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Céline. Les années secrètes

Mort à crédit / L’exil au Danemark

D 5 août 2022     A par Viktor Kirtov - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


En attendant « Londres », en octobre, « Guerre », paru en mai, est en tête des ventes. Ces inédits bouleversent ce que l’on savait de la vie de l’écrivain.


Stature. Louis-Ferdinand Céline, récipiendaire du prix Renaudot pour son « Voyage au bout de la nuit », le 8 décembre 1932.
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Céline, les années secrètes

Par François-Guillaume Lorrain
Le Point. Publié le 03/08/2022

En 2011, l’inscription de Céline au calendrier des commémorations provoqua un tel barouf qu’elle dut être retirée. En 2018, Gallimard, après un mois de polémique, renonça à son projet de republier ses pamphlets antisémites. Plus que jamais, l’écrivain incarnait la scolaire dichotomie entre l’auteur, admiré, et l’homme, vilipendé. Or voilà qu’en 2022 Céline, soixante et un ans après sa congestion cérébrale, caracole en tête des ventes. Le best-seller Guerre, l’un des manuscrits inédits remis à l’été 2021 par l’ex-critique de théâtre Jean-Pierre Thibaudat à l’avocat François Gibault, l’exécuteur testamentaire de Céline, écrase la concurrence. Près de 150 000 exemplaires auraient été vendus depuis sa parution début mai dans la collection « Blanche » de Gallimard.

S’en étonnera-t-on ? Orchestré de main de maître, le feuilleton à énigmes de ces manuscrits revenus d’entre les morts au terme d’un joli périple a bien émoustillé la presse.

Dans un livre à paraître en octobre, Thibaudat promet de nous livrer le fin mot de l’histoire. Ô insoutenable suspense !

Par ailleurs, les Français ont toujours eu un faible pour leurs valeurs sûres, même incorrectes. Réduits à des chiffres de misère, les vivants, écœurés, éructent devant tant de pompe funèbre. La poupée Céline, ils la criblent de fléchettes. Miracle de l’actualité : ces 150 pages de l’ex-soldat de 1914, blessé, soigné, médaillé, dégoûté de la guerre, entamées en 1934 mais abandonnées, faisaient écho à l’horreur ukrainienne. Céline à Marioupol ! Résultat : on s’est précipité. Certains ont crié au chef-d’œuvre. D’autres ont nuancé : un premier jet. Mais les néophytes ont été mis en appétit. Donnez-nous notre Céline quotidien ! D’un roman l’autre. Si soucieux de sa gloire, l’irascible doit se gondoler dans sa terre de Meudon, lui qu’une enquête parue en 1950 excluait des auteurs français qui seraient encore lus en 2000. Voilà pour le retour en grâce, à prolonger en octobre. Vous avez aiméGuerre,vous adorerez l’épisode 2 : Londres, autre manuscrit resurgi du diable Vauvert.


Identité. Louis-Ferdinand Destouches, dans les années 1920.
C’est durant cette période qu’il deviendra Céline.
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Mort à crédit

Lettres. Mais toute cette exhumation bouleverse en retour le vivant. Quatre années décisives, de 1932 à 1936. Jusque-là, ses excellents biographes - Henri Godard, Frédéric Vitoux - s’en tenaient à ça : après la parution du Voyage au bout de la nuit, en 1932, Céline avait mis en route une matière romanesque qui déboucherait sur trois livres : Mort à crédit, Casse-Pipe et Guignol’s Band. Leurs indices ? Deux lettres envoyées par Céline lors de son séjour aux États-Unis, en juillet 1934. Dans la première, datée du 14 juillet, il écrit :« À propos, je vais faire paraître un premier livre dans un an, c’est décidé. ENFANCE - LA GUERRE - LONDRES. Autrement, j’en ai pour dix ans. Advienne que pourra. » Cet « à propos » illustre bien ce que Frédéric Vitoux, qui prépare pour 2023 un nouvel « Album de la Pléiade » sur Céline, nous rappelle : le bonhomme ne fut jamais causant sur la genèse de ses œuvres. La seconde lettre, écrite à son éditeur, Robert Denoël, date du 16 juillet :« Entendu pour le tome premier Mort à crédit, dans huit mois environ, un an. Et je vous assure que c’est du pur jus première bourre. Mais j’attends la lettre que vous savez de vous. 12 % de 1 à 20 000. 15 % de 20 à 40 000. 18 % au-dessus de 40 000. Sinon pas plus de Mort à crédit que de beurre au cul. À vous, vacanceux. » Il répondait là à une autre missive de Denoël, averti du triptyque, qui lui avait conseillé de s’en tenir d’abord au premier volet. Pas folle, la guêpe Denoël ! Elle voulait profiter de la dynamique du Voyage. Puisque Mort à crédit parlait de l’Enfance, la Guerre renvoyait, croyait-on, à Casse-Pipe (les années de formation militaire), commencé à la fin des années 1930 et publié incomplet en 1948, et Londres se rapportait à Guignol’s Band, entamé en 1940 et publié en 1944 (tome 1) puis en 1964 (tome 2). Évident. Mais patatras !

Car cela, c’était avant l’affaire Thibaudat. Avant la réapparition des manuscrits de la mer Morte. Ces deux lettres, désormais, il faut les relire autrement. Elles ne renvoient plus à des ouvrages étalés sur une dizaine d’années mais concentrés sur deux ou trois ans. Entre la parution du Voyage, à l’automne 1932, et le séjour aux États-Unis, à l’été 1934, Céline s’est déjà attaqué à cette trilogie dont il va abandonner deux volets, Guerre et Londres. Seule l’Enfance - Mort à crédit - va être policée avec acharnement jusqu’à sa parution, en mai 1936. Loin de se contenter de toucher les dividendes de sa gloire littéraire, il travaille comme un fou. Il est encore médecin au dispensaire de Clichy, mais, après le fâcheux malentendu du Goncourt 1932, promis puis raté, il s’est remis à la tâche. Certes, il est invité à des dîners mondains, car on veut renifler le phénomène, qui a sa vanité. Certes, il remet en janvier 1933 sa pièce de théâtre L’Église, que Denoël publie en mai, faute de mieux ; mais le manuscrit date de 1926. Mais surtout, il renfourche son destrier, en pleine force créatrice.

