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Céline, le trésor retrouvé - La révélation, par Jean-Pierre Thibaudat

Pas tout à fait « Guerre » et « Londres »

D 11 août 2022     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Il y a un an pile, Jean-Pierre Thibaudat écrivait sur son blog de Mediapart « Le trésor retrouvé de Louis-Ferdinand Céline », son premier récit de la découverte des manuscrits inédits de Céline. Les lecteurs pouvaient rester sur leur faim et les hypothèses les plus fantaisistes fleurir. Depuis le 6 août, Thibaudat nous livre cette fois son récit complet des faits. « Le temps est venu de dévoiler les choses pour permettre un apaisement général » dit-il. Six épisodes ont été jusqu’ici publiés. Il y en aura neuf. Bien des élucubrations sont dissipées. Je vous donne à lire le premier épisode « La révélation » et, étant donné les réactions suscitées par la publication d’un premier inédit Guerre (dans le top 10 des ventes), le sixième épisode que Thibaudat a subtilement intitulé « Pas tout à fait "Guerre" ». Et, puisque Gallimard annonce la publication d’un autre inédit Londres pour le mois d’octobre, j’ajoute dans ce lien l’article que lui consacre le vendredi 12 août, en exclusivité, Jean-Pierre Thibaudat. Je compléterai au fur et à mesure.

Ça a commencé comme ça...

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Céline, le trésor retrouvé - La révélation (1/9)

Comment, par les hasards conjugués de l’Histoire et de l’amitié, je me retrouve devant un tombereau de documents laissés par Céline dans son appartement de la rue Girardon en juin 1944. Et ce qui s’ensuivit.
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Jean-Pierre Thibaudat
journaliste, écrivain, conseiller artistique

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Manuscrit inédit de « Casse-pipe ». © dr

Un soir, au début des années 80, je me retrouve chez l’actrice Dominique Laffin en compagnie d’un homme que je connaissais à peine et qui n’était pas encore très connu, Fabrice Luchini. On parle de choses et d’autres. Et puis soudain, tandis que Dominique s’affaire dans sa kitchenette, Fabrice, en face de moi, se lève et se met à dire par cœur du Céline :

« Pour une surprise, c’en fut une. À travers la brume, c’était tellement étonnant ce qu’on découvrait soudain que nous nous refusâmes d’abord à y croire et puis tout de même quand nous fûmes en plein devant les choses, tout galérien qu’on était on s’est mis à bien rigoler, en voyant ça, droit devant nous... »

L’arrivée à New York, la « ville debout », dans Voyage au bout de la nuit. Oui, pour une surprise c’en fut une de voir cet acteur, que j’avais vu dans quelques films de Rohmer, dire ainsi du Céline. J’étais médusé, secoué. Luchini ne songeait pas encore à en faire un spectacle, cela sera le cas quelques années plus tard, en 1986. L’année précédente, Dominique Laffin avait été retrouvée morte dans sa baignoire. J’avais lu Le Voyage et Mort à crédit, je me souviens avoir alors lu Guignols’s band, Nord... Le reste allait suivre. Fabrice m’avait aimanté.

En octobre 1992, je vais au théâtre de Nanterre voir la création de L’Église par le metteur en scène Jean-Louis Martinelli. Ce dernier a remodelé plusieurs parties de la pièce, gommant les répliques passablement antisémites, mais son spectacle, bien joué par Charles Berling (Bardamu), Jean-Pierre Sentier, Christine Gagneux et quelques autres, est plutôt réussi. Le soir de la première, Lucette Destouches, la veuve de Céline, était là accompagnée par l’avocat de l’écrivain, maître Gibault, et quelques amis du cercle rapproché comme l’acteur et cinéaste Jean-François Stévenin qui rêvait de faire un film inspiré de Nord. Fabrice Luchini était-il là ? Probablement, mais je ne me souviens pas l’avoir croisé. Lui aussi faisait partie du cercle des habitués de Meudon, me racontera-t-il plus tard.

Avant que Me Gibault ne songe à raccompagner Lucette Destouches à Meudon, j’obtiens de pouvoir aller interviewer cette dernière chez elle. Libération (où j’assure alors la chronique théâtrale) n’est pas le quotidien préféré de cet homme de droite, mais il accepte, en parle à Lucette qui dit oui, tout au bonheur de cette représentation où elle s’est empressée d’aller saluer les comédiens.

