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Pardonnez-nous nos dettes, comme nous pardonnons à nos débiteurs

Lire Haenel avec Agamben ?

D 6 octobre 2022     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Il y a quelques semaines, en entendant Yannick Haenel à la radio parler des bassins miniers — du Nord ou d’Alsace — je me suis livré à un petit montage improvisé à partir de ce que j’avais à portée de main : une photographie de Georges Bataille, le roman de Haenel Le Trésorier-payeur et une lampe de mineur que mon père, journaliste à La Voix du Nord à Valenciennes, m’a léguée. J’avais récupéré la photo de Bataille dans une librairie en liquidation de Toulon dans les années 80. Comment mon père avait-il obtenu cette lampe ? Je ne sais plus. Toujours est-il que ce montage photographique a touché Haenel.
Dans Le Trésorier-payeur, il y a en effet un couple de mineurs, ou plus exactement d’anciens mineurs car, comme partout dans le Nord/Pas-de-Calais, dans la région de Béthune où se passe le roman, les mines ont été fermées les unes après les autres (il faut ce qu’on appelle « la crise de l’énergie » pour qu’on songe depuis peu à rouvrir une mine de charbon, à Saint Avold, je crois). Ce couple est surendetté et, comme on dit, insolvable. Un « banquier anarchiste » qui veut « tout dépenser » et répond au nom de Bataille décide de lui venir en aide en l’hébergeant dans une grande buanderie au fond de son jardin (importance du jardin) et en essayant de le sortir de « la logique de la dette ». A cette occasion cet étrange banquier qui se dit athée (que Haenel dit athée) découvre ce qui, instinctivement, l’a poussé à agir ainsi : ce n’est pas la pitié, ni même l’amour, c’est « la charité ». Aurait-il trouvé dans la charité « cette clef » dont rêvait Rimbaud dans le prologue d’Une saison en enfer ? Serait-ce sous l’influence, secrètement « arrivée de toujours », de sa femme Lilya Mizaki qui, elle, s’avèrera être catholique et dont « le prénom liquide associé au couteau des consonnes de son nom » résonne comme la promesse d’une hospitalité et d’un don infinis et sans condition ?
Dans un autre passage du roman, Bataille s’entretient avec un nommé Berthier, journaliste à La Voix du Nord (!), « très connu à Béthune ». Haenel écrit :

« Ce que préconisait Bataille, c’était l’effacement pur et simple de la dette. [...]
Selon lui, les endettés n’étaient pas des profiteurs du système, mais au contraire, leurs proies.
— C’est le système qui profite des endettés, dit Bataille. Le système encourage ceux qui n’ont rien à s’endetter car il a besoin de la dette des pauvres pour fructifier.
Selon lui, le capitalisme reproduisait obscurément à travers son mécanisme la plus antique des procédures, c’est-à-dire le sacrifice. Il lui fallait sa part de victimes. L’objet du capitalisme, c’est le profit ; et la part inavouable du profit, c’est la mise à mort [1]. »

Évidemment, ces propos une fois publiés (j’ai résumé) vaudront à Bataille d’être convoqué le lendemain par son directeur et d’être accueilli par un ironique :

« — Alors, c’est vous le Messie ? [2] »

J’ai repensé à ces passages du Trésorier-payeur en lisant le dernier billet que Giorgio Agamben à publié le 28 septembre sur son blog de Quodlibet et dont vous lirez la traduction plus loin. Il s’intitule : « Rimetti a noi i nostri debiti », « Pardonnez-nous nos dettes », autrement dit, dans le français que tous les catholiques connaissent : « Pardonnez-nous nos offenses ». On trouve cette prière dans le « Notre Père ». Elle est reprise de l’Évangile de Mathieu (6,12) auquel Pasolini a consacré un film magnifique. J’aime bien Mathieu. Souvenez-vous de sa parabole des « lys des champs qui ne travaillent ni ne filent » et du « Ne vous inquiétez donc pas du lendemain ; car le lendemain aura soin de lui-même. À chaque jour suffit sa peine. » (6, 28-34) Agamben a beaucoup écrit sur les Évangiles et les Pères de l’Église (dernièrement, Pilate et Jésus (2013), Le mystère du mal : Benoît XVI et la fin des temps (2017), Le Royaume et le Jardin (2020)). A la fin de son dernier billet, Agamben écrit :

