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La Grande Illusion de Céline par Jean Narboni

« Un livre aussi précis qu’explosif » Philippe Sollers

D 20 juillet 2022     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


« Un livre aussi précis qu’explosif »
Philippe Sollers

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De Céline à Renoir, une plongée dans des temps sans pitié
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Est-il possible que quelqu’un ait menacé Jean Renoir de le faire fusiller par les Allemands pour avoir réalisé La Grande Illusion, deux ans avant le début de la Deuxième Guerre mondiale et l’occupation nazie ?
Oui, c’est possible.
Est-il possible qu’un autre, ami du premier, ait préconisé d’opérer la « circoncision nasale » sur les femmes appartenant à l’ethnie qu’il qualifie de « putain » ?
Oui, c’est possible, et un film de Joseph Losey le campe durement.
Est-il possible qu’un troisième, ami des deux autres, ait plongé dans des archives et hanté les cimetières pour s’efforcer de prouver que Bernanos, Robespierre et de Gaulle étaient de sang impur ?
Oui, c’est possible.
Il ne s’agissait pas de délirants obscurs, de marginaux, d’illuminés ou de cracheurs de haine anonymes comme il s’en répand tous les jours sur Internet, ni de personnages d’une uchronie morbide. Mais d’un écrivain célèbre, d’un ethnologue occupant des fonctions officielles à la tête d’institutions d’importance et d’un expert en onomastique renommé à l’époque.
« Le temps du désastre se déroule en sens inverse du temps chronologique. Au lieu de nous en éloigner, il nous en rapproche », écrit Rachel Ertel.
Roman noir, fable, conte cruel plutôt qu’essai ou pamphlet, ce livre traverse comme un cauchemar des temps sans pitié.

La revue L’Infini a publié dans son numéro n°147 le premier chapitre de La Grande Illusion de Céline.

L’AUTEUR

Ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, Jean Narboni a publié chez Capricci ...Pourquoi les coiffeurs ? Notes actuelles sur Le Dictateur (2010), La nuit sera noire et blanche (2015) et Samuel Fuller (2017) [1].

éditions capricci

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TABLE

SOUPÇONS 9

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1. Rosenthal et Maréchal 24
2. De Boëldieu et von Rauffenstein 50
3. Pindare 60
4. Et plus encore 74

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UN TRIO RECONNAISSANT 99

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ÉVAPORATION D’UN ÊTRE 135

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aux Narbonoïdes dégénérés

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« Loin, loin de toi, se déroule l’histoire mondiale,
l’histoire mondiale de ton âme. »
KAFKA

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SOUPÇONS
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De loin en loin, jamais très longuement, mais à plusieurs reprises dans ses livres, il est arrivé à Louis-Ferdinand Céline d’évoquer le cinéma, son contemporain, qu’il disait bien connaître et source d’inspiration avouée de Voyage au bout de la nuit, exclusive selon lui de toute influence littéraire. Des pages ferventes y alternent au fil du temps avec l’expression d’un froid mépris ou des fureurs d’invectives. Les passages les plus beaux sont précisément dans Voyage au bout de la nuit, où il relate rêveusement que, cédant à l’attrait d’affiches montrant des femmes en combinaison aux cuisses amples et musclées et aux têtes délicates et fragiles, il s’abandonne au « pardon tiède » d’une basilique où le monde un instant se serait converti à l’indulgence. Viennent alors des lignes splendides de spectateur primitif émerveillé : « Alors les rêves montent dans la nuit pour aller s’embraser au mirage de la lumière qui bouge. Ce n’est pas tout à fait vivant ce qui se passe sur les écrans, il reste dedans une grande place trouble, pour les pauvres, pour les rêves et pour les morts. Il faut se dépêcher de s’en gaver de rêves pour traverser la vie qui vous attend dehors, sorti du cinéma, durer quelques jours de plus à travers cette atrocité des choses et des hommes. » Loin d’être la fuite peureuse de celui qui craindrait la vie, le cinéma est vécu par Céline comme une réserve de courage et de forces pour affronter la dureté du monde. L’épanchement nervalien du rêve dans la vie réelle la rend pour un moment vivable, au moins jusqu’à la prochaine séance : « C’est ça qui est bon ! Quel entrain ça vous donne ! J’en avais ensuite, je le sentais déjà, pour au moins deux journées de plein courage dans la viande […] maintenant que j’avais absorbé un peu de cet admirable délire d’âme. »

Passé cet abandon au charme des images en mouvement et à leur puissance nourricière, électivement celles des films muets qu’il allait souvent voir, il n’est pas rare que Céline se livre par contraste à la relégation dédaigneuse du cinéma à une disponibilité marchande et racoleuse qu’il connaissait bien : « Le cinéma, ce nouveau petit salarié de nos rêves on peut l’acheter lui, se le procurer une heure ou deux, comme un prostitué. » Il souligne ailleurs ce qu’il estime être la morbidité – non sans attraits sans doute pour quelqu’un qui disait ne se réjouir que dans le grotesque aux confins de la mort – de ce « caveau d’illusions… tout ce miroitement, dans une fosse commune, capitonnée, féerique et moite ». Les cris de haine et les invectives se déchaîneront à maintes reprises contre « Hollywood la juive  », où il ne voit rien d’autre qu’une colossale entreprise d’abrutissement de masse usant cyniquement du pouvoir sans limites de la publicité et de sa capacité à promouvoir l’insignifiant en divin. Enfin bien plus tard dans les Entretiens avec le Professeur Y, c’est avec clarté et précision le rappel orgueilleux de sa propre «  petite invention » (le rendu émotif de la parole dans l’écriture) et le diagnostic d’une impossibilité à ses yeux essentielle du cinéma à jamais l’égaler, d’une fatalité machinique : « … le cinéma y arrive pas… c’est la revanche !… en dépit de tous les battages, des milliards de publicité, des milliers de plus en plus gros plans… de cils qu’ont des un mètre de long !… de soupirs, sourires, sanglots, qu’on peut pas rêver davantage, le cinéma reste tout au toc, mécanique, tout froid… il a que de l’émotion en toc !... il capte pas les ondes émotives… »

