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L’amour, la mort, les dieux… : la leçon de Paul Veyne

D 1er octobre 2022     A par Viktor Kirtov - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


L’historien de la Rome antique est décédé à l’âge de 92 ans. Paul Veyne était un conteur incomparable qui concevait l’histoire non comme une science, mais comme une recherche de vérité subjective.

Paul Veyne, mort d’un franc-tireur

Par Catherine Golliau

Le Point, le29/09/2022

Paul Veyne est mort. Il faut renoncer à entendre cette voix chantante évoquer les jeux de Rome et les ruines de Palmyre. Fin d’un conteur, fin d’une vie où il n’a cessé de savourer ce qu’il adorait, le grec, le latin, l’art italien et l’amour. On ne le verra plus dans un restaurant du quartier de Montparnasse ou dans son jardin de Bédoin, au pied du mont Ventoux, prendre son verre de whisky, pour « calmer ce trac » qu’il disait indicible. Un peu cabotin, l’ami Veyne. Et si charmeur. Un peu impudique, aussi. N’hésitant pas à raconter, en 2014 Dans l’éternité, je ne m’ennuierai pas (Albin Michel), non seulement le père vaguement collabo, mais aussi les dessous de son ménage à trois, la perte de son fils et de son beau-fils, la lente agonie de sa troisième femme, Estelle. « Au nom de l’histoire sociale et humaine », assurait-il, presque fanfaron, comme un exemple de l’évolution des mœurs dans la France des années 2000.Une manière comme une autre pour se comprendre lui-même, ce besoin insatiable d’être aimé et de savoir.

Le travail acharné, mais aussi l’alpinisme, cette passion tardive, lui avaient permis de prendre la vie de haut. Cette vie qui l’avait bien cabossé, à commencer par cette malformation congénitale qui lui remontait la joue et bridait son œil gauche, lui donnant un regard inquiétant. De cette maladie de naissance, qui l’avait fait laid, il avait pourtant tiré sa force. « Il m’a fallu devenir indifférent à l’opinion d’autrui », écrivait-il, dans ses mémoires, avant d’ajouter : "Indifférent est trop peu dire, j’en étais positivement fier depuis mon enfance, je n’étais pas comme tout le monde. Involontairement, le sentiment de ma singularité a développé en moi une façon d’être ou de paraître non conformiste, destinée à faire écran, à attirer ailleurs l’attention du spectateur. » Veyne sera donc singulier, anticonformiste, voire imprévisible. Libre.

Un historien ne fait pas parler les Romains :
il parle à leur place.
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En tant qu’historien, le respecté professeur au Collège de France s’affirmera comme un outsider, voire un sniper. En 1971, alors qu’il enseigne le latin à l’université d’Aix et prépare sa thèse, il publie Comment on écrit l’histoire (Seuil), une charge contre l’histoire quantitative alors en vogue. Pour lui, « l’histoire est un roman vrai », ce n’est pas une science, mais une reconstruction a posteriori d’événements et de comportements que l’historien va traduire en un récit. « Un historien ne fait pas parler les Romains : il parle à leur place », assure-t-il, revendiquant ainsi une part de subjectivité, selon lui, inévitable. L’histoire, une œuvre littéraire ? Lyrique, amoureux, son livre Palmyre, l’irremplaçable trésor (2015) est parfois à la limite de la véracité historique, mais demeure le plus beau récit écrit sur cette ville du désert, massacrée par Daech. Exemple extrême d’une vision de l’histoire qui a aujourd’hui de plus en plus de partisans.

