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Un chevalier de l’approximatif (réponse à Michel Orcel)

par Danièle Robert

D 15 juillet 2022     A par Albert Gauvin - Danièle ROBERT - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Dans le numéro 177-178 de la revue Po&sie largement consacré à Dante (cf. Dante : un appareil à capter l’avenir), Michel Orcel s’en prenait de manière virulente à différents traducteurs de La Divine Comédie dont Danièle Robert. Voici la réponse que cette dernière nous a fait parvenir. Elle a été publiée dans le numéro 179-180 de Po&sie.

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Un chevalier de l’approximatif (réponse à Michel Orcel)

Danièle Robert

J’en demande pardon à mes contemporains
mais rien ne m’est plus étranger que la dissimulation.

Michel Orcel

Devant la violence des attaques perpétrées, dans le numéro 177-178 de Po&sie, par Michel Orcel (La Comédie, Genève, 2018-2022) à l’encontre de mon travail – mais aussi de celui d’autres traducteurs, singulièrement non négligeables, de la Commedia des XXe et XXIe siècles, à savoir André Pézard, Jacqueline Risset, Jean-Charles Vegliante et René de Ceccatty – et au vu du caractère insultant de ses propos, j’ai demandé à Martin Rueff d’user de mon droit de réponse et je le remercie vivement de l’avoir accepté.

La citation que je mets ici en exergue – extraite de l’entretien que l’on peut lire, page 354, dans le numéro précité – m’offre une excellente occasion de faire une première mise au point : lorsque Michel Orcel prétend avoir décidé dans l’urgence d’affronter la traduction du poème dantesque après avoir lu celles de tous ses « concurrents » et avoir été saisi d’une « sainte colère » à leur endroit, ce qui l’a « poussé, initialement du moins, à traduire la Comédie », il donne de la chronologie des événements une version quelque peu biaisée, au moins pour deux d’entre nous. En effet, je l’ai vu et entendu présenter et lire de larges extraits de sa traduction de l’Enfer le 22 novembre 2014 à la Cité du Livre d’Aix-en-Provence, en compagnie de son éditeur Florian Rodari, de Frédéric Wandelère et en présence d’Anne-Marie et Philippe Jaccottet, arrivés à la toute fin de sa lecture. Il ignorait alors que j’étais dans la salle et, surtout, que j’étais en passe d’achever ma propre traduction de l’Enfer ; or, celle-ci est parue chez Actes Sud en mars 2016. Ironie du sort, René de Ceccatty a fait paraître la sienne en septembre 2017 : il aurait été bien difficile à Michel Orcel – à moins d’être un surhomme (mais qui sait ?) – de commencer à travailler à partir de cette date et à son éditeur de parvenir à publier l’ouvrage en 2018 !!! La falsification de la chronologie des publications dans le but de se donner le beau rôle ne s’inscrit-elle pas dans une logique de dissimulation ?

La vérité, c’est que ma traduction et celle de René de Ceccatty, en paraissant avant la sienne, lui ont coupé l’herbe sous les pieds et c’est cela qui lui reste en travers de la gorge – s’il m’est permis de faire s’entrechoquer ces deux images ; d’où l’artifice du storytelling par lequel il se présente comme l’unique défenseur de Dante et de sa poésie, le redresseur de torts seul capable de fustiger les ennemis pour faire triompher la bonne cause, c’est-à-dire la sienne, puisqu’il est dans une stricte et misérable logique de compétition. On est loin, ici, de la « communauté des traducteurs » si finement analysée et défendue par Yves Bonnefoy ; et « l’irritation extrême » que Michel Orcel éprouve à l’égard de tous les traducteurs actuels de Dante – à ses yeux illégitimes – n’a rien d’une « sainte colère » : elle est seulement marquée du sceau de l’invidia et du dépit qui en résulte.

De fait, ce dépit affleure à chaque page de son entretien jusqu’à lui faire écrire des inepties, comme lorsqu’il m’accuse de « confusion entre la forme aristotélicienne (qui anime la matière) et la forme au sens moderne, c’est-à-dire l’apparence matérielle », laissant entendre que je ne comprends rien à la philosophie, comme je ne comprends rien, du reste, à la poésie. Or, d’une part, sa définition n’a rien à voir avec le paragraphe incriminé et, d’autre part, il n’a apparemment pas compris qu’il ne s’agissait pas d’une assertion personnelle mais d’une citation de Roger Dragonetti, extraite de son ouvrage magistral, Dante. La langue et le poème, et que j’ai dûment référencée dans ma préface : « La forme, dans l’acception aristotélicienne du terme, est ce qui donne sens à une matière (contenu) ; et là, surtout, où la forme se manifeste par rayonnement, elle n’est pas une enveloppe extérieure d’un prétendu fond indéterminé qu’on revêt du dehors, mais un acte unifiant qu’il s’agit de ressaisir de l’intérieur [1]. » Aucun des philosophes qui ont lu cette préface – de Jean-Louis Poirier à Bruno Pinchard, de Thibaut Gress à Anne Cauquelin, spécialiste incontestée, précisément, d’Aristote, n’a émis la moindre réserve à propos du choix de cette citation de Dragonetti ni de l’usage que j’en ai fait pour expliquer ma démarche traductrice. Il semblerait que Michel Orcel et moi n’ayons pas fait nos études supérieures de philosophie au même endroit – ou alors qu’il était bien distrait au moment où on lui faisait cours sur Aristote…

