partir d’un matériau inédit, cette monumentale biographie éclaire d’un jour nouveau 
les engagements de Roland Barthes, figure centrale de la pensée de son époque.

Roland Barthes : liberté académique

par Tiphaine Samoyault
En Attendant Nadeau, 24 mai 2023

Il y a vingt ans, paraissaient les premiers cours de Barthes au Collège de France. Roland Barthes était mort depuis déjà vingt ans et son œuvre, alors, n’était pas celle que nous connaissons aujourd’hui. La publication de ses cours, Le neutre, Comment vivre ensemble, La préparation du roman, conjointement à celle des œuvres complètes et, par la suite, d’autres inédits, a profondément modifié sa réception. Leur réédition à partir des enregistrements sonores achève le processus en en faisant pleinement des livres.


Roland Barthes, Le neutre. Cours au Collège de France, 1978. Transcription des enregistrements par Nathalie Lacroix et Éric Marty, avant-propos d’Éric Marty, notes de Thomas Clerc et Éric Marty. Seuil, 464 p., 28 €
Roland Barthes, Évocations et incantations dans la tragédie grecque. Édition de Christophe Corbier et Claude Coste. Classiques Garnier, 172 p., 25 €


Loin de ce qu’on aurait pu attendre de la publication de cours, les leçons et séminaires au Collège de France ont contribué à désacadémiser Barthes. Il s’y présente dans la posture de non-maîtrise qu’il avait annoncée dans le geste profondément inaugural de la Leçon, en 1977. Il est là en écrivain, avant même d’instituer la fiction-projection de ce qui se révèlera être son dernier cours : « que se passerait-il si je voulais aujourd’hui écrire un roman ? », et donnera lieu à La préparation du roman, premier cours réédité à partir des enregistrements sonores en 2015. La légitimité que lui a donnée l’élection au Collège de France agrandit sa liberté. Cela faisait longtemps qu’il ne dissociait plus l’enseignement et l’écriture. Comme il le confiait lors du colloque de Cerisy de 1977 consacré à son œuvre : « Le séminaire compte beaucoup dans ma vie depuis plus de quinze ans maintenant, mais en plus je lui attribue un rapport étroit, et d’ailleurs énigmatique, à l’écriture. » Il n’est pas seulement l’espace préparatoire ou la fabrique du livre à venir, mais bien un lieu où l’on se dépossède de son savoir, où le langage s’éparpille, où la voix cherche, par modulation et variation, à se libérer du sens commun et des obligations de la langue.


Roland Barthes (vers 1970) © CC BY 2.0/aly/Flickr
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Le neutre – libérons-le désormais de son escorte : ne disons plus « le cours sur le neutre de 1978 », mais admettons qu’il existe désormais un livre qui a pour titre Le neutre – est un texte capital pour comprendre non seulement toute la pensée de Barthes sur le langage, mais aussi ce qui fonde, chez lui, une politique de l’existence. Comme le pressentait Bernard Comment dès 1991, tout conduit « vers le neutre » (Roland Barthes, vers le neutre, Christian Bourgois, rééd. 2003). Cette politique de l’existence est liée à la littérature dans la mesure où celle-ci s’efforce, dans son travail sur des façons de dire, de ne pas enfermer le sens dans des catégories, le langage dans le définitif, l’être dans des identités stables. L’écriture neutralise à la fois le savoir et le langage en les exemptant de leur trop-plein de sens, en laissant la place au silence.

L’avant-propos d’Éric Marty, d’une grande clarté et d’une grande portée, inscrit cette pensée du Neutre dans ses sources nombreuses, dans son histoire (en commençant par trois pages magnifiques sur Hamlet), mais aussi dans l’historicité propre d’un moment où la terreur sans précédent qui domine les années 1942-1945 fait naître une première « bibliothèque du Neutre » avec la parution de L’étranger de Camus, L’expérience intérieure de Bataille, Thomas l’obscur de Blanchot, Monsieur Ouine de Bernanos, ou encore Notre-Dame des Fleurs de Genet. En publiant en 1947 l’article « Le degré zéro de l’écriture » dans les pages littéraires de Combat, accueilli alors par Maurice Nadeau qu’il a rencontré grâce à un camarade trotskyste du sanatorium de Leysin, Barthes donne une première formulation théorique de cette bibliothèque naissante, en en faisant, non un espace de neutralité politique, mais l’expérience de ce que Marty nomme, en empruntant l’expression aux Feuillets d’Hypnos de René Char, une « contre-terreur ». Le Neutre n’est donc ni un concept, ni une philosophie, mais un principe en mouvement, une éthique du désir et de l’absence, dont il faut constamment se garder de faire un dogme.