Me voici donc, quelques jours plus tard, au n°25 ter de la route des Gardes à Meudon. La critique du spectacle et la rencontre avec Lucette Destouches paraîtront ensemble dans Libération, une double page faisant l’ouverture des pages culture. Extrait :

« “C’est une maison gardée par trois chiens gris et noirs. Des chiens de rue, des chiens perdus, ‘des chiens de la SPA’, dit Lucette Destouches. Le plus aboyeur s’appelle Roxane.” Un matou sombre au poil effaré déboule du porche (qui n’est plus celui, rafistolé de barbelés devant lequel Lipnitzki photographia Céline) et monte vers la maison. “Je nourris aussi les chats, les pigeons”, dit-elle. Et puis il y a le perroquet. Un faux dormeur perché dans sa cage, gardant du bec un gobelet d’eau et un morceau de lard pendant au bout d’une ficelle. Et puis il y a l’autre perroquet, le faux, le tissé main, arc-bouté sur son perchoir face au miroir. Et encore, au mur, la vieille photo d’un chat noir, le fameux Bébert, l’enterré du jardin et, de l’autre côté du canapé, la photo de Louis Ferdinand Destouches dit Céline. Un doux fouillis de guéridons, de coussins, de canapés, de suspensions, d’animaux. Et des odeurs de parfum à tous les étages. »

Lucette Destouches me parle de son studio de danse qui a brûlé, du nouveau studio construit « dans la cour où Céline s’asseyait ». La maison a été achetée à leur retour en France après l’exil forcé, avec l’argent d’un héritage de Lucette, assure cette dernière. « Quand on est revenus du Danemark, c’était un homme cassé. Fatigué. Il n’avait pas envie de voyager, de bouger, il n’est jamais allé en haut du jardin. [Roger] Nimier venait le dimanche, souvent avec [Antoine] Blondin, ivre. Louis n’aimait pas ça. En dix ans, il a dû aller peut-être deux fois chez son éditeur Gallimard. C’était un médecin, il sentait venir la fin. Il était grand, maigre, très marqué par toutes les restrictions, habillé avec des houppelandes et des ficelles pour tout, son portefeuille, ses gants, ses valises à manuscrits. Tout ça un peu Polichinelle. Il faisait un peu peur. Pour le travail il était très ordonné. Une épingle à linge par chaque chapitre. Il les suspendait au dessus de la cheminée et puis il les mettait dans des cageots à légumes avec couvercle. Il voulait pas qu’on y entre dans sa pièce. Et surtout pas qu’on y fasse le ménage.

Tous les soirs il me lisait les chapitres. “Tu descends !”, il m’appelait, “Tu descends !”, sa voix devenait de plus en plus forte. Je m’asseyais et l’écoutais. Il lisait tout haut. Saccadé. Haché. Quand Fabrice Luchini lit du Céline il se rapproche de cela. Il voyait sur mon visage si tel passage ne me plaisait pas, il le voyait plus en me regardant qu’en m’écoutant. Je trouvais qu’il écrivait trop souvent “merde”. Il me disait que les gros mots c’était nécessaire. Je parlais peu avec lui. Il me parlait tout seul, il monologuait. C’était sa façon de travailler.

La nuit dans le lit – il dormait assis, allongé il ne pouvait pas – il me disait “écris !”. J’avais toujours un petit carnet à côté de moi. Comme il ne dormait, pas ou très mal, il ressassait. Il pouvait buter toute une journée sur une phrase. C’était comme de la musique. Très rythmée. Il prenait beaucoup de Gardénal mais il se levait à 6 heures du matin, travaillait aussitôt qu’il en avait la force. Il luttait contre les migraines, le palu, la dysenterie, il avait le corps chaviré. De partout. Sans excès pourtant, il ne fumait pas, ne buvait pas, mangeait presque rien. On ne déjeunait pas, on ne dînait pas. Il s’en fichait.

Il adorait les croissants. Et puis il aimait les choses tendres. Les légendes, les ballets, les chansons. S’il portait des coups, c’était pour se faire entendre. Il disait qu’il aurait préféré écrire quelques vers de Shakespeare. Il était sensible au son. Il cherchait la musique, le ton. Jamais content de lui. Cela ne coulait jamais. Même quand les épreuves arrivaient, il changeait. Jamais content. Jusqu’au bout.  »

Je ne suis jamais retourné au n°25 ter de la route des Gardes à Meudon.

