4 5

  Sur et autour de Sollers
vous etes ici : Accueil » SUR DES OEUVRES DE TIERS » En passant par l’Espagne : notre contemporain Georges (...)
  • > SUR DES OEUVRES DE TIERS
En passant par l’Espagne : notre contemporain Georges Bataille

Actualité (1946)

D 18 décembre 2022     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Pablo Picasso, Diane et Georges Bataille et Michel Leiris (de dos) écoutant
Manuel Angelez Ortiz chanter dans la cour du laboratoire d’oenologie
d’André Castel à Nîmes (24 septembre 1950).

Photo (C) RMN-Grand Palais / Robert Picault. ZOOM : cliquer sur l’image.
GIF


Georges Bataille serait-il à la mode ? On en a beaucoup parlé ces derniers temps. Il est vrai que Yannick Haenel qui vient d’achever son tour de France pour promouvoir son dernier roman Le Trésorier-payeur dont le héros est un nommé Bataille y est pour beaucoup [1]. Les Rencontres de Chaminadour où, en septembre, Haenel s’aventurait « sur les chemins de Georges Bataille et de Michel Leiris » pourraient aussi le laisser penser [2]. De son côté, Emmanuel Tibloux, Directeur de l’École nationale supérieure des arts décoratifs, vient de publier un article dont j’emprunte le titre pour ce dossier : « En passant par l’Espagne : notre contemporain Georges Bataille ». Il y développe des thèmes qu’il avait en partie commencé à aborder en 2021 lors d’une conférence intitulée « Univers Bataille », dans le cadre du bicentenaire de l’École des Chartes [3].
En quoi Bataille serait-il notre contemporain ? La réponse à cette question suppose qu’on sache ce qu’est exactement un contemporain ou le contemporain. Qu’est-ce que le contemporain ?, c’est précisément le titre de la conférence inaugurale que Giorgio Agamben a donnée en 2005 pour ouvrir son séminaire de l’Université IUAV de Venise [4]. S’appuyant sur la deuxième Considération inactuelle (ou « intempestive » selon les traductions) de Nietzsche [5] (sous-titrée : « De l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie ») et citant Barthes pour qui « le contemporain est l’inactuel », Agamben écrit :

Un homme intelligent peut haïr son époque, mais il sait en tout cas qu’il lui appartient irrévocablement. Il sait qu’il ne peut lui échapper.
La contemporanéité est donc une singulière relation avec son propre temps, auquel on adhère tout en prenant ses distances ; elle est très précisément la relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l’anachronisme. Ceux qui coïncident trop pleinement avec l’époque, qui conviennent parfaitement avec elle sur tous les points, ne sont pas des contemporains parce que, pour ces raisons mêmes, ils n’arrivent pas à la voir. Ils ne peuvent pas fixer le regard qu’ils portent sur elle. (p. 11 [6])
[...] Je voudrais maintenant proposer une seconde définition de la contemporanéité : le contemporain est celui qui fixe le regard sur son temps pour en percevoir non les lumières, mais l’obscurité. Tous les temps sont obscurs pour ceux qui en éprouvent la contemporanéité. Le contemporain est celui qui sait voir cette obscurité, qui est en mesure d’écrire en trempant la plume dans les ténèbres du présent. (p. 20-21)

Plus loin, Agamben a cette réflexion qu’on pourra juger paradoxale mais qui est très fine sur « la mode » :

La mode est un bon exemple de cette expérience particulière du temps que nous appelons la contemporanéité. Ce qui définit la mode est qu’elle introduit dans le temps une discontinuité particulière, qui le divise selon son actualité ou son inactualité, selon l’être ou le ne-plus-être-à-la-mode (à la mode et non simplement de mode, qui s’emploie uniquement à propos des choses). Cette césure, si subtile soit-elle, est très perceptible, au sens où ceux qui doivent la percevoir, la perçoivent en effet immanquablement, attestant par là qu’ils sont eux-mêmes à la mode. (p. 29)

Contemporain, actuel, inactuel, à la mode, Bataille ? Emmanuel Tibloux semble le penser. Vous verrez, en le lisant, que si son propos est riche et nuancé et si, finalement, il voit en Bataille « un allié de taille pour les batailles de notre temps » anticipant sur la critique de « la séparation » que développera plus tard Debord [7], ce n’est pas, me semble-t-il, sans céder lui aussi à un certain air du temps. Pour lui, Bataille serait indéfendable pour « l’esprit de notre temps sur deux plans au moins. Au plan imaginaire et moral » (Madame Edwarda [8], Le bleu du ciel [9]) comme au « plan épistémologique et métaphysique » (encore la corrida ! « On peut lire dans l’apologie de la corrida l’expression de la violence symbolique et conceptuelle de l’anthropocentrisme de Bataille comme de toute sa génération. Largement hérité de Hegel, celui-ci prend la forme de ce qu’on appelle aujourd’hui le spécisme, par analogie avec le racisme et le sexisme » écrit-il [10]).

Pour aborder l’oeuvre de Bataille, Tibloux passe par l’Espagne. L’Espagne et sa « culture de l’angoisse » ont en effet une importance cruciale pour Bataille.

A sa sortie de l’École des chartes, je l’ai rappelé ailleurs [11], Bataille est nommé à l’École des Hautes Études Hispaniques en attendant de l’être à la Bibliothèque Nationale. Il se trouve à Madrid le 7 mai 1922 [12]. Il assiste à la corrida et à la mort tragique du torero Manuel Granero. L’événement le marque suffisamment pour qu’il en fasse le moment-clé — « nécessaire(s) pour rattacher au sol terrestre, à un lieu géographique, à une date précise » écrit Bataille — d’une des scènes les plus saisissantes et les plus érotiques de son premier livre, Histoire de l’oeil, publié sous le pseudonyme de Lord Auch en 1928 [13].
A la sortie de la guerre, Bataille écrit plusieurs textes sur Goya (« Goya » : « Goya n’est pas seulement l’un des plus grands peintres qui aient vécu, et il n’annonce pas seulement, le premier, ce que nous appelons la peinture moderne, mais tout le déchirement du monde actuel [14]. » — ; ou encore : « L’oeuvre de Goya et la lutte des classes » : « Goya fut le peintre de l’impossible, tirant de grisantes vibrations de la folie qui le débordait. En quoi dans la plus cruelle impatience, il est espagnol jusqu’au bout, agrandissant l’instinct jusqu’à la mort [15]. »).


Goya, La mort malchanceuse de Pepe Hillo (Jose Delgado) dans l’Anneau de Madrid le 11 mai 1801.
Planche 33 de L’Art de la Tauromachie, 1816.
ZOOM : cliquer sur l’image.
GIF

« L’Espagne libre ». Bataille écrit aussi sur « les peintures politiques de Picasso », c’est-à-dire essentiellement sur Guernica (« Si l’Espagne libre, antifasciste, est pour nous pleine de sens, le peintre espagnol Picasso, dont, pendant la guerre civile, l’antifascisme eut l’occasion de s’exprimer, ne peut en être dissocié. Picasso n’est pas seulement le plus grand des peintres vivants : il est aussi le plus libre. Il l’est, me semble­-t-il, de la façon la plus espagnole, à la fois rude, familière et même en un sens excédante [16]. »).
En 1946, Bataille écrit surtout un long texte « A propos de Pour qui sonne le glas d’Ernest Hemingway » [17]. Dès le début, il évoque à nouveau la mort du torero Manuel Granero qui l’avait si fortement marqué vingt-quatre ans plus tôt. « L’intérêt de l’article de 1946 est que Bataille s’attache à y "définir le sens de l’Espagne pour nous" » écrit Tibloux. Ce texte comme celui sur Picasso a été publié dans ce qui aurait du être une collection dirigée par Bataille lui-même et qui ne comportera qu’un numéro : Actualité [18]. Réédité dans le tome XI des Oeuvres Complètes de Bataille (Gallimard, 1988), il a été repris dans les Courts écrits sur l’art aux éditions Lignes en 2017 (préface, magnifique, de Didi-Huberman). L’intérêt de ce texte est que, sous couvert d’« actualité », il apparaît justement d’une brûlante contemporanéité, entre autres par les réflexions que Bataille, que de belles âmes ou de mauvais lecteurs, ont parfois soupçonné de complaisance avec le fascisme [19], y développe sur « la servitude franquiste » et la « résistance » que le peuple espagnol a pu lui opposer, parce que, selon Bataille, il n’est pas « entré » dans « le monde de la grande production industrielle », de ce « capitalisme » qui a « achevé de séparer les hommes ». Bataille trouve même chez les ouvriers espagnols de la Catalogne comme chez les paysans andalous une forme négative d’anarchisme apolitique qui nie la réalité : « L’anarchisme est, au fond, la plus onéreuse expression d’un désir obstiné de l’impossible. » [20]
« Le désir de l’impossible sans doute n’est pas le privilège de l’Espagne : il est généralement humain (même il définit la nature humaine) » écrit encore Bataille. Cette phrase peut surprendre : n’y aurait-il pas plutôt (aussi) dans la « nature humaine », trop humaine, une« postulation simultanée » (pour détourner les mots de Baudelaire [21]) à la servitude volontaire ? Ce sont ces textes — de 1928, de 1946 — que je vous propose de lire maintenant. A vous de vérifier si, du Bataille prônant le désir de l’impossible, vous vous sentez contemporains.

GIF

La mort du toréro Manuel Granero le 7 mai 1922. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

GIF

L’oeil de Granero

Georges Bataille, Histoire de l’oeil, X

Le 7 mai 1922 les toreros La Rosa, Lalanda et Granero devaient combattre dans les arènes de Madrid, les deux derniers étant considérés en Espagne comme les meilleurs matadors et en général Granero comme supérieur à Lalanda. Il venait tout juste d’avoir vingt ans, toutefois il était déjà extrêmement populaire, étant d’ailleurs beau, grand et d’une simplicité encore enfantine. Simone s’était vivement intéressée à son histoire et, par exception, avait manifesté un véritable plaisir quand Sir Edmond lui avait annoncé que le célèbre tueur de taureaux avait accepté de dîner avec nous le soir de la course.