Ces évocations et ces jugements contradictoires tiennent généralement peu de place dans le cours et au détour de récits qui les charrient sans s’y arrêter. Mais il est arrivé une fois à Céline, une seule fois, de consacrer de longues pages et presque un chapitre non pas au cinéma en général mais à un film est dans Bagatelles pour un massacre et elles visent La Grande Illusion de Jean Renoir. La Grande Illusion n’ayant été montré publiquement qu’au printemps 1937 et la parution de Bagatelles pour un massacre datant du mois de décembre de la même année, ces pages ont dû être écrites assez vite, dans l’urgence d’un combat à mener. Elles sont d’une extrême violence négative et portent pour l’essentiel, mais pas uniquement, sur le personnage du soldat français en captivité joué par Marcel Dalio, dont il est dit plusieurs fois dans le film qu’il est juif : le lieutenant Rosenthal. Certains commentateurs de Céline ont cru voir s’exprimer dans cette diatribe, outre l’antisémitisme qui forme le leitmotiv obsédant du long pamphlet, une rancœur à l’égard de Renoir, cinéaste alors en vue tandis que Céline, après le triomphe de Voyage au bout de la nuit, avait souffert du mauvais accueil fait à son deuxième roman Mort à crédit. Renoir en effet, bourgeois fils d’un peintre célèbre, tenu à l’époque pour le cinéaste des gauches et engagé aux côtés du Parti communiste, ne pouvait selon eux qu’être détesté par Céline, qui avait écrit au retour d’un voyage à Moscou son premier pamphlet Mea Culpa, attaque frontale contre le communisme. Or le nom du cinéaste n’est même pas cité dans Bagatelles pour un massacre, et entre Renoir et Céline, étonnamment pour des tempéraments et des destins aussi opposés, que de points communs, de coïncidences biographiques et d’affinités esthétiques…

Ils sont nés la même année 1894, à quelques mois près. Ce sont des familiers de Montmartre : Renoir est né rue Girardon et y a passé, dans la demeure dite Château des Brouillards, les premières années de sa vie, Céline a habité la même rue durant l’Occupation, de 1941 à 1944. Ils se sont engagés dans l’armée et ils ont été incorporés là encore à quelques mois près, deux ans avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale, l’un et l’autre dans la cavalerie. Céline a subi une blessure au bras droit dont il gardera toujours une raideur, Renoir une très grave fracture de la jambe droite qu’il a failli perdre comme sa vie, et il restera boiteux. Renoir est certes un nanti, fils d’un grand peintre d’origine ouvrière (la mère d’Auguste Renoir était couturière et son père tailleur de pierres), là où Céline vient d’une famille de commerçants ou d’artisans. Mais le cinéaste a pour Céline la qualité inestimable d’être un Français de souche, indigène, authentique, aryen (ce sont les termes dont il use volontiers dans ses écrits), un artiste sans commune mesure avec les hordes ou la racaille aux noms imprononçables venues de l’Est qui ont envahi et pourri le cinéma français, telles que les a raillées Paul Morand dans France la douce et que dénonceront bientôt Lucien Rebatet dans Les Tribus du cinéma et du théâtre ou, de façon infiniment plus policée et diplomatique, Jean Giraudoux dans Pleins pouvoirs.

Plus important encore : les parentés esthétiques et les goûts communs au cinéaste et à l’écrivain. Renoir réalisera deux ans après La Grande Illusion la très noire fantaisie intitulée La Règle du jeu. En préparant cette danse sur un volcan d’une bourgeoisie frivole, d’oisifs et d’aristocrates douteux, il sentait venir la catastrophe, il voyait se profile le pire comme effondrement, division, haine, chaos pour son pays et le monde. Et que faisait-il de ses moments de détente, entre deux séances de travail ? Il écoutait de la musique baroque sur son gramophone, une musique si chère à Céline qu’il donnera le titre d’une de ses danses à son dernier livre, Rigodon, terminé le jour de sa mort : celle de Couperin, Rameau, Lully, avec ses profusions de gigues, passacailles, gavottes, menuets, sarabandes et rigodons. Renoir : « Je commençai une période de ma vie où mes compagnons habituels devinrent Couperin, Rameau, tout ce qui va de Lully à Grétry. Peu à peu mon idée prenait corps et le sujet se simplifiait. » Danses écoutées avec le pressentiment de la fin d’un monde et comme sur fond de mort de masse à venir, sans crédit. Au commencement d’une longue scène de La Règle du jeu, on voit une grosse dame sympathique écouter avec étonnement la Danse macabre de Saint-Saëns sortant d’un piano mécanique, jouée par personne, tandis qu’autour d’elle les invités au château s’agitent en pleine inconscience. Sombre temps résumé par Renoir en des termes que la noirceur historique de Céline aurait pu lui faire signer :
«  Le genre de civilisation qui a donné Mozart, ou qui a donné mon père, me semble menacé, et mon pessimisme s’applique à ces constatations. »

Céline, pour expliquer au monde la « petite invention » qui le distingue de tous les autres écrivains, retient dans un square un certain colonel Réséda, alias Professeur Y : il le harcèle, l’oblige à l’écouter et à prendre des notes, veille à ce que l’entretien à paraître soit suffisamment long parce qu’il se méfie du faire court. Il n’insiste pas, dans ce livre qu’il intitule en 1955 Entretiens avec le Professeur Y, sur la «  petite musique » et le « rendu émotif  » cent fois dits, redits par lui, indéfiniment répétés et rabâchés ad nauseam par ses apologistes. Il tient d’abord à préciser que son lyrisme a ceci d’unique qu’il est un lyrisme comique, qu’il n’excelle que dans le grotesque et le bouffon au voisinage de la mort. Il use ensuite de deux comparaisons inédites pour expliquer en quoi sa trouvaille – petite mais qu’il estime orgueilleusement plus importante que la découverte de l’atome –, consistant à faire passer «  l’émotion du langage parlé dans l’écrit », n’a rien à voir avec la reproduction plate de propos de bistrot ou de phrases glanées dans la rue. C’est d’abord une comparaison de son écriture avec les rails du métro dans lequel il n’ambitionne rien de moins qu’embarquer des lecteurs qu’il souhaite de plus en plus nombreux, et de proche en proche le monde entier : pour avoir l’air droit, ces rails doivent être au préalable légèrement faussés, biseautés, profilés, tordus, et les fameux trois petits points ont la fonction de traverses indispensables pour éviter le déraillement de l’ensemble, dans un périlleux déséquilibre contrôlé. C’est un travail de haute précision, au micron et à «  l’ombre de virgule près », harassant, minutieux, délicat, un acharnement de forçat. L’autre comparaison convoque l’image d’un bâton qu’on plonge dans l’eau et que le phénomène de réfraction fait paraître cassé. Pour qu’il ait l’air droit, il faut donc le tordre, dans un geste analogue au biseautage préalable des rails, avec des raffinements de dentellière comme sa mère seule en était capable.