Une autre lettre, de juillet 1933, à Robert Denoël, est à relire de près :« L’idée est tout à fait venue. Maintenant, ça y est à peu près. Me voici assuré d’un bon et brave délire de cinq ans. » Voilà Céline dans les starting-blocks du Grand Projet. Français, avec l Voyage, vous n’avez rien vu ! Depuis qu’on a remis la main sur les manuscrits de Guerre et de Londres, quelques indices, fragiles, ont surgi sur la date de leur rédaction.« Au dos d’une feuille de la quatrième séquence de Guerre, j’ai découvert l’adresse américaine d’Elizabeth Craig, que Céline avait notée », nous apprend Pascal Fouché, qui a retranscrit le texte. Le plus vraisemblable est qu’il l’avait notée avant son voyage chez Craig, en Californie, en juillet 1934. Mais un passage de Guerre confirme qu’il l’écrit bien en 1934 :« À présent, je suis entraîné. Vingt ans, on apprend. J’ai l’âme plus dure, comme un biceps… J’ai appris à faire de la belle littérature aussi. » Céline fut blessé le 27 octobre 1914 à Poelkapelle (Belgique). 1914 plus vingt égale 1934. Par ailleurs, dans le manuscrit de Londres, on a trouvé deux feuillets qui renvoient à des événements de 1934. Enfin, un élément biographique peut laisser penser qu’il travaillait alors sur Londres : ses voyages dans la capitale en mai et décembre 1933. Il y rencontre le traducteur britannique du Voyage, John Marks, qui l’entraîne dans les bas-fonds. Il s’appuie aussi sur les détails fournis par son ami Joseph Garcin, ancien soldat, lié au proxénétisme, qui avait vécu à Londres en 1917 et 1918.


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« Travaux forcés ». Pour Frédéric Vitoux, il est logique qu’aussitôt après le Voyage Céline se soit confronté aux épisodes marquants de sa guerre et de son séjour heureux à Londres en 1915. « Il y a deux ellipses majeures dans le Voyage : la guerre, qui ne couvre qu’une cinquantaine de pages, et Londres, auquel il songe déjà très fortement pendant la rédaction. Mais il escamote l’Angleterre en passant de sa blessure, guérie à Paris (1914), au séjour en Afrique (1917). Il y reviendra, le sujet est trop important. » « Alors, l’Angleterre ? Elle aura sa place, prématurée pour l’instant », écrit-il dès 1930 à Garcin .« La suite plus tard aura Londres pour cadre. Il faudra bien que tout cela se termine en théâtre, en bouffonnerie », ajoute-t-il en 1931.

Demeure la question centrale : pourquoi a-t-il renoncé à Guerre et à Londres ? Revenons à la lettre à Denoël de 1933 : « Me voici assuré d’un bon et brave délire. » Le terme « délire » est au cœur de la création célinienne : musique, danse, transe de l’écriture à laquelle il aspire depuis le Voyage .« On ne délire pas assez franchement, assez simplement. Jamais assez. On veut paraître raisonnable. On a honte, on a tort », écrit-il à Edmond Jaloux, fin 1932 .« Commencer un roman, pour Céline, c’est poursuivre un rêve de jour en jour, comme le rêve retrouvé de nuit en nuit par Pascal, et qui finirait s’imposer à l’égal de la vie », écrit Henri Godard. Le Voyage a été, nous rappelle Frédéric Vitoux, « un roman d’inspiration autobiographique avec un personnage fictif, Bardamu ». Le basculement des années 1933-1936 l’emmène « vers une œuvre plus autobiographique où il s’inspire de sa vie pour la travestir, l’exagérer littérairement ». Selon Vitoux, il n’y parvient ni sur Guerre ni sur Londres ; il n’aurait pas trouvé tout à fait le ton, la musique que l’on entend dans Mort à crédit,ce qu’Henri Godard décrit comme « la déconstruction de la phrase, l’illusion d’un discours spontané ». Sur ce point, essentiel, Mort à crédit va bien plus loin que le Voyage, qui s’en tenait à un vocabulaire peu académique et à une syntaxe populaire. « Je voudrais qu’il soit moins déclamatoire, plus musical. J’essaye », écrit Céline en 1935, alors qu’il sue sang et eau sur Mort à crédit, des « Travaux forcés » qui le laisseront exsangue : « En vieillissant tu verras ce qui reste. Rien du tout. Hormis la violente passion de parfaire, cousine de la mort. »

Vitoux devine un autre obstacle qui aurait freiné Céline : « Alors qu’il a exprimé sa détestation de la guerre dans le Voyage, il ne peut pas se mettre en scène en héros dans Guerre ,où il reçoit une médaille, aussi invente-t-il cette histoire de vol de la caisse du régiment, mais on le sent mal à l’aise, tiraillé. » Londres, on s’en rendra compte lors de sa parution en octobre, est le prolongement direct de Guerre. Ce dernier s’achève sur le départ pour l’Angleterre, Londres s’ouvre sur son arrivée. Là aussi, pourquoi renonce-t-il après quelques centaines de pages ? Problème de ton encore, comme le suppose Frédéric Vitoux ? « Londres, c’est le bonheur, ce qu’il a aimé ; après le cauchemar de la guerre, l’enchaînement est délicat. » Ce sentiment pourrait aussi coïncider avec l’envie logique de reprendre l’entreprise da capo, en commençant par le début - l’Enfance - puisqu’il faut découpler les manuscrits. Il abandonne donc Guerre et Londres pour se consacrer à Mort à crédit à l’été 1934. Une autre raison, biographique, l’y incite. Il vient de perdre son père et se replonge avec sa mère dans des documents familiaux. Ces années d’errance stylistique, on pourrait les rapprocher de son errance sentimentale. Entre 1932 et 1935, il passe de femme en femme : Elizabeth Craig, Erika Irrgang à Berlin, Karen Marie Jensen à Chicago, Cillie Ambor à Vienne, Évelyne Pollet à Anvers, Lucienne Delforge à Paris…