En juin 2001, pour la énième fois, je suis retourné écouter Fabrice dire du Céline, l’arrivée à New York, encore. J’écrivais un nouvel article dans Libération : « Fabrice Luchini habite Céline, comme d’autres habitent Saint-Germain-des-Prés ou la Butte-aux-Cailles. Il habite ce Céline d’avant, celui de Voyage au bout de la nuit et de Mort à crédit. Luchini aime Céline, celui où la langue, cette chose qui ramone le palais ­tirebouchonne la littérature comme jamais, ni avant ni après. Même Flaubert et son gueuloir, même La Fontaine, ces grands oraux que Fabrice crachote comme personne. Fermez les yeux au besoin, laissez en retrait le showman Luchini, ce gai histrion, ce roi cathodique, ce Samu à citations qui sauve les émissions télé du gnangnan (hier Ardisson, demain Pivot). Il vaut mieux que le personnage auquel la République des pleutres voudrait le réduire. Pialat, avec qui il tournera un jour son plus beau film, en sait quelque chose. La preuve par Céline. Toujours. Fabrice en est l’apprenti sourcier. Il cherche la source bruissante sous la phrase endormie et comme morte sur le catafalque de la page. Il caresse le mouvement des mots, tâtonne leur gosier, accouche en bouche. Du rendu, du fluide, du lent éruptif. Ça vient, s’échappe, se précipite. Gouttes d’écoute. De Céline, Fabrice Luchini a l’oreille absolue. »

Maître Gibault a oublié m’avoir facilité cette visite à Lucette Destouches et Fabrice Luchini n’a jamais tourné avec Maurice Pialat.

Quelques années auparavant était survenue la déflagration. Je n’ai noté ni le jour, ni l’heure, ni l’année. Un coup de téléphone au journal. Un ami me parle de documents d’un écrivain mort que possèdent des personnes qui lui sont proches, des documents dont ils ont hérité, dont il ne savent que faire sans pour autant avoir songé un instant à les jeter ou à les détruire, des documents qui les embarrassent, mais ils ne savent pas comment faire. Cet ami a pensé à moi, au journaliste que je suis, travaillant au service culture d’un grand quotidien, Libération, depuis de nombreuses années, y étant salarié depuis le 1er janvier 1978

Quel écrivain ?, lui demandais-je. Céline, répondit-il. Stupeur ! Sans être le moins du monde un « célinien » averti , mais l’ayant lu passionnément, j’avais entendu parler de manuscrits disparus.

Une première rencontre a lieu, d’autres suivront au fil des mois. On me montre une caisse : elle contient un tombereau de documents, dont bon nombre de pages manuscrites, certains paquets étant attachés par des pinces à linge. Je suis évidemment estomaqué, troublé, bouleversé.

J’évoque à mes interlocuteurs l’existence de la veuve de l’écrivain. On m’arrête tout de suite : on ne veut pas entendre parler de la famille Céline. Ces documents sont le fruit d’un héritage, on souhaite en être déchargé (trop lourd à porter, trop sulfureux peut-être), le confier à quelqu’un mais on ne veut pas les remettre à la veuve de l’écrivain collaborateur et antisémite. Je perçois derrière cela des raisons politiques, voire éthiques et mémorielles. Quand, au bout de quelques mois, on décidera de me confier ce qu’il faut bien appeler un trésor, on me demandera instamment de ne pas prendre contact avec la famille Céline. Je tiendrai cette promesse.

Comme la mienne, mais mes interlocuteurs l’ignorent, leur famille était du côté de la Résistance et du respect de l’autre et non de la collaboration et de l’antisémitisme comme Céline qui, lui, sera plus tard condamné à l’indignité nationale, son procès en 1950 le condamnant de surcroît à un an de prison et à la confiscation générale de la moitié de ses biens.

Un accord est bientôt trouvé. Mes interlocuteurs, soulagés de se débarrasser de ce lourd héritage, moi au pied d’un « Himalaya » de documents dont je ne soupçonne alors ni l’importance ni la richesse. Un pacte de confiance est scellé : jamais je ne donnerai ces documents à la veuve de Céline, je ne dirai à personne qui les a confié au journaliste que j’étais et que je suis toujours, titulaire de la carte de presse 45457. Je ne me doutais pas que Lucette Destouches vivrait jusqu’à l’âge appréciable de 107 ans, elle est décédée chez elle à Meudon le 8 novembre 2019.