Céline renvoyait au style « chromo » tous les écrivains de son temps pour s’en moquer et s’affirmer seul ; Renoir n’employait pas le même terme mais il disait mener plus modestement une lutte incessante contre le cliché ou la convention. L’un revendiquait un lyrisme comique, les films de l’autre se tiennent sur un fil entre la comédie et le drame, chacun pouvant être dit un dramma giocoso. La Règle du jeu en énonce explicitement le principe dans une scène où le bien nommé majordome Corneille se demande si la fête qui est en train de mal tourner au château est une comédie ou une tragédie, et François Truffaut écrivait à propos de Toni que le film oscillait entre l’âpre réalisme et la féerie. Renoir ne disait pas biseauter les rails de son récit ou casser le bâton du jeu conventionnel et faussement naturel des acteurs avant de les plonger dans le bain de ses drames. Mais le faux débraillé de ses récits, le relâché et le négligé apparent de ses enchaînements, son mépris des préjugés techniques et des prétendues lois du montage, qu’il maîtrisait cependant comme nul autre – Jacques Rivette en était resté admiratif quand il travaillait à son émission de télévision en trois parties Jean Renoir, le patron –, la « palpite » qui anime ses changements de rythme et rend ses fi si vivants, tout cela relève du même geste. Une légère exagération dans le jeu des acteurs, l’affectation et l’excès, le va-et-vient déroutant entre la vérité et l’artifice font que chez lui le naturel, loin d’être la copie d’un « vrai » supposé donné, devient un e et de la forme, une continuité entièrement construite. Et Céline, habituellement peu complimenteur, concluait sa leçon d’écriture au Professeur Y en concédant que sa petite trouvaille de génie, la torsion du bâton indispensable pour corriger la réfraction, était le secret de l’impressionnisme. Jean Renoir était bien placé pour le connaître.

Renoir aimait Voyage au bout de la nuit et il allait répétant qu’il admirait Céline sans toutefois partager ses idées, mais il ajoutait que l’écrivain n’aimait ni n’admirait aucun de ses films. Je lis pourtant ce passage évocateur d’un heureux temps ancien dans D’un château l’autre, écrit après la guerre, en 1957 : « Le temps de la “Pêche miraculeuse” c’était le moment de la vogue des yoles et des grands tricots à rayures, des rameurs à dardantes moustaches… je vois mon père en dardantes moustaches !... je vois l’Achille en yole, calot, tricot, biscotos !... je vois tous les dabes… clientes gloussantes pour embarquer !... le tour de “l’île aux pigeons” !... putt ! putt ! le Tir ! mille petits cris, froufrous, frayeurs !... bas de soie, fleurs, fritures, monocles, duels !...  »

C’est un tableau impressionniste, quelque chose comme Le Déjeuner des canotiers mais surtout, au mot ou à l’image près, une très précise description de Partie de campagne, d’un an antérieur à La Grande Illusion, mais seulement visible à partir de 1946, après que Pierre Braunberger eut convaincu Renoir d’en reprendre et d’en achever le montage. Le cinéaste et Céline restituaient-ils de façon si proche des moments d’excitation joyeuse et sensuelle – jeux d’eau, séductions et défi loisirs enchantés qu’ils avaient l’un et l’autre connus avant la guerre, Renoir en 1936, Céline vingt ans plus tard dans un livre écrit après son retour d’exil au Danemark –, ou l’écrivain avait-il vu le film après ce retour ? Peu importe, tant la ressemblance est frappante : Gabriello le dabe grondeur et bienveillant, heureux à l’idée de la partie de pêche à venir, rabrouant son imbécile d’employé et futur gendre qui ne sait même pas reconnaître une embarcation (« C’est une yole, Anatole ! ») ; la friture du père Poulain joué par Jean Renoir en personne ; Jacques Brunius, tricot à rayures, montrant ses biscotos et lissant avantageusement ses moustaches avant de se mettre en chasse ; Jeanne Marken, épouse insatisfaite, mère languide et repue après le bon déjeuner, excitée par la chaleur de l’après-midi et les senteurs de la campagne, confiant à sa fille qu’elle aussi, malgré son âge, sent monter « une sorte de désir vague », gloussant et jouant l’effroi devant le faune qui bondit autour d’elle en cercles de plus en plus proches (« Vous vous appelez comment ? – Juliette – Et moi Roméo – Oh… ») ; Sylvia Bataille et ses bas de soie sur la balançoire…

« Dardantes moustaches » est une trouvaille géniale d’exactitude et de concision suggestive.

Encore une parenté dans le règne animal, l’amour du jeu et la bougonnerie ?

Jean Renoir joue Octave dans La Règle du jeu. Aimable et serviable compagnon ou confident, musicien raté au nom évocateur, ami-amoureux évasif gentiment pique-assiette, il est pendant un temps enfermé dans une peau d’ours et réclame en vain, dans les couloirs du château de La Colinière, qu’on vienne le délivrer.

Céline : « C’est mon numéro, je danse l’ours à s’y méprendre. Ça me va avec mes vertiges, d’un pied sur l’autre, je me dandine comme ça presque sans bouger, les bras ballants, la tête branlante. Les voilà tous à rigoler. Faut que je fasse la danse de l’ours.  »

Céline encore, présentant pour la première fois le manuscrit de Voyage au bout de la nuit à celle qui devait en corriger les épreuves : « Voilà mon Ours. »

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La règle du jeu

Voici la séquence (géniale) du château de La Colinière dans La règle du jeu (1939) dont parle Jean Narboni.

