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Yannick Haenel, chroniques de décembre 2021

La privatisation sanitaire du monde, Charlie Hebdo

D 29 décembre 2021     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


La pensée des feuilles

Yannick Haenel
Mis en ligne le 1er décembre 2021
Paru dans l’édition 1532 du 1 décembre

Il y a en ce moment, à la Bibliothèque nationale de France (BnF, Paris 13e), une merveilleuse exposition de l’artiste Giuseppe Penone, qui s’intitule « Sève et pensée ». Les amoureux de l’encre et du papier, de la lumière et des arbres, des écorces, des feuilles, des empreintes et de la mémoire, c’est-à-dire nous tous, attachés à la matière et aux traces, attachés à ce qui croît et respire, à ce qui chante et se propage, devraient se précipiter vers ces oeuvres et cette pensée limpides.

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Car ce que crée Giuseppe Penone, ce grand artiste italien né en 1947, qui vit à Turin et à Paris, relève d’un geste fondamental : faire coïncider cette aspiration au visible qu’on nomme l’art avec la fluidité de la matière, la vie des forêts, « l’étendue infinie des brins d’herbe dans un pré couvert de gouttes de rosée nacrée, l’odeur de la mousse et de la poussière », comme il le dit dans ce magnifique petit livre écrit d’une seule coulée qui accompagne l’exposition, Sève et pensée, traduit par le grand écrivain Jean-Christophe Bailly.

Le rêve d’une écriture retrouvant sa sève

Se déploie ainsi, sur toute la longueur d’une salle, comme la coque d’un navire en construction ou les voies d’un chemin qui se déplie dans l’air, deux toiles de lin de 30 m de long, que ­Penone a frottées à l’aide de feuilles contre le tronc d’un acacia, et sur lesquelles s’imprime le vert tendre de l’écorce et s’écrit à la main, dans les marges, un texte inspiré par cette expérience (celui qu’a traduit Jean-­Christophe Bailly). Écrire sur un linge à même la matière des arbres : rêve d’une écriture retrouvant sa sève.

À LIRE AUSSI : La venue du poème


Alberi libro Arbres-livre Novembre 1988
Dans l’atelier de San Raffaele - © Adagp, Paris, 2021

photo © Archivio Penone.
Zoom : cliquez sur l’image.

Il y a aussi une sculpture claire et monumentale qui, dressée dans l’espace blanc de la BNF, fait du bien : Alberi libro (Arbres-livre). En s’emparant de 12 poutres de bois, et suivant les anneaux de croissance, Penone dégage – retrouve – l’arbre qui se trouve en son coeur. C’est un geste d’amoureux car l’arbrisseau ainsi écorcé se trouve abrité, comme à l’intérieur d’un livre ouvert, par le bois non évidé de la poutre, qui l’entoure comme un écrin.

Et puis, il y a mon oeuvre préférée, Propagazione (Propagation), la plus folle, la plus enfantine, qui consiste, à partir de sa propre empreinte digitale encrée, à former tout autour des cercles concentriques de plus en plus espacés. On a tous fait ça lorsqu’on était petit, on continue à le faire dans nos rêves. En tout cas, Penone a rempli in situ un mur entier de l’exposition avec ces cercles, et leur rayonnement dévoile cette « chose qui fait battre le coeur », comme disait Sei Shônagon dans ses Notes de chevet (XIe siècle) : nos emprein­tes digitales sont semblables aux anneaux de croissance des arbres. Oui, entourant la trace du doigt de Penone, à l’infini, ce qui se dessine, c’est bien l’intérieur d’un arbre  ; et c’est notre appartenance intime au monde végétal qui trouve ici sa vraie signature.


Propagazione (Propagation), 1994.
Encre typographique et encre de Chine sur papier. 33 x 48 cm.
Don de l’artiste en l’honneur de Dina Carrara, 2020.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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Le destin de nos désirs

Yannick Haenel
Mis en ligne le 8 décembre 2021
Paru dans l’édition 1533 du 8 décembre

Je souffre de la merde politique française, de notre enfermement dans le Covid et du rabougrissement continuel du langage. On dirait qu’une pluie glaciale s’est invitée dans notre vie actuelle pour en dissoudre toute poésie. Je ne fais que lire et écrire, allongé chez moi, ou dans les cafés, et je rêve d’une lumière immense, d’un embarquement pour ces îles splendides (intérieures, littéraires, érotiques) où l’amour et la politique sont une même chose.