Ce qui caractérisait Granero parmi les autres matadors, c’est qu’il n’avait pas du tout l’air d’un garçon boucher, mais d’un prince charmant très viril et aussi parfaitement élancé. Le costume de matador, à ce point de vue, est expressif, parce qu’il sauvegarde la ligne droite toujours érigée très raide et comme un jaillissement chaque fois que le taureau bondit à côté du corps, et parce qu’il adhère étroitement au cul. Une étoffe d’un rouge vif et une épée brillante — en face d’un taureau qui agonise et dont le pelage est fumant à cause de la sueur et du sang — achèvent d’accomplir la métamorphose et de dégager le caractère le plus captivant du jeu. Il faut tenir compte aussi du ciel torride particulier à l’Espagne, qui n’est pas du tout coloré et dur comme on l’imagine : il n’est que parfaitement solaire avec une luminosité éclatante mais molle, chaude et trouble, parfois même irréelle à force de suggérer la liberté des sens par l’intensité de la lumière liée à celle de la chaleur.

En fait cette extrême irréalité de l’éclat solaire est tellement liée à tout ce qui eut lieu autour de moi pendant la corrida du 7 mai que les seuls objets que j’aie jamais conservés avec attention sont un éventail de papier rond, mi-jaune, mi-bleu, que Simone avait ce jour-là et une petite brochure illustrée où se trouvent un récit de toutes les circonstances et quelques photographies. Plus tard, au cours d’un embarquement, la petite valise qui contenait ces deux souvenirs tomba dans la mer d’où elle fut retirée par un Arabe à l’aide d’une longue perche, c’est pourquoi ils sont en très mauvais état, mais ils me sont nécessaires pour rattacher au sol terrestre, à un lieu géographique, à une date précise, ce que mon imagination me représente malgré moi comme une simple vision de la déliquescence solaire.

Le premier taureau, celui dont Simone attendait les couilles crues servies dans une assiette, était une sorte de monstre noir dont le débouché hors du toril fut si rapide qu’en dépit de tous les efforts et de tous les cris, il éventra successivement les trois chevaux avant qu’on eût pu ordonner la course ; une fois, cheval et cavalier furent soulevés ensemble en l’air pour retomber derrière les cornes avec fracas. Mais Granero ayant pris le taureau, le combat commença avec brio et se poursuivit dans un délire d’acclamations. Le jeune homme faisait tourner autour de lui la bête furieuse dans une cape rose ; chaque fois son corps était élevé par une sorte de jet en spirale et il évitait de très peu un choc formidable. A la fin, la mort du monstre solaire s’accomplit avec netteté, la bête aveuglée par le morceau de drap rouge, l’épée plongée profondément dans le corps déjà ensanglanté ; une ovation incroyable eut lieu pendant que le taureau avec des incertitudes d’ivrogne s’agenouillait et se laissait tomber les jambes en l’air en expirant.

Dessin d’André Masson. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

GIF

Simone qui se trouvait assise entre Sir Edmond et moi et qui avait assisté à la tuerie avec une exaltation au moins égale à la mienne ne voulut pas se rasseoir quand l’interminable acclamation du jeune homme eut pris fin. Elle me prit par la main sans mot dire et me conduisit dans une cour extérieure de l’arène extrêmement sale où il y avait une odeur d’urine chevaline et humaine suffocante étant donné la grande chaleur. Je pris, moi, Simone par le cul et Simone saisit à travers la culotte ma verge en colère. Nous entrâmes ainsi dans des chiottes puantes où des mouches sordides tourbillonnaient dans un rayon de soleil et où, resté debout, je pus mettre à nu le cul de la jeune fille, enfoncer dans sa chair couleur de sang et baveuse, d’abord mes doigts, puis le membre viril lui-même, qui entra dans cette caverne de sang pendant que je branlais son cul en y pénétrant profondément avec le médius osseux. En même temps aussi les révoltes de nos bouches se collaient dans un orage de salive. L’orgasme du taureau n’est pas plus fort que celui qui nous arracha les reins et nous entre-déchira sans que mon gros membre eût reculé d’un seul cran hors de cette vulve emplie jusqu’au fond et gorgée par le foutre.

La force des battements du coeur dans nos poitrines, aussi brûlantes et aussi désireuses l’une que l’autre d’être collées toutes nues à des mains moites, pas du tout apaisées, le cul de Simone aussi avide qu’avant, moi, la verge restée obstinément raide, on revint ensemble au premier rang de l’arène. Mais une fois arrivés à notre place auprès de Sir Edmond, là où devait s’asseoir Simone, en plein soleil, on trouva une assiette blanche sur laquelle deux couilles épluchées, glandes de la grosseur et de la forme d’un œuf et d’une blancheur nacrée, à peine rose de sang, identique à celle du globe oculaire : elles venaient d’être prélevées sur le premier taureau, de pelage noir, dans le corps duquel Granero avait plongé l’épée.
— Ce sont les couilles crues, dit Sir Edmond à Simone avec un léger accent anglais.
Cependant Simone s’était mise à genoux devant cette assiette qu’elle regardait avec un intérêt absorbant, mais aussi avec un embarras extraordinaire. Il semblait qu’elle voulait faire quelque chose et qu’elle ne savait pas comment s’y prendre et que cela la mettait dans un état d’exaspération. Je pris l’assiette pour qu’elle pût s’asseoir, mais elle me la retira avec brusquerie en disant « non » sur un ton catégorique, puis elle la replaça devant elle sur la dalle.

Sir Edmond et moi commencions à être ennuyés d’attirer l’attention de nos voisins juste à un moment où la course languissait. Je me penchai à l’oreille de Simone et lui demandai ce qui la prenait.
— Idiot, répondit-elle, tu ne comprends pas que je voudrais m’asseoir dans l’assiette et tous ces gens qui regardent !
— Mais c’est complètement impossible, répliquai-je, assois-toi.
J’enlevai en même temps l’assiette et l’obligeai à s’asseoir tout en la dévisageant pour qu’elle vît que j’avais compris, que je me rappelais l’assiette de lait et que cette envie renouvelée achevait de me troubler. En effet à partir de ce moment-là, ni elle, ni moi ne pouvions plus tenir en place et cet état de malaise était tel qu’il se communiqua par contagion à Sir Edmond. II est juste de dire que, de plus, la course était devenue ennuyeuse, des taureaux peu combatifs se trouvant en face de matadors qui ne savaient pas comment les prendre et par-dessus tout, comme Simone avait tenu à ce que nous eussions des places au soleil, nous étions pris dans une sorte d’immense buée de lumière et de chaleur moite qui desséchait la gorge et oppressait.

Il était vraiment tout à fait impossible à Simone de relever sa robe et d’asseoir son derrière mis à nu dans l’assiette aux couilles crues. Elle devait se borner à garder cette assiette sur les genoux. Je lui dis que j’aurais voulu la baiser encore une fois avant le retour de Granero qui devait combattre seulement le quatrième taureau, mais elle refusa et resta là, vivement intéressée malgré tout par des éventrements de chevaux suivis, comme elle disait puérilement, de « perte et fracas », c’est-à-dire de la cataracte des boyaux.
Le rayonnement solaire nous absorbait peu à peu dans une irréalité bien conforme à notre malaise, c’est-à-dire à l’envie muette et impuissante d’éclater et de renverser les culs. Nous faisions une grimace causée à la fois par l’aveuglement des yeux, la soif et le trouble des sens, incapables aussi de trouver la désaltération. Nous avions réussi à partager à trois la déliquescence morose dans laquelle il n’y a plus aucune concordance des diverses contractions du corps. A un tel point même que le retour de Granero ne réussit pas à nous tirer de cette absorption abrutissante. D’ailleurs le taureau qui se trouvait devant lui était méfiant et semblait peu nerveux : la course se poursuivait en fait sans plus d’intérêt qu’avant.
Les événements qui suivirent se produisirent sans transition et comme sans lien, non parce qu’ils n’étaient pas liés vraiment, mais parce que mon attention comme absente restait absolument dissociée. En peu d’instants je vis, premièrement, Simone mordre à mon effroi dans une des couilles crues, puis Granero s’avancer vers le taureau en lui présentant le drap écarlate — enfin, à peu près en même temps, Simone, le sang à la tête, avec une impudeur suffocante, découvrir de longues cuisses blanches jusqu’à sa vulve humide où elle fit entrer lentement et sûrement le second globule pâle — Granero renversé par le taureau et coincé contre la balustrade ; sur cette balustrade les cornes frappèrent trois coups à toute volée, au troisième coup une corne défonça l’oeil droit et toute la tête. Un cri d’horreur immense coïncida avec un orgasme bref de Simone qui ne fut soulevée de la dalle de pierre que pour tomber à la renverse en saignant du nez et toujours sous un soleil aveuglant ; on se précipita aussitôt pour transporter à bras d’homme le cadavre de Granero dont l’oeil droit pendait hors de la tête.

Georges Bataille, Oeuvres complètes, tome I, Gallimard, p. 52-56.

Picasso, La Mort du torero, 1933. Huile sur bois, 31x40cm. Coll. Musée Picasso.
Photo A.G., 24 janvier 2017. Zoom : cliquer sur l’image.

GIF
GIF


Actualité.
ZOOM : cliquer sur l’image.
GIF

A PROPOS DE « POUR QUI SONNE LE GLAS »
D’ERNEST HEMINGWAY

Georges Bataille, Actualités, n°1 « L’Espagne libre » (1945).