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Les fameuses pinces à linge de Céline. © dr

Épisodes 2, 3, 4, 5, 7, 8, 9

Céline, le trésor retrouvé - L’inventaire (2/9)
Des manuscrits dont plusieurs inédits, son livret militaire, des lettres, des photos, des dessins, un dossier juif, tout ce que l’homme et l’écrivain Céline laisse chez lui avant de prendre la fuite le 17 juin 1944. Un inventaire fabuleux.

Céline, le trésor retrouvé - Une déflagration mondiale (3/9)
La veuve de Céline disparue, délivré de mon secret, l’heure était venue de rendre publique l’existence du trésor et d’en informer les héritiers… qui m’accusèrent de recel.

Céline, le trésor retrouvé - Oscar Rosembly (4/9)
Depuis longtemps les « céliniens » cherchaient les documents et manuscrits laissés rue Girardon par Céline en juin 1944. Beaucoup croyaient avoir trouvé la bonne personne en un certain Oscar Rosembly. Un coupable idéal.

Extrait : Le 27 juillet 2021, un rapport de police concluait : « Aucun lien entre la famille Rosembly et M. Thibaudat n’est mis en évidence ». Fin de la piste corse.
Fin ? Après le départ précipité de Céline, le 17 juin 1944, son appartement loué de la rue Girardon a été laissé vacant un certain temps avant que la Résistance ne le réquisitionne et l’attribue à Morandat. Rosembly et d’autres ont pu le « visiter » durant cette période. Les neuf premiers chapitres de Guerre manquent. Ils existaient. Ils ont disparu. Qui les possède ? Les héritiers d’Oscar Rosembly ? Un autre « visiteur » ? Dorment-ils dans une coffre de banque ? Ont-ils été cédés à un collectionneur privé ? Mystère.

Céline, le trésor retrouvé - La piste Morandat (5/9)
Dans ses lettres, Céline accuse Yvon Morandat d’avoir « volé » ses manuscrits. Morandat ne les a pas volés, mais préservés. Contacté à son retour en France par ce grand résistant, le collaborateur et antisémite Céline ne donne pas suite. Cela écornerait sa position victimaire. Alors Morandat met tous les documents dans une malle, laquelle, des dizaines d’années plus tard, me sera confiée.
« Yvon Morandat n’a rien “pillé”. Au contraire, il a tout préservé, il a fait œuvre de clairvoyance et de civisme. L’histoire littéraire lui en sera reconnaissante. Pour l’histoire, c’est déjà fait. Il est compagnon de la Libération et un collège porte son nom. Ce n’est pas le cas de Céline, l’antisémite et le collaborateur, même si son œuvre littéraire est considérable, même si les manuscrits des textes retrouvés ne font qu’enrichir son œuvre, et, au passage, enrichir ses ayants droit. »

Céline, le trésor retrouvé, chapitre (7/9). « Londres »
Sur une chemise rose des services municipaux d’hygiène sociale de la ville de Clichy ce mot écrit au crayon noir : « Londres ». « Londres » commence là où se termine « Guerre ». Un roman en trois parties dont seule la première partie a été retravaillée. La parution chez Gallimard est annoncée pour cet automne.
« À la différence de Guerre, Londres est un ensemble cohérent en trois parties. Céline a corrigé et retravaillé la première partie (dix chapitres) les deux autres sont un tout premier jet.
Sur une chemise rose des services municipaux d’hygiène sociale de la ville de Clichy (dispensaire où Céline assura une vacation quotidienne de médecine générale de janvier 1929 à décembre 1937) ce mot écrit au crayon noir : Londres. Et sur trois autres chemises on peut lire Londres I, Londres II, Londres III. Dans chaque chemise, des chapitres manuscrits.
Certains pages de
Londres III sont rédigés au verso d’un formulaire vierge de certificat médical du même dispensaire. Des trois parties de Londres, la première est la plus longue et la plus accomplie, la seule que Céline ait retravaillée avant d’en rester là. De quand date ce manuscrit ? Est-il un morceau retiré du Voyage  ? Ou un écrit plus tardif ? Seule une étude du manuscrit pourrait aider à trouver une réponse, mais pour l’heure, le manuscrit n’est pas accessible aux chercheurs. »

Céline le trésor retrouvé. Chapitre (8/9) Du roi René à « La volonté du roi Krogold »
Sa « légende », « La volonté du roi Krogold », Céline en parle dans plusieurs de ses romans, de « Mort à crédit » à « Londres ». Il en avait écrit une première version autour d’un roi René avant que ce dernier ne devienne le roi Krogold. Les deux versions, inachevées, font partie du trésor retrouvé et se complètent.