Et voici que sur le site d’Arte, où je glane régulièrement des ­pépites, je regarde un film qui me réveille : Hervé Guibert, la mort propagande, de David Teboul, visible en replay jusqu’au 29 janvier 2022.

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À LIRE AUSSI : L’amitié d’Hervé Guibert

Ceux qui ont eu 15 ans, 16 ans, 17 ans, 18 ans, 19 ans, 20 ans dans les années 1980 savent ce qu’a été le commencement d’une vie sexuelle sous le signe de la mort. Cela s’appelait, s’appelle toujours (mais on peut désormais ne pas en mourir) le sida. À l’époque, pour un jeune homme ou une jeune femme, qu’ils fussent homosexuels ou hétérosexuels, le monde du désir s’accompagnait de sa sanction mortifère : faire l’amour – fantasmer le passage à l’acte, y parvenir –, c’était entrer dans la possibilité de la mort. Le sida a fait plus de 30 millions de morts depuis le début de l’épidémie, en 1981, et pour celles et ceux qui débutaient dans la vie, le sexe s’est lesté d’une lourde inhibition.

La beauté du film de David Teboul vient de ce qu’à travers le destin d’Hervé Guibert (1955–1991) – ce génial écrivain fulgurant qui a, selon le réalisateur, « ­signé de son corps une génération, la génération sida » – il raconte un état du désir lui-même, lequel, confronté à la mort, s’est mis à brûler d’un feu splendide.

Les mots de Guibert, les extraits de son film La Pudeur ou l’Impudeur, ses photographies, dont les merveilleuses planches-contacts en noir et blanc scandent le film, témoignent d’une beauté qui s’est affirmée depuis l’existence même de la mort, entrée clandestinement dans le corps de Guibert, et l’obligeant à trouver un sens nouveau à sa vie, qui sera l’absolutisation de l’œuvre.

C’est la mort qui lui a donné l’écriture : À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (1990) en est l’extraordinaire manifeste. Certes, Guibert écrivait déjà, mais il rencontre alors cet inconnu qui fait de l’écriture une chose aussi puissante que la vie, et pas seulement son supplément. Cet inconnu peut prendre d’autres noms  ; ici, c’est le sida.

Qu’est-ce qui nous est transmis par ce film et avec lui par l’œuvre entière de Guibert, livres, lettres, photos, paysages de l’île d’Elbe, corps des amis, sexe des amants  ? Qu’est-ce qui se donne de si impor­tant au point de nous ouvrir le cœur  ? La beauté, même la plus cruelle, nous enrichit. Elle nous soulève, d’âme à âme, et nous prodigue la force de déchiqueter notre désespérance politique.


A propos de La Pudeur ou l’Impudeur.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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Le secret de Louis-René des Forêts

Yannick Haenel

Mis en ligne le 15 décembre 2021
Paru dans l’édition 1534 du 15 décembre

À 20 ans, vers la fin des années 1980, grâce à l’émission de télévision Océaniques, sur FR3, je découvris la littérature en personne. C’était un écrivain austère et merveilleux, à la diction douce et labyrinthique  ; il vivait dans un château et avait écrit ce livre au titre parfait : Le Bavard. Frappé par un deuil, il avait cessé d’écrire durant de longues années : il s’appelait Louis-René Des Forêts (1918–2000).

La littérature incarnée, vivante et mystérieuse

J’étais déjà passionné de littérature, je dévorais les livres et rêvais de vie poétique. Mais là, j’avais trouvé l’Écrivain : la littérature incarnée, vivante et mystérieuse. Louis-René Des Forêts vivait très éloigné de tout, ses publications étaient rares et peu connues  ; il était légendaire, secret, exigeant avec la littérature elle-même, aristocratique. Je me précipitai sur ses livres, d’abord Le Bavard, dont je découvris qu’il était préfacé par Maurice Blanchot, que j’admirais alors au-delà de tout, et je lus plusieurs fois de suite La Chambre des enfants, qui devint mon livre de chevet. Je fis mon mémoire de maîtrise sur cette oeuvre qui était alors à peine connue à l’université, et j’eus ensuite la chance, alors que paraissait, après tant d’années de silence, son grand livre Ostinato, de rencontrer Louis-René Des Forêts régulièrement, et de me mettre à écrire grâce à ses encouragements.