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La réponse de Renoir aux attaques de Céline

Jean Renoir a tenu une rubrique dans le quotidien Ce Soir entre mars 1937 et octobre 1938. Dans un article paru le 20 janvier 1938, il répond aux attaques de Céline contre son film La Grande Illusion parues dans Bagatelles pour un massacre (pages 268 à 274) :

Tous mes amis m’abordaient ces jours derniers avec de grandes claques dans le dos et des exclamations, de ce genre : « T’as vu le bouquin de Céline ? Qu’est-ce qu’il met à la Grande Illusion !... Avoue que c’est de la publicité et que tu es de mèche avec lui !... »
Assez intrigué, j’achetai le livre en question — 1 dollar — et je le mis, sans le lire, bien en vue dans ma bibliothèque. C’est gros, c’est riche, c’est flatteur, mais c’est aussi très ennuyeux. Au bout de quatre pages, on a compris. Un truc dans le genre de la pluie monotone et régulier. M. Céline fait beaucoup penser à une dame qui aurait des difficultés périodiques ; ça lui fait mal au ventre, alors elle crie et elle accuse son mari. La force de ses hurlements et la verdeur de son langage amusent la première fois ; la deuxième fois, on bâille un peu ; les fois suivantes, on fiche le camp et on la laisse crier toute seule.
Cette fois-ci, ce n’est pas après son mari que notre Céline en a, mais bien après les Juifs. Voilà qui est tout à fait nouveau, original et inédit. Et j’allais renoncer à savoir ce que ce bavard racontait de mon film quand intervint un de ces événements rares, héroïques et décisifs qui changent la face de l’Histoire. Un camarade que j’aime bien et, qui m’aime bien, proposa de se sacrifier et de lire le livre tout entier.
Nous tentâmes d’abord de l’amener à renoncer à cette entreprise insensée. Il insista de telle façon que nous dûmes le laisser faire. La tentative eut lieu la nuit. Armé seulement de quelques bouteilles de whisky, de plusieurs flacons de kola, et d’un dictionnaire de la langue verte, il se lança à l’assaut de l’épais fatras sous nos regards admiratifs et étonnés.
Son héroïsme porta ses fruits, et le lendemain, nous savions ce qu’il en était. À dire vrai, nous fûmes déçus. À peu de chose près, Céline se contente d’affirmer que la Grande Illusion est une entreprise de propagande juive. La preuve, c’est que, dans ce film, j’ai osé montrer un vrai juif, et en faire un personnage sympathique. Mes camarades de travail étaient furieux. Non pas que nous jugions déshonorant d’être au service des Juifs plutôt qu’à celui de la Banque de France, des Italiens, des vidangeurs ou des entrepreneurs de pompes funèbres. Mais c’est que précisément, dans ce film, vous n’avions été au service de personne, et que (fait assez rare pour qu’eux et nous en soyons très fiers) nos commanditaires nous avaient simplement demandé d’essayer de faire un bon film. Et c’est ainsi que nous avions pu raconter tout bonnement nos souvenirs, tenter de montrer les choses telles qu’elles s’étaient passées, et c’est tout.
Donc, tous les copains de l’équipe du film n’étaient pas contents (il faut beaucoup de monde pour un film). Ils parlaient d’aller déculotter M. Céline et de le fesser en place publique. Nous eûmes vite fait d’abandonner ces vilains projets, indignes des honnêtes syndicalistes que nous sommes, et bons, tout au plus, pour des fascistes cagoulards. D’autant plus que le héros lecteur, qui nous avait mis au courant, nous apprit que nous n’étions pas les seuls dans le bain.
Au service de la juiverie, il y aurait, paraît-il, aussi des gens comme Cézanne, Racine et bien d’autres. Nous sommes donc en bonne compagnie... et de nous rengorger !
M. Céline n’aime pas Racine. Voilà qui est vraiment dommage pour Racine. Moi, je n’aime pas les imbéciles, et je ne crois pas que ce soit dommage pour M. Céline, car une seule opinion doit importer à ce Gaudissart de l’antisémitisme, c’est la sienne propre.

Jean Renoir, Ce Soir, 20 janvier 1938.

Article repris dans Jean Renoir, Écrits 1926-1971, Ed. Belfond, 1974 et Ed. Ramsey, 2006 (poche). Repris dans la revue 1895 n°63, Printemps 2011.

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Renoir parle de Céline

Dans l’émission "Histoires sans images", diffusée le 17 septembre 1966 sur France Culture, Michel Polac réunit le comédien Michel Simon et le cinéaste Jean Renoir. Voici l’extrait où Renoir parle de son admiration pour Céline.

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L’extrait a été en partie repris dans une autre émission, "Les livres de ma vie", où Jean Renoir évoque également... La divine comédie de Dante.

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Céline & Renoir feat. Jean Narboni

5 octobre 2021 A l’occasion de la parution de "La Grande illusion de Céline" (Éditions Capricci), rencontre avec l’auteur, Jean Narboni, co-rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma (1968-1974).

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Voici la scène d’ouverture du film Monsieur Klein de Joseph Losey (1976) à laquelle il est fait allusion dans l’entretien et qui est décrite aux pages 101-102 du livre de Narboni. Tous les clichés raciaux y sont montrés à travers un examen médical glacial.

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La Grande Illusion de Céline

Christian Rosset

[...] En cette rentrée où le petit monde des lettres est secoué par la remontée feuilletonnesque d’une notable quantité de papiers dérobés, il y a près de huit décennies, à Louis-Ferdinand Céline – quelques vingtaines de milliers de feuillets, dont des romans, des brouillons, de la correspondance –, la parution du livre de Jean Narboni, La Grande illusion de Céline, aux éditions Capricci sonne, non seulement comme une bonne nouvelle (puisque Narboni n’a jamais rien publié de négligeable), mais aussi comme une sorte de rappel à l’ordre, car il ne s’agit pas d’un exercice d’admiration dans le but d’entretenir tel ou tel mythe (du Grand écrivain, comme du Grand cinéaste), ni même d’un simple essai ou d’un pamphlet : bien plutôt, comme l’exprime son auteur, “un roman noir, une fable, un conte cruel, qui traverse comme un cauchemar des temps sans pitié.” Quelque chose dont la lecture nous a laissé sans voix, le commentateur potentiel se trouvant comme privé de mots pour dire le plus simplement du monde que, bien au-delà de son utilité (ce livre devrait être lu par tous), il l’aura rendu aussi enthousiaste que mal à l’aise pour en parler.