Chemins de traverse

Mais dans les années soixante-dix, Veyne n’est encore qu’un petit maître de conférences, et les marxistes font feu : le voilà classé à droite. Cela le fait un peu grimacer, lui qui, jusqu’en 1956, possédait (sans conviction) sa carte auParti communiste, mais lui vaut l’intérêt de l’une des grandes stars de l’époque :Raymond Aron. Celui-ci se cherche un « dauphin » pour reprendre après lui le combat contre les marxistes. Il pensait l’avoir trouvé en Pierre Bourdieu, mais l’idylle intellectuelle n’a pas duré. Il croit le trouver dansPaul Veyne, le charmant méridional. En 1975, il lui offre sur un plateau le Collège de France, rien de moins. Malheureusement pour Aron, Veyne n’a pas l’étoffe d’un disciple (ni d’un maître d’ailleurs). Il a certes profité de la grâce aronienne, mais il ne partage pas les mêmes idées. Il se dira choqué par la froideur du grand homme envers les classes populaires, celles auxquelles il se sent appartenir, lui, le fils d’un courtier en vin qui s’est fait à la force du poignet. Ce n’est pourtant pas un débat intellectuel, mais un acte manqué qui scellera leur rupture. Lors de sa leçon inaugurale au Collège, l’impétrant stressé oublie de remercier celui qui l’a quasiment imposé. Aron ne lui pardonnera pas cette ingratitude et ses disciples se feront une joie de bousculer le mauvais fils.En 2008, dans un restaurant d’Avignon, Veyne bât sa coulpe : « Je me suis très mal conduit avec Aron. » Trop tard.

Ce qui m’intéresse, ce n’est pas de faire avancer la science, mais de penser juste.
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Le détenteur de la chaire d’Histoire de Rome ne fera pourtant pas honte à son bienfaiteur. En 1983, avec Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes, il pose la question qui fâche sur la religion grecque : le livre fera date. En 1995, dansLe Pain et le Cirque, il invente un mot, « l’évergétisme », pour expliquer la soif de dépenses somptuaires des notables romains, les millions engloutis par les jeux du cirque. Goût du mécénat ? Non, méfions-nous des apparences : c’était une obligation sociale. Le riche devait payer. La notabilité avait un coût. C’est nouveau. C’est du Veyne. D’autres livres seront moins innovants, mais tout aussi applaudis : en 2005, un ouvrage sur la sexualité romaine, et notamment l’homosexualité ; en 2007, une analyse des causes qui, de Constantin à Théodose, font triompher le christianisme à Rome (Quand notre monde devient chrétien).

Et puis, il y a les chemins de traverse, les embardées loin de l’université : un livre en1990sur René Char, le poète qu’il vénère. Et pour qui, à la demande de sa veuve, il vaincra son trac pour monter plusieurs fois sur scène aux côtés de Michel Piccoli et de Dominique Blanc, afin de lire des textes de son ami. Michel Foucault, lui aussi ancien de la Rue d’Ulm et prof au Collège, fut une autre des grandes affections de ce solitaire aux amitiés fortes. Lui, l’hétéro revendiqué, vivait chez l’auteur deSurveiller et Punirquand il montait à Paris donner ses cours. En 2008, Veyne lui consacre un ouvrage où il raconte « son Foucault », un empiriste, selon lui, ce qui surprend les foucaldiens. Mais il s’en fiche. À chacun sa vérité ? « Si je dresse le bilan de mon œuvre aujourd’hui, c’est un entre-deux, ni œuvre d’érudition, ni œuvre de philosophie, nous avait-il alors confié. Peut-être parce que ce qui m’intéresse, ce n’est pas de faire avancer la science, mais de penser juste. Traquer la non-vérité ! ». Une exigence qui l’avait amené, à la fin de sa vie, à traduire Sénèque, Virgile et Lucien, pour retrouver la vérité des mots, dans une langue chatoyante, et souvent malicieuse. Chaque nouvel ouvrage était un best-seller : alors pourquoi s’en priver ? Il ne nous reste plus qu’à les relire.


L’amour, la mort, les dieux… : la leçon de Paul Veyne

ENTRETIEN. En 2017, ce rebelle amoureux se confiait longuement au « Point ».