Céline, le trésor retrouvé. Chapitre (9/9) : « Casse-pipe »
Dernier des manuscrits inédits : une bonne trentaine de séquences de « Casse-pipe » qui font suite à celles que nous connaissons dans la Pléiade, dont une refonte devrait intervenir dans un proche avenir.

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Céline Le trésor retrouvé - Pas tout à fait « Guerre » (6/9)

Premier des inédits à paraître chez Gallimard, l’édition de « Guerre », texte présenté comme une œuvre à part entière, ne va pas de soi.
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Première page séquence dix de « Guerre ». © dr

Dans une lettre à Eugène Dabit, le 14 juillet 1934, Louis-Ferdinand Céline écrit : « À propos je vais faire paraître un premier livre dans un an c’est décidé : Enfance-La Guerre-Londres. Autrement dit j’en ai pour dix ans. » Deux jours plus tard, il reprend le même énoncé de ce qui apparaît comme une future trilogie.

« On ne peut que faire le rapprochement avec la séquence que forment Mort à crédit (sous la forme du récit d’enfance que nous connaissons), Casse-pipe et Guignol’s Band », note justement mais prudemment Henri Godard dans la notice accompagnant Mort à crédit dans la Pléiade. La prudence s’impose car Casse-pipe ne parle nullement de la guerre mais de ce qui la précède : la préparation militaire. C’est également le cas des nombreux chapitres retrouvés et qui seront un jour publiés donnant une tout autre ampleur à Casse-pipe.

On s’en souvient, la guerre de 14 est évoquée au début de Voyage au bout de la nuit. On y croise Kersuzon, l’un des personnages récurrents de Casse-pipe, proche du narrateur. Ferdinand évoque brièvement Kersuzon, son compagnon de chambrée puis d’armes, « tué en sortant d’un village », « un village qu’on avait pris pour un autre  ».

Puis on voit Ferdinand se dirigeant nuitamment vers le village de « Noirceur-sur-la Lys ». Ortolan, son capitaine, lui a confié une « mission délicate » : « Se rendre au trot avant le jour à Noirceur-sur-la-Lys », « pour s’assurer dans la place même, de la présence de l’ennemi  ». Il croise un soldat, Robinson, rescapé d’un régiment, puis Ferdinand cogne à une porte, c’est celle du maire de Noirceur qui attend les Allemands. Les deux compères poursuivent leur route, croisent un mort puis se séparent. « On est retournés chacun dans la guerre. Et puis il s’est passé des choses, et encore des choses, qu’il est pas facile de raconter à présent, à cause de ceux d’aujourd’hui qui ne les comprendraient déjà plus. » C’est la fin de la séquence (Pléiade p. 47). Quelles sont ces « choses » ?

À la séquence suivante, saut dans le temps. Ferdinand évoque en une phrase la décoration militaire qu’on lui a attribuée pour acte de bravoure, « la blessure et tout », la médaille qu’on lui apporte à l’hôpital. En une phrase. Une seule. Quelle ellipse ! Ce sont ces «  choses » dont parle le texte publié sous le titre Guerre.

Un ensemble, un regroupement de séquences et non un texte à part entière comme l’affirment Me Gibault dans sa préface et Pascal Fouché dans son analyse, ce dernier après avoir décrypté le tout.

Tout commence par un chapitre numéroté 10. Nous sommes sur le champ de bataille, non loin d’Ypres. Un obus a éclaté, Ferdinand se réveille, il est le seul survivant. Kersuzon, celui dont il était le plus proche gît à ses cotés dans l’eau, bras coupés, d’autres soldats croisés dans Casse-pipe gisent morts, explosés, démembrés tout comme leurs chevaux.

Ferdinand a été blessé au bras et ses oreilles n’en finissent pas de bourdonner. Céline se plaindra de bourdonnements jusqu’à la fin de sa vie. Dans son délire, Ferdinand parle du roi Krogold, référence à la légende gaélique La Volonté du roi Krogold qui traverse plusieurs textes de Céline dont Mort à crédit. La publication de cette légende également retrouvée est annoncée pour 2023.