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Le Neutre donne ainsi une continuité profonde à la pensée de Barthes, mais aussi à sa manière de vivre et d’être un lecteur. Comme utopie, il définit son auteur et sa façon de traverser le langage, le corps, le geste, pour leur ôter leur autorité. D’où sa prédilection pour les seuils, les entre-deux, les espaces intermédiaires, les lieux où l’on passe sans vraiment s’arrêter. Il y a naturellement des images négatives du neutre, aussi bien sur le plan de l’attitude politique que sur celui de la conduite morale. Mais, en choisissant d’en faire une utopie, Barthes privilégie le mouvement et l’instabilité, refusant le tout-fait, le donné, l’évident. S’il parvient à en donner un éclairage aussi puissant dans ce cours de 1978, c’est qu’il est désormais seul, en première ligne devant la mort. Il prépare ses leçons alors que sa mère est malade. Elle meurt à l’automne précédant la tenue du cours. Le Neutre dévoile alors toute son action. Loin de se réduire à un « non-vouloir saisir » qui conduirait au rien, au nihilisme, il est aussi une résistance, la « vitalité désespérée  » que reprend Barthes au poème de Pasolini dans Poésie en forme de rose, une protestation contre la mort (ce qui éloigne définitivement Barthes de Blanchot).

Comme il le déclare au commencement, Barthes, qui reconnaît dans le Neutre « un affect obstiné », a « promené » le terme le long d’un certain nombre de lectures. Il en a dégagé trente figures lui permettant d’avancer dans le cours par fragments : « c’est une procédure demandée par le Neutre lui-même, en tant qu’il est refus de dogmatiser. Et donc le fait d’in-organiser les figures revient à in-conclure, à ne pas conclure. Le Neutre demande de ne pas conclure  ». La bienveillance, la fatigue, le silence, la délicatesse, le sommeil, la couleur, la réponse, l’oscillation, la retraite, le wou-wei du Tao… le déploiement de ces figures se clôt par un surprenant « Exit le Neutre » qui rejette tout ensemble la conclusion, la maîtrise et la volonté de faire du cours un traité – Barthes revient souvent, au fil des séances, sur le fait qu’il ne publiera certainement pas ses notes. Pourtant, elles constituent désormais et sans conteste l’un des volumes de son œuvre.



« Wou-Wei », notion taoïste qui peut se traduire par « non-agir », « ne pas faire » ou « ne pas essayer », voire « laisser-agir », et qui renvoie surtout à l’idée d’accepter l’ordre naturel du monde © CC BY 2.0/cea +/Flickr

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Qu’apporte la nouvelle édition fondée sur les enregistrements par rapport à celle de 2002, établie par Thomas Clerc à partir des notes préparatoires ? Outre qu’elle augmente le texte de façon significative, elle lui imprime une continuité qui est celle de la parole, de ses inflexions et modulations. Elle rend la matière beaucoup plus appropriable par la lecture, ce qui contribue à en faire un texte citable. Un exemple, lorsque Barthes s’intéresse aux images dépréciatives du neutre : l’ingrat, le fuyant, le flasque, l’indifférent, etc. Voici le feutré selon les deux versions :

Édition de 2002 d’après les notes préparatoires :

Le Neutre : affinité avec le feutré. Appliquée à un être, notion méprisante : mélange de manque d’éclat, d’hypocrisie, de goût du petit confort. Et ici on peut jouer du signifiant : l’œ fermé est rare en français : en finale : bleu, devant une consone articulée : euse, etc. + quelques mots isolés : meule, veule, meute, feutre et neutre. La rime neutre/ feutre (est-ce la seule ?) : exemplaire : vérité (ici mythique) de la rime.

Édition de 2023, d’après les enregistrements :

Le Neutre aurait des affinités avec le feutré. Et appliqué à un être, le feutré est une notion plutôt méprisante : le feutré, ça connote un mélange de manque d’éclat, d’hypocrise, de goût du petit confort, tout cela étant assez mesquin, peu glorieux, peu héroïque. En plus, on peut jouer du signifiant : vous savez que le son œ fermé est rare en français en finale : il y a l’adjectif « bleu » mais c’est un des très rares mots ; et il y a quelques mots isolés comme « meule », « veule », « meute », « feutre » et « neutre »… Eh bien la rime neutre et feutre (je ne sais pas si c’est la seule, je n’ai pas de dictionnaire de rimes) serait une rime exemplaire. Que Neutre rime avec feutre, c’est la vérité de la doxa, vérité mythique.