Propos recueillis par Christophe Ono-dit-Biot
Publié le 03/06/2017 Modifié le 29/09/2022

Paul Veyne, l’entretien confession

Son goût pour l’Antiquité, il l’appelle sa « vocation ludique », née de deux rencontres dont il ne s’est jamais remis : un morceau d’amphore romaine trouvé dans la terre près de Cavaillon quand il était petit garçon et une page d’un hymne homérique. Normalien, agrégé de grammaire, professeur honoraire au Collège de France, ami de René Charet de Michel Foucault, le plus grand historien de la Rome antique, communiste défroqué, alpiniste tant qu’il pouvait, marié trois fois, « comme Cicéron, César et Ovide », humaniste à jamais, vit sous le soleil de Provence au milieu de ses livres, dont les siens, parmi les plus importants écrits sur le monde gréco-latin qu’il appelle, lui, « le monde aboli » (Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Quand notre monde est devenu chrétien, Le pain et le cirque, L’Empire gréco-romain). Cet immense historien est décédé ce jeudi 29 septembre à l’âge de 92 ans.

Le Point : Après L’Énéide , vous deviez retraduire les Métamorphoses d’Ovide. Où en êtes-vous ?

Paul Veyne. Oh, je n’y pense même plus ! La vérité, c’est que je me suis remis au grec. Je veux mourir en sachant encore le grec. Pour l’instant, je cherche un texte qui n’a jamais été traduit, pour ne pas être tenté de pomper la traduc. Je crois que j’ai trouvé.

Et c’est quoi ?

Les lettres d’amour de Philostrate, l’auteur de Vie d’Apollonios de Tyane. Un récit délirant sur un fou mystique et mystificateur du début de l’ère chrétienne auquel on prêtait des miracles, qui aurait même réveillé une morte et aurait eu le don d’ubiquité et de lévitation. Néron le considérait comme un magicien et l’aurait banni, on l’a comparé àJésus-Christ. C’est génial, mais c’était déjà traduit. Les lettres, c’est moins bon, mais ce n’est pas traduit. Alors, je vais le faire. Tous les jours, je me couche à 19 heures avec Philostrate et jusqu’à 23 heures je le traduis. Oui, vraiment, je veux mourir en sachant encore le grec.

Ça ressemble à quoi, une journée de Paul Veyne, en dehors des heures de grec ?

Oh, vous savez, j’ai 87 ans et je suis vidé, ratatiné. Je ne peux pas tellement marcher, car avec ma canne je ne peux dépasser un kilomètre. Heureusement, j’ai une compagne qui me mène en voiture voir les lacs italiens. Le plus beau d’entre eux, le lac de Côme, que Stendhal a porté aux nues. Je lis beaucoup, aussi. J’ai acheté le catalogue de l’exposition de Valentin de Boulogne au Louvre, que je tiens peut-être pour supérieur au Caravage. Sinon je regarde la télé. Et je réfléchis à ce que je vais dire à la BNF. J’ai acheté un complet-veston et ma compagne sera en robe de cocktail, comme le précise l’invitation


Helléniste.
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« Je veux mourir en sachant encore le grec. »

Vous êtes encore amoureux, alors ?

Je suis même très amoureux. À 87 ans, c’est un exploit. Amoureux et aimé. Étant donné le truc que j’ai au visage depuis ma naissance et pour lequel j’ai été beaucoup moqué, être aimé par une femme a toujours été l’une des choses les plus essentielles de ma vie.

Par des hommes aussi. Foucault vous appelait, vous l’hétéro, son homosexuel d’honneur… Vous obtenez aujourd’hui le prix de la BNF, l’artiste contemporain Damien Hirst triomphe à Venise avec une exposition censée présenter les trésors d’un collectionneur de l’Antiquité, Karl Lagerfeld fait défiler dans les ruines d’un temple antique des déesses grecques selon le mot d’ordre « la modernité, c’est l’Antiquité ». Comment expliquez-vous ces multiples manifestations d’un besoin d’Antiquité à notre époque ?