J’essayerai de définir le sens de l’Espagne pour nous. En particulier en un temps où elle a pris plus que sa part des maux qui nous ont frappés. Je me servirai à cette fin de détours, faisant même appel à des souvenirs personnels.
Du peon de brega dont parle Pilar de Blanquet, j’ai sous les yeux une photographie singulière : droit, debout, de face, les mains dans un geste d’horreur aplaties sur les yeux. D’horreur et même de solitude : les autres personnages du drame, précipités, emportent Granero mourant, dont un taureau vient d’enfoncer la tète.
Comme Pilar le dit, la corne ouvrit la tête de Granero. Il eut exactement la figure brisée, divisée en +fragments rouges : l’œil pendait au-dehors. C’est ce que vit Blanquet, et ce qui, d’horreur, lui plaqua les mains au visage.
J’étais à l’opposé de la Plaza et, de toute la scène, je n’ai connu les détails que dans les récits — ou les photographies qu’on en publia. Mais ce jeune homme au vêtement étin­celant, brusquement renversé, bousculé contre la barrière, le taureau, quelques secondes, s’acharnant à coups de cornes sur lui (les cornes à grande volée heurtant les planches en tirèrent des sons plats, macabres, et comme les trois coups de la mort) : il y eut, je ne sais à quel instant, dans l’arène où l’innombrable foule s’était levée, un silence accablé, cette entrée théâtrale, en pleine fête, au soleil, de la mort eut je ne sais quoi d’évident, d’attendu, d’intolérable.
Jamais, dès lors, je n’allai aux courses de taureaux sans que l’angoisse me tendît les nerfs intensément. L’angoisse en aucune mesure n’atténuait le désir d’aller aux arènes. Elle l’exaspérait au contraire, composant avec une fébrile impatience. Je commençais à comprendre alors que le malaise est souvent le secret des plaisirs les plus grands. La langue espagnole a pour désigner cette sorte d’exaltation qui sous­ tend l’angoisse un mot précis, la emoción : c’est exactement le sentiment que donnent des cornes de taureau manquant d’un doigt le corps du torero. Il s’agit d’une catégorie bien déterminée de sensations où jouent avec le danger la répétition, la rapidité, l’élégance (dans les mouvements du corps ou le lancer d’une cape). Mais l’essence en est la mort qu’engage une attitude d’incessant défi, qui n’est qu’à la limite, à peine évitée, d’un mouvement allant d’autant plus au cœur qu’il est lent, précis, infime.
D’avoir vu devant moi mourir m’avait fait en une fois entièrement entrer, mème à n’en plus pouvoir, dans l’intimité d’un tel jeu.
Pour être alors excessives, mes réactions ne s’éloignaient pas de celles qu’éprouve et que cherche mème la foule des arènes. Qui a vécu en Espagne ne s’étonne nullement du mot fort, extase, dont se sert Hemingway, parlant des fins poursuivies de tout Espagnol assistant aux corridas : « Si les spectateurs, dit-il, savent que le matador est capable d’exécuter une série complète de passes de muleta où se trouveront valeur, art, compréhension et, par-dessus tout, beauté et grande émotion, ils supporteront un travail médiocre, sans courage ou désastreux, parce qu’ils ont espoir de voir, tôt ou tard, la faena complète ; la faena qui fait sortir l’homme de lui-même et le fait se sentir immortel tandis qu’il l’exécute, qui le met dans une extase qui est, bien que momentanée, aussi profonde qu’aucune extase religieuse ; extase qui emporte en même temps tous les hommes présents dans l’arène et qui gagne à mesure en intensité d’émotion, entraînant le torero avec elle ; et lui, au moyen du taureau, joue sur la foule et en ressent à son tour la réponse, dans une croissante extase de dédain ordonné, rituel et passionné de la mort , qui vous laisse, lorsqu’elle est finie et que la mort a été administrée à l’animal qui l’a rendue possible, aussi vide, changé et triste qu’après n’importe quelle haute émotion. » (Mort dans l’après-midi, dans la traduction Daumal, p. 184.)
Je reconnus, après quelques mois de séjour en Espagne, que j’étais dans un autre monde moral, moins détendu et moins aimablement réel, mais, par un côté, bien plus atta­chant. Je remarquai dans le peuple une aptitude à saisir d’infinies nuances (comme en perçoivent ici les amateurs raffinés d’arts inaccessibles à la foule), la plupart liées à quelque forme d’angoisse.
Dans les corridas, l’angoisse est commandée par une menace de mort, suspendue sur le torero. Chaque détail du jeu, par sa précision, son élégance, sa rareté, accentue, rassure ou détend l’angoisse. En ce sens, la foule est au jeu du torero comme à l’archet le corps du violon, caisse de résonance dont la sensibilité est faite de l’angoisse commune. L’étrange composition veut de la part de tous qu’avant d’être détendue la tension s’exaspère à briser. Elle suppose l’aptitude à saisir rapidement les différences les plus faibles : sans cela le degré de plus de hardiesse du torero n’aurait pas, comme il l’a, le pouvoir de porter l’émotion (la emoción) aux limites de l’impossible. Cette manière de réagir d’un peuple entier est le résultat d’une authentique culture, évidemment spontanée, de l’angoisse.
Cette culture de l’angoisse, qui distingue le peuple espagnol, n’est pas seulement liée à la tauromachie. Elle n’est pas moins sensible à l’occasion des chants et des danses. S’entend de rares chants et de quelques danses spécifiquement espagnoles.
Il est difficile d’en saisir le jeu si l’on n’a de ces danses, de ces chants, qu’une connaissance extérieure. Un disque, un spectacle donné hors d’Espagne n’ont pas la « caisse de résonance » qu’est l’angoisse « cultivée » de la foule de Madrid.
En Espagne, les réactions fondées sur l’angoisse du public sont aisément sensibles. On y applaudit comme ailleurs, mais l’applaudissement n’est qu’un pauvre moyen de marquer la satisfaction. L’exclamation commune et particulière à l’Espagne, « olé ! », est bien plus forte. Elle a une tonalité rauque, elle est tendue, rapide, dégageante et, malgré tout, comme étranglée. Elle donne au même instant une convulsion unique à dix mille gorges et rien n’est plus saisissant. À mon sens, elle signifie ceci d’étrange : « la limite du possible est franchie, cette audace vraiment inconcevable, suivie d’une réussite si belle, est telle qu’on n’aurait pu l’espérer. » Elle signifie évidemment que l’audace serre le cœur et que la réussite le rassure. Mais ceci demeure essentiel (exagéré sans doute, fait d’un consentement de bonne volonté, n’importe) : la conscience d’être dépassé, la limite du possible franchie, l’impossible sous les yeux.
Un sens fort s’atténue à la longue, mais qu’on entende une fois la foule en Espagne : on n’a nulle peine à discerner ces éléments.
Si des Espagnols crient « olé ! » à d’autres occasions qu’aux taureaux, ils expriment encore le sentiment d’être dépassés. Qu’il s’agisse d’une danse ou d’un chant, même d’un bon mot, ils marquent l’instant où ce qui semblait impossible est cependant là. Et l’angoisse, dans le cas d’une danse ou d’un chant, peut n’être pas moins grande que dans les arènes.

Après un certain temps de séjour, j’ai pris les habitudes et les réflexes du public de Madrid. A tout prendre, assister à la mort d’un torero n’eut d’autre effet qu’accentuer. (J’étais peut-être, il est vrai, disposé...) Pendant quelques jours et chaque soir, autant qu’elle dansa, j’allai voir une danseuse (qui, dans l’histoire de la danse espagnole, ne laissa qu’un nom mineur) : sa danse, elle aussi, me donnait une angoisse qui commençait avant qu’elle n’entrât en scène. En Espagne, une danseuse de renom ne danse pas dans un décor, mais devant une tenture de velours noir. La scène, avant chaque danse, est vide avec ce fond noir : un instant suspendu, un léger battement, derrière la tenture, des castagnettes annonce qu’invisible encore, mais souverainement belle, désirable, la danseuse est là, prête à officier dans la majesté d’une robe à volant et d’un châle. La danse, essentiellement mime du plaisir angoissé, exaspère un défi qui suspend la respiration. Elle communique une extase, une sorte de révélation suffoquée de la mort et le sentiment de toucher l’impossible.
Je vis de cette façon deux ou trois danseuses et m’attachai davantage à l’une d’entre elles.
Je rentrai à Paris et j’avais oublié mes angoisses de Madrid quand je vis un jour, au programme d’un music-hall, le nom de cette danseuse préférée, mais il me fallut voir dans un décor d’opérette un spectacle chargé pour moi d’un sens en quelque sorte sacré. Le public demeurait insensible, étranger : ce qui opérait à Madrid, à Paris n’était qu’un intermède ennuyeux. De ma déconvenue, je tire aujourd’hui cet enseignement : comme la tauromachie, cet art populaire de la danse exige du public une véritable culture. Non seulement celui-ci doit être sensible aux détails de la technique, mais un sens profond ne doit pas non plus lui échapper. On dit communément que les corridas du Sud de la France n’ont pas le même intérêt que celles de l’Espagne. Les toreros et les taureaux sont les mêmes et seuls les spectateurs diffèrent. On dit que la foule en France ignore les vraies difficultés du jeu, applaudit à des passes brillantes, mais vulgaires, ne réagit pas à des audaces plus périlleuses. Les toreros ne peuvent dans ces conditions se donner de mal, sachant que leurs efforts ne seront pas reconnus, qu’un escamotage, au contraire, leur vaudra le plus grand succès. Je crois que ce côté ne joue pas seul, l’atmosphère est faite des réactions contagieuses de la foule. La foule, en France, aux courses de taureaux comme aux spectacles de danse, est moins étreinte. Il lui manque une sensibilité intime, un fond d’angoisse, sans lequel la connaissance approfondie de la technique a non seulement peu de chances de se développer, mais laisse vide.