La plupart des pseudo-critiques que Michel Orcel tire encore de sa lecture approximative sont tellement outrancières et peu fondées, se bornant à qualifier mes vers d’« affreux », « abominables », « artifices et erreurs grossières », de « fâcheuses approximations » qu’il serait fastidieux de les reprendre point par point ; et, quant à l’approximation, je lui fais un aimable retour à l’envoyeur. Je maintiens seulement que, contrairement à ce qu’il affirme à partir d’un décompte tiré par les cheveux, j’ai utilisé de manière consciente et réfléchie une alternance de décasyllables et d’hendécasyllabes et rien d’autre, ce dont je me suis expliquée abondamment. Mais encore faut-il savoir lire sans œillères… Et si, pour que les lecteurs entendent un décasyllabe – que Michel Orcel estime être le seul à savoir écrire correctement – il faut, comme il le fait lui-même et me conseille de le faire, représenter graphiquement les diérèses ou pratiquer à l’envi des élisions et autres apocopes intempestives afin de retomber sur ses dix pieds, je trouve un tel artifice, qui prend les lecteurs pour des idiots, tout à fait incongru en français contemporain ; en témoignent ces quelques exemples : « Tu compt’ encor parmi ces sots ? » ; « Et quand nous fûm’ au point où le pont s’arque » ; « demande-lui quell’ faute ici le plonge » etc. Mais peut-être a-t-il, au fond, voulu donner une version d’jeun et casquette-à-l’envers de la Commedia ? (Évidemment j’aurai, après ces exemples, la charité de ne pas m’attarder sur la traduction orcélienne du célébrissime premier vers de la première cantica : Nel mezzo del cammin’ di nostra vita, qui devient sous ses doigts : « À mi-chemin de notre vie mortelle », décasyllabe obtenu par forçage de la forme-sens pour faire ses dix pieds comme on ferait ses cent lignes quand on est puni. Il est vrai qu’Orcel attribue cette trouvaille à son éditeur, Florian Rodari, à qui donc il fait porter le chapeau de cette pure ineptie poétique ; et de poétique.)

Ces éléments sont suffisants pour que l’on s’interroge sur le sérieux des allégations de Michel Orcel dans leur ensemble. Toutefois je m’arrêterai sur le dernier vers de l’Enfer ; la traduction que j’en donne : « Et ce fut vers les étoiles la sortie » est jugée par lui « abominable » parce que le vers ne se termine pas par le mot « étoiles ». Bien entendu, il n’a pas lu mes explications à propos de ce choix que j’assume, toujours aujourd’hui, fortement, son but essentiel étant de trouver partout matière à me démolir, ainsi qu’il l’avoue sans fard. Mais si le déplacement d’un mot à l’intérieur d’un vers, effectué pour des raisons précises (ici, le respect de la tierce rime, et avant tout du, fondamental, rythme ternaire), lui paraît à ce point « abominable », que penser de sa propre traduction du même vers : « Et l’on sortit enfin sous les étoiles » qui donne l’image cocasse du couple Dante-Virgile, bras dessus, bras dessous, prêts pour une petite promenade – digestive, peut-être, après avoir avalé tant d’horreurs ?

Enfin, je reprendrai une phrase qu’il a déjà formulée par ailleurs et qu’il réitère à mon intention dans cet entretien : « Il est vraiment étrange, en effet, qu’une italianiste ne sente pas la différence radicale de la rime italienne, noyée en quelque sorte dans un flux vocalique, et la rime française qui marque un retour frappant au sein d’un tissu beaucoup plus consonantique. » (Passons sur la rigueur syntaxique de la formulation : la différence de la rime italienne… et la rime française…)
Cette opposition est une absurdité pure et simple : le français et l’italien sont issus de la même matrice, le latin, et la répartition des voyelles et des consonnes est la même dans les deux langues ; mais Michel Orcel confond vocalisation et accentuation : encore une approximation regrettable qui confine, là, au contresens (conseillons-lui, sur ce point, la lecture du livre décisif de Jean-Claude Milner et François Regnault : Dire le vers [2]). Il en conclut que les rimes italiennes sont moins perceptibles à l’oreille que les françaises parce que toutes féminines et « noyées » dans les autres voyelles… S’il en était ainsi, pourquoi les poètes italiens se seraient-ils acharnés durant des siècles à composer des rimes, jusqu’à désigner tout poème du nom même de rime, en étant convaincus que celles-ci ne s’entendraient qu’à peine ? Cet argument fallacieux vise seulement à prouver qu’on ne peut pas rimer pour traduire la Commedia, à moins de le faire de temps en temps quand les rimes s’imposent d’elles-mêmes, comme par miracle… Pour moi il s’agit là d’un aveu d’impuissance déguisé.