Soufre. L’écrivain dans les années 1940. Céline est aussi l’auteur de trois pamphlets antisémites, dont il avait interdit la republication après la guerre. En 2018, Gallimard renoncera à les rééditer.
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Polémique. Une autre question vient à l’esprit. Pourquoi, une fois achevé Mort à crédit au printemps 1936, n’y revient-il pas ? Deux raisons. Le très mauvais accueil réservé à son roman. En plein Front populaire, ce chef-d’œuvre lancé à grands frais se fait éreinter par la presse de gauche, qui, depuis 1934, lui demande en vain de prendre position contre le fascisme. Paul Nizan, dans L’Humanité, sort le tromblon : « Mort à crédit n’est plus qu’un immense pastiche du Voyage .On ne s’occupera pas très longtemps de ce rendez-vous de fantômes. » On reproche à Céline sa complaisance dans l’ignominie, sa vision sordide d’une humanité pourrie.« Le plus grand producteur d’ordures in the world, une sorte de Ford de la gadoue », l’éreinte Combat. « La critique a été immonde, droite ou gauche, je fais l’union et le summum de la haine envieuse, aveugle, de la hargne fumière ! » résume-t-il. Depuis l’affaire du Goncourt, il s’était éloigné du milieu littéraire. Sa sauvagerie naturelle a accentué la méfiance réciproque. L’échec critique - mais non commercial – de Mort à crédit sanctionne la rupture. Il tente de placer des ballets qu’il a rédigés. Là aussi, un échec.

À l’automne 1936, il annonce qu’il a entamé la suite de Mort à crédit, baptisée Casse-Pipe ; chronologiquement, il remonte en amont de Guerre, à 1911, trois ans avant le début du conflit. Il y décrit ses premières années à l’armée, sa découverte d’un régiment de cavalerie. Stylistiquement, il veut enchaîner sur la lancée de son roman précédent, sans reprendre Guerre. Mais bientôt, d’autres types d’écrits le préoccupent. En septembre 1936, il revient d’URSS avec un pamphlet, Mea culpa. Puis la situation française le requiert. L’écriture polémique, celle d’abord de Bagatelles pour un massacre, rédigé en 1937, l’emporte sur l’écriture romanesque. Des comptes à régler avec sa vie, analyse Henri Godard, il passe aux comptes à régler avec ses contemporains. « Je ne voudrais pas mourir sans avoir transposé tout ce que j’ai dû subir des êtres », écrit-il. Les responsables de son échec ont vite un nom : les juifs et leur influence.

Que vont devenir Guerre et Londres ? Céline ne les juge pas assez importants pour les emporter lorsqu’il fuit son appartement en juin 1944. D’après le témoignage de son ami Albert Paraz, un manuscrit très volumineux de Casse-Pipe - près de 800 pages - qui ne correspond pas au Casse-Pipe remis par Thibaudat - bien plus fin - se trouvait aussi chez son éditeur Denoël en 1944. Qu’est-il devenu après l’arrestation de Denoël pour faits de collaboration ? Mystère. Mais, s’il a bien existé, cela pourrait expliquer que Céline ne tenait plus, ni sur le fond ni sur la forme, à Guerre. Entamé en 1940, publié en mars 1944, Guignol’s Band 1 couvre la période londonienne. Exit aussi Londres. Et le seul manuscrit qu’il emporte de Paris est la suite, Guignol’s Band 2, qu’il travaillera en Allemagne et au Danemark. Voilà qui expliquerait pourquoi ces deux manuscrits lui furent dérobés dans son appartement de la rue Girardon après qu’il eut mis les voiles, le 17 juin 1944.

À lire : « La Vie de Céline », de Frédéric Vitoux (Folio).
« Céline », de Henri Godard (Gallimard).

Crédit : Le Point


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Feu sur les Soviets !

Dans un pamphlet aujourd’hui épuisé, l’écrivain, après un séjour en URSS, éreintait les mensonges du communisme. Extraits.

Par François-Guillaume Lorrain
Le Point. Publié le 03/08/2022


« Mea Culpa », de Louis-Ferdinand Céline (Denoël et Steele, 1936).
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Si Céline s’est rendu en URSS en septembre 1936, c’est parce que le rouble n’est pas convertible : les droits d’auteur touchés pour la version russe duVoyage au bout de la nuit,traduit par Elsa Triolet, il ne peut les dépenser que sur place. Contrairement à d’autres écrivains invités aux frais de la princesse, Céline y va de sa poche. En sa qualité d’hygiéniste, il demande à visiter l’Institut des maladies vénériennes, mais surtout, il passe ses soirées au théâtre Mariinski (le Kirov), fasciné par les danseuses deLa Dame de pique.Il a même un entretien avec le comité de lecture afin de proposer un ballet. À ses amis il ne cache pas son effarement :« Quelle horreur ! La vie à Gonesse prend une espèce de charme en comparaison ! » ;« Une immense déroute en suspens… Une catastrophe qui végète. »De retour à Paris, il reçoit, selon Frédéric Vitoux, la visite du consul général des Soviets, impatient de savoir ce qu’il va écrire sur son beau pays. Celui-ci ne sera pas déçu.

En 15 pages rédigées au grand galop – ce sera le rythme de ses pamphlets antisémites –, il exécute cette idéologie qui fait croire au progrès, au Grand Soir, à la bonté, aux masses. Il exècre la vision idéalisée que véhicule le communisme. « L’homme il est humain à peu près autant que la poule vole. » Il dénonce les mensonges de cette idéologie, qu’il qualifie de « nettoyage par l’Idée » :« Massacres par myriades, toutes les guerres depuis le Déluge ont eu pour musique l’Optimisme… Tous les assassins voient l’avenir en rose, ça fait partie du métier. Ainsi soit-il. »Il se moque du prétendu collectivisme censé triompher de l’individualisme qu’il a vu s’étaler partout en URSS :« Un égoïsme rageur, fielleux, marmotteux, imbattable, imbibe, pénètre, corrompt déjà cette atroce misère […]. » Comme le souligne Henri Godard, il lui oppose le seul communisme acceptable à ses yeux, exalté dans ses romans, celui du partage des douleurs.« Toutes tes peines seront les miennes. »

Voici des extraits d’un texte-virage, essentiel, introuvable : il avait été édité dans « Les Cahiers de la NRF » (Céline et l’Actualité) et par Jean-Paul Louis, éditeur du Bulletin célinien aux Éditions du Lérot§