Il n’y aurait ni tauromachie ni danse espagnoles si l’existence de la foule n’était pas à quelque moment liée par l’angoisse au désir de l’impossible. Il est parfois nécessaire d’aller dans le sens de ce qui donne de l’angoisse aussi loin qu’on peut aller (tel est le fondement de la tragédie). Ainsi nous atteignons l’au-delà du possible, ou du moins sa limite ; ainsi nous nous ouvrons ces royaumes de l’impossible, où les choses sont plus belles, plus grandes et poignantes. Si quelque jour, l’audace d’aller aussi loin nous manquait, les richesses désignées sous les noms vulgaires de culture, de religion, d’art, nous seraient retirées : l’essence de la vie humaine, au-delà de la triste nécessité, est en jeu dans cette sorte d’audace, différente du courage militaire, mais non moins grave. Jean Camp, donnant du caractère espagnol un essai de définition, le laisse voir dominé par un besoin de fuir ce qui est pour ce qui n’est pas. Cette définition profonde et, je pense, fidèle a peut-être le tort d’accentuer le moment négatif de la fuite : positivement ce que Jean Camp désigne sous ce nom de fuite est le désir de l’impossible. Le désir de l’impossible sans doute n’est pas le privilège de l’Espagne : il est généralement humain (même il définit la nature humaine). Mais il n’est pas d’ordinaire exaspéré, dominant, susceptible comme en Espagne de crisper une foule entière en vue d’un même objet ; il n’a pas la force en d’autres pays de donner à l’existence un tel mépris du quotidien (même l’accent du langage exaspère le mépris). Et ce qui sans doute m’attache le plus est que ce caractère est commun, tenant à la foule, à la vie collective autant qu’à l’individu. La culture de l’angoisse dont j’ai parlé qui donne à la volonté d’impossible une issue est celle que le peuple se donne lui-même. Elle n’est pas enseignée dans les écoles, elle n’est pas l’apanage de milieux intellectuels. La « culture » du peuple espagnol est l’analogue d’autres cultures populaires mais elle n’est pas seulement la plus entière ou la plus vivante (je crois qu’aucun autre peuple d’Europe ne garde à ce point ce genre de connaissances techniques d’origine immédiate) ;j’imagine qu’aucune autre culture populaire aujourd’hui n’a cette profondeur, qu’aucune n’exprime ainsi la nostalgie de l’impossible.
Lorsqu’on parle de culture populaire, on envisage aussi la culture la plus répandue, mais rudimentaire, excluant une profondeur regardée comme inaccessible. Si l’on veut mettre la culture à la portée du peuple, on lui donne aussitôt les limites du possible, on retranche ce qui cherche l’impossible. En quoi l’on a raison : la culture intellectuelle en général a peu de prix pour le peuple (c’est un peu moins clair en Espagne où pullulent les autodidactes). La vérité est que la culture moderne est celle d’une société divisée en classes étrangères moralement les unes aux autres. Moralement, la classe inférieure d’une société capitaliste est même davantage dissociée que celle des sociétés féodales. La culture du monde moderne est l’œuvre, exclusivement, des classes moyennes ou supérieures. C’est d’ailleurs un produit composite. Elle conserve au prix d’artifices l’héritage de l’aristocratie. La culture l’exprimant directement les besoins de la société actuelle est technique, scientifique et, sur le plan moral, humanitaire et pratique. Les véritables richesses culturelles de notre temps sont plutôt l’expression du déchirement et de la maladie de la société. Il est rare actuellement qu’un homme ait une existence indépendante du développement industriel : tantôt nous lui sommes subordonnés et nous l’exprimons fidèlement, tantôt nous l’évitons, le fuyons et nous sommes par lui rejetés dans un monde arbitraire ou malade.
Les Espagnols n’ont pas « fui » le monde de la grande production industrielle : ils n’y sont pas entrés. L’industrie de l’Espagne est de date récente et d’ailleurs peu développée. Elle est plutôt comme une excroissance étrangère : elle ne domine pas. Les mouvements politiques du prolétariat n’y ont pas le même aspect qu’en Angleterre ou en France. Le prolétariat agricole y compte beaucoup : les paysans anarchistes d’Andalousie se sont plusieurs fois soulevés ; les villages de l’Andalousie avaient des clubs anarchistes où les êtres les plus simples discutaient du sens de l’humanité. Même les ouvriers, d’origine proprement espagnole en grand nombre, de la Catalogne industrielle ont leur manière de vivre hors du monde. Comme l’étaient les paysans andalous, ils sont principalement apolitiques : anarchistes, du monde légal ils nient la réalité. Ils montrent, le niant, qu’il n’a pu les écraser ; mais s’ils ne se mettent pas comme d’autres à son niveau, leur action ne prend pas sur lui, est purement négative (en quoi elle est efficace sur le plan syndical et n’a que peu de valeur politique et militaire). L’anarchisme est, au fond, la plus onéreuse expression d’un désir obstiné de l’impossible.
Les Espagnols n’ont pas « fui » la dure réalité du capita­lisme industriel comme les intellectuels modernes. Ils n’ont pas subi la même pression que d’autres peuples : d’ailleurs leur caractère, dès l’abord, les portait par-delà la réalité : ils fuient la réalité mais depuis longtemps.

Je transcrirai, pour donner de la culture populaire de l’Espagne une idée moins imprécise, une courte chanson andalouse.
Du chanteur, « l’antédiluvien Bermudez », Gomez de la Serna décrit « la grosse voix de vin rouge » conservée « dans la cave de son âme ». Il chantait en 1922 à Grenade, dans un important concours de chant flamenco [22] « L’arrivée de cet homme au concours, écrit La Serna,fut quelque chose de biblique, comme s’il avait été guidé par une étoile. »
Après quelques accords de guitare, assis sur l’estrade, il chanta (plutôt lança sa voix en une sorte de cri excédant, déchiré, prolongé et, lorsqu’on l’imaginait épuisé, accédant dans ce prolongement d’un râle, à l’inimaginable) :

Et ils l’enterrèrent
et ils l’enterrèrent
et ils l’enterrèrent
et ils l’enterrèrent
et ils l’enterrèrent
et ils l’enterrèrent
et ils l’enterrèrent
et ils le firent enterrer
dans le triste petit monument de ses déceptions.

Ces quelques lignes, sans doute, ont en elles-mêmes peu de sens, mais le chant successivement lent, gémi, puis aigu jusqu’à la démence, atteignait cette extrême région du possible où ne nous font accéder que rarement de violents sanglots.

Nous ne pouvons surestimer le sens de ce peuple : il ne conserve pas seulement, mais fait vivre et maintient au sommet de l’intensité la culture du temps où le capitalisme n’avait pas achevé de séparer les hommes. Cette culture actuelle exprime la même soif que le mysticisme de Jean de la Croix ou les compositions douloureuses de Goya. Les statues polychromes aux chairs pantelantes, tel crucifié de peau humaine à la longue chevelure de femme relèvent apparemment du même esprit. Mais l’actuelle culture du peuple est indépendante de la religion chrétienne. Elle exprime une fierté agressive dans la mort et la douleur qui n’est guère évangélique, qui même exaspère le sens de la liberté .
Le récit d’Hemingway ne décrit pas seulement la vie d’exploités luttant contre leurs exploiteurs, qui ont pris contre eux les armes, mais le destin dans cette guerre des hommes et des femmes de ce peuple doué de la sensibilité dont j’ai parlé. C’est par là qu’il émeut le plus humainement.
Les franquistes, sans doute, ne luttaient pas contre le peuple en ennemis de cette culture ou pour la détruire. Les propriétaires s’en prenaient à l’intérêt matériel des paysans ou des ouvriers, mais devaient pour cela s’en prendre à leur liberté. Et, s’il faut juger des liens associant la culture et la liberté du peuple, nous pouvons nous référer aux peintures et aux dessins où Goya évoque une première fois ce peuple en lutte pour sa liberté (ainsi l’admirable Dos de mayo). Il est vrai que cette liberté, l’opposition du peuple à l’envahisseur de 1808 la montrait dès l’abord inviolable. Aux États se succédant, fondés sur la domination de forces étrangères au peuple (militaires de caste, Maures, Italiens), la population opprimée demeure elle-même étrangère. En aucun pays sans doute, ce qui procède du gouvernement central n’est plus visiblement nié, sinon haï. La vie espagnole a lieu malgré les guardias civiles, armés d’une carabine, habitués à tirer juste et souvent (ceci même avant la dictature de Primo). Mais, s’il est impossible au fond d’atteindre ou même d’atténuer la liberté morale du peuple, des dizaines de milliers n’en maigrissent pas moins dans des bagnes analogues à ceux d’Himmler. Payant de leur malheur l’irréductible insoumission de tous.

Goya, El dos de mayo de 1808 en Madrid, 1814. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

GIF

Il n’est guère aujourd’hui de peuples en Europe qui n’aient payé la liberté au prix du sang. Mais le peuple espagnol, le premier, supporta l’agression du fascisme. Il lui résista d’abord en des conditions d’invraisemblable dénuement. Il succomba après une guerre de trente-deux mois, ayant versé le sang dans des proportions qui étonnent même aujourd’hui (de part et d’autre, dans la population entière, environ 5 % de morts, tués ou fusillés : l’équivalent pour la France métropolitaine de deux millions). Ces sacrifices à une cause commune justifient d’évidence une part à la victoire. Ils peuvent en outre fixer l’attention sur l’enseignement que nous donne en matière de vie, de morale, de culture, un peuple aussi avide de liberté.
Avant la guerre, surtout avant l’avènement d’Hitler, il arrivait que des Français, des Américains, des Anglais se rendent en Allemagne afin d’étudier la nouvelle philosophie de l’angoisse. Ces voyages, ces études eurent des répercussions dont il faut dire évidemment qu’elles n’ont rien à voir avec les propagandes politiques (ainsi, en France, la philo­sophie de Jean-Paul Sartre). Quoi qu’on pense par ailleurs de cette philosophie nouvelle, un peu partout de diverses manières, la conscience s’est répandue que l’angoisse n’est pas une souffrance négative et supprimable, mais une façon d’être essentielle à l’homme, sans laquelle nous n’avons de l’être qu’une expérience inauthentique. Il est banal aujourd’hui de parler (peut-être est-ce un peu superficiel) du prix, de la valeur et du sens profonds de l’angoisse. Il se peut qu’à Fribourg, à Heidelberg, Heidegger, Jaspers reprennent leur enseignement. Mais, si des esprits avides d’horizons plus larges cherchent les lieux d’où l’on aperçoit dans son étendue tout le possible de l’homme, je veux penser que ces écoles où reparleraient les philosophes de l’angoisse les laisseraient déçus : dans des salles de cours, on ne mène pas loin l’« expérience de l’être ». Il n’est pas sûr non plus qu’ils gagneraient beaucoup à se rendre en des pays où les possibilités de la technique industrielle sont les plus développées. Et mème en un monde où, le vieil édifice social aboli, l’existence se fonde sur de nouvelles bases, ils ne verraient pas encore dans une échappée sans bornes ce qu’atteignent l’audace et la liberté morales. (L’enfantement est un temps où les hommes sont occupés, où ce qui est lointain passe — et doit passer — après la nécessité immédiate.) Je doute qu’il existe aujourd’hui un peuple ou généralement des hommes susceptibles d’apporter aux autres un ensei­gnement plus authentique que le peuple ou les hommes de l’Espagne libre. Je ne m’intéresse guère aux professeurs, pas toujours aux politiciens. Les livres... Il me semble aujourd’hui que les plus lointaines — et les plus renversantes — vérités de la vie, je les rencontrais au hasard vivant dans l’Espagne libre.