« le capitalisme financier — et les banques qui en sont l’organe principal — fonctionne en jouant sur le crédit — c’est-à-dire la foi — des hommes. Si un gouvernement aujourd’hui — en Italie comme ailleurs — veut vraiment prendre une autre direction que celle qu’il tente d’imposer partout, c’est avant tout le dispositif argent/crédit/dette qu’il doit résolument remettre en cause comme système de gouvernement. »

En 2015, dans Je cherche l’Italie ( chapitre 7 « Le pays où la politique est morte » (p. 78 et suivantes), Yannick Haenel écrivait :

« L’Italie qui semble toujours en retard, l’Italie qui est un pays vieux et lent, se révèle sur le plan des dispositifs de destruction en avance. Elle rend lisible ce qui frappe en secret les démocraties occidentales : cette paralysie qui est devenue le mode de fonctionnement planétaire du politique, cette mort du politique qui n’en finira plus de vivre comme mort. Ainsi, comme il arrive lorsque la ruse domine, sa vieillerie même fait de l’Italie un précurseur. »

Phrase prophétique si l’on en juge par le résultat des dernières élections. Mais « lorsque la ruse domine », on peut s’attendre à tout et à son contraire. Surtout si l’on admet, avec Hegel, qu’il y a une « ruse de la Raison ». Rêvons.
En France, en Italie, une nouvelle pensée se chercherait-elle à travers un retour aux trois vertus théologales — la foi, l’espérance et la charité — ou, plus généralement, aux Évangiles ? On pourrait en tirer une nouvelle éthique ? Une nouvelle politique ? Ça serait le paradoxe le plus inattendu de la conjoncture actuelle. Soyons réalistes, demandons l’impossible. Tous les chemins mènent à Rome.
Voici un peu de littérature et de philosophie mêlées que j’ai cherché à faire résonner dans ce qui sera peut-être, un jour, « une nouvelle Raison », que, comme Rimbaud (ou comme le Bataille du Trésorier-payeur, qui n’est autre que « Rimbaud à la Banque de France » (p. 239 [3]), l’on pourra tutoyer en disant : « Arrivée de toujours, tu t’en iras partout. »


Photo A.G., 29 août 2022.
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Les Walski