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EXTRAITS

Le Popu flatté

« Le Communisme matérialiste, c’est la Matière avanttout et quand il s’agit de matière c’est jamais le meilleur qui triomphe, c’est toujours le plus cynique, le plus rusé, le plus brutal. Regardez donc dans cette U.R.S.S., comme le pèze s’est vite requinqué ! Comme l’argent a retrouvé tout de suite toute sa tyrannie ! et au cube encore ! Pourvu qu’on le flatte Popu prend tout ! avale tout ! Il est devenu là-bas hideux de prétention, de suffisance, à mesure qu’on le faisait descendre plus profond dans la mouscaille, qu’on l’isolait davantage ! C’est ça l’effrayant phénomène. »

Enfermement maximal

« Pourtant on l’enferme soigneusement, le nouvel élu de la société rénovée… Même à “Pierre et Paul” la prison fameuse, les séditieux d’autrefois étaient pas si bien gardés. Ils pouvaient penser ce qu’ils voulaient. Maintenant c’est fini totalement. Bien sûr plus question d’écrire ! Il est protégé, Prolovitch, on peut bien l’affirmer, comme personne, derrière cent mille fils barbelés, le choyé du nouveau système ! contre les impurs extérieurs et même contre les relents du monde décati. C’est lui qu’entretient, Prolovitch, la police (sur sa propre misère). »

L’étron reluisant de la propagande

« Les Soviets ils donnent dans le vice, dans les artifices saladiers. Ils connaissent trop bien les goupilles. Ils se perdent dans la propagande. Ils essayent de farcir l’étron, de le faire passer au caramel. C’est ça l’infection du système. Ah ! il est remplacé le patron ! Ses violences, ses fadaises, ses ruses, toutes ses garceries publicitaires ! On sait la farder la camelote ! Ça n’a pas traîné bezef ! Ils sont remontés sur l’estrade les nouveaux souteneurs !…

Voyez les nouveaux apôtres… Gras de bide et bien chantants !… Grande Révolte ! Grosse Bataille ! Petitbutin ! Avares contre Envieux ! Toute la bagarre c’était donc ça ! En coulisse on a changé de frime… Néo-topazes, néo-Kremlin, néo-garces, néo-lénines, néo-jésus ! Ils étaient sincères au début… À présent, ils ont tous compris ! (Ceux qui comprennent pas : on fusille). »

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Crédit : Le Point

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Céline –Ses cabanes au Danemark

Que sont devenues les bicoques des bords de la Baltique où Céline passa plus de trois ans à écrire « Féerie pour une autre fois » ? Reportage.

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« La maison du diable ». Fanehuset, à Klarskovgaard, où vécut Céline à la fin de la guerre, pendant l’été durant trois ans.
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Par François-Guillaume Lorrain

Le Point , 04/08/2022

La porte est ouverte. Il suffit de la pousser. À l’extérieur, le crépi s’effrite sur les briques rouges. À l’intérieur, dans 35 mètres carrés répartis en deux pièces, les toiles d’araignée dansent mollement le sabbat. Le toit, effondré, laisse passer le ciel. Les canapés, les chaises sont crasseux de poussière. Sur le lit, qu’on atteint à l’aide d’une corde par un escalier raide comme l’Everest, de vieilles frusques déchirées. Bienvenue à Fanehuset, « la maison du diable » en danois. Un jour de juin 1951, le diable a mis les voiles après un séjour de trois ans dans ce site du bout du monde. Il était français. Il rentrait à Paris, d’où il avait fui en juin 1944. Avant le reclus de Meudon, il y eut le reclus de Fanehuset. Ou plutôt de Klarskovgaard (« la ferme du bois clair »), le nom du domaine.

Si les maisons ouvertes ne sont pas les moins énigmatiques, celle-là l’est incontestablement, dans son isolement, son dépouillement, son délabrement. Vu de loin, on dirait la chaumière des Sept Nains ou la Petite Maison dans la prairie. Bref, un coin de paradis en bordure de Baltique, à 20 mètres en contrebas. Nous sommes dans le Grand Belt, à la jonction avec la mer du Nord, tout près de Korsor et de son pont géant, long de 18 kilomètres. Ce 16 juin, le coin s’apprête à accueillir le Tour de France. Nous, on y ferait bien relâche pour les vacances. Certes, il faudrait revenir en janvier, quand hurle le noroît glacé. Pour Céline, ce fut l’enfer. « Un pas de plus vers l’enterrement. »« Nous allons affréter une maison inhabitable que nous laisserons en place et en état aux Dedichen en juillet et irons alors vers une autre bicoque - tout à fait inhabitable celle-là sans eau, sans électricité, sans chiotte - une cabane, puis redéménagerons vers la maison précédente afin qu’elle ne pourrisse pas pendant l’hiver », écrit-il à sa secrétaire, Marie Canavaggia, en 1948. Ajoutons à la description un sol en terre battue et un poêle à tourbe, selon le témoignage de la compagne de Céline, Lucette.


Fidèle. L’écrivain avec sa chienne Bessy..
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Skovly pour l’hiver, Fanehuset pour l’été. En effet, il y eut deux bicoques. L’autre, Skovly, (« à l’abri de la forêt »), plus vaste, est à 100 mètres à l’intérieur des terres. Mais on ne peut en franchir le seuil, le lieu étant réservé au régisseur de l’hôtel Comwell, un édifice de briques beiges des années 1960 qui aligne une centaine de chambres sur toute sa longueur. Dans ce centre de conférences, on confère, on conventionne, on se met au vert. Il n’y avait rien du temps où Céline trimait sur ses feuilles blanches, quand ce domaine était la propriété de son avocat danois, Thorvald Mikkelsen, décédé en 1962, enterré à deux pas dans la forêt. Ce matin, on a petit déjeuné en compagnie de plantureux Danois s’empiffrant de harengs, avec, sous les yeux, au milieu du pré, les deux maisons anonymes. Skovly pour l’hiver, Fanehuset pour l’été. Sur le chemin herbeux qui les relie, il faut imaginer la procession des romanichels français en exil, Céline, Lucette, le chat Bébert, la chienne Bessy, les valises et les manuscrits sanglés. Derrière la vitre de l’hôtel, un faisan nous fait les gros yeux. Cette nuit, il a troué le silence de ses cris courroucés.