Michel Orcel devrait savoir qu’il faut s’attendre, quand on se comporte de façon aussi arrogante et méprisante à l’égard de tout ce qui n’est pas soi, à en payer le prix et subir la loi du contrapasso, selon le concept philosophique contrapassus forgé par Thomas d’Aquin sur le latin contra/pati (souffrir en retour), traduit par Dante et mis dans la bouche de Bertran de Born au chant XXVIII de l’Enfer : Così s’osserva in me lo contrapasso ; concept étroitement lié à la question du libre arbitre et qu’il ne faut pas ramener à la legge del taglione ; cette expression, qui existait à l’époque de Dante, a été écartée par lui à juste titre car ce qu’il voulait exprimer, en adoptant le terme créé par Thomas d’Aquin, n’indique nullement une idée de vengeance mais la prise de conscience, au plan théologique, du juste rapport entre un acte accompli librement et sa conséquence [3]. Mais Michel Orcel, qui se veut pourtant expert en la matière, n’a sans doute pas lu, une fois de plus, avec assez d’attention la Somme théologique puisqu’il traduit le vers par « on peut en moi voir la loi du talion »… et je n’insiste pas sur la triple reprise de « oi » qui rend la sonorité de ce vers plus que douloureuse aux oreilles sensibles.

Pour conclure je dirai qu’il n’est pire imbécile – au sens étymologique du terme – que celui qui se croit le plus fort et que si Michel Orcel avait vécu au temps de Dante, celui-ci aurait longuement hésité à le placer dans le cercle des orgueilleux ou celui des faussaires.

Danièle Robert sur Pileface

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Éditorial

Michel Deguy est mort le mercredi 16 février 2022. Le poète, le poéticien, le philosophe, l’intellectuel, « l’homme-peuple » : Michel Deguy appartient désormais à l’histoire de la littérature des vingtième et vingt-et-unième siècles. À sa mort, de nombreux hommages ont été rendus qui dessinaient son portrait multiple. D’autres viendront le compléter, mais, pour préciser l’image, il faut le dire ici fortement : Michel Deguy était à lui seul un « intellectuel collectif » et c’est pourquoi il fut un homme de revues.

En 2016 il écrivait dans un abécédaire, une forme qu’il affectionnait :

Revues. Je fus et je suis un homme de revues. La "poésie faite par tous" de Lautréamont m’y engagea. Des Cahiers du chemin à Critique, de La NrF aux Temps modernes, de Tel Quel à Rue Descartes, d’Europe à Nioques, etc. Épris de nombreuses participations à maintes autres, il en est peu (françaises) auxquelles je n’aie ‘donné’ quelque chose.

Bien entendu, celles que j’aime entre toutes sont celles que j’ai fondées : la Revue de poésie, de 1965 à 1968, défunte. La revue Po&sie, chez Belin, inventée en 1977, impérissable.

Fondateur et rédacteur en chef de Po&sie, Michel Deguy a dirigé la revue jusqu’en janvier 2022.

Le comité peut en témoigner : Deguy tenait à Po&sie comme à son œuvre, plus qu’à son œuvre parfois. Il fallait le voir au travail : exigeant, accueillant, c’est-à-dire à la fois exigeant dans l’accueil et accueillant dans l’exigence, Deguy était un rédacteur admirable, disponible, ouvert, attentif. Souvent il se plaignait que la revue ne fût pas mieux connue, mais rien n’entamait son énergie. Elle se manifesta encore dans sa décision de doter la revue d’un site internet.

Michel Deguy voulait que la poésie entrât dans le débat et c’est pourquoi aussi il tenait à Po&sie. Jamais Deguy ne voulut faire de cette revue un indicateur ou un distributeur de bons points. Il la pensait plutôt comme un théâtre des opérations susceptible d’ouvrir la poésie et la poétique dans le temps et dans l’espace. Tel est l’esprit de ce numéro 179/180, L’arrangement des mobiles (Manifestes). Conçu par Pierre Vinclair que nous remercions, il est le premier que Michel Deguy ne verra pas publié. Il l’avait accueilli avec chaleur.

Qu’il s’ouvre sur un dossier consacré à la guerre en Ukraine est fidèle à son exigence. La poésie n’est pas seule et le monde est moins seul avec la poésie.

Po&sie sera plus seule sans Michel Deguy.

Le numéro 181 lui sera consacré.

Le conseil de rédaction

LE SOMMAIRE


[1Roger Dragonetti, Dante. La langue et le poème, études réunies et présentées par Christopher Lucken, Paris, Librairie classique Eugène Belin, coll. « Littérature et politique », 2006, p. 87.

[2Jean-Claude Milner et François Regnault, Dire le vers. Court traité à l’intention des acteurs et des amateurs d’alexandrins, Paris, Édtions du Seuil, 1987.

[3Cf. la note 20, p. 497 du chant XXVIII dans mon édition bilingue et la note 17, p. 720 dans sa réédition en « Babel ».

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