Espagne libre, d’une façon fondamentale, doit s’entendre au sens politique. Mais il est dans les cœurs une liberté intime qui subsiste à l’intérieur des prisons. Je puis parler en ce sens de l’Espagne qui, demain, se libèrera de la servitude franquiste. C’est l’Espagne même qu’Hemingway connut entre les deux guerres, où, me semble-t-il, se forma une part essentielle de l’expérience que nous communiquent ses livres. L’Espagne pour laquelle ensuite il combattit. L’expérience d’Hemingway, qui donne à son œuvre un sens aigu (mais par-dessus tout viril : l’Espagne n’est pas tellement angoisse que gaieté anxieuse, que bravade, que virile exigence de l’impossible), j’imagine d’autres hommes, après lui, la faisant. Comme le musulman attend de La Mecque on ne sait quel enseignement divin, ces nouveaux pèlerins s’en iraient en Espagne à la recherche de vérités humaines que cachent en d’autres pays les transformations extrêmes de la société. La police de Franco ne tiendra plus longtemps les postes à la frontière pyrénéenne. Et le jour n’est pas loin où le nom de Phalange commencera dans les mémoires à s’effacer.


La dernière page de l’article de Bataille.
ZOOM : cliquer sur l’image.
GIF

LIRE AUSSI : Ernest Hemingway, l’écrivain, les femmes et la mort.

GIF

LES PEINTURES POLITIQUES DE PICASSO

Guernica, Guernica, 1er état, 11 mai 1937 - 3ème état, mai 1937 -
6ème état, mai 1937 - état définitif, 4 juin 1937.
Huile sur toile, 349,3 x 776,6 cm. Photos Dora Maar. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.


Songes et mensonges de Franco, Paris, 8 janvier 1937.
Eau forte et aquatinte au sucre sur cuivre, IIIe état.
Epreuve sur papier vergé, tirée par Lacourière. Dation Pablo Picasso 1979 MP2751.
Musée Picasso-Paris. Photo A.G., 20 janvier 2016. Zoom : cliquez l’image.


Si l’Espagne libre, antifasciste, est pour nous pleine de sens, le peintre espagnol Picasso, dont, pendant la guerre civile, l’antifascisme eut l’occasion de s’exprimer, ne peut en être dissocié. Picasso n’est pas seulement le plus grand des peintres vivants : il est aussi le plus libre. Il l’est, me semble­-t-il, de la façon la plus espagnole, à la fois rude, familière et même en un sens excédante.
Durant la guerre d’Espagne, Picasso donna une première fois à sa peinture un sens politique précis. Le premier massacre d ’une population par un bombardement d’avions qui eut lieu à Guernica : le 26 avril 1937, des avions allemands pillonnèrent la vieille ville, chef-lieu politique de l’Euzkadi, dont le chêne séculaire était le symbole des libertés basques. On sait qu’au pavillon espagnol de l’Exposition de 1937, Picasso exposa une toile immense représentant les malheurs de Guernica.
Il est étrange que le plus libre des arts ait atteint son sommet dans une peinture politique. De toutes les toiles de Picasso, Guernica n’en est pas moins celle qui nous a le plus fortement émus. Ce n’est pas, il est vrai, la première fois que la lutte du peuple espagnol pour sa liberté portait un artiste au plus haut degré de l’inspiration. Le fusillé du Dos de Mayo [23], mourant les yeux ouverts, dans un grand cri, est sans doute le chef-d’oeuvre de l’œuvre de Goya. Et cette toile du musée du Prado, juste au coeur du dernier « réduit » fasciste, à Madrid, continue à glorifier la « résistance » de tous les temps et de tous les pays.
Le sens politique de Guernica est plus complexe, mais peut-être aussi plus riche que celui du Dos de Mayo. Le point de départ en est comme chez Goya une extrême horreur inintelligible. Mais Picasso ne résout pas l’horreur en un simple et terrible défi. Elle libère chez lui un excès dans tous les sens, conduit le cortège de la vie à l’outrance, déballe le contenu impossible des choses.
À la suite de Guernica, Picasso grava des caricatures de Franco, mais il n’en est pas pour autant devenu peintre politique. Il a seulement, ces temps-ci, entrepris à nouveau de fixer sur la toile, en une grande composition, les malheurs de l’humanité présente. Le Charnier auquel il travaille et d’où se dégage un excès d’émotion, donne au sacrifice des déportés l’expression qu’exigeait leur caractère...
Ici les souffrances de l’Espagne se mêlent à celles de l’Europe entière.

Goya, El Tres de mayo de 1808 en Madrid, 1814. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

GIF

En passant par l’Espagne : notre contemporain Georges Bataille

Par Emmanuel Tibloux
Directeur de l’École nationale supérieure des arts décoratifs

L’Espagne, où Bataille a séjourné il y a cent ans tout juste, et qui condense les principales figures et valeurs de son œuvre vouée à l’intensité et l’excès, correspond à un « temps où le capitalisme n’avait pas achevé de séparer les hommes ». Ce détour par l’Espagne permet de mettre au jour toute l’actualité de la pensée de l’auteur du Bleu du ciel : sa critique d’une modernité liée à la séparation, notion décisive dans la compréhension de l’un des enjeux majeurs de notre temps – notre vie en anthropocène.
GIF

En 1922, il y a exactement cent ans, de février à juin, Georges Bataille séjourne à Madrid, à l’École des hautes études hispaniques, qui deviendra ensuite la Casa de Velázquez [24]. Il a alors 25 ans et vient de sortir second de l’École des Chartes – la tradition veut que le premier aille à Rome et le second à Madrid. Après quelques semaines difficiles, qu’il passe, comme il l’écrit à sa sœur Marie-Louise [25], « dans un état mixte », « parfaitement désagréable », qui « ne comporte ni enthousiasme ni désolation », il « commence à pressentir une Espagne pleine de violence et de somptuosité, ce qui est un fort agréable pressentiment » [26].

Cette Espagne pressentie, il va la découvrir dans les formes vives de son folklore : un concours de cante jondo auquel il assiste à Grenade, un spectacle de flamenco qu’il va voir plusieurs soirs de suite à Madrid et les corridas auxquelles il se rend régulièrement. La « violence somptueuse » atteint son comble à l’occasion de l’une d’entre elles : le 7 mai, dans les arènes de Madrid, il assiste en direct à la mort et la mutilation spectaculaire du torero Manuel Granero.

Une vingtaine d’années après, Bataille reviendra sur cette expérience espagnole, dans un article de 1946 consacré à Pour qui sonne le glas d’Ernest Hemingway [27]. Entre temps, quelques autres séjours et de nombreuses occurrences textuelles seront venues rappeler la place insistante de l’Espagne chez un auteur qui aurait pu faire sienne la formule finale du Journal du voleur de Jean Genet : « cette contrée de moi que j’ai nommée l’Espagne ». Des arènes de Séville, dans lesquelles Bataille transpose la mort de Granero dans Histoire de l’œil, au Barrio Chino de Barcelone, dont il fait dans Le Bleu du ciel un point névralgique, condensant les troubles politiques de la guerre civile et le milieu interlope des cabarets, en passant par la tragédie Numance de Cervantes, à laquelle il assiste en 1937, les Exercices spirituels de Saint Jean de la Croix ou les peintures de Goya et Picasso, qui ponctuent comme autant de stations le déploiement de sa pensée, l’Espagne nourrit l’ensemble de son œuvre, aussi bien fictionnelle que théorique.

L’intérêt de l’article de 1946 est que Bataille s’attache à y « définir le sens de l’Espagne pour nous ». Ce faisant, il livre une synthèse de ce que ce pays représente pour lui comme pour tout un pan de sa génération. Au-delà de son intérêt propre, ce détour par l’Espagne nous permet également, cent ans après le séjour qu’y fit Bataille, de faire le point sur ce qui, dans sa pensée, résonne avec les grands enjeux de notre temps.

La première spécificité que Bataille retient de l’Espagne est « la culture de l’angoisse ». Sensible dans les figures d’un folklore vivace, telles que la tauromachie ou « de rares chants et […] quelques danses spécifiquement espagnoles », elle relève de la culture populaire et immanente « que le peuple se donne de lui-même. Elle n’est pas enseignée dans les écoles, elle n’est pas l’apanage de milieux intellectuels ». Cette idiosyncrasie espagnole répondrait à un trait caractéristique de l’humanité, mais qui se trouverait là exacerbée : « le désir de l’impossible », ou encore l’aspiration à « être dépassé », à éprouver les sensations les plus intenses.

Qu’un tel désir puisse être objet de culture ne va pas sans une forme d’oxymore ou d’anachronisme. Dans les pays dits développés, la culture est en effet ce processus par lequel nous nous affranchissons des affects et des superstitions pour nous élever vers la sagesse et la rationalité. Ce lien entre rationalité et développement industriel constitue précisément ce qu’on appelle la modernité. C’est la raison pour laquelle, selon Bataille, l’aspiration à l’impossible se maintiendrait dans nos sociétés modernes, mais sous la forme de « la nostalgie ».

On touche ici à la deuxième spécificité de l’Espagne : « les Espagnols n’ont pas “fui” le monde de la grande production industrielle », nous dit Bataille, « ils n’y sont pas entrés ». Aussi y aurait-il une forme de retrait ou de retard propre à l’Espagne, en vertu duquel celle-ci « maintien[drait] au sommet de l’intensité la culture du temps où le capitalisme n’avait pas achevé de séparer les hommes ». Restée à l’écart de la modernité, l’Espagne se serait ainsi maintenue dans le même état que celui qui donna en son temps « le mysticisme de Jean de la Croix ou les compositions douloureuses de Goya ».