Il n’y a pas de grande raison supérieure, de profond besoin, social ou existentiel, de s’occuper de l’Antiquité. L’Antiquité nous passionne parce que nous y découvrons des rêveries qui nous montrent un monde autre, un monde imaginaire, de même que les enfants ont le goût des récits d’un monde fabuleux, un monde qui n’a aucun rapport avec la réalité présente et qui ne peut pas être atteint d’un coup d’avion. C’est une culture morte pour nous, c’est pourquoi elle nous fascine et pourquoi nous tenons tant à elle : les Grecs et les Romains, ce sont « nos morts », comme on dit dans les familles qui ont de la piété pour leurs défunts et qui vont au cimetière. Alors que le Moyen Âge, c’est notre jeunesse, ce sont nos enfances : la langue française qu’on parlait alors n’était pas encore dégrossie, c’était un jargon enfantin, ce n’était pas encore la vraie, la nôtre… Avec le latin et le grec, on ne remonte pas à son enfance, mais on passe dans le monde des défunts. Dans le monde de la mort. Où les gens étaient si vivants ! Florence Dupont a eu le mot juste : l’Antiquité est un « territoire des écarts ». Aux deux sens du mot « écarts ». Les « écarts » sont loin, loin de notre propre territoire. Et puis les gens de ces territoires lointains font des « écarts de conduite », ils n’ont pas la même morale, les mêmes règles, les mêmes idéaux, la même culture que nous, en un mot. Et ce qui nous fascine est de constater que ces défunts étaient aussi vivants et agités que nous le sommes nous-mêmes.


« Ces divinités lumineuses qu’on n’adore pas ont scellé mon sort », dites-vous des dieux antiques. Que vous ont-ils apporté ?

Je les préférais de très loin au Dieu chrétien, parce que le christianisme me flanquait une trouille bleue. La Crucifixion, le Diable, le Jugement dernier, les flammes éternelles, les peines infernales, c’était ce que me racontait le catéchisme du temps de Pétain. Alors oui, j’aimais bien les dieux païens, sans y croire le moins du monde. Ils ne se posaient pas de questions, ils faisaient ce qu’ils voulaient et n’avaient pas d’enfer brûlant : c’était libérateur. On n’avait pas le devoir de les aimer, de les adorer ; ils étaient beaux, mais n’étaient ni impérieux ni pesants. Les Anciens pratiquaient une religion légère qui ne faisait pas peur. Telles furent les réactions de l’enfant et de l’incroyant que j’étais déjà. Car, chose fâcheuse pour un historien, je n’ai jamais eu la moindre sensibilité religieuse. Cette mienne lacune est un de mes tourments professionnels. C’est seulement à l’âge de 60 ans que je suis tombé sur une ligne d’Aristote (dans son Éthique à Nicomaque) qui nous apprend que les païens « aimaient les dieux comme on aime ses père et mère ».

Vous vous considérez comme païen ?

Oh ! je ne vais pas jusqu’à sacrifier un mouton à Jupiter, mais je n’ai rien contre. L’Antiquité est pour moi un monde où je vois tout de manière sereine, y compris la mort. J’ai traversé les enfers avec Ulysse et Énée. C’est un monde qui ne fait pas peur.

Votre déesse tutélaire ?

Certainement pas Aphrodite, trop brutale. Artémis, oui. Elle est chasseresse, elle est court vêtue. On ne sait pas trop ce qu’elle fait la nuit. Elle me rappelle les jeunes filles de ma jeunesse. Je ne la vois pas du tout comme une divinité lunaire, obscure. J’ai peur des fantômes, et pour moi le monde de Zeus est un monde de lumière et de journée plus que de nuit.


Bibliothèque.Sur les étagères de son bureau, les exemplaires de la collection Budé dialoguent avec des souvenirs personnels.

À 11 ans, vous vous êtes ennuyé avec L’Iliade et vous avez adoré L’Odyssée . Avez-vous révisé votre jugement ?

