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Marc Lambron : « Sollers le grand ».

Série Témoignages

D 21 mai 2023     A par Viktor Kirtov - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Marc Lambron rend hommage à Philippe Sollers, « le plus grand écrivain français vivant » est mort.

Qui est celui qui ose lancer ce pavé ?

Pas un quidam de peu : Normale Sup, agrégation de lettres où il est reçu premier (1981), ENA (1983-85), Conseil d’Etat, Académie française (2014), critique littéraire et plus encore (Voir section A propos de l’auteur).
Ce qui donne plus de poids à ce qu’il peut nous dire que des anathèmes - de quelques mots limités - de ceux qui s’autorisent des jugements péremptoires et sans appel en commentaire de sa chronique.
Lisons donc ce que nous dit Marc Lambron, avant toute contestation a priori.

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Sollers le Grand

Par Marc Lambron, de l’Académie Française

L’écrivain Philippe Sollers (Photo de 2006.) © BERTRAND GUAY / AFP
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Le Point, le 07/05/2023

La société littéraire aggrave volontiers les injustices auxquelles un auteur a lui-même contribué. Avec Philippe Sollers disparaît un personnage dont on ne sait si l’esprit du temps saura lui rendre cette justice : il était le plus grand écrivain français vivant. Cette appréciation sera sans doute contestée. Sollers, pour quelques quadragénaires de notre connaissance, c’était le type à fume-cigarette qu’ils voyaient parader dans les années 1990 sur les plateaux des talk-shows. On prenait son ironie pour une forfanterie.

Virtuose du troisième degré, lançant des boules puantes dans les banquets de la bien-pensance, il avait élaboré une défense de revers qui valait ce qu’elle valait : dans la société du spectacle, la surexposition vaut protection du secret. Théoricien des IRM, soit « identités rapprochées multiples », Sollers animait les clones de son autopolymorphie avec une plasticité de marionnettiste bordelais. Être là et ailleurs, l’un puis l’autre, déjouer les pièges du ressentiment, selon sa maxime du « pour vivre cachés, vivons heureux », tels étaient quelques-uns des mantras de ce derviche de grand style.

Écrivain d’éloges

Aggravons le fardeau : pour éviter d’avoir à le lire, on enchaîna les actes d’accusation. Chef d’école usant cyniquement de ses obligés, ludion des reniements, maoïste devenu papiste, expert en entrisme dans les baronnies littéraires – Gallimard ou Le Monde, libertin de l’insolence, surfeur de rodomontades, et l’on en passe. Il en va de Sollers comme il en ira de Polanski : quand l’on ne peut plus mordre les jarrets d’un mort, sonne l’heure où il faut s’en tenir à l’œuvre. Et là…
Romancier prolifique à variations intégrées, du néo-classicisme des premiers romans aux fumées joyciennes des années 1970, du célinisme sexuel de Femmes aux derniers opus en forme de prière nietzschéenne, Sollers aura beaucoup essayé, artiste à périodes comme le fut son adoré Picasso, mais selon un cubisme remis en perspective Watteau-Cézanne, violes baroques des Folies françaises, culte de l’absolue liberté mozartienne. Biographe inspiré et fulgurant de Vivant-Denon ou de Casanova, écrivain d’éloges comme il en fut peu, monstre de culture aux rotations pyrotechniques, shaman du gai savoir, et l’une des plus brillantes conversations, à la française, que l’on aura connues ces dernières décennies.

Les livres, rien que les livres

Sans doute une certaine déhiscence du goût fut-elle sa croix. Loué par le subtil Roland Barthes, proche de Lacan après son baptême sous la libido catholico-communiste de Mauriac et d’Aragon, acrobate de hautes voltes psychiques, Sollers dut affronter l’époque des doloristes qui peinent et des déprimistes qui geignent. Cet anti-Houellebecq, non dénué d’ambitions séculières, vit passer chez Gallimard trois Prix Nobel maison – Le Clézio, Modiano, Annie Ernaux –, tandis que Jean d’Ormesson entrait de son vivant dans la Pléiade. Justice ou injustice quant aux statures ? Philippe Sollers, né Joyaux, restait stoïque, narquois, cardinal d’oraisons pourpres et d’envolées célestes.

L’âge, toutefois, corroda ses dernières années. La disparition de sa « passion fixe », la romancière Dominique Rolin, l’atteignit profondément, comme s’il était soudain veuf de Venise. Se faisant plus rare, l’époux de Julia Kristeva devenait l’exilé intérieur d’une curieuse solitude. « À Philippe Sollers, aimé des fées », avait inscrit André Breton en dédicace de l’un de ses livres. Les fées lui ont fermé les yeux. Sollers était royal, enchanteur, jalousé, cible de nombreux procès en destitution. Et maintenant ? Les livres, rien que les livres, toujours les livres. Le plus grand écrivain français vivant est mort. Il y a deuil ce soir à Brocéliande. Et le bal des vampires n’y pourra rien changer.

lepoint.fr

Le communiqué de l’Elysée (7 mai 2023)

Philippe Sollers nous a quittés hier, à l’âge de 86 ans. Intempestif, vorace, mélancolique, son style comme son allure firent de lui pour beaucoup de Français, et pendant de longues années, le visage de la littérature contemporaine. Celui qui naquit Philippe Joyaux fut un orfèvre de la bibliothèque du monde entier, qui la dota d’œuvres précieuses et majeures.