La matière est à peine transformée, mais la mise en phrase change tout. Elle donne une forme à l’idée sans arrêter le cheminement de la pensée. En ce sens, la nouvelle édition contribue à achever l’extension matérielle et immatérielle de l’œuvre de Barthes, qu’elle invite à relire selon une nouvelle perspective. Elle contribue aussi à sa canonisation, qui n’a fait que se confirmer ces dernières années et qui présente l’inconvénient de ne pas souscrire au principe d’oscillation du Neutre.


Composition (1923), de George Servranckx © CC BY 2.0/Pedro Ribeiro Simões/Flickr
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La canonisation est certainement ce qui justifie la publication, par Christophe Corbier et Claude Coste, du mémoire de diplôme d’études supérieures que Barthes a préparé en 1941 à la Sorbonne sous la direction de l’helléniste Paul Mazon. Sous le titre Évocations et incantations dans la tragédie grecque, il porte sur la catharsis musicale telle qu’elle peut se manifester dans les pièces d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide. La publication de ce premier travail a quelque chose d’un peu fétichiste et ne transforme certainement pas l’œuvre entier. Mais, au-delà de la curiosité, ce mémoire de diplôme permet de mettre une première fois en lien la Grèce et la musique ce qui, comme a pu le montrer Christophe Corbier (La coïncidence. Barthes, la Grèce et la musique, Hermann, 2022), est chez lui une association fréquente. Il fait apparaître une autre constante de l’œuvre, à savoir la violence, qui émerge ici d’une analyse précise de l’articulation des signes, du mot et de la voix dans Les Suppliantes d’Eschyle. Mais cela reste une curiosité, qui ne sera réjouissante que pour les spécialistes – heureusement, il y en a.


Anthologie portable de la bêtise chez Barthes

par Tiphaine Samoyault
EaN, 7 août 2018

Devant la bêtise (sa propre bêtise, pas celle des autres bien sûr), Roland Barthes est fasciné. EaN vous propose une anthologie qui relève à la fois du plaisir bête de la collection, du jeu oulipien de la juxtaposition plagiaire et de la distance prise à l’égard de la posture explicative.

La bêtise ne nous menace pas, elle nous enveloppe. Dès que l’on commence à parler, on est naturellement en elle puisque la bêtise, pour Barthes, consiste précisément à être « naturellement » dans le langage. Il n’est donc pas besoin d’en avoir peur, mais elle ne peut être un antidote à la peur, dont elle constitue une solution impossible. Elle offre un certain confort – celui d’évoluer comme un poisson dans l’eau dans le langage –, mais assorti souvent de vulgarité. Bien sûr, au commencement, en révélant une différence, elle présente un certain pouvoir de fascination ; mais très vite, sa vocation de Sirène s’éteint et ne reste qu’une forme de confort bourgeois ou, en d’autres termes, une place de père douillettement occupée : « une voix [qui] vient plutôt à la place du Père qui m’a manqué ; c’est comme si je découvrais avec effroi, en le retrouvant, un Père vulgaire [1]… ». L’euphorie de la bonne place, où le négatif glisse comme sur une vitre, est le don de la bêtise qu’il devient impossible de contredire. Comme le dit Barthes dans la discussion qui suit l’intervention de Françoise Gaillard à Cerisy précisément intitulée « Qui a peur de la bêtise ? », « la seule preuve que nous puissions nous donner que nous ne sommes pas bêtes, c’est d’avoir peur de la bêtise. C’est la seule preuve qui soit à notre disposition, et encore elle n’est pas suffisante [1] ». Ainsi, la bêtise serait l’antidote à ma peur, mais comme j’ai peur de la bêtise, il m’est impossible de soigner le mal par le mal. Il faut aller chercher ailleurs le remède, dans des formes élevées de dépassement de l’intelligence (dont la bêtise serait la forme basse). Pourtant, devant la bêtise – sa propre bêtise, pas celle des autres bien sûr –, Barthes est fasciné.
L’anthologie qui suit ressortit à la fois au plaisir bête de la collection, au jeu oulipien de la juxtaposition plagiaire et à la distance prise à l’égard de la posture explicative. Elle doit pour son contenu à l’édition par Éric Marty aux éditions du Seuil de l’œuvre complète de Roland Barthes et à l’ouvrage de Claude Coste, Bêtise de Barthes, publié dans la collection « Hourvari » des éditions Klinksieck en 2011. Il y a un ordre et bien sûr un intrus. Et pour ne pas priver les lectrices et les lecteurs de toute donnée factuelle, je dirai simplement qu’à mesure que Barthes consent à être un écrivain – et non un critique, un sociologue, un sémiologue… –, la bêtise prend plus de place, et une place plus heureuse, et consentie, dans son œuvre.
T. S.
***