L’émotion d’enfance qu’auraient pu me donner Les mille et une nuits, je l’ai trouvée dans L’Odyssée, particulièrement dans la partie que l’on appelle « Les voyages d’Ulysse », les récits chez Alkinoos ; c’était un monde merveilleux. Je sais d’ailleurs encore par cœur les trois cents premiers vers de la traduction de Victor Bérard, je pourrais encore les réciter à l’heure qu’il est. La perfection du récit est prodigieuse ; pensez, par exemple, à la description d’Ulysse méditant sa vengeance. C’est une œuvre d’art, mais qui, c’est vrai, n’expose pas les grandes valeurs supérieures, la supériorité d’esprit intemporelle de l’auteur de L’Iliade. Encore tout récemment, un trait propre à la seule « Iliade » m’a frappé. Relisant le poème, je me suis intéressé au chant IX, l’ambassade auprès d’Achille qui a déserté le champ de bataille. La « vision » de cette scène m’a sidéré : c’est du Piero della Francesca. On voit là de grandes figures descendues sur Terre pour donner aux hommes l’exemple de la dignité, de la grandeur, de la retenue, de l’habileté, de la sensibilité aussi. Ce sont des figures d’une telle grandeur épique que l’on voit la fresque comme en une transposition.

Homère reste un référent absolu ; il suffit d’évoquer L’Énéide de Virgile. On peut dire que chaque vers de L’Énéide est un chef-d’œuvre et que, pourtant, l’ensemble du poème est barbant. Prenez une scène au hasard : quand Énée est accueilli par Didon comme un noble étranger. La scène est une scène de banquet qui a la grâce d’un Raphaël. La beauté grammaticale des vers - il y a là une astuce pour Virgile, qui parle une langue absolument spéciale - et la composition de la scène et des détails, c’est du Raphaël. Or il y a quand même un abîme entre Raphaël et Piero della Francesca ; ce n’est pas épique. On voit la différence entre un art de surgissement génial et une sorte d’art d’une application savante. De plus, L’Iliade n’est pas un hymne à la nation grecque, alors que L’Énéide est un poème nationaliste ! Et ce nationalisme, de surcroît, s’exprime à travers une piété qui, pour nous, n’a plus de sens.

Emmanuel Macron a dit qu’il comptait remettre l’enseignement du latin et du grec à l’honneur après leur disparition programmée sous le dernier gouvernement. Et son ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, l’a confirmé.

Je suis de l’avis d’Emmanuel Macron : l’enseignement ne doit pas seulement apprendre aux enfants à se débrouiller, à travailler dans le monde où ils vivront, il doit aussi les « cultiver », leur faire sentir quel est le vaste univers qui est le leur. Il faut qu’ils apprennent qu’existent ou ont existé d’autres mondes que celui dans lequel ils sont plongés et dont ils sont prisonniers sans le savoir. Faire un peu de latin ou de grec ne leur servira à rien (ils ne liront jamais Virgile dans le texte), mais ils apprendront qu’il existe (qu’il a existé) d’autres mondes que le leur, des mondes abolis - ils apprendront ainsi à se situer métaphysiquement dans le cosmos et dans le temps. Oui, faire du latin est une nécessité culturelle métaphysique. Les enfants apprendront ce qu’écrivait Valéry vers 1900 : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » En faisant un peu de langues anciennes, les élèves auront intériorisé que leur monde, notre monde, est entouré d’autres mondes abolis, disparus aujourd’hui. Ils auront perdu en ce domaine la naïve ignorance métaphysique qui est celle des « gens du peuple ». Or le but de l’enseignement est de faire en sorte que, culturellement, il n’y ait plus de « gens du peuple ».

Quel regard l’ami de René Char et du résistant spécialiste des gladiateurs Georges Ville porte-t-il sur la France d’aujourd’hui ? Dirigée par un homme au nom de préfet romain ?

Je pense que ça va aller. Macron est jeune, mais dans l’Antiquité on ne l’aurait même pas souligné, parce que c’était complètement normal. Il est instruit, pourquoi avoir le culte de la vieillesse ? Je ne crois pas à la décadence, comme certains. C’est du verbiage, de la pose. J’ai connu la France avant la guerre et au lendemain de la Libération. On est trois fois plus riches. Je ne me méfie pas de la jeunesse, car je préfère la jeunesse à la vieillesse. Ceux qui s’en méfient sont de vieux râleurs et les vieux râleurs sont des cons. Je veux espérer.


Gymnastique. « Tous les jours, je me couche à 19heures avec Philostrate et jusqu’à 23heures je le traduis », confie Paul Veyne..