La Grande illusion, c’est bien entendu le film de Jean Renoir contre lequel Céline se sera déchaîné en 1937 avec une hargne invraisemblable, jusqu’à menacer le cinéaste de le faire fusiller par les Allemands. Bagatelles pour un massacre recueille ces pages délirantes de haine. C’est un des pamphlets les plus connus de Céline, au moins par son titre, car en réalité peu lu, quelques exemplaires continuant à circuler sous le manteau en attendant une vraisemblable réédition dans les années à venir. Ce livre, je l’ai découvert, il y a déjà longtemps, dans la bibliothèque d’un vieil ami, d’où, par curiosité, je l’avais sorti avant de le parcourir assez rapidement, vite écœuré par ce qu’on y trouvait imprimé. Je ne sais si je le rouvrirai un jour, d’autant plus que ce dégoût a rapidement contaminé les premiers livres de Céline, auteur dont l’autoproclamée “petite musique” tant appréciée de nombre de lecteurs me laisse plutôt insensible (quand elle ne me met pas en colère, d’autant plus qu’un réel talent, il faut bien le reconnaître, est à l’ouvrage), et dont je ne possède plus aujourd’hui que les éditions illustrées des premiers romans par Tardi (j’avoue avoir passé plus de temps à scruter en détail les dessins qu’à en lire ou relire le texte). La Grande illusion, le film, c’est une autre affaire, je n’ai cessé de le revoir, tout comme les autres films de Renoir, y compris les moins accessibles. En cela, je reconnais être assez raccord avec l’esprit des Cahiers du cinéma, en “rivettien” de longue date, se souvenant que Jean Narboni a commencé à écrire dans les Cahiers en novembre 1963, avant d’en devenir un peu plus tard co-rédacteur en chef, puis responsable des éditions, créateur notamment de l’indispensable collection “Cahiers du cinéma Gallimard” où il a publié en 1981 les Œuvres de cinéma inédites de Jean Renoir. Mais il ne faut pas se laisser prendre au premier degré par ce puissant travail de critique/écrivain de cinéma si l’on veut saisir pourquoi le titre de ce livre est bien La Grande illusion de Céline, et non Le Voyage au bout de la nuit de Renoir.

Ce livre d’environ 120 pages de texte est donc suffisamment bref pour être lu d’une traite. Il faut dire que Jean Narboni fait preuve d’une remarquable économie narrative, allant toujours à l’essentiel : pas un mot de trop, et jamais de points de suspension (sauf dans les citations de Céline, bien entendu). Il est donc très difficile, non seulement d’en rendre compte en composant une sorte de résumé plus ou moins habile, mais aussi d’en prélever un simple fragment. Tentons quand même un essai : “La scène se passe en février 1944 à l’ambassade d’Allemagne, où Otto Abetz a invité à dîner [l’historien Benoist-Méchin] avec Céline, son ami le peintre montmartrois Gen Paul et Drieu la Rochelle. La conversation vient immanquablement sur la situation militaire, de plus en plus mauvaise pour les Allemands depuis la défaite de Stalingrad. Drieu s’étonne que les armées allemandes ne cessent de reculer, de perdre du terrain et de se retrouver partout sur la défensive. […] Céline est resté muet, pâle, tendu, les narines frémissantes, prêt à bondir. Soudain, il n’en peut plus, il explose : ses voisins disent n’importe quoi, ils se perdent en bavardages ridicules, la guerre est perdue […] S’adressant à Abetz, il lui demande pourquoi les Allemands ne révèlent pas enfin la vérité. Laquelle ? Hitler est mort. Et devant un auditoire pourtant habitué à ses foucades mais stupéfait, Céline se livre à un monologue où éclate la dimension bouffonne de tout complotisme quand il pousse à sa limite son obsession démonstrative. Hitler est mort et il a été remplacé par un juif.” Narboni, auteur de …Pourquoi les coiffeurs ?, conclut : “Céline vient de raconter à l’ambassadeur d’Allemagne le scénario du Dictateur.”

Pour un lecteur qui, comme c’est mon cas, est né un peu plus d’une décennie après la fin de la guerre – Jean Narboni, lui, est né l’année de sortie de La Grande illusion – ce conte cruel est proprement sidérant. On a beau savoir, grâce aux archives, écrites, filmées, grâce aussi à ce que nous avons mémorisé des cours d’histoire de notre jeunesse, ainsi que des fictions s’y rapportant, il faut toujours se pincer pour vérifier que nous ne rêvons pas, que ce cauchemar a bien eu lieu et a donné ce qui nous a été rapporté, directement, ou non. L’érudition de Narboni, sa finesse, son sens du montage, fait que, le lisant, nous sommes transportés dans cet “autre monde” des années 1930-1950 qui est pourtant encore et toujours le nôtre : qui ne cesse de se rappeler à nous, même quand il est mis en sourdine, nous donnant l’illusion que le cauchemar est terminé. Une des forces de ce roman noir est de lutter contre la bouffonnerie tragique du Grand écrivain – qui se proclame ouvertement raciste, c’est-à-dire, selon ses propres mots, allant bien au-delà de l’antisémitisme ordinaire – en usant d’un humour particulièrement subversif. Jean Narboni relève que “pour Céline tout ce qui vient du sud de la Loire n’est que mélange impur. Ainsi fustige-t-il cette « Zone Sud, peuplée de bâtards méditerranéens, de Narbonoïdes dégénérés, de nervis, Félibres, gâteux parasites arabiques, que la France aurait eu tout intérêt à jeter par-dessus bord. Au-dessous de la Loire, rien que pourriture, fainéantise, infect métissage négrifié. »” Le livre est d’ailleurs ironiquement dédié aux Narbonoïdes dégénérés. Qu’ajouter ? Qu’on y rencontre quelques acteurs de ces années d’entre-deux guerres, Dalio et Le Vigan, par exemple, l’immense Von Stroheim ou le méconnu Sylvain Itkine qui joue “Pindare” dans La Grande illusion – personnage que Céline qualifie d’“intellectuel aryen” tout en le méprisant, mais sans se rendre compte, malgré son obsession à repérer les juifs partout, que l’acteur qui l’interprète l’est tout autant que ceux qu’il vomit sans retenue – son illusoire clairvoyance le conduisant à un aveuglement total. Sans oublier le terrifiant docteur Montandon (que Losey a immortalisé sans le nommer dans Monsieur Klein), propagandiste d’une “circoncision nasale” pratiquée à la pince coupante sur les femmes juives, et Armand Bernardini, expert en onomastique, qui forment avec Céline un beau trio de canailles, obsédées par le fait de reconnaître le juif à coup sûr, et pire encore, d’écrire des pages et des pages sur ce sujet – leurs ouvrages pseudo-scientifiques étant toujours, selon eux, trop courts.