L’Espagne rassemble les principales figures et valeurs de l’œuvre de Bataille, entièrement vouée à l’intensité et l’excès.
GIF

De cette position singulière de l’Espagne dans l’histoire occidentale, indissociable d’une forme exclusive d’authenticité, découlerait enfin sa valeur exemplaire. Quand toute l’Europe et l’Amérique se rendaient en Allemagne étudier « la nouvelle philosophie de l’angoisse », qu’enseignaient Heidegger et Jaspers, l’Espagne incarnait un niveau de vérité et d’intensité sans équivalent : non pas l’angoisse étudiée ou pensée, mais l’angoisse vécue. Si bien qu’on ne saurait trouver nulle part « un enseignement plus authentique ». « Dans des salles de cours, conclut Bataille, on ne mène pas loin “l’expérience de l’être” ».

On le voit, l’Espagne ne se réduit pas, pour l’auteur de La Part maudite, à une simple aire géographique, ni même à une nation. Au-delà de la « contrée » personnelle à laquelle elle renvoie chez Genet, l’Espagne s’apparente davantage à ce point appelé l’Aleph qui, selon Borges, concentrerait tous les points de l’univers [28]. Conjuguant l’angoisse et l’impossible, l’érotisme et la mort, l’expérience mystique et l’emphase picturale, l’Espagne rassemble les grands thèmes et les principales figures et valeurs de l’œuvre, entièrement vouée à l’intensité et l’excès. Aussi pourrait-on dire que l’Espagne fonctionne chez Bataille comme la Grèce dans la culture occidentale : comme un paradis sinon perdu du moins originaire, une école de la vie, une réserve de cas exemplaires, l’utopie d’un bon lieu.

Une telle valeur paradigmatique ne va pas sans un certain pittoresque. Flamenco et toros, authenticité et fierté, emoción y olé : rien ne manque à l’espagnolade, cette représentation stéréotypée dans laquelle le romantisme, français en particulier, aura figé le pays de Cervantes et dont la Carmen de Mérimée, puis l’opéra qu’en a donné Bizet, constituent la forme achevée. Ce qui est certain, c’est que l’Espagne condense et matérialise une vision du monde que l’on peut qualifier de romantique, au sens, à la fois large et fort, que donnent à ce mot Michael Lowy et Robert Sayre : « Le romantisme représente une critique de la modernité, c’est-à-dire de la civilisation capitaliste moderne, au nom de valeurs et d’idéaux du passé (pré-capitaliste, pré-moderne) [29]. »

Révélant le romantisme de Bataille, entendu comme une forme critique d’anachronisme, cette évocation de l’Espagne des années 1920, dans un texte de 1946 que nous lisons en 2022, compose une vertigineuse mise en abyme de la capacité des œuvres à traverser le temps. Elle nous permet également de mettre au jour la relation ambivalente que nous pouvons entretenir aujourd’hui avec la pensée de Bataille. À la fois actuelle et inactuelle, celle-ci nous est littéralement contemporaine, dans le sens où elle provient d’un autre temps depuis lequel elle vient s’accoler au nôtre.

Si la critique sociale, la polémique, la provocation et la transgression lui sont inhérentes, ces opérations, parce qu’elles sont étroitement liées à un contexte, prennent un sens différent aujourd’hui. Comme Bataille le relevait lui-même, le mot critique possède un double sens, « passif et actif […] – mis en question et mettant en question [30] ». Ainsi en va-t-il du rapport que nous pouvons aujourd’hui entretenir avec son œuvre. De la même façon qu’elle se révèle opérante pour passer au crible certains aspects de notre temps, celle-ci gagne à être revue au prisme de ses valeurs et de ses enjeux.

Dans la représentation que Bataille nous livre de l’Espagne, la part critique de son œuvre, au sens passif du terme, se concentre tout entière dans l’apologie de la corrida. Celle-ci heurte l’esprit de notre temps sur deux plans au moins. Au plan imaginaire et moral, le spectacle et la publicité de la mise à mort ou de la douleur infligée à un être vivant, humain ou animal, quel que soit le degré d’institutionnalisation ou de tradition de celui-ci, est de moins en moins recevable, du fait en particulier de la diffusion dans la société des formes d’empathie et du refus corrélatif de toutes les formes de domination. Il en va de même des fictions, que l’on peut assimiler à une littérature de la domination masculine, dès lors qu’on se focalise sur la dimension sacrificielle d’un dispositif narratif à travers lequel un sujet masculin conduit à la mort symbolique un personnage féminin – via notamment tout un bestiaire, qui ravale la femme au rang de la bête, telles Madame Edwarda comparée à « un tronçon de ver de terre [31] » ou Dirty, l’une des héroïnes du Bleu du ciel, « tordue sur sa chaise comme un porc sous un couteau [32] ».

Au plan épistémologique et métaphysique, on peut lire dans l’apologie de la corrida l’expression de la violence symbolique et conceptuelle de l’anthropocentrisme de Bataille comme de toute sa génération. Largement hérité de Hegel, celui-ci prend la forme de ce qu’on appelle aujourd’hui le spécisme, par analogie avec le racisme et le sexisme. S’il ne s’agit pas d’entrer dans une discussion fortement polarisée, il importe du moins de relever chez Bataille la reconduction d’un universalisme de bon aloi – dont je sais pour une part être ici partie prenante – qui est celui de l’homme blanc occidental. Celui-ci fait aujourd’hui l’objet d’une remise en question radicale de la part de courants de pensée parmi les plus stimulants de notre temps, en particulier féministes et post- ou décoloniaux. Largement extra-occidentaux, ces derniers voient dans l’universalisme le produit et le vecteur de la domination masculine occidentale et lui opposent le principe d’une approche pluriverselle, fondée sur la coexistence de visions du monde non hiérarchisées [33].

L’œuvre de Bataille n’en reste pas moins un formidable opérateur pour appréhender les enjeux contemporains. Dans l’analyse qu’il livre du « sens de l’Espagne pour nous », la part la plus actuelle de sa pensée peut être saisie à partir de la notion de séparation, qu’il introduit précisément dans le cadre d’une réflexion sur le temps. L’Espagne n’est pas seulement une aire géographique, nous rappelle Bataille, elle est aussi un moment historique, qui correspond à un « temps où le capitalisme n’avait pas achevé de séparer les hommes ».

Plongeant ses racines chez Hegel et Marx, où elle définit la forme même de l’aliénation, jouant ensuite un rôle majeur dans la pensée de Guy Debord, où elle désigne « l’alpha et l’oméga du spectacle » [34], la notion de séparation se révèle décisive dans la compréhension de l’un des enjeux majeurs de notre temps, à savoir notre vie en anthropocène. Elle opère au cœur de ce que le géographe et philosophe Augustin Berque appelle « le paradigme occidental moderne classique », qui détermine tout notre outillage conceptuel et l’ensemble des catégories à partir desquelles nous nous représentons le monde. S’incarnant au plan métaphysique dans l’ontologie de la transcendance, c’est-à-dire dans « le postulat d’un être qui s’affranchit de tout ce qui l’entoure [35] », il commande le dualisme des grandes oppositions métaphysiques (sujet/objet, nature/culture, sensible/intelligible, matière/forme, universel/particulier, symbolique/réel, etc.) et toutes les représentations qui informent notre présence au monde, en particulier l’idée cartésienne selon laquelle le développement du savoir scientifique doit « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature [36] ».

Fondamentalement, le fait anthropocène, c’est-à-dire l’altération exponentielle des conditions de vie sur Terre provoquée par l’être humain, se noue à cet endroit, autour du principe de la séparation, à partir duquel se déploie, avec la science, ce que Descartes appelle la maîtrise et la possession, et que nous pouvons appeler aujourd’hui la domination et l’exploitation.

L’intuition géniale de Bataille, telle qu’elle se donne à lire dans ce texte de 1946 sur l’Espagne – et telle qu’elle nous concerne au premier chef si l’on veut se donner les moyens de renverser la catastrophe écologique dans laquelle nous sommes engagés – est de considérer que tout est à reprendre à partir de là. Un tel programme implique deux opérations, l’une et l’autre de la plus grande ampleur.

La première consiste à se donner les moyens de saisir la totalité de l’expérience humaine. Cette ambition est lisible dans l’angle de vue, très largement anthropologique, sous lequel Bataille appréhende l’Espagne, en envisageant solidairement les aspects culturels et économiques. Au-delà de ce seul texte, l’aspiration à saisir la totalité est sensible dans l’œuvre entière, dans son souci d’embrasser toutes les disciplines et tous les savoirs, de la philosophie à la physique en passant par les sciences humaines et les arts, comme à l’échelle de chacun des grands textes qui, de L’Expérience intérieure aux Larmes d’Éros en passant par La part maudite, visent tous à saisir ce que Bataille appelle « l’homme entier ».

La seconde opération consiste à remettre en question le principe de la séparation à tous les niveaux. Il y a d’abord la portée métaphysique de « l’expérience intérieure » qui, prenant pour modèle l’expérience mystique, vise à « en finir avec la division analytique des opérations » et à accéder à un « “soi-même”, [qui] n’est pas le sujet s’isolant du monde, mais un lieu de communication, de fusion du sujet et de l’objet [37] ». Sur le plan épistémologique, c’est à l’élaboration d’une « économie générale » que Bataille s’en remet pour dépasser le point de vue particulier de ce qu’il appelle « l’économie restreinte [38] ». De la même façon que « l’expérience intérieure » conteste le principe de la séparation du sujet et de l’objet qui fonde la philosophie de la connaissance, « l’économie générale » entend répondre à l’insuffisance d’une science économique qui étudie les phénomènes en les isolant les uns des autres. L’accès à ce point de vue général, à partir duquel se révèle l’interdépendance des phénomènes, met en jeu trois opérations, qui apparaissent aujourd’hui étonnamment prémonitoires, tant elles sont accordées aux enjeux écologiques de notre temps.

Les deux premières consistent à penser l’économie, d’une part à partir de la notion d’énergie et, d’autre part, à l’échelle de l’ensemble du monde vivant. « Essentiellement la richesse est énergie : l’énergie est la base et la fin de la production », pose d’emblée Bataille, avant d’affirmer que, « de ce point de vue nouveau, il est nécessaire d’envisager le monde vivant dans l’ensemble » [39]. C’est sur la base de cette double hypothèse que Bataille en vient à pointer la contradiction entre le principe d’une croissance infinie et la limitation de la biosphère, et à soutenir que le problème principal qui se pose à l’humanité n’est pas celui de la croissance, c’est-à-dire de l’accumulation et de la production, mais celui de la dépense.