Vous n’êtes pas croyant, mais vous dites que « nous ne mourrons pas ».

À notre mort, ce n’est pas le trou noir, le néant à jamais. Pas plus que ce ne l’était avant notre naissance… Nous nous retrouvons, anonymement et sans rien savoir, dans la matière même où nous étions avant notre naissance. Or (suggérait Hume) cette matière a des propriétés que nous ne soupçonnons pas : elle est pensante et créatrice, elle ne cesse d’inventer de nouvelles espèces vivantes, elle est l’auteur de notre vie et de notre pensée. Elle nous réutilise, elle nous fait naître et mourir sans fin. Mais, bien sûr, nous oublions chaque fois qui nous étions et ce que nous étions : « Socrate ne sait plus qu’il était Socrate » (dixit Plotin). Non, ce ne sera jamais le néant… Seulement, il faut l’avouer, la matière nous ignore, nous ne l’intéressons pas, elle n’est pas providentielle, il serait vain de la prier. « Dieu, autrement dit la Nature », écrivait Spinoza.

Le souvenir de votre fils traversait votre dernier livre. Vous disiez pourtant, évoquant votre premier amour, « ne rêvant que de culture et d’archéologie, je ne voulais pas d’enfant ».Dans votre discipline, vous n’avez pas fait école. Vous ne voulez toujours pas de disciple ?

L’école, ou plutôt la modernisation de la façon d’écrire l’histoire ancienne, s’est faite toute seule et a été faite par d’autres que moi (et aussi par moi, si je peux oser cette vantardise). Il y a un demi-siècle, l’étude de l’Antiquité, en France surtout, était dominée par la tradition de l’humanisme classique, qui remontait à l’enseignement jésuite (lequel, au XVIIe siècle, fut une grande chose). La France refusait toute modernisation en histoire antique et en lettres classiques. Mais il y eut enfin quelques novateurs, quelques révolutionnaires, tels Jean-Pierre Vernant ou Marcel Detienne. En 1961, lorsque j’ai publié un article sur Trimalcion qui a attiré l’attention, Jacques Le Goff m’a félicité en me disant que j’étais le premier historien français de l’Antiquité qui s’ouvrait à l’avant-garde et à l’École des Annales. Depuis, la modernisation s’est faite et continue de se faire. Voyez, chez les hellénistes, l’œuvre de Paulin Ismard ; voyez l’article sur les empereurs romains que le jeune historien Pascal Montlahuc vient de publier dans le dernier numéro deL’Histoire. Tout va bien !

En attendant que vous repreniez, peut-être un jour, les « Métamorphoses », on aimerait savoir en quoi vous, vous auriez envie de vous métamorphoser…

Il est évident que ce serait en oiseau. À cause de leur immense liberté. Et, comme je ne suis pas mélomane, ainsi, je pourrais au moins chanter.

Paul Veyne : "L’enseignement du latin est comme un reste de moignon, ça n’a aucun sens"

Le Point

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Biographie. La passion des humanités

1930 Naissance à Aix-en-Provence.
1951 Entrée à Normale sup.
1955-57 École de Rome.
1970 Comment on écrit l’Histoire : essai d’épistémologie(Seuil).
1975 Entrée au Collège de France.
1976 Le pain et le Cirque(Seuil).
1983 L’Élégie érotique romaine
(Seuil).
1983 Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?(Seuil).
1990 René Char en ses poèmes(Gallimard).
1991 La Société romaine(Seuil).
1995 Le Quotidien et l’Intéressant(Les Belles Lettres).
2005 L’Empire gréco-romain(Seuil).
2007 Quand notre monde est devenu chrétien (312-394)(Albin Michel).
2008 Michel Foucault, sa pensée, sa personne(Albin Michel).
2010 Mon musée imaginaire ou les chefs-d’œuvre de la peinture italienne(Albin Michel).
2012 RetraduitL’Énéidede Virgile (Albin Michel).
2014 Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas(Albin Michel).
2015 Palmyre, l’irremplaçable trésor(Albin Michel).
2016 La Villa des mystères à Pompéi(Gallimard).

lepoint.fr

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