Notons enfin, plus rapidement, que ce livre esquisse bien d’autres choses : quelques liens sympathiques et même fraternels, avec Modiano par exemple, ou avec Pasolini qui écrit au sujet de D’un château l’autre que c’est “un mauvais livre, parce que ce que Céline pense et ce qu’il est sont haïssables.” On est loin là de la séparation entendue de l’œuvre et de son auteur. Avec La Grande illusion de Céline, Jean Narboni nous offre une lecture implacable de ce “cauchemar d’un temps sans pitié” alors que resurgit de manière inattendue “cette « petite musique », ce « rendu émotif », cent fois dits, et redits par lui, indéfiniment répétés et rabâchés ad nauseam par ses apologistes.”

“Ce lyrisme comique n’excellant que dans le grotesque et le bouffon au voisinage de la mort.”

diacritik, 3 septembre 2021.

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« La Grande Illusion », le pas de deux amour-haine entre Céline et Renoir

A travers une analyse fine de « la Grande Illusion », le cinéphile Jean Narboni étudie la réaction de l’écrivain antisémite et de son entourage à la sortie du film de 1937, qui comptait des acteurs juifs et de futurs collaborationnistes.


Marcel Dalio dans « la Grande Illusion » (1937) de Jean Renoir.
(Realisations D’Art Cinematographique/Everett Aurimages). ZOOM : cliquer sur l’image.
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par Philippe Lançon
publié le 3 novembre 2021 à 17h59

La Grande Illusion, qui sort en 1937, est le plus grand succès de Jean Renoir. Les dictatures nazies et fascistes l’interdisent. Dans les démocraties, on le célèbre – à quelques exceptions près : l’année suivante, dans le premier de ses logorrhéiques pamphlets antisémites, Bagatelles pour un massacre, Louis-Ferdinand Céline piétine le film. Il ne cite pas son auteur, mais l’un des personnages, devenu son obsession, celui qui, depuis la chambrée des prisonniers jusqu’à l’évasion finale, accompagne Jean Gabin, l’ouvrier aviateur bien français : le prisonnier juif riche, courageux, spirituel et sympathique, Rosenthal, joué par Marcel Dalio (qui sera ensuite le marquis de la Règle du jeu).

Céline est obsédé par les Juifs depuis longtemps. Il est toujours intéressant de rappeler de quoi lui, l’auteur du Voyage au bout de la nuit, est sur ce point capable. Voici, à propos de la Grande Illusion, un passage de Bagatelles qui n’est même pas le pire  : « Forte de ses succès politiques, la propagande juive débusque ses batteries, devient catégorique, affirmative, agressive… elle se découvre… Elle nous montre à présent à l’écran le Juif tel quel… non plus en breton, flamand, auvergnat, basque… mais en juif réel, textuel, en « Rosenthal »… Plus de chichis  !… Sans doute, verrons-nous bientôt, dans le même esprit, beaucoup mieux, encore plus insolent, plus impératif. Ce film remporte déjà, hurlant de sectarisme, un immense succès… La colonisation youtre peut foncer désormais « au culot »  !… Toutes les digues sont rompues  !… La colonisation youtre se fait de jour en jour, plus impatiente, plus despotique, plus susceptible, intransigeante. Dans ce film tout empêtré de dialogues « cheveux-sur-la-soupe » il ne s’agit au fond que d’une seule ritournelle, mais alors passionnément… faire bien comprendre aux masses imbéciles aryennes, bien faire entrer dans tous ces cassis d’ivrognes, que le Juif et l’ouvrier aryen sont exactement créés, mis au monde, pour s’entendre, pour se lier l’un à l’autre par un pacte à la vie à la mort, absolument indissoluble… » Aimer certains romans de l’homme qui a écrit ça, c’est un sport de combat. Renoir le pratique.

Sympathie et abjection

Jean Narboni commence par rappeler, dans la Grande illusion de Céline, à quel point le cinéaste aimait Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit. En 1957, il lit du même D’un château l’autre, puis, en 1962, travaille à une adaptation du Voyage. Un mécène d’extrême droite est prêt à l’aider. Son producteur l’en dissuade. Après la publication de Bagatelles, en 1938, Renoir est allé voir Céline au débotté, dans un café de Montmartre où celui-ci avait ses habitudes, pour s’expliquer, comprendre : c’était dans son tempérament. La scène a été racontée par son fils qui l’accompagnait. Elle figurait dans la biographie de Renoir par Pascal Mérigeau. Narboni la rappelle : « Céline en vient à promettre à Renoir que bientôt les Allemands seront là […] pour arranger cette affaire, qu’ils le colleront au poteau et que ce jour-là c’est lui Céline qui commandera le peloton d’exécution. » Face à ce fou furieux, Renoir bat en retraite. Comment peut-il admirer un tel homme ? lui demande son fils. La réponse est digne de celui qui va réaliser la Règle du jeu : « Si on se privait d’admirer quelqu’un au motif qu’il veut vous faire fusiller, on finirait vite par manquer de gens à admirer. » Ce qui unit Renoir et Céline, outre leur sens du peuple et leurs génies formels, chacun révolutionnaire à sa façon, c’est leur pessimisme. Il conduit le premier à la sympathie et le second à l’abjection.