« Dogs and people », de Saul Steinberg
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Je suis fasciné par des formes agressives de code, comme la bêtise.
J’ai en effet une grande fascination à l’égard de la bêtise. Et en même temps, une grande nausée, bien sûr. Il est très difficile de parler de la bêtise, puisque le discours de la bêtise est un discours dont on ne peut pas s’exclure simplement. Je ne dis pas du tout qu’on ne peut pas s’en exclure, ce serait de la mauvaise foi, mais on ne peut pas s’en exclure simplement.
C’est beau, c’est suffocant, c’est étrange ; et de la bêtise, je n’aurais le droit de dire, en somme, que ceci : qu’elle me fascine. La fascination, ce serait le sentiment juste que doit m’inspirer la bêtise (si on en vient à prononcer le nom) : elle m’étreint (elle est intraitable, rien n’a barre sur elle, elle vous prend dans le jeu de la main chaude).

Comme la suprême beauté, la bêtise est indicible (indescriptible). Mais elle peut être figurée. C’est ce que fait assez souvent Steinberg. Voyez cet homme à lunettes, aux cheveux rares et bien tirés, au nez droit qui mange le front ; il regarde avec supériorité et sans y rien comprendre un tableau abstrait. Son profil obtus dit la bêtise ? Oui, sans doute ; mais ce qu’il y a de plus bête en lui (de plus délicieusement bête), c’est son petit veston, ce sont ses petites mains : trouvaille.

Le seul pouvoir de l’écrivain sur le vertige stéréotypique (ce vertige est aussi celui de la « bêtise », de la « vulgarité »), c’est d’y entrer sans guillemets, en opérant un texte, non une parodie. C’est ce qu’a fait Flaubert dans Bouvard et Pécuchet  : les deux copistes sont des copieurs de codes (ils sont, si l’on veut : bêtes), mais comme eux-mêmes sont affrontés à la bêtise de classe qui les entoure, le texte qui les met en scène ouvre une circularité où personne (pas même l’auteur) n’a barre sur personne.

Il y aurait dans l’écriture la volupté d’une certaine inertie, d’une certaine facilité mentale : comme si j’étais indifférent à ma propre bêtise davantage lorsque j’écris que lorsque je parle (combien de fois les professeurs sont plus intelligents que les écrivains).
Tel Gribouille, maint critique se précipite dans l’inintelligence de peur de paraître idiot ; la vraie bêtise ne s’étonne jamais de rien.

Il est curieux qu’un auteur, ayant à parler de lui, soit à ce point obsédé par la Bêtise, comme si c’était la chose interne dont il avait peur : menaçante, toujours prête à fuser, à revendiquer son droit à parler (pourquoi n’aurais-je pas le droit d’être bête ?) ; bref, la Chose. Pour tenter de l’exorciser, Barthes fait comme Gribouille, il se met dedans ; certains fragments du « R. B. » sont courts (« C’est un peu court, jeune homme ») ; en un sens, tout ce petit livre, d’une façon retorse et naïve, joue avec la bêtise – non celle des autres (ce serait trop facile), mais celle du sujet qui va écrire.


Roland Barthes
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Souvent, il se sentait bête : c’est qu’il n’avait qu’une intelligence morale (c’est-à-dire : ni scientifique, ni politique, ni pratique, ni philosophique, etc.).
Être absolument net de toute bêtise, ce serait sans doute être absolument fluide : pourrait-on alors écrire ? parler même ?

Vue classique (reposant sur l’unité de la personne humaine) : la bêtise serait une hystérie : il suffirait de se voir bête, pour l’être moins. Vue dialectique : j’accepte de me pluraliser, de laisser vivre en moi des cantons libres de bêtise.

Le code culturel a en fait la même position que la bêtise : comment épingler la bêtise sans se déclarer intelligent ? Comment un code peut-il avoir barre sur un autre sans fermer abusivement le pluriel des codes ? Seule l’écriture, en assumant le pluriel le plus vaste possible dans son travail même, peut s’opposer sans coup de force à l’impérialisme de chaque langage.