Ils s’appelaient les Walski. Lui, Yarek, était un ancien mineur de cinquante ans, qui en paraissait dix de plus et s’appuyait sur une béquille. Massif, les cheveux longs et filasse, une longue barbe négligée, tout enfoui dans sa parka qu’il n’avait pas déboutonnée, il n’ouvrit pas la bouche, sauf pour grommeler, lorsque Bataille lui demanda son nom, que tout le monde l’appelait le Polonais.
Elle, Corinne, était une femme assez frêle d’une trentaine d’années, dont les cernes dessinaient deux poches noires sur un beau visage sidéré de malheur. Elle était de Liévin, une commune minière proche de Lens : à quinze ans, ses parents l’avaient mise à la porte parce qu’elle était enceinte.
Elle raconta que lorsque les mines avaient fermé, Yarek n’avait pas retrouvé de travail, il avait commencé à s’endetter, il allait de petit boulot en petit boulot, des trucs au noir, disait-elle, limite magouilles, et une nuit, alors qu’il faisait du gardiennage à Bruay, dans les entrepôts d’un Leclerc, des cambrioleurs lui étaient tombés dessus à coups de barre de fer et lui avaient cassé les deux jambes. Il avait été viré, n’avait jamais retrouvé de travail, et ses frais d’hospitalisation n’avaient pas été pris en charge parce qu’on lui reprochait une faute professionnelle. Il avait perdu l’usage d’une jambe et traînait en béquille depuis des années. Ils s’étaient rencontrés à l’église polonaise, où elle faisait des ménages : la foi lui faisait supporter le placement de son enfant à la DDASS. Ils avaient commencé à vivre ensemble ; au début, Yarek rapportait un peu d’argent en bricolant, puis ses poumons, à cause de la mine, avaient commencé à le handicaper : il végétait sur le canapé en se noyant dans l’alcool. Quand on lui avait volé la mobylette avec laquelle elle allait travailler, elle avait perdu son salaire, puis leur logement. Elle avait acheté une voiture d’occasion à crédit, et ils s’étaient mis à dormir dans la voiture. Ils étaient garés sur le parking d’Actipolis, à Fouquières, derrière le Décathlon, et ils n’avaient plus d’essence pour fuir lorsque les vigiles les menaçaient.
Bataille avait étudié leur dossier sans trouver de solution. Les chiffres qu’il avait sous les yeux étaient effroyables : en contractant une suite d’emprunts auprès d’organismes qui les avaient encouragés dans leur chute, et qui aggravaient chaque jour leur ruine en leur infligeant non seulement des taux d’intérêt délirants, mais des pénalités qui les acculaient dans une impasse, les Walski avaient glissé inexorablement dans le vide. C’était un suicide : le système, le patronat, le Nord, la logique de la misère, l’obstination de la mal­ chance et la vie elle-même, tout s’était ligué pour les pousser dans une situation qui relevait du suicide. Si la Banque de France n’émettait pas d’avis consultatif en faveur d’un plan de remboursement, le tribunal les condamnerait : Bataille avait devant lui deux morts en sursis.
Il referma le dossier et les observa en silence. Corinne était rivée à ses lèvres, le Polonais releva la tête lentement. Bataille leur dit qu’il allait s’occuper d’eux ; il fallait dans un premier temps qu’ils se reposent, puis qu’ils retrouvent du travail : puisqu’ils étaient dans l’incapacité d’en cher­ cher, et que l’ANPE ne les recevait même plus, il allait leur en trouver, lui. À partir de là, on pourrait élaborer un plan, et prélever sur leurs futurs salaires une somme mensuelle qui, même dérisoire, calmerait juridiquement leurs créanciers. Cela leur donnerait du temps, mais aussi du poids, pour constituer des dossiers en vue d’annuler leur dette. Ce n’était pas gagné, car la juridiction du tribunal d’instance de Béthune n’était pas très favorable à l’idée d’éponger les dettes civiles : même s’il ne le disait pas, le juge actuel protégeait les intérêts des sociétés de prêt, mais il était bien obligé de faire parfois des exceptions, on allait y travailler.
En attendant, il leur proposait de les héberger : il y avait au fond de son jardin une grande buanderie, une resserre, même plutôt un atelier, un assez bel espace, très lumineux, avec une baie vitrée. On était en train d’y remettre l’eau et l’électricité, ce serait prêt dans la journée. Il suffisait d’installer un matelas et un frigo, ils seraient indépendants ; et Bataille leur fournirait de quoi manger une semaine ou deux, le temps de régler leur problème et qu’ils reprennent des forces. Qu’en pensaient-ils ?
Corinne et Yarek Walski le regardaient sans comprendre. Elle gardait la bouche grande ouverte ; quant à lui, ses yeux s’étaient embués, comme si son corps avait senti avant lui qu’il pouvait s’autoriser à craquer puisqu’il était pris en charge.
Elle lui fit répéter plusieurs fois ce qu’il avait prévu pour eux, et tandis que son mari s’était fossilisé, elle pleurait.