Jean Narboni, ancien professeur et directeur des Cahiers du cinéma, auteur de nombreux essais sur le cinéma, développe son livre sur ce pas de deux. C’est un livre de cinéphile et de cinéaste : à partir d’informations connues, l’auteur multiplie les points de vue et déroule son récit comme un long plan-séquence. Il va et vient dans le film de protagoniste en protagoniste, de Renoir à Dalio, de Dalio à Dita Parlo (actrice que Renoir draguait et qui plus tard devint amie des pires gestapistes), de Dita Parlo à Erich von Stroheim (qui, on l’a su plus tard, était juif), d’Erich von Stroheim à Sylvain Itkine. Arrêtons-nous sur ce dernier : il joue Pindare, le prisonnier érudit, amoureux. Narboni décrit les scènes mémorables où il apparaît, analyse le personnage, puis revient sur l’acteur. D’une famille juive de Lituanie, d’extrême gauche, proche des surréalistes, Itkine a mis en scène Ubu enchaîné avec des décors de Max Ernst, monté des textes de Michaux, joué avec les plus grands. En 1940, il rejoint Marseille et crée, avec son frère chimiste, une coopérative où chacun a le même salaire. On y fabrique une friandise, à base de dattes venues d’Algérie, nommée « le fruit mordoré ». C’est un succès. Quand les Allemands envahissent la zone sud, les deux frères entrent dans la Résistance. Sylvain Itkine est arrêté, torturé et exécuté par la Gestapo de Klaus Barbie, à Lyon. Son frère, déporté, finit dans une marche de la mort.

D’autres personnages, plus ou moins recommandables, passent devant la caméra-stylo de Narboni. Entre autres, Robert Le Vigan, comédien de grand talent et totalement azimuté. Il avait joué chez Renoir. Ami de Céline, « la Vigue » devient collaborateur, dénonciateur, et fuit à Sigmaringen (dans le sud de l’Allemagne) avec l’écrivain, qui le raconte dans sa trilogie finale. Le destin de la Grande Illusion a, comme ceux qui l’ont fait, ses hauts et ses bas. Après la guerre, beaucoup ne veulent plus en entendre parler  : il présente trop bien les Allemands. L’ordinaire morale rétrospective réduit la vision. Une scène de Monsieur Klein, de Joseph Losey, une autre d’Exodus d’Otto Preminger, quelques passages de la Place de l’Etoile de Patrick Modiano éclairent également l’aventure et la postérité du film et de ceux qui l’ont fait. On lit un ballet de silhouettes en clair-obscur. Le rayon qui l’éclaire jaillit par la meurtrière de Céline.

Narboni note que si l’écrivain se vantait de reconnaître un Juif au premier regard, il n’a vu en Stroheim et Itkine que des « spécimens aryens » soumis à la puissance de Rosenthal. De même, conclut-il, Heydrich à Prague demanda à déboulonner la statue de Mendelssohn, parce qu’il était juif, mais les nazis en charge de l’opération, ne sachant l’identifier, s’en prirent à la statue de celui qui avait le plus gros nez  : c’était Richard Wagner. Ce ridicule de l’infamie ouvre sur les rapports amicaux de l’écrivain avec le docteur Montandon, charlatan qui prétendait scientifiquement identifier les Juifs par la morphologie. On quitte alors la Grande Illusion de Renoir, si complexe et si humaniste, pour finir hors-champ, dans l’autre grande illusion, cette cave où sur un gros tas de névrose et d’idéologie chante l’oiseau Céline devenu rat.

Libération, 3 novembre 2021.

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Céline face à « La grande illusion » de Renoir


Marcel Dalio et Jean Gabin.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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Le critique et essayiste Jean Narboni consacre un livre vagabond autour des pages que Céline consacre à « la Grande illusion », le film de Renoir sorti en 1937, peu avant que l’auteur du « Voyage au bout de la nuit » en parle longuement dans « Bagatelles pour un massacre ».

jean-pierre thibaudat
journaliste, écrivain, conseiller artistique

Jean Narboni, ex rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, a déjà publié aux éditions Capricci deux livres aux titres savoureux ...pourquoi les coiffeurs ? à propos du Dictateur de Chaplin et Samuel Fuller un homme à fables. Il en va de même pour ce nouveau livre : La grande illusion de Céline. Le titre fait évidemment référence au film de Jean Renoir et sous-entend le traitement que lui réserve Céline dans Bagatelles pour un massacre, ouvrage publié par Denoël peu après la sortie du film en 1937. Mais le titre suggère aussi la grande illusion que fut celle de Céline : voir des juifs partout et ne pas en voir là où il y en avait, suggère Jean Narboni, dont (écrit-il en passant, au milieu d’une phrase et entre parenthèses), les parents sont enterrés au cimetière juif de Bagneux.

Pour commencer, tel le bonimenteur amadouant son client ou le fin limier jouissant de ses trouvailles, Narboni souligne tout ce qui rapproche l’écrivain Louis Ferdinand Céline et le cinéaste Jean Renoir, avant de disserter sur l’abîme qui les sépare. Ils sont tous les deux nés la même année, 1894, ils sont tous les deux liés à Montmartre, de plus Renoir est né rue Girardon, une rue où habitait Céline en juin 1944 lorsqu’il s’enfuira au Danemark via Sigmaringen, avec Lucette, son épouse et Bébert, leur chat. Tous deux s’engagèrent en 14, l’un et l’autre dans la cavalerie, l’un et l’autre furent blessés pendant la guerre et en gardèrent des séquelles toute leur vie. Vers la fin des années 50, Renoir aurait songé a adapter Voyage au bout de la nuit, le richissime fondateur de l’hebdomadaire d’extrême droite Gringoire semblait prêt à financer le film, le producteur Pierre Braumberger dissuada Renoir d’aller plus loin. Et la liste de ceux qui voulurent porter Le Voyage au cinéma, s’allongea.