Bataille esquisse une théorie du signe du plus grand intérêt pour qui veut penser l’art et la culture dans leur relation à l’écologie.
GIF

Soixante-quinze ans après ces considérations, on aura évidemment beau jeu de rapporter l’imaginaire solaire d’une énergie infinie sur lequel Bataille fonde sa démonstration, à la finitude réelle des énergies fossiles à laquelle nous sommes confrontés. On ne peut cependant qu’accueillir comme un vade-mecum pour notre temps une telle tentative de se hisser au plan général, de faire valoir une approche systémique fondée sur l’interdépendance des phénomènes et de proposer, avec la notion de dépense, une représentation alternative à la croissance. Sous couvert d’économie générale, ce n’est rien moins qu’une écologie que Bataille nous livre ici.

C’est encore à la question de la séparation que Bataille s’intéresse quand il remonte l’histoire de l’humanité jusqu’à « Lascaux ou la naissance de l’art ». Ce qui le retient dans les peintures de bêtes sauvages qui ornent les parois de Lascaux, c’est qu’elles nous conduisent « sur les traces de ces êtres lointains, qui à peine émergeaient de la nuit animale » [40]. « Le miracle de Lascaux » nous place devant ce paradoxe, qui veut que les hommes aient affirmé leur humanité « en nous laissant l’image de l’animalité qu’ils quittaient [41] ».

Un tel paradoxe est plus largement celui de la représentation. Qu’il ait la forme iconique de l’image ou le caractère symbolique du langage, le signe est toujours séparé de la chose qu’il représente : comme le rappellent deux fameuses formules, « le mot chien n’aboie pas » et « la carte n’est pas le territoire » [42]. Mais de la même façon qu’il conteste le principe de la séparation du sujet et de l’objet et des phénomènes économiques, Bataille va mettre en question ce principe à propos du signe et de la chose.

« Le discours, s’il le veut, peut souffler la tempête, quelque effort que je fasse, au coin du feu le vent ne peut glacer. La différence entre expérience intérieure et philosophie réside principalement en ce que, dans l’expérience, l’énoncé n’est rien, sinon un moyen et même, autant qu’un moyen, un obstacle ; ce qui compte n’est plus l’énoncé du vent, c’est le vent » [43]. De ce genre de considérations, qui parsème les grands textes spéculatifs de Bataille, on aurait tort de ne retenir que la dimension mystique ou poétique. Plaçant la représentation au cœur de sa réflexion, Bataille esquisse une théorie du signe qui s’avère du plus grand intérêt pour qui veut aujourd’hui penser l’art, et ce qu’on appelle plus largement la culture, dans leur relation à l’écologie.

Quand toute la pensée dominante du signe, héritée de Saussure, ne conçoit celui-ci que sous le régime de la séparation d’avec le référent, Bataille s’attache au contraire à le réancrer dans le monde réel en pensant celui-ci sur le modèle particulier que Peirce appelle l’indice [44]. À la différence du symbole, qui signifie selon une relation conventionnelle et qui est le signe propre au langage articulé, à la différence aussi de l’icône, qui signifie selon une relation de ressemblance et qui est le signe propre à l’image, l’indice signifie selon une relation de connexion physique, à la fois spatiale et dynamique : la fumée est par exemple l’indice du feu, de même que la girouette indique le sens du vent ou qu’un baromètre indique la pression atmosphérique.

Prenant principalement la forme d’une manifestation sensible, et faisant à ce titre partie du monde des choses, l’indice est aussi présent dans le langage, à travers les interjections qui indiquent une émotion ou encore tous les termes dits déictiques, qui ne font sens qu’en référence au contexte d’énonciation, tels que les pronoms « je » et « tu » ou les adverbes « ici » et « maintenant ».

L’intérêt d’une telle conception est qu’elle nous rappelle l’ancrage dans le réel de tout signe comme de toute représentation. Cet ancrage prend de multiples formes, qui vont du milieu et du contexte dont provient une œuvre à l’énergie et/ou la matière qu’elle engage dans sa conception, sa production ou sa diffusion. C’est une telle approche que Bataille développe en marge de sa réflexion économique, en s’intéressant aux signes de la dépense : « Le signe d’une dépense passée sous forme de résultat stable, qu’il s’agisse d’une œuvre des mains humaines (pyramide, broderie, pièce d’or) ou d’un tissu biologique, a des propriétés semblables à celle du signe d’une dépense actuelle (danse, chant). Dans les deux cas, le signe de la dépense signifie la dépense elle-même [45]. »

Si c’est plutôt la dimension performative du signe, la façon dont il exprime et propage la dépense selon un principe de contagion, qui intéresse Bataille, il y a là une façon d’envisager les signes, et plus largement les œuvres, qui nous intéresse au plus haut point, dans la mesure où elle réinscrit l’activité artistique dans le mouvement général de l’activité humaine et préfigure la notion, elle aussi indicielle, d’empreinte environnementale. Une telle lecture est d’autant plus fondée que Bataille situe expressément l’activité artistique du côté de la dépense, invitant par là-même à considérer celle-ci comme un poste avancé de la conscience écologique.

Si l’on veut bien admettre que la crise écologique dans laquelle nous nous trouvons plonge ses racines dans une vision du monde, un ordre social et un système technique que l’on peut réunir sous la notion de modernité, il ne peut qu’être salutaire de prêter attention aux grandes entreprises critiques de celle-ci. L’œuvre de Bataille est assurément l’une d’entre elles. Aux côtés de celles de Hölderlin, William Morris ou Guy Debord, elle ouvre des brèches dans une histoire inachevée et nous livre des outils et des représentations du monde à partir desquels s’esquissent des formes alternatives de pensée et de vie.

C’est là ce que désigne le romantisme : non pas un idéalisme éthéré ou un anachronisme nostalgique, mais la contestation de l’état des choses et la recherche éperdue de voies alternatives. Bataille a toujours été conscient des résonances polémiques et belliqueuses de son nom. Sachons aujourd’hui nous saisir de sa pensée : il est un allié de taille pour les batailles de notre temps.

Emmanuel Tibloux
Directeur de l’École nationale supérieure des arts décoratifs
AOC, 14 décembre 2022.

LIRE AUSSI : Georges Sebbag, Breton, Bataille et la guerre d’Espagne
Georges Didi-Huberman, Coupable, capable, dépensier, dialectique


[5Texte auquel Heidegger consacrera un séminaire en 1938-1939 : « Interprétation de la Deuxième considération intempestive de Nietzsche, traduit en 2009. Cf. actu-philosophia.

[6C’est Agamben qui souligne.

[7Ce n’est pas le seul point où Bataille anticipe la pensée de Guy Debord. Marcelin Pleynet notait en 1997 :

« A-t-on remarqué que Bataille fut le premier à établir la complicité de l’économie soviétique (ce que Guy Debord appellera, en 1967, "le spectaculaire concentré") avec l’économie américaine ("le spectaculaire diffus"). J’ai déjà souligné dans La Part maudite : "La diplomatie soviétique tient la clé des coffres américains » — "L’opposition communiste au Plan Marshall prolonge elle-même la mise en mouvement initiale. Elle tend à en empêcher l’exécution, mais, à l’encontre de l’apparence, elle accentue le mouvement même qu’elle combat." »

[9Cf. Une prophétie de Bataille.
Rappelons ce qu’en disait Sollers en 2020 dans Bataille, seul :

« Je voudrais insister sur Le Bleu du ciel car il s’agit d’un roman qu’il a fallu plus de vingt ans pour le faire paraître. C’est un livre admirable. C’est un des plus grands romans en français qu’on ait jamais écrit. Le portrait de Simone Weil en Lazare mérite évidemment une attention toute particulière. Elle est décrite comme une sainte révolutionnaire, c’est extraordinairement intéressant. J’étais très ami avec Claude Simon qui me racontait sa jeunesse lorsqu’il convoyait des armes dans l’Espagne de cette époque. Mais Bataille est là, et il voit monter le fascisme que personne n’a vu arriver. À Trèves, c’est là que ça se passe, les preuves sont là, en pleine scène érotique dans un cimetière, avec Dirty qui est un inoubliable personnage. Les femmes de Bataille sont impressionnantes, tant ses caractères de fiction que les femmes de sa vie. Et il voit l’ascension de cette jeunesse hitlérienne et il comprend tout, tout ce qui va se passer. Les nerfs du nazisme, c’est-à-dire une jeunesse en pleine augmentation de rigidité fasciste. Donc l’érotisme rend lucide. C’est ce qu’en définitive on peut dire de mieux de cet immense écrivain français, dont j’ai peur qu’il ne soit plus lu comme il doit l’être. »

[10C’est moi qui souligne. J’ai entendu des propos analogues aux Rencontres de Chaminadour lors d’une table-ronde avec Yannick Haenel à laquelle participaient Tiphaine Samoyault et Patrick Boucheron. S : « Bataille, c’est daté. L’érotisme : point de vue d’homme. On a changé d’époque. » Mieux : B : « Jouir sans entraves, c’est Bolsonaro ou DSK. » (sic !). Sans parler de telle analyse « décolonisatrice » s’efforçant de réduire L’afrique fantôme de Leiris au discours de l’homme blanc colonisateur.

[12Cf. Georges Bataille, OC, tome I.

[13Avec huit lithographies d’André Masson.

[14Critique n°21, mars 1948.

[15Critique n°40, septembre 1949.

[16Je souligne. On pense ici, bien sûr, au livre de Sollers : Picasso le héros.

[17Bataille a toujours aimé Hemingway. Quelques années plus tard, il lui consacrera un autre article (dans Critique n°70, Mars 1953) : Hemingway à la lumière de Hegel.

[18Actualité (1946)
« Collection dirigée par G. Bataille »
Paris (3, rue Auber, 75009). Calmann-Lévy Éditeurs. In-8 (240x185).
Dir. : Georges Bataille / Resp de ce n° Maurice Blanchot et Pierre Prévost
Un numéro unique ([1er trim.] 1946)

Part. : W.H. Auden, Georges Bataille, Maurice Blanchot, André Camp, Jean Camp, Albert Camus, Jean Cassou, Robert Davée, Max-Pol Fouchet, Roger Grenier, Federico Garcia Lorca, Ernst Hemingway, Albert Ollivier, François Piétri, J. Quero-Morales.
Trad. : André Camp (F. Garcia Lorca), D. Kotchoubey (W.H. Auden, E. Hemingway).