Bataille écrivit son adresse sur un papier, et leur demanda de venir chez lui en fin d’après-midi.
Une fois debout, Yarek, pantelant sur sa béquille, ouvrit la bouche :
— On ne signe rien ?
— Non, c’est entre nous. Faites-moi confiance.
Yarek lui serra vigoureusement la main, et le couple sortit du bureau. Bataille les accompagna dans le couloir, et leur indiqua l’escalier. Ils descendirent avec lenteur, Yarek appuyé sur le bras de sa femme, et Bataille entendit le bruit de sa béquille s’éloigner, puis disparaître. Il se pencha par la fenêtre et alluma une cigarette en attendant l’apparition du couple sur le trottoir.
Le soleil brillait sur les toits de la ville, et des éclats dorés flottaient autour de l’église Saint-Vaast et du beffroi comme des pétales de lumière.
Les Walski étaient là, fragiles, lents et sombres. Ils traversèrent la rue sur le passage piéton, et en arrivant sur le trottoir d’en face, dans le soleil de cette journée splendide, tout engoncés dans leur parka d’hiver, ils s’enlacèrent.
Bataille ne parvenait pas à réaliser : qu’est-ce qui lui avait pris ? D’où venait cette impulsion à laquelle il avait cédé ? Pourquoi soudain venir en aide à deux inconnus ? Il avait plongé dans un vertige dont il ne comprenait pas la nature, mais il sentait bien, à présent, qu’il devrait en payer les conséquences : un employé de la Banque de France n’ouvre pas sa maison à ses clients, il entendait déjà ses collègues se foutre de lui, et Dereine ironiser sur son bon cœur.
Mais après tout, il faisait ce qu’il voulait. La maison était à lui, il menait sa vie comme il l’entendait. « Bon cœur » : quelle étrange expression. Sans doute avoir une maison lui tournait-il un peu la tête : il en ouvrait déjà grand la porte, comme s’il n’assumait pas d’être propriétaire. Était-ce de la générosité ? Le mot était bien présomptueux : après tout, il n’avait rien contrôlé, peut-être même avait-il dérapé. Lui qui aimait tant la solitude, et qui venait juste d’obtenir que sa vie s’ouvrît à ce grand espace vide où sa pensée allait trouver enfin sa liberté, voilà qu’il s’empressait de lui trouver un obstacle et de gâcher son trésor.
Il alluma une autre cigarette en tremblant un peu. Il avait confiance, et même il exultait. Ce pointillé d’or au­ dessus de la ville soulignait la bordure du ciel ; la fraîcheur des grands jours inondait sa gorge. Il venait de faire quelque chose d’exceptionnel, et en même temps c’était une connerie. Pourquoi une connerie ? Qui sait, il avait peut-être sauvé ce couple ; ou du moins il leur avait offert un peu de répit, même de l’espoir. « Épargner la honte à quelqu’un », n’était-ce pas une phrase de Nietzsche ? Oui, c’était dans Le Gai Savoir : « Que considères-tu comme ce qu’il y a de plus humain ? Épargner la honte à quelqu’un. »
Mais sur la même page, il écrivait aussi : « Où sont tes plus grands dangers ? - Dans la pitié. »
Eh bien, ce n’était pas la pitié qui avait suscité ce déferlement en lui : la détresse de cette femme et de cet homme avait allumé autre chose en lui, de plus intime, de plus nu — une chose insaisissable qui, en un sens, échappait à la psychologie. Certes, il avait été sensible à leur malheur : comment ne pas l’être ? Et sans doute avait-il laissé parler son cœur d’une façon qui, pour un professionnel, était surtout imprudente ; mais la ruine qui dévorait ces deux êtres touchait en lui un point dont l’intensité le débordait. Qu’est-ce qui nous porte ainsi vers les autres comme si nous étions en feu ? L’amour ? Il ne connaissait pas Corinne et Yarek Walski, comment pourrait-il les aimer ?
Son regard s’arrêta sur l’angle de la rue qui commençait là-bas, à gauche de la banque, où trônait dans sa niche la statue de saint Éloi. Les Charitables. Il était charitable. Il avait plongé dans ce feu, dans cette eau, dans cette avalanche de bonté soudaine par charité.
Son cœur battait fort, il riait. Il se sentait à la fois ridicule et glorieux, comme si un événement considérable avait lieu et comme si cet événement n’avait pas le droit d’être fêté, car un cœur charitable ne se prévaut pas de l’être, sinon il ne l’est plus : il doit être intégralement désintéressé au point de ne tenir pour rien son bienfait.
Qu’est-ce qui m’arrive ? se demanda Bataille. J’ai perdu la tête : je me cherche des raisons nobles, je m’écoute un peu trop. J’ai offert l’hospitalité à ces deux misérables pour me débarrasser de ma culpabilité — parce que j’étais pris en défaut, et que je n’avais pas d’autre plan à leur proposer. C’est ça la vérité : je voulais sortir de cette situation, et la seule issue, c’était de leur faire un cadeau qui débordât les mesures, de leur donner quelque chose qui, par son énormité, les sortît — nous sortît, pensait-il — de la logique de la dette. Seul ce qui est gratuit nous sauve. La solution, ce n’est pas l’argent. La solution, c’est la gratuité.