J’éprouve pour ma part ce léger trauma de la signifiance devant certains photos-romans : « leur bêtise me touche » (telle pourrait être une certaine définition du sens obtus) ; il y aurait donc une vérité d’avenir (ou d’un très ancien passé) dans ces formes dérisoires, vulgaires, sottes, dialogiques, de la sous-culture de consommation.
Il y a toujours dans la culture une portion de langage que l’autre (donc moi) ne comprend pas ; mon voisin juge ennuyeux ce concerto de Brahms et moi je juge vulgaire ce sketch de variétés, imbécile ce feuilleton sentimental : l’ennui, la vulgarité, la bêtise sont les noms divers de la sécession des langages.

C’est un système de langage qui peut fonctionner dans toutes les situations, et dont l’énergie subsiste, quelle que soit la médiocrité des sujets qui le parlent : la bêtise de certains marxistes, de certains psychanalystes ou de certains chrétiens n’entame en rien la force des systèmes, des discours correspondants.

Dès que ça prend, il y a bêtise. C’est là que c’est incontournable. On a envie d’aller ailleurs : Ciao ! Serviteur !
Dans ce champ clos du langage, construit comme un terrain de football, il y a deux lieux extrêmes, deux buts qu’on ne peut jamais contourner : la Bêtise d’un côté, l’Illisible de l’autre. Ce sont deux diamants (deux « diamants-foudres ») : internissable transparence de la Bêtise ; infrangible opacité de l’Illisible.

(La bêtise, c’est d’être surpris. L’amoureux l’est sans cesse ; il n’a pas le temps de transformer, de retourner, de protéger. Peut-être connaît-il sa bêtise, mais il ne la censure pas. Ou encore : sa bêtise agit comme un clivage, une perversion : c’est bête, dit-il, et pourtant… c’est vrai.)


Roland Barthes au Collège de France
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Rencontré un intellectuel amoureux : pour lui, « assumer » (ne pas refouler) l’extrême bêtise, la bêtise nue de son discours, c’est la même chose que pour le sujet bataillien se dénuder dans un lieu public : c’est la forme nécessaire de l’impossible et du souverain : une abjection telle qu’aucun discours de la transgression ne peut la récupérer et qu’elle s’expose sans protection au moralisme de l’anti-morale.

La perte du sujet dans l’écriture n’est jamais plus complète (le sujet devenant complètement irrepérable) que dans ces énoncés dont le décrochage d’énonciation se produit à l’infini, sans cran d’arrêt, selon le modèle du jeu de la main chaude ou de la pierre, des ciseaux et de la feuille de papier : textes dont le « ridicule » ou la « bêtise » n’ont pour source aucun énonciateur certain et sur lesquels, par conséquent, le lecteur ne peut jamais avoir barre (Fourier, Flaubert).

On le sait bien depuis Flaubert. L’attitude de Flaubert à l’égard de la bêtise est très complexe. Apparemment critique, mais faussement critique, c’est évident. Une attitude de gêne.

De toute manière, le mode d’être de la bêtise, c’est le triomphe. On ne peut rien contre elle. On peut seulement l’intérioriser, la manier en soi à dose homéopathique – point trop n’en faut tout de même.

Ce dont je me sépare, c’est de la bêtise même de Flaubert, cette sorte d’Intraitable réactionnaire qu’il y a en lui, cette façon finalement petite-bourgeoise de se déchaîner contre le petit-bourgeois. Je lui substitue ma propre bêtise, qui est autre. Quelle ? Sans doute là où je sens en moi des crans d’arrêt ; c’est parce qu’il y a en moi un Intraitable quelconque, que je suis obligé de m’orienter vers des formes semi-fictionnelles d’écriture.

C’est une chose qui repose énormément, de ne pas comprendre une langue. Ça élimine toute vulgarité, toute bêtise, toute agression.

Aussi, à l’étranger, quel repos ! J’y suis protégé contre la bêtise, la vulgarité, la vanité, la mondanité, la nationalité, la normalité.

Comment les chiens, souvent si nobles, ne s’aperçoivent-ils pas de la bêtise de leur maître ?

C’est en cela que le thème de la bêtise est un peu un leurre.


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[1Prétexte : Roland Barthes. Cerisy 1977, Christian Bourgois, 2012, p. 326.

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