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Voici que plus de vingt ans après sa mort paraît, grâce aux passionnantes éditions L’Atelier contemporain, établies à Strasbourg, un livre prodigieux, comme issu d’un généreux trou noir, La terre tourne et la flamme vacille, qui rassemble tout l’oeuvre peint et dessiné de Louis-René Des Forêts.

C’est l’antre ignoré de cet oeuvre qui surgit : ayant cessé d’écrire, l’écrivain s’était alors adonné sans relâche aux joies rigoureuses de l’encre de Chine et à l’aventure de la gouache.

C’est un très bel album – le cadeau de Noël idéal pour les connaisseurs – qui reproduit en grand format les 61 peintures de l’auteur et la totalité de ses dessins. J’aime que les livres soient à leur manière un coffre de pirate et qu’ils nous prodiguent inlassablement leur trésor.

Lorsqu’on ouvre ce coffre – et croyez-moi, on ne cesse de le rouvrir, ébloui –, on est comblé par une multitude de visions oniriques, enfantines, terribles, sans équivalent dans l’histoire de l’art, où des paysages tempétueux font souffler une apocalypse sur des jeunes gens qui semblent sortis de La Nuit du chasseur ou des Hauts de Hurlevent   ; où les hautes murailles des châteaux gothiques, le déferlement passionnel des océans, les envols de faucon et le sombre visage de juges fantasmagoriques réveillent en nous, à la faveur de ces damiers proliférant de tableau en tableau comme la figure du jeu fatal qui nous emprisonne, l’attrait de l’aventure qui, depuis l’enfance, ne cesse de nous soulever.

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Soutine et De Kooning

Yannick Haenel

Mis en ligne le 22 décembre 2021
Paru dans l’édition 1535 du 22 décembre

Il vous reste encore quelques semaines (jusqu’au 10 janvier 2022) pour aller voir au musée de l’Orangerie (à Paris, jardin des Tuileries) l’enthousiasmante exposition « La Peinture incarnée », qui confronte les œuvres de Chaïm Soutine et de Willem De Kooning. J’en sors, et croyez-moi, ça fait du bien : l’effervescence qu’allume en nous la peinture est semblable à cet appel d’air qui nous libère quand on fait l’amour.

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À LIRE AUSSI : Exposition : le pays bleu

L’asphyxie politico-sanitaire nous accable : tout semble en ce moment truqué, haineux. Aller voir de la peinture est un acte lustral : on se purifie instantanément de toute la connerie du monde (et de la nôtre)  ; les couleurs nous entrent dans les nerfs : la féerie procède par transfusion. C’est aussi un renouvellement de notre entente avec cette clarté qui illumine pourtant l’existence, et que l’art nous donne à voir. Le corps a besoin de nuances  ; la sensation est une nourriture qui pense.

J’aime la peinture violente : celle du Caravage, de Van Gogh, de Bacon. À ces trois s’ajoutent donc Soutine (1893–1943) et De Kooning (1904–1997), deux outsiders magnifiques, l’un, juif français d’origine russe, ayant vécu à Montparnasse, ami de Modigliani (avec qui il partage un atelier) et membre de l’École de Paris  ; l’autre, originaire des Pays-Bas, lui aussi émigré, mais aux États-Unis, ami de Pollock et figure solitaire de l’expressionnisme abstrait.

L’exposition nous fait revivre celle de Soutine au MoMA en 1950, qui fut un triomphe. Le choc qu’en éprouva De Kooning ­relève de la défla­gration métaphysique. Rien n’est plus beau que les rencontres artistiques : comment l’amitié passe dans les œuvres, c’est la grande chose.

À LIRE AUSSI : Impressions à Giverny

Les paysages convulsés de Soutine, sabrés de lames rouges et ocre, ses corps de grooms, de bouchers et de pâtissiers démantibulés, ses fonds brossés avec rage qui déchirent la matière comme du « soufre en feu » (Élie Faure) : tout vous emporte et vous soulève. La chair est une lave