En exergue du numéro un extrait du Discours du 2 janvier 1945 du Dr. Négrin.
- Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Gallimard, 1992 ; « Tel », 2012, p. 421-424 ; 654
- Christophe Bident, Blanchot partenaire invisible, Champ Vallon, 1998, p. 236-237
- Georges Bataille, Choix de lettres (1917-1962), Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 1997, XX-610 p. (éd. Michel Surya) [p. 243, 251, 256]

- Michael Holland, L’Archive introuvable : Actualité, n° 2, Cahiers Maurice Blanchot, n° 4, [janvier] 2016, p. 80-87
[BnF : (comme coll.) 8- Z- 29748 (1)]

— Actualité, n° 1, [1er trim.] 1946 [128 p.] / « L’Espagne libre »
Albert Camus, Préface (p. 9-12),
Jean Camp, Le passé et l’essence de l’Espagne (p. 13-20),
Jean Cassou, L’Espagne, lieu de notre tragédie (p. 21),
***, Chronologie des événements de la proclamation de la République à la fin de la Guerre Civile (p. 22-24),
J. Quero-Morales, Les relations de l’Espagne républicaine et du gouvernement franquiste avec les puissances [16 mai 1945] (p. 25-39),
André Camp, Les grands problèmes espagnols (p. 40-66),
Robert Davée, L’économie espagnole et les crises politiques (p. 67-81),
Roger Grenier, Les partis et les hommes (p. 82-86),
G[eorges] B[ataille], Les peintures politiques de Picasso (p. 87),
Federico Garcia Lorca, Le retable de Don Cristobal (p. 88-96),
François Piétri, Madrid 1944 (d’après un document officiel) (p. 96-97),
Albert Ollivier, Puissance des songes (p. 98-101),
W.H. Auden, Espagne 1937 (introduction par Max-Pol Fouchet) (p. 102-105),
Maurice Blanchot, "L’espoir" d’André Malraux (p. 106-111),
Ernst Hemingway, L’odeur de la mort (p. 112-119),
Georges Bataille, À propos de Pour qui sonne le glas (p. 120-126),
Trad. : André Camp (F. Garcia Lorca), D. Kotchoubey (W.H. Auden, E. Hemingway).

Note(s) :
- Albert Camus, Préface (p. 9-12) [repris in A. Camus, Œuvres complètes, t. II (1944-1948), Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 2006 (éd. Jacqueline Lévi-Valensi)
- J. Quero-Morales « professeur de Droit International. Ancien Sous-Secrétaire d’État au Ministère des Affaires étrangères de la République espagnole »
- André Camp, Les grands problèmes espagnols (p. 13-20) [composé comme suit : _ I- La question agraire / II- La question militaire / III- La question religieuse / IV- La question des nationalismes / Conclusion générale
- G[eorges] B[ataille], Les peintures politiques de Picasso (p. 87) [repris in G. Bataille, Œuvres complètes, t. XI, Articles 1, (1944-1949), Gallimard, 1988 (éd. Francis Marmande et Sibylle Monod)
- Federico Garcia Lorca, Le retable de Don Cristobal (p. 88-96) [petite présentation non signée peut-être de la main de Georges Bataille : « […] Le Retable de don Cristobal, dont suit la traduction intégrale, écrit pour le théâtre de marionnettes, est une farce au niveau de Guignol (mais pas pour les enfants »
- Maurice Blanchot, "L’espoir" d’André Malraux (p. 106-111) [repris in M. Blanchot, La condition critique. Articles (1945-1998), Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 2010 (éd. Christophe Bident)
- Ernst Hemingway, L’odeur de la mort (p. 112-119) [petite présentation non signée mais assurément de la main de Georges Bataille : « Le texte suivant est tiré de Pour qui sonne le glas ? (From whom the bell tolls ?). Lors de la parution, le titre de ce livre prenait (en Amérique, en 1940) un sens que précise l’épigraphe de John Donne : "Aucun homme n’est une Ile, entière par elle-même ; chaque homme est un morceau du Continent, une partie du tout ; si un Nuage est effacé par la Mer, l’Europe l’a perdu comme s’il était un Promontoire, comme s’il était une Demeure de l’un de tes amis ou la Tienne propre ; la mort de n’importe quel homme me diminue, car je suis enrobé dans le Genre Humain. Et, en conséquence, n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas ; car il sonne pour toi". »]
- Georges Bataille, À propos de Pour qui sonne le glas [repris in G. Bataille, Œuvres complètes, t. XI, op. cit.

Crédit : revues-litteraires.com.

[19Agamben lui-même est ambigu sur ce point qui rapporte « le témoignage de Klossowski » selon lequel Benjamin aurait « stigmatisé » « les recherches du groupe Acéphale par la formule péremptoire : "Vous travaillez pour le fascisme." » Cf. Homo sacer l’intégrale, opus Seuil, p. 103. Propos curieux (et invérifiables), d’autant plus curieux que c’est dans la revue Acéphale que Bataille a écrit Nietzsche et les fascistes, texte, lui, sans aucune ambiguïté.

[20Seule la conclusion de l’article apparaît bien optimiste : « La police de Franco ne tiendra plus longtemps les postes à la frontière pyrénéenne. Et le jour n’est pas loin où le nom de Phalange commencera dans les mémoires à s’effacer. » La chute du régime hitlérien et du fascisme italien pouvait autoriser cet espoir, mais le pouvoir de Franco ne cessera qu’à la mort du caudillo le 20 novembre 1975 à Madrid, soit trente ans plus tard, et l’on sait qu’aujourd’hui même, en Espagne, il y a encore des nostalgiques de sa mémoire.

[21Baudelaire, c’est bien connu, écrit dans Mon cœur mis a nu : « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan. L’invocation à Dieu, ou spiritualité, est un désir de monter en grade ; celle de Satan, ou animalité, est une joie de descendre. » En un sens, toute la méditation de Bataille tournera autour de ces phrases.

[22Ramon Gomez de la Serna relate longuement ce concours dans son article « Le "cante hondo" », Bifur, t. Il, juillet 1929 , p. 69-84.

[23Il s’agit en fait du Tres de Mayo. Voir ci-dessous. A.G.

[24Ce texte trouve son origine dans un débat avec Fernando Savater auquel j’ai participé le 22 novembre dernier à Madrid, à la Casa de Velázquez, sur le thème « Georges Bataille en Espagne : influences, confluences et réception ». Je remercie Nancy Berthier et Fabienne Aguado, respectivement directrice et directrice des études artistiques de l’Académie de France à Madrid, et Martin Chénot, directeur de l’Institut français de Madrid, de leur invitation.

[25Marie-Louise Bataille était historienne de l’art et femme de lettres : elle était en fait la cousine de Georges Bataille et non sa soeur. (A.G.)

[26Georges Bataille, Choix de lettres, 1917-1962, édition établie, présentée et annoté]e par Michel Surya, Paris, Gallimard, 1997, pp. 26-27. Comme le rappelle Michel Surya dans sa biographie (Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Paris, Gallimard, 1992), les lettres de Bataille à sa sœur forment, avec l’article de 1946 évoqué plus bas, l’une des deux sources d’information sur son séjour à Madrid.

[27Georges Bataille, « À propos de Pour qui sonne le glas d’Ernest Hemingway », Actualité, « L’Espagne libre », Calmann-Lévy, 1946, repris dans Georges Bataille, une liberté souveraine, édition établie et présentée par Michel Surya, 1997, Paris, Fourbis/Ville d’Orléans, p. 41-47. Toutes les citations relatives au séjour de Bataille en Espagne sont extraites de ce texte.

[28Jorge Luis Borges, L’Aleph, Paris, L’imaginaire/Gallimard, 1980.

[29Michael Löwy et Robert Sayre, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot, 1992, p. 30. Merci à Hélène Meisel d’avoir attiré mon attention sur ce livre.

[30« Chronique nietzschéenne », Acéphale, n°3-4, juillet 1937, repris dans Georges Bataille, Œuvres Complètes, tome I, Paris, Gallimard, 1970, p. 478 (désormais noté OC I, 78).

[31OC III, 26.

[32OC III, 389.

[33Voir notamment Ashih Kothari, Ariel Salleh, Arturo Escobar, Federico Demaria et Alberto Acosta (éds.), Plurivers. Un dictionnaire du post-développement, Marseille, Wildproject, 2022.

[34Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992, p. 13.

[35Augustin Berque, Entendre la Terre. À l’écoute des milieux humains, Paris, Le Pommier, 2022, p. 116-119.

[36Descartes, Le Discours de la Méthode, 1637.

[37L’expérience intérieure, Éditions Gallimard, 1943, OC V, 20-21

[38Quatre textes de Bataille sont expressément consacrés à un tel projet : « La notion de dépense » (La critique sociale, n°7, janvier 1933, repris dans OC I), « L’économie à la mesure de l’univers » (La France libre, n°65, juillet 1946, repris dans OC VII), La Part maudite (Éditions de Minuit, 1949, repris dans OC VII), La limite de l’utile, version abandonnée de La Part maudite, ébauchée entre 1939 et 1945, publiée dans OC VII.

[39« L’économie à la mesure de l’univers », OC VII, 9-11.

[40Lascaux ou la naissance de l’art, Skira, 1955, OC IX, 44.

[41Ibid., OC IX, 62.

[42La première est généralement attribuée à Spinoza, la seconde est le titre d’un ensemble de textes d’Alfred Korzybski, fondateur de la sémantique générale.

[43L’Expérience intérieure, OC V, 25.

[44Charles S. Peirce, Écrits sur le signe, rassemblés, traduits et commentés par Gérard Deledalle, Paris, Éd. du Seuil, 1978, pp. 153-161.

[45Notes en marge de La limite de l’utile, VII, 596.

Un message, un commentaire ?

Ce forum est modéré. Votre contribution apparaîtra après validation par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
  • NOM (obligatoire)
  • EMAIL (souhaitable)
Titre

RACCOURCIS SPIP : {{{Titre}}} {{gras}}, {iitalique}, {{ {gras et italique} }}, [LIEN->URL]

Ajouter un document