Sur le mur rouge, une date : 1627. C’est la masure la plus ancienne de toute la région. Plus ancienne même que toutes les maisons de Korsor, assure notre guide, le malicieux Ole Seyffart, 82 ans. La première fois qu’il a aperçu Céline errer dans les rues de Korsor, il a interrogé son ébéniste de père : « C’est qui ce monsieur très bizarre ? » Lorsque l’avocat Mikkelsen a demandé à son père de retaper Fanehuset pour y accueillir le réprouvé des lettres, le petit garçon, alors âgé de 8 ans, s’est retrouvé face à Bessy, le berger allemand abandonné par les nazis, adopté par le couple. « Tandis que Lucette le calmait, Céline s’est agenouillé et m’a parlé pour me rassurer. » Ce genre d’anecdotes, Ole en a à la pelle, il en a même fait un livre, en danois. Il y raconte comment Céline accrochait des tranches de pain à des cordes à linge pour attirer les oiseaux, avec qui il s’entretenait en « langage oiseau ». Comment Lucette prenait des bains nue dans la Baltique gelée, Céline tournant autour d’elle en versant deux bidons d’eau bouillante… Quand l’écrivain sulfureux s’était vu accorder l’hospitalité à Klarskovgaard, le journal local de Korsor s’était senti obligé de rassurer la population. Les Allemands n’étaient partis que depuis trois ans, l’épuration avait été sévère à Copenhague. Ici, dans la maison d’été de cet avocat très riche, qui avait été marié à une Française, Céline, toujours en résidence surveillée, passait plus inaperçu. Mikkelsen en fera une résidence d’artistes pour Danois et… Français. Michel del Castillo, Jean-Louis Curtis viendront y travailler. David Alliot, Pierre Grouix, Frédéric Andreu y écriront des livres sur lui. Un colloque Céline a même été organisé au centre de conférences.


« À l’abri de la forêt ». Céline (à g.) et un visiteur devant la maison de Skovly, où il prenait ses quartiers d’hiver. .
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« Comme un lion en cage ». L’asphalte de Montmartre manquait à Céline. La campagne - à l’époque, un verger de pommiers entourait les maisons - l’horripilait. La mer l’inspirait quand c’était celle du Havre ou de Saint-Malo, sillonnée par les bateaux. Cette mer danoise ne danse pas. Elle est muette, blême, morte, « sépulcrale », « une mer de cadavres ». C’est vrai qu’elle ne fait pas de bruit, quasi d’huile, sans marée ni sel. Henri Godard parle d’un« exil à la puissance deux ». Frédéric Vitoux cite le témoignage de Lucette :« Il vécut ce séjour tragiquement, comme un lion en cage. » Une vaste cage à l’air libre qui s’ouvre pour quelques visites et rugissements.

Car Céline se démène comme un beau diable pour rompre l’isolement. Le consul suédois, Raoul Nordling, qui avait négocié la libération de Paris avec le gouverneur allemand Dietrich von Choltitz, lui rend visite en admirateur. Le jeune Pierre Monnier aussi, qui lui propose ses services d’éditeur. L’universitaire juif Milton Hindus, qui a pris aux États-Unis, avec Henry Miller, la tête d’un collectif d’intellectuels pour sa défense et entretenu une correspondance avec lui, déchante vite lors de son séjour : « Il est toujours déprimé, et lorsqu’il parle de ses ennuis, il a des geignements, fort déplaisants, de chien battu qui s’apitoie sur lui-même. » Hindus aimerait comprendre son racisme, Céline le rabroue, monologue, lui rétorque qu’il n’est pas un homme à idées, mais à style. De leurs rencontres Hindus tirera la matière d’un ouvrage, The Crippled Giant (« Le géant estropié »), en français L.-F. Céline tel que je l’ai vu, qui lui vaudra les insultes de l’écrivain.« Une petite ignominie en forme de libelle où vous me salissez. » Ce style, apocalyptique, débridé, désossé, distordu, Céline l’a forgé ici, tenaillé par la migraine, perclus de rhumatismes. Dans des silences infinis, idéals pour mieux entendre sa petite musique. Telle est la leçon de ce lieu idyllique : là où d’autres auraient trouvé l’apaisement, il recrée, dans son chef-d’œuvre méconnu, Féerie pour une autre fois (I et II), le bombardement de Paris en 1944. Le persécuté crie à l’hallali, se revoit promis à la potence. Tout à ses malheurs, il fait un malheur. « Je vous l’écris de partout par le fait ! de Montmartre chez moi ! du fond de ma prison baltave et en même temps du bord de la mer, de notre cahute ! Confusion des lieux, des temps ! Merde ! C’est la féerie vous comprenez… féerie c’est ça… l’avenir ! »


Isolement. Louis-Ferdinand Céline à Copenhague, en 1948. .
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Lingots d’or. Mais pourquoi le Danemark ? Ce vieux paysan madré y a caché son or. En l’occurrence, ses droits d’auteur du Voyage au bout de la nuit. Gros bénef ! Très tôt, il a flairé la catastrophe, prévu l’escampette, anticipé la planque. La danseuse Karen Marie Jensen, séduite au début des années 1930, lui a fait découvrir le Danemark, pays refuge. Il lui a confié de l’or pour un coffre de Copenhague ; il ira la retrouver à Berlin en mars 1942 pour lui en remettre la clé, afin qu’elle sorte l’or de la capitale danoise et enterre les lingots dans son jardin. Le Danemark, il n’y parvient qu’en mars 1945, après un long détour par Sigmaringen, pour obtenir des laissez-passer, dans « la communauté réduite aux caquets », matière de D’un château l’autre. Son périple dans l’Allemagne à feu et à sang, jusqu’à la terre promise danoise, sera transfiguré dans Nord, puis dans Rigodon. Mais la diligence du chef de la légation française à Copenhague lui vaut son arrestation, en décembre 1945. Seuls le soutien de son avocat, Mikkelsen, puis celui du chef de la police danoise, s’ils ne lui épargnent pas dix-huit mois de trou, lui évitent l’extradition vers la France. Entre la cellule de Vestre - une prison toujours en activité - et les cabanes de Klarskovgaard, onze mois s’écoulent ensuite dans un appartement de Copenhague, au 8 Kronprincessegade, qu’il devra rendre à un ami peintre de Mikkelsen. D’où aussi la solution de repli au bord de la Baltique.