« J’ai attrapé la guerre dans la tête  », dit Ferdinand (écrit Céline). Dans son errance, il croise des soldats anglais qui le conduisent à un hôpital. Tout ce « premier » chapitre unique semble être écrit par un Ferdinand narrateur, entre mémoire et délire, sur son lit d’hôpital. Dernière phrase : « Ces choses se passèrent à l’hôpital de la Parfaite Miséricorde le 22 janvier 1915 à Noirceur-sur-la Lys vers quatre heures de l’après-midi.  »

Pascal Fouché, l’éditeur de ce texte chez Gallimard en mai 2022, a retiré cette phrase du texte, considérant que sa place n’est pas logique dans la chronologie. Curieux raisonnement. Nous ne sommes pas dans un discours logique mais dans un délire. Et cette phrase a toute sa place dans ce texte chaotique. Céline a bien été blessé près d’Ypres mais à une autre date, le 27 octobre 1914 à Poelkapelle, et transféré à l’hôpital d’Hazebrouck avant de recevoir la médaille militaire le 25 novembre et de revenir à Paris à l’hôpital du Val-de-Grâce (je renvoie à la biographie de François Gibault en trois volumes parue au Mercure de France et à celle de Henri Godard chez Gallimard).

Laissons de côté le serpent de mer sans fin du comparatif entre la vie et l’œuvre et revenons à Guerre.

Noirceur sur-la-Lys, bourgade déjà mentionnée dans Voyage, est un nom imaginaire (la Lys ne l’est pas), et dans les cinq chapitres qui suivent apparaît le nom du village où se trouve l’hôpital : Peurdu-sur-la-Lys. Dans Guignol’s Band, revenant ici et là sur cette période, Céline rétablit le nom véritable de la localité où se trouve l’hôpital : Hazebrouck.

Ces cinq chapitres sont numérotés 1,2, 2’, 3, 4. Ferdinand raconte sa convalescence dans cet hôpital proche du front, ses relations particulières avec une infirmière, Madame Lespinasse (ou L’espinasse). L’infirmière qui a soigné Céline s’appelait Alice David, ils semblent avoir eu une liaison aux dires des biographes. De là à penser qu’un enfant est né de cette liaison, il n’y a qu’un pas vite franchi par certains chroniqueurs. C’est là une hypothèse que rien ne vient étayer même si le personnage de Madame Lespinasse semble avoir un âge similaire à celui d’Alice David : la quarantaine. Et qu’il donne à l’infirmière le prénom d’Aline proche de celui d’Alice.

Comme toujours, Céline transfigure la réalité jusqu’à la réinventer. Lespinasse apparaît comme un personnage à facettes, à la fois bourgeoise catholique, attentionnée et perverse. Elle aime les blessés, elle en pince pour Ferdinand, le suce sur son lit de malade, le ménage, le protège. Elle en pince plus encore pour les mourants. Ferdinand, un jour, la surprend à sucer un « bicot » qui vient de mourir. C’est la seule fois où Ferdinand, qui l’épie, l’appelle par son prénom : Aline. Un autre jour, c’est elle qui annonce à Ferdinand qu’il est cité pour une médaille.

À l’hôpital, Ferdinand sympathise avec un certain Bébert qui devient Cascade au fil des pages. Lui a été blessé au pied. Ils deviennent inséparables. Cascade est un souteneur, il fait venir sa femme Angèle, qui délaisse le tapin parisien pour celui lucratif des militaires, particulièrement celui des officiers anglais. Précisons-le : ce Cascade-là n’est pas celui de Guignols’s Band I. Ce Cascade-là finira fusillé. Angèle sait qu’il s’est volontairement blessé au pied pour échapper au front, leur relation se dégrade, elle le dénonce.

Dans Guignol’s Band I, on retrouve cette histoire mais les noms ont changé. Ferdinand raconte au Chinois comment un certain Raoul Farcy a été fusillé et explique que ce dernier lui avait dit d’aller à Londres voir son oncle Cascade. Dans Guignol’s Band II, c’est à la demande de Cascade que Ferdinand évoque Raoul qui, deux jours avant d’être fusillé, lui avait parlé de son oncle Cascade habitant à Londres. Dans Guerre, c’est le fusillé qui s’appelle Cascade. Dans Londres, l’oncle porte un autre nom, Cantaloup. Délices des méandres et des métamorphoses de la fiction.