S’il avait suivi les sentiers balisés, Philippe Joyaux aurait repris à Bordeaux la direction des usines de fer-blanc familiales, et consacré sa vie à la métallurgie. Mais c’est un autre creuset dont il voulait puiser les richesses. Double abdication, ou double affirmation, il commence par quitter l’ESSEC pour la Sorbonne, puis abandonne ses études littéraires pour la fréquentation buissonnière des cénacles germanopratins : Ponge sera son initiateur, Barthes, Lacan, Foucauld, Althusser ses professeurs, Julia Kristeva son grand amour.

Il lui faut un nom de plume ; le dictionnaire latin le lui fournit, Sollers, de « sollus », et de « ars », ingéniosité, virtuosité. Très vite, il rend justice à son pseudonyme. Il a 21 ans quand il accède à la majorité médiatique par la publication de ses premiers romans, salués par « le Vatican et le Kremlin », Mauriac et Aragon. Mais le vent de mai 68 commence à se lever. C’est alors l’époque de tous les essais formels, des textes découpés en 64 sections comme dans Drame, en 25 cycles comme dans Nombres, éparpillés pour se défier de toute structure comme dans Lois, ou encore étirés sans ponctuation en monologues intérieurs fleuves comme dans Paradis. La revue Tel Quel se fait l’écho de ses expérimentations, laboratoire d’une quête de sens artistique et politique qui le mène aux confins du maoïsme.

La parution de Femmes, en 1981, sonnait le virage de la maturité. Cette fugue à dix voix, ce portrait en dix visages de la féminité contemporaine, marquait un retour à une veine plus figurative que l’avant-garde vit comme une trahison, mais où Sollers trouva une nouvelle veine romanesque. Il s’inscrivit alors dans la géographie intime des Français, s’immisçant régulièrement, cigarettes aux lèvres, sur le plateaud’ « Apostrophes », s’invitant tous les mois dans les colonnes du Monde, de l’Obs et du Journal du Dimanche, se hissant tous les ans en tête de gondole, par des romans, des biographies, des monographies d’artiste, Watteau ou Picasso, Rodin ou Kooning, Vivant-Denon ou Casanova, qui traduisaient sa large culture et son goût éclectique. Quand il n’était pas occupé à user de son talent en son nom, il l’employait à le déceler chez les autres, comme directeur de collection chez Gallimard.

À travers ces réflexions sur l’art, le sexe, lui-même et Dieu, ces romans métaphysiques, ces autofictions exploratoires, pleines de références et d’intertextes, se dessine le portrait d’un inclassable. Érudit iconoclaste, bourgeois provocateur, léger et grave, altier et goguenard, se réclamant de l’antirévolutionnaire Joseph de Maistre comme de Karl Marx, séducteur mais moitié d’un couple inséparable, il débordait toujours le reflet qu’on lui prétendait lui renvoyer. Son œuvre, dont il voulut faire dès ses débuts « un système nerveux, résistant, mobile, pour survivre dans la fermeture et l’effondrement contemporains », construit un immense rébus où se donne à déchiffrer une soif d’infini, titre de la collection et de la revue qu’il dirigeait. Quant au titre de son dernier roman, Graal, paru en avril 2022, il annonçait que, peut-être, une quête touchait à sa fin.

Le Président de la République et son épouse saluent l’œuvre d’un écrivain éminemment français, dans sa virtuosité et ses paradoxes, et ainsi devenu universel, de Bordeaux à Venise. Ils adressent leurs condoléances attristées à son épouse Julia Kristeva, à ses proches, et à tous les lecteurs qui se pencheront encore durant des générations sur sa modernité intacte.

Le cavalier de la NRF

Dans son activité de critique littéraire Marc Lambron avait rendu compte du livre de Sollers "L’éclaircie"., en 2012. Le chapeau en était :
"Tout entier art", Philippe Sollers fait de nouveau mouche avec "L’éclaircie".