Tandis qu’en France la machine judiciaire s’est mise en branle, l’avocat se plie en quatre pour l’écrivain. Lucette doit marcher 500 mètres pour pratiquer ses entrechats ? Il lui fait aménager un petit studio dans la maison de Skovly. Le vieux grincheux refuse d’assister à ses dîners avec les VIP danois ? Il lui ouvre quand même la bibliothèque de sa propre maison, à 200 mètres de Fanehuset. C’est là, sans doute, que Céline dévore Léon Bloy, l’autre imprécateur apocalyptique, l’autre furieux, l’autre exilé au Danemark. L’auteur du Désespéré y a rédigé Le Salut par les juifs. Même s’il peste contre le régime de harengs, de patates et de pommes, Céline voudra bien se fendre d’un bref remerciement dans la presse locale avant son départ, en juin 1951.

Restauration. Fanehuset sera ouvert à l’hébergement jusqu’en 2000 dans le cadre du centre de conférences, d’où la présence incongrue d’une antenne parabolique sur le toit de chaume. Mais, depuis plus de vingt ans, la maison se délabre. Comwell Hotels, la chaîne qui a racheté le domaine, ne fait rien. Ole Seyffart se démène. Pour apposer sur la cahute un petit carton qui rappelle le passage de l’écrivain, il lui a fallu dix-huit mois d’efforts. Il a fondé un comité pour la restauration de la masure. Coût estimé des travaux : 400 000 euros. Il organise parfois des visites ou des conférences à Korsor, auxquelles assistent quelques dizaines de personnes. À la réception du centre, on n’ignore pas qu’un écrivain français, jadis, est venu là. On cherche le nom…

Allez, une dernière fois, un petit tour autour de Fanehuset. Un aimant, cet endroit. On a pensé y passer la nuit, mais la poussière… Et puis l’article à rédiger au petit matin, la bicoque en ligne de mire. On entend un bruit. On avance à pas de loup. On tombe nez à nez avec le faisan qui s’envole en poussant son cri d’égorgé furieux§

Crédit : Le Point

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Republier le proscrit

Durant son exil danois, l’auteur banni du « Voyage » chercha à revivre littérairement, mais à ses conditions. Le ballet des éditeurs fut incessant.

Par François-Guillaume Lorrain


Exil. Pierre Monnier, Victor Soulencq, Céline, Lucette Destouches (de g. à dr.) devant la bicoque danoise de l’écrivain, en 1948. Pierre Monnier sera le premier à le rééditer.
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Le 20 juillet 1951, un homme débarque à Menton, muni d’un contrat Gallimard dans sa valise. Un contrat béton : réédition de tous les romans, 18% de droits d’auteur, 5 millions comptant… Deux jours avant, il était dans le bureau directorial de Gaston Gallimard qu’il a entendu déclarer : « Je serais si heureux de pouvoir éditer Céline. J’ai eu chez moi les plus grands noms de la littérature, Gide, Claudel, Faulkner, Valéry… Tous ! Et le seul que j’ai raté, c’est Céline ! Oui, j’ai raté Céline. C’est une faute, une erreur. Alors vous comprenez bien que je ferai ce qu’il faudra pour l’avoir ! » Pierre Monnier a pris des notes qu’il reproduira dansFerdinand Furieux,recueil de ses souvenirs autour de Céline. En 1932, Benjamin Crémieux, lecteur pour Gallimard, avait en effet traîné pour donner son avis, mitigé, sur le manuscrit de Voyage au bout de la nuit. Robert Denoël, lui, avait bondi. Dix-neuf ans ont passé. Gaston Gallimard, le « désastreux épicier », comme l’insultera bientôt Céline, attend son heure. Entre-temps, la maison Denoël a été traduite en justice pour faits de collaboration, acquittée, mais fragilisée. En ce mois de juillet 1951, à la suite de l’amnistie obtenue par son avocat Tixier-Vignancour devant le tribunal militaire, l’écrivain n’est pas revenu depuis trois semaines du Danemark qu’on lui déroule le tapis rouge.

Qui est ce Pierre Monnier ? Un intermédiaire, certes, mais un dessinateur doublé d’un admirateur. À l’été 1948, alors que Céline, relâché des geôles danoises, s’était replié à Klarskovgaard, Monnier profite d’une tournée de repérage d’un groupe folklorique auvergnat auquel il est lié pour frapper à la porte de l’écrivain. Le courant passe. L’ours mal léché et furibard lui fait confiance. C’est qu’il se cherche des alliés, de bonnes âmes, pour briser la conspiration du silence. Aux États-Unis, on republie ses romans, mais c’est en France qu’il veut être lu. Aucun de ses livres n’est plus en vente depuis le 17 juin 1944, depuis qu’il a pris la tangente pour échapper, dira-t-il, aux tueurs. Éreinté par la collaboration parce qu’il faisait l’éloge azimuté du Londres de 1915, Guignol’s Band, paru en mars 1944, s’était pourtant bien vendu. Mais depuis plus rien. « Or, il faut bouffer ! rappelle-t-il, et même les harengs coûtent cher. » Même au Danemark.


Résurrection. « Casse-Pipe », publié pour la première fois en 1949par les éditions Frédéric Chambriand, fondées par Pierre Monnier.
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Amitié. Auteur Gallimard, Marcel Aymé, ici dans sa propriété de Montfort-l’Amaury avec Céline en 1954, poussa Gaston Gallimard à publier ce dernier..
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Épuration. Fin 1947, il a déjà reçu la visite de Guy Tosi, le directeur littéraire de Denoël, qui a apporté au catalogue Curzio Malaparte, l’auteur de Kaputt. L’Italien se propose d’encaisser à sa place les droits qu’il lui reverserait ultérieurement. Céline refuse. Il veut l’argent sur un compte en Suisse. Et surtout il exige qu’on le republie avant de lâcher son dernier manuscrit, Féerie pour une autre fois, entamé en prison. Impossible, lui répond Tosi. Le ballet continue donc. Charles Fasquelle, des éditions Fasquelle, tente une ouverture : « Il avance des sommes », selon Céline, mais recule devant les possibles rétorsions judiciaires de Jeanne Loviton, qui dirige désormais Denoël.