Le Trésorier-payeur (p. 258-264).

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Pardonnez-nous nos dettes

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Piero della Francesca,
La Charité et la Foi.

La prière par excellence — celle que Jésus lui-même nous a dictée ("priez ainsi") — contient un passage que notre époque s’efforce à tout prix de contredire et que nous ferions donc bien de rappeler, précisément aujourd’hui où tout semble se réduire à la seule et féroce loi biface : crédit/dette. Dimitte nobis debita nostra... "Pardonnez-nous nos dettes, comme nous pardonnons à nos débiteurs". L’original grec est encore plus péremptoire : aphes emin ta opheilemata emon, "laisse aller, éloigne de nous nos dettes". Réfléchissant à ces mots en 1941, au plus fort de la guerre mondiale, un grand juriste italien, Francesco Carnelutti, observait que si c’est une vérité du monde physique que ce qui est arrivé ne peut être annulé, il n’en va pas de même pour le monde moral, qui se définit précisément par la possibilité de remettre et de pardonner.

Il faut d’abord dissiper le préjugé selon lequel ce qui est en cause dans la dette est un droit véritablement économique. Même en laissant de côté la question de savoir ce que l’on entend par "loi" économique, une enquête généalogique sommaire montre que l’origine du concept de dette n’est pas économique, mais juridique et religieuse — deux dimensions qui tendent à s’estomper à mesure que l’on remonte dans la préhistoire. Si, comme l’a montré Carl Schmitt, la notion de Schuld, qui signifie en allemand à la fois dette et culpabilité, sous-tend l’édifice du droit, l’intuition d’un grand historien des religions, David Flüsser, n’est pas moins convaincante. Alors qu’il réfléchissait un jour sur une place d’Athènes à la signification du mot pistis, qui désigne la foi dans les Évangiles, il a vu devant lui les petits caractères trapeza tes pisteos. Il ne lui fallut pas longtemps pour se rendre compte qu’il se trouvait devant l’enseigne d’une banque (banque de crédit) et, au même instant, il comprit que le sens du mot auquel il réfléchissait depuis des années avait trait au crédit — le crédit dont nous jouissons auprès de Dieu et dont Dieu jouit auprès de nous, puisque nous croyons en lui. C’est pourquoi Paul peut dire, dans une définition célèbre, que "la foi est la substance des choses que l’on espère" : elle est ce qui donne une réalité à ce qui n’existe pas encore, mais en quoi nous croyons et avons confiance, en quoi nous avons mis notre crédit et notre parole. Une chose comme une revendication n’existe que dans la mesure où notre foi est capable de lui donner une substance.

Le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui s’est approprié ce concept juridique et religieux et l’a transformé en un dispositif létal et implacable, devant lequel tout besoin humain doit s’incliner. Ce dispositif, dans lequel toute notre pistis, toute notre foi, a été capturée, est l’argent, compris comme la forme même du crédit/dette. La Banque — avec ses fonctionnaires et ses experts gris — a pris la place de l’Église et de ses prêtres et, en régissant le crédit, manipule et gère la foi — la confiance rare et incertaine — que notre époque a encore en elle-même. Et elle le fait de la manière la plus irresponsable et la moins scrupuleuse, en cherchant à s’enrichir sur la confiance et les espoirs des êtres humains, en établissant le crédit dont chacun peut bénéficier et le prix qu’il doit payer pour cela (même le crédit des États, qui ont docilement abdiqué leur souveraineté). Ainsi, en gouvernant le crédit, elle gouverne non seulement le monde, mais aussi l’avenir des êtres humains, un avenir que l’urgence veut toujours plus court et plus expirant. Et si aujourd’hui la politique ne semble plus possible, c’est parce que le pouvoir financier s’est effectivement emparé de toute la foi et de tout l’avenir, de tout le temps et de toutes les attentes.

La soi-disant urgence que nous traversons — mais ce qu’on appelle urgence, c’est maintenant clair, n’est rien d’autre que le fonctionnement normal du capitalisme de notre époque — a commencé par une série d’opérations inconsidérées sur le crédit, sur des crédits qui ont été escomptés et revendus des dizaines de fois avant de pouvoir être réalisés. Cela signifie, en d’autres termes, que le capitalisme financier — et les banques qui en sont l’organe principal — fonctionne en jouant sur le crédit — c’est-à-dire la foi — des hommes.

Si un gouvernement aujourd’hui — en Italie comme ailleurs — veut vraiment prendre une autre direction que celle qu’il tente d’imposer partout, c’est avant tout le dispositif argent/crédit/dette qu’il doit résolument remettre en cause comme système de gouvernement. Ce n’est qu’ainsi qu’une politique redeviendra possible, une politique qui n’accepte pas d’être étouffée par le faux dogme — pseudo-religieux et non économique — de la dette universelle et irrévocable, et qui redonne aux gens la mémoire et la foi dans les mots qu’ils récitaient si souvent dans leur enfance : "pardonnez-nous nos dettes, comme nous pardonnons à nos débiteurs".

Giorgio Agamben, Quodlibet, 28 septembre 2022


Valentin Weigel, « Laisse tomber nos dettes. »
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Vous en saurez plus sur Valentin Weigel sur le site consacré à Louis-Claude de Saint Martin, le Philosophe Inconnu dont Sollers a fait le personnage central de son roman Désir.


[1P. 272-273. C’est Haenel qui souligne.

[2C’est moi qui souligne.

[3C’est Haenel qui souligne.

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