Revenons à Guerre. Cascade fusillé, Ferdinand reste seul avec Angèle et se rapproche d’elle. Devient un peu son souteneur et son garde du corps. Ce qui nous vaut des scènes cocasses dignes du théâtre de boulevard : Angèle demande à Ferdinand de jouer le rôle de son mari et de faire irruption dans la chambre au moment où elle baise avec un Anglais, de faire le mari effarouché pour mieux abuser le client. Ferdinand ne se montre pas à la hauteur. Les scènes cocasses se succèdent. Un Major anglais, Purcell, client d’Angèle, en devient amoureux, veut l’emmener en Angleterre vivre avec elle. Angèle est d’accord mais veut aussi que Ferdinand les rejoigne. Pour ce faire, Ferdinand demande à Lespinasse l’obtention d’un sauf-conduit lui permettant d’effectuer sa convalescence à Londres. « Mais vous n’y pensez pas, Ferdinand », réplique Lespinasse.

Alors, comme ce dernier l’a menacée de dénoncer ses pratiques perverses (« que vous bouffez les morts »), elle s’exécute. Céline, lui, sera d’abord transféré à l’hôpital du Val-de-Grâce à Paris avant d’aller à Londres en poste au consulat de France.

Dans Guignol’s Band I (Pléiade p. 180), Ferdinand raconte : « Une chance entre mille de me trouver comme ça à Londres... Je raconterai comment... Une veine insolente !... Une gâterie !... Un retournement du sort !... Quelle renversée... Cascade je peux le dire, quelle aubaine !… Tout ça par le petit Raoul !... Pauvre mec alors celui-là ! Une malchance !... Je raconterai aussi... » Il a raconté. La preuve.

Quelle émotion d’avoir tutoyé ces lignes manuscrites de Céline, d’avoir fiévreusement décrypté ces pages où le sublime côtoie le sordide. Ces écrits, dont même les plus férus « céliniens » ne se doutaient pas de l’existence, sont souvent magnifiques. Des séquences comme le repas avec ses parents chez le patron de la Coccinelle (ce qui nous renvoie à Voyage) avec Angèle et Cascade, cette journée où Cascade, pressentant que son arrestation est proche et que ses jours de vie sont donc comptés, propose à Ferdinand d’aller à la pêche ; cet autre jour où, séparément, l’un et l’autre vont repérer le lieu où l’on fusille les soldats condamnés à mort (désertion, mutilation volontaire, etc.), la dernière nuit de Cascade à l’hôpital avant son arrestation, le café l’Hyperbole, la serveuse prénommée Destinée qui partage une chambre avec Angèle, le délire de Ferdinand se réveillant sur le champ de bataille dans le premier chapitre retrouvé, autant de pages haletantes, souvent bouleversantes.

Pour moi, leur accidentel premier lecteur, elles le furent forcément plus encore, réveillant ces lignes manuscrites d’un long sommeil en les couchant sur mon ordinateur. Les héritiers ont dédaigné considérer mon décryptage, qu’importe. À eux le flacon, à moi l’ivresse.

Il est juste que parmi les manuscrits inédits du trésor retrouvé, Guerre, dont on ignorait l’existence, ait ouvert en mai 2022 le ballet de la publication des inédits. Mais c’est une publication tronquée. « Pas tout à fait », les trois premiers mots du premier chapitre ont été biffés (et renvoyés en note) pour donner l’illusion d’une œuvre à part entière, non sans arrière-pensée commerciale, peut-on penser.

La première page de cette première séquence du manuscrit porte en haut à gauche le numéro 10 entouré d’un rond. C’est probablement le numéro d’un chapitre. Céline numérote ses pages en haut à droite et habituellement le numéro du chapitre (ou séquence) en haut de la première page au milieu. Manquent donc 9 chapitres. Dans ce seul chapitre 10 il est question de Noirceur-sur-la-Lys (nom imaginaire d’un village que l’on trouve dans Voyage au bout de la nuit).