Avant Gallimard en 1951, Pierre Monnier a joué les missi dominici auprès d’autres éditeurs renommés : Flammarion, Plon. Ils ont passé leur tour. Comme le souligne Jean-Paul Louis, l’éditeur de la correspondance de Céline avec Monnier : « Publier Céline en 1948 se heurtait à de telles difficultés pratiques qu’il était impossible à une maison ayant pignon sur rue de l’envisager, d’autant que la profession était sortie ébranlée de la période de l’Occupation, puis de l’épuration littéraire. L’éditer ne pouvait être l’initiative que d’individualités prêtes à prendre des risques et à inventer des stratégies de contournement. » Monnier est l’une de ces individualités. Il contacte un jeune éditeur, Charles Frémanger. Ce dernier est sur le point de lancer Caroline chérie de son ex-condisciple Jacques Laurent, ainsi que le premier livre d’Antoine Blondin, L’Europe buissonnière. Un accord est trouvé pour republier Voyage. Ce sera un coup d’épée dans l’eau. La mise en place de Frémanger, rebaptisé « Courant d’air », est confidentielle, Céline ne touchera pas un sou. « Ce petit dingue tourne tout à fait à l’emmerdeur insupportable », tempête-t-il auprès de Monnier. Entre-temps, Jean Paulhan, qui dirige Les Cahiers de la Pléiade chez Gallimard, a décidé d’avancer prudemment : il demande à Céline un texte pour sa revue. Dans ses Réflexions sur la question juive, parues en 1946, Sartre a accusé Céline d’avoir été payé par les Allemands ; l’écrivain veut lui river le clou avec un pamphlet furieux, À l’agité du bocal, dirigé contre « le chacal qui ne sait pas rire ». Paulhan, toujours prudent, refuse le texte. L’écrivain Albert Paraz, soutien indéfectible de Céline, le publiera en 1950dans son livre Le Gala des vaches, non sans provoquer des remous. Après avoir tenté, en vain, de refourguer à Paulhan une « cornichonnerie super anodine », en l’occurrence, le livret d’un ballet, Céline lâche remier chapitre de Casse-Pipe. Mais ce n’est que pour une revue.


Blanche. « Féerie pour une autre fois », le premier livre Gallimard de Céline, fut un échec en 1952. Sa suite directe est publiée sous un autre titre, « Normance », en 1954. Échec là encore.
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Intermédiaire L’écrivain et éditeur Jean Paulhan proposa d’abord de le publier dans sa revue, les « Cahiers de la Pléiade », avant de faire le lien avec Gaston Gallimard.
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Double jeu. L’essai cafouilleux de Frémanger incite Monnier à franchir le Rubicon en s’improvisant éditeur. Associé à une autre maison, Amiot Dumont, adossée à la banque Worms, il lance les éditions Frédéric Chambriand. En décembre 1949, le manuscrit de Casse-Pipe est ainsi édité. Il est bref, inachevé, car en août 1944la suite (remise en 2021 par Jean-Pierre Thibaudat à François Gibault et aux éditions Gallimard) a été raflée par des visiteurs indélicats après le départ de Céline de son appartement de Montmartre. Le tirage est modeste (5000 exemplaires plus 3000 de retirage) mais il s’écoule, ce qui incite Monnier à rééditer au printemps 1950, selon le même tirage, Mort à crédit. « C’est du demi-classique, lui assure Céline,de la rente, de la ferme, pas de l’article de mode. »L’écho du demi-classique est pourtant plus faible. Céline peut toutefois compter sur des admirateurs non négligeables. Henry Miller, qui lui avait adressé en 1934 son Tropique du cancer, ou Roger Nimier, qui vient de lui envoyer son premier roman, Les Épées, avec la dédicace suivante : « Au maréchal des logis Destouches, qui paie aujourd’hui trente ans de génie et de liberté, respectueusement, le cavalier de 2e classe Roger Nimier. » Un mécène, Paul Marteau, fabricant de cartes à jouer, lui achète à bon prix le manuscrit de la première version de Féerie pour une autre fois. Le journal Le Libertaire avait sondé les écrivains français avant le procès Céline instruit en 1950 : Marcel Aymé, son ancien pote de Montmartre, René Barjavel, Jean Dubuffet, Galtier-Boissière, Louis Pauwels l’ont défendu. Les surréalistes André Breton, Benjamin Péret l’ont descendu. Gide, Sartre, Aragon, Mauriac, souvent attaqués par Céline, ont botté en touche. Camus a été mi-chèvre mi-chou : « La justice politique me répugne […] mais l’antisémitisme me répugne au moins autant. C’est pourquoi je suis d’avis, lorsque Céline aura obtenu ce qu’il veut, qu’on nous laisse tranquille avec son “cas”. » Mais les campagnes de presse hostiles à l’auteur l’ont emporté avant ce procès, notamment du côté communiste ; Roger Vailland publie ainsi un article sous le titre « Nous n’épargnerions plus Louis-Ferdinand Céline ».

Pierre Monnier découvre les joies d’éditer un auteur atrabilaire. Céline salue certes son courage, son travail impeccable, mais il lui souffle dans les bronches quand le résultat des ventes tarde à venir. Il joue aussi double jeu. D’une part, il espère que le bailleur de fonds de l’associé de Monnier, la banque Worms, proche du garde des Sceaux, René Mayer, interviendra pour favoriser son retour en France. De l’autre, il discute avec Paulhan, chez Gallimard, qui poursuit sa politique des petits pas : cette fois, il lui propose de publier des extraits de Féerie dans Les Cahiers de la Pléiade. Si Céline refuse, il ne ferme pas la porte. C’est qu’il commence à en avoir soupé des petits éditeurs fragiles, désargentés, rebaptisés « carambouilleurs ». Un jour ou l’autre, il le sait, le rapprochement aura lieu avec Gallimard, un vrai éditeur, en d’autres termes, « un banquier très à l’aise ». Comme le précise Henri Godard dans sa biographie, il fait taper le manuscrit de Féerie par sa fidèle secrétaire, Marie Canavaggia, sans en référer à Monnier.