Par Marc Lambron

Le Point, le 09/02/2012


"L’éclaircie" de Philippe Sollers (éditions Gallimard).© Fred Kihn/Adoc-Photos
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Un roman de Philippe Sollers, c’est toujours un entrelacement de chronique, de satire, de poème. L’éclaircie ne déroge pas à la règle. L’argument-prétexte ? Un homme se souvient de son enfance bordelaise, de sa soeur, prénommée Anne, avec laquelle il a un jour échangé un baiser profond à Venise, au bord de l’inceste. À Paris, lors de l’arrivée du manuscrit de L’histoire de ma vie, de Giacomo Casanova, le narrateur rencontre Lucie, une grande bourgeoise intelligente, à laquelle le lie bientôt un amour secret, sous l’égide de la devise de Casanova, "Sequere deum" (Suivre le dieu). Lors de leurs séances de fin d’après-midi dans un studio du 7e arrondissement, ils évoquent l’air du temps, l’affaire Bettencourt et le souvenir de François Mitterrand,

"l’ultime pharaon de la pyramide hexagonale".

Sur l’écran du réglage social, les deux amants voient passer des individus déprimés ou conformistes : "Rock, cuir, albums, drogue, visages décavés, trash, gore, images virtuelles, cinéma, slogans pseudo-libertaires." L’ironie sur les lamentos sexuels de l’époque s’accompagne du souvenir bénéfique de femmes aimées : "Plus la surveillance technique augmente, plus les possibilités de liberté s’accroissent pour les systèmes nerveux éprouvés." En filigrane, l’ancien maoïste bordelais regarde les Chinois faire main basse sur les chais du Médoc. Le cavalier de la NRF se moque des tablettes, seul le papier fait foi. Et surtout - c’est le coeur du livre - la tristesse de l’époque, celle de la "classe moyenne universelle", est comme jugée par la peinture de deux géants, Manet et Picasso.

Acuité musicale

Le titre du livre renvoie à "l’intime, l’instant, l’éclaircie, la rencontre", c’est-à-dire cette trouée dans le temps que déclenche la contemplation de tableaux essentiels, tels L’Olympia ou Guernica. Si Picasso voyait l’intelligence dans chacun des coups de pinceau de Manet, c’est que le XVIIIe siècle français, dit Sollers, s’est approfondi et épanoui dans les noirs profonds du peintre du Déjeuner sur l’herbe. Puisque les tableaux effacent ceux qui ne les voient pas, ils portent à une prière exultante ceux qui savent les regarder. Sollers est un écrivain de l’affirmation, il y a un "oui" sollersien, comme une cantate de l’être-là : "J’évite autant que possible la mort." Et aussi : "On arrive, ou pas, à jouer jusqu’au bout son enfance."

L’éclaircie est un très beau livre. Sollers opacifie ses noirs, les travaille en profondeur, leur fait rendre leur charge de lumière. Sans cesse, il transforme le risque de forfanterie en acuité musicale. En dialogue-fusion avec la peinture de Manet et de Picasso, il parle merveilleusement de ce dernier et de ses compagnes, y compris les négatives - Olga, Dora, Françoise. Le souvenir des bordels du Barrio Chino, les femmes secrètes aux yeux sombres, l’éblouissement du trait juste, Sollers a pu les connaître en première personne. "Tout ce qui est atteint est détruit", disait Montherlant. Philippe Sollers, curieuse solitude, est assis sur une oeuvre et écrit pourtant dans le claquement nerveux d’un élan natif. Moiré, ensoleillé, tranchant, polyphonique, son style fait mouche à la chute de phrase : c’est un bonheur ponctué. Et c’est dans ce sentiment, exact et profus, qu’on aura eu la chance de le lire.

L’éclaircie de Philippe Sollers (Gallimard, 236 p., 17,90 euros).

lepoint.fr

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Sur pileface (sélection)

L’Eclaircie (I) : Notre premier dossier.
L’Eclaircie (II) : L’hymne à Manet & Extraits
L’Eclaircie (III) : Entrez mes livres dans un ordinateur, il va fumer
L’Eclaircie (IV) : Aux Bernardins
L’Éclaircie (V) : Le regard des dieux grecs
L’Eclaircie (VI) : Invraisemblable Góngora
Picasso et Matisse dans L’Éclaircie

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A propos de l’auteur

Né le 4 février 1957, à Lyon.
École normale supérieure (rue d’Ulm).
Diplômé de l’Institut d’études politiques (I.E.P.) de Paris,
Agrégé de lettres.
ENA (promotion Léonard de Vinci, 1983-85), auditeur (1985),
Maître des requêtes (1988) au Conseil d’État, conseiller d’État (2006) ;
Critique littéraire à l’hebdomadaire Le Point (depuis 1986), chroniqueur à Madame Figaro (depuis 1990) et sur Radio Classique (2022) ;
Professeur à l’École supérieure de commerce (E.S.C.) de Rouen (1985), ancien chargé de cours à l’École normale supérieure.
Élu à l’Académie française, le 26 juin 2014, et reçu le 14 avril 2016 par Érik Orsenna.
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Marc Lambron sur pileface

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