Pascal Fouché a cru bon d’éliminer la fin du chapitre en l’arrêtant à la fin de la page 38 du manuscrit par « Ce n’est pas d’une histoire comme ça que nous autres on a besoin... » (ajoutant au passage des points de suspension qui ne sont pas dans le manuscrit). Il ôte la page 39 qui suit en précisant en note : « Le manuscrit comporte un dernier feuillet qui n’est manifestement pas à sa place puisqu’on dit à Ferdinand qu’il sera opéré le lendemain, ce qui n’interviendra que dans la deuxième séquence. » C’est doublement absurde. D’une part, la page 39 est bien la suite de la précédente et l’écriture tout autant. D’autre part, Céline, comme souvent, n’est pas rationnel et toute cette séquence est d’une écriture souvent hallucinée où la logique n’a pas sa place.

Enfin, il y autre chose qui n’a pas été souligné (pour d’évidentes raisons commerciales). Cette séquence 10 semble être la fin d’un récit autour de Noiceur-sur-la-Lys et du front auquel manquent les neuf premiers chapitres. C’est artificiellement qu’il apparaît comme premier chapitre d’un ensemble baptisé Guerre tel qu’il est présenté dans l’édition.

Les cinq chapitres qui suivent formant l’ensemble Peurdu-sur-la-Lys qui se termine par le départ pour Londres. Il sont eux numérotés 1, 2, 2’, 3, 4, au centre de la première page (à l’exception du 2’). Additionner 10 + 1, 2, 2’, 3, 4 et décréter que c’est là une œuvre complète est un peu fort de café.

Guerre n’est pas un texte à part entière mais le résultat d’une fabrication éditoriale.

Quel statut pour ces textes ? Et à quand remonte leur écriture ? Là-dessus, les spécialistes sont loin de partager les propositions de Fouché et Gibault et aimeraient bien pouvoir consulter le manuscrit.

Enfin, comme d’autres textes manuscrits de Céline, le déchiffrage de ses feuillets n’est pas toujours aisé. Ici et là on bute, on doute. D’où les termes « mot ill. » et autres « quelques mots ill. » qui apparaissent, çà et là, dans Guerre. Pascal Fouché a déchiffré certains mots sur lesquels j’avais buté. L’inverse est aussi vrai. Pour une prochaine édition, il serait bon de restituer les phrases suivantes :

– Page 28 de l’édition Gallimard. Ferdinand se réveille sur le champ de bataille, sonné, entouré de cadavres. Sur l’un d’eux il trouve deux bouteilles de bordeaux. Fouché transcrit : « Du volé bien sûr, du bordeaux d’officier. Après je me suis dirigé vers l’orient d’où on était venu. » Ma transcription diffère : « Du volé bien sûr. Le bordeaux s’apprécie. Après je me suis dirigé vers l’endroit d’où on était venu. »

– Page 71. Ferdinand décrit Peurdu-sur-la-Lys : la grande place, le marché, la foule. Fouché transcrit : « Tout ça tournait à la tremblotte (deux mots illisibles) comme dans un cirque. »

Je transcris : « Tout ça tournait, la tremblotte aux cannes, comme dans un cirque. »

– Page 113. Chez monsieur et madame Harnache, en présence de ses parents et d’Angèle, Cascade chante. Fouché : «  T’en veux un autre de couplet ! Je te (les) donnerai (quelques mots illisibles). Tous pour que la merde remonte, t’étouffe. » Ma transcription : « T’en veux un autre de couplet ! Je te (les) donnerai tous... fumier de roulure. Tous pour que la merde remonte, t’étouffe. »

– Page 145. Ferdinand dans la rue attend le signal pour monter chez Angèle. Bruits des convois. Fouché : « ... deux mille trois cents essieux qui hurlent après la graisse, à cet écho de grèle dont toute la rue se bourre tant qu’il n’est pas passé. » Phrase difficile lisible, qui est la suivante : « Si une automobile vient il traverse ! Tout le boucan s’éteint sauf un cheval qui hennit. »

Par deux fois Céline a mentionné une trilogie Enfance-Guerre-Londres. L’a-t-il écrite ? Ou bien Guerre et Londres sont-ils des «  tentatives précoces » comme le pensent, avec d’autres, les Italiens Giuila Mela et Pierluigi Pellini ? Une consultation des manuscrits permettrait d’aller plus avant, de procéder à des analyses scientifiques, et, in fine, de dater les manuscrits (avant Voyage, après ?).

Mais aujourd’hui, ces manuscrits, aucun chercheur ne peut les consulter.

À quand un dépôt de ce manuscrit dans un fonds d’archives ?

La suite dès demain sur le blog de Thibaudat.

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