Ingratitude. L’éditeur Gaston Gallimard, à Paris, en juillet 1951. « Désastreux épicier », « maquereau et canaille »… Céline ne fut pas tendre avec l’éditeur qui prit la suite de Denoël et lui proposa pourtant un contrat en or en 1951.
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Vieux filou. Fin juin 1951, alors que Céline n’a pas encore posé le pied en France, Monnier reçoit une lettre de Marcel Jouhandeau. C’est un auteur Gallimard qu’il connaît bien, car il a édité un livre sur son œuvre. L’auteur du Péril juif l’incite à prendre contact avec Jean Paulhan, lequel a un message à lui transmettre de Gaston Gallimard. Les grandes manœuvres recommencent. Car Marcel Aymé, en mai 1950, puis André Malraux, en mai 1951, avaient eux aussi poussé Gallimard à tendre la main. Mais Céline fait encore sa mijaurée : « Gaston est aussi maquereau et canaille que Frémanger, Dumont et tout le reste !… Bon, ne relancez ni Paulhan ni Jouhandeau. Laissez choir ! S’ils ne vous sonnent pas qu’ils aillent liechem ! Si vous n’arrivez à rien, eh bien tant pis, je ne publierai pas, mais ça sera mes conditions ou rien », répond-il à Monnier. Lequel ne tient pas compte de l’avis de Céline. Il se rend le 16 juillet chez Paulhan, qui le présente à Gaston Gallimard. On connaît la suite. Quand Monnier débarque à Menton le 18, il trouve un Céline exaspéré par la canicule de la Côte d’Azur et des beaux-parents cupides et bêtes au possible. Cinq jours plus tard, le contrat signé, Céline est déjà de retour à Paris, avec Monnier, Lucette, et la ménagerie des chats et des chiens. « Pour Céline, la signature de ce contrat était comme la fin d’un second exil », écrit Henri Godard. La rencontre avec Gaston Gallimard est orchestrée dans une villa du bois de Boulogne, propriété du mécène Paul Marteau qui héberge Céline lors de ses premiers mois parisiens. Il revient aussi avec le manuscrit de Féerie pour une autre fois, qu’il réserve à Gallimard ; à condition cependant pour l’éditeur de racheter au préalable tous les exemplaires de Casse-Pipe, du Voyage et de Mort à crédit en circulation. Monnier est évincé du jeu moyennant un forfait. Deux mois plus tard, Gallimard acquiert aussi la maison Denoël.

Mais Céline a la prudence du vieux filou. Il attend que ses livres précédents soient republiés au printemps 1952 par Gallimard avant de céder sa Féerie. Elle sera éditée en deux volumes, le second sous le titre Normance. Le premier décrit sur 400 pages un bombardement nocturne à Montmartre en mai 1944 ; Céline a donné là la pleine mesure de ses hallucinations et de sa pyrotechnie verbale. Or la publication en juin 1952est un flop. « Prose informe » ; « borborygme » ; « document de psychiatre s’il était lisible ». Même Nimier est déçu :« La féerie n’est pas certaine à chaque page. » « C’est un texte admirable mais difficile, qui n’est pas à la portée du premier lecteur, admet Jean-Paul Louis. L’attitude de Céline est aussi ambivalente : il a envie de revenir sur le devant de la scène mais impose des conditions impossibles à Gallimard : pas de publicité, pas d’entretien. » Résultat : il ne fait pas recette. Il en ira de même en 1954 pour le volume2. Céline demeure au purgatoire. Inévitablement, il s’en prend à Gaston Gallimard avec une mauvaise foi confondante : « Quelle veine on a d’être édité en catimini sans tambour ni trompette ! Par un éditeur qui ne sait rien faire ! » Au fil des ans, il montera en gamme dans l’agression verbale contre le « chocolatier » jusqu’à le mettre en scène dans ses romans.


Hussard. Grand admirateur de Céline, l’écrivain Roger Nimier s’occupa personnellement d’éditer et de lancer, en 1957, chez Gallimard, « D’un château l’autre », qui fut enfin un succès.
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Pléiadisé. Pour la résurrection éditoriale, il faudra attendre 1957. Avec D’un château l’autre, Céline a choisi un sujet autrement plus vendeur : Sigmaringen, le Titanic de Vichy et de la collaboration. L’aventure est fraîche, une dizaine d’années. « Je parle de Pétain, je parle de Laval. C’est un moment de l’histoire de France, qu’on le veuille ou non, il peut être regrettable, on peut le regretter, mais ça a existé, et un jour, on en parlera dans les écoles. » Un autre élément décisif intervient : dans le rôle de l’éditeur, Roger Nimier a remplacé Paulhan, avec qui Céline, injurieux, s’est brouillé. L’écrivain, très à l’écoute, met la machine Gallimard en branle avec une plaquette publicitaire de huit pages qui comprend des bonnes feuilles ainsi qu’une photo du maréchal des logis Destouches en héros. Mais, surtout, Nimier fait jouer ses relations dans la presse. Il arrange un grand entretien de Céline dans L’Express avec Madeleine Chapsal, lequel se prête enfin au jeu. Ce ne sera pas le seul. Bientôt, on vient l’interroger pour un oui ou pour un non. La télévision et Pierre Dumayet se déplacent chez le « vieux clown raisonneur », qui égrène son enfance passage Choiseul. Il reste encore la Pléiade. « La bibliothèque des notaires du Poitou » ! Céline s’y verrait bien toutefois. Il use même de chantage et ne livre la suite du livre (D’un château l’autre. Nord) qu’après avoir signé le contrat Pléiade en septembre 1959. Aucune date de publication n’est fixée. Pour lever tout éventuel obstacle, il impose pour l’avant-propos une personnalité inattaquable, l’académicien Henri Mondor, médecin comme lui, à qui il dicte pratiquement la préface. Mais la publication traîne. À la différence de Gide (1939), de Malraux (1947), il ne sera pas « pléiadisé » de son vivant. Le premier volume, qui comporte le Voyage et Mort à crédit, sort en 1963. Un volume bientôt divisé en deux puisque Guerre et Londres, publiés en 2022, sont susceptibles d’être ajoutés à Mort à crédit dans un volume à part. Publier, republier…§

Crédit : Le Point

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