Reste l’affaire de la Grande illusion et tout ce qui gravite autour dont Narboni se délecte à suivre les méandres. Présenté et remarqué au Festival de Venise 1937 en plein régime mussolinien qui l’interdit aussitôt en Italie, le film est encensé par la presse française, de gauche, mais aussi d’extrême droite, remarque Narboni en la personne de Lucien Rebatet, critique à Je suis partout sous le nom de François Vinneuil. Une exception. En Allemagne, Goebbels interdit le film qui montre des bons juifs, une entente entre ennemis, un officier allemand par du tout teutonique, etc. Le film sera interdit pendant la guerre. Sa ressortie après n’ira pas sans réticences raconte Narboni.

Dans Bagatelles pour un massacre, les propos de Céline à l’encontre du film sont venimeux et courent sur sept pages précédées par ces mots en exergue : « Je voudrais être enculée sur le corps d’un homme qu’on vient de guillotiner. (Rachel à son amant Léopold Lehon) ». D’emblée Céline voit dans le film un moment fort de la « propagande » juive, signant la fin d’une époque, celle d’une « apologie du Juif extrêmement pépère ». « Voici que le ton change avec « Grande illusion ».(…). Elle [la propagande juive] nous montre à présent à l’écran le Juif tel quel...non plus en breton, flamand, auvergnat, basque...mais en juif réel, textuel, en « Rosenthal »...plus de chichis ». Plus loin : « Cette « Grande illusion » nous célèbre donc le mariage du simple, fruste, petitement démerde ouvrier, confiant tourlourou devenu monteur, avec le petit Juif, djibouk, milliardaire, visqueux Messie », etc.

Narboni ne cite pas ces mots, il ne se laisse pas embarquer dans ce torrent où beauté de la langue en mouvement et abjection du propos se mêlent. Il préfère, par exemple, s’attacher à l’entrevue entre Céline et Renoir qui suivit la parution du pamphlet, aux personnages du film et aux acteurs qui les incarnent. Marcel Dalio, le lieutenant Rosenthal, que Céline traite de « petit youtre », futur marquis de la Chesnaye dans La règle du jeu du même Renoir Eric Von Stroheim, le commandant von Rauffenstein, un aristocrate, officier, invalide de guerre portant une minerve (une idée de l’acteur) dans lequel Céline voit un pur produit de la race aryenne. Or, on le découvrira plus tard, Stroheim «  le plus grand mystificateur  » dixit Narboni, était né « dans un famille de juifs pratiquants tenant un commerce de chapeaux ». Céline n’a pas reconnu en lui le Juif qu’il prétendait démasquer eu premier regard, souligne perfidement Narboni.

Idem, pour celui que ses camarades dans le film surnomment Pindare et dans lequel Céline voit « l’intellectuel aryen », rôle incarné par Sylvain Itkine, un acteur juif cher à Renoir. Refusant de devenir ouvrier jouailler comme son père, il commence à faire du théâtre amateur, milite dans des organisations d’extrême gauche raconte Narboni. Itkine s’engagera dans la Résistance. Son réseau est infiltré, il sera torturé et fusillé en août 1944. « Pas plus qu’avec Stroheim, il (Céline) n’a repéré en lui au premier coup d’œil le Juif aux origines lointainement lituanienne » note Narboni. Et ainsi de suite.

L’auteur s’attarde sur deux hommes que Céline a lu et côtoyé. D’abord « l’inévitable Armand Bernardini  », « spécialiste auto-proclamé en onomastique ». Racine, Robespierre, tous juifs assure-t-il. Serge Lifar, bien que collaborateur est traité par Céline de « juif d’Ukraine  ».L’autre homme, pendant de Bernardini, c’est l’ethnologue Georges Montandon, que Céline cite longuement dans L’école des cadavres. Il est l’auteur du livre qui assura sa célébrité en 1940, Comment reconnaître le juif, publié par Robert Denoël. Céline se souviendra affectueusement de Montandon dans Féerie pour une autre fois.

Narboni, qui ne précise pas toujours ses sources, relate aussi cette soirée dont on tient le récit de l’historien Jacques Benoist-Méchin : en février 1944, Otto Abetz invite à dîner Céline, son ami le peintre et dessinateur Gen Paul et Drieu de la Rochelle. Céline affirme « Hitler est mort et il a été remplacé par un Juif ». De plus, ajoute-t-il, il et facile à imiter, ce que s’empresse de faire Gen Paul. Benoist-Méchin ajoute Narboni, conclut son récit ; « on se serait cru chez Félix le chat, Groucho Marx et Charlot ». Et, bien sûr, Narboni pense à la fameuse scène du Dictateur qu’il connaît par cœur.

D’autres personnages de la vie réelle traversent ce livre d’érudit fouineur, comme Dita Parlo, présente dans La grande illusion et future collaboratrice, mais aussi les écrivains Jacques Chardonne, Paul Morand... Certaines pages font penser aux ambiances interlopes et troubles de Patrick Modiano, lequel est présent avec son premier livre La place de l’étoile et la place de Céline que Narboni croit y déceler.

blogs.mediapart, 8 novembre 2021.

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Rencontre avec Luc Moullet et Jean Narboni

28 septembre 2021. Librairie du Cinéma du Panthéon
animation assurée par Emmanuel Burdeau

"Mémoires d’une savonnette indocile" de Luc Moullet et "La grande illusion de Céline" sont publiés par Capricci.

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Le Masque et la Plume, dimanche 26 septembre 2021. Le conseil de Michel Ciment.
(Narboni y fait allusion à propos du prétendu antisémitisme de Renoir)

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LIRE :
La grande illusion de Jean Renoir
Renoir répond à Céline - Ce Soir - 20 janvier 1938
Le jour où Renoir a parlé à Céline
Jean-Paul Morel, Réponse de Jean Renoir à Louis-Ferdinand Destouches dit Céline. Marcel Dalio dans la tourmente

LIRE AUSSI :
Renoir et Céline (Le Bulletin célinien)
Malaise dans l’identification
Stéphane Guégan, Cinoche (c’est la fin de l’article)
Catherine Hass, Il n’y voit rien – sur La Grande Illusion de Céline de Jean Narboni (AOC)

La grande illusion de Renoir

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1961. Jean RENOIR présente pour la télévision son film "La grande illusion". S’il a situé l’action au moment de la Première Guerre mondiale, c’est pour montrer qu’une certaine aisance dans le style militaire s’est depuis perdue.

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La grande illusion de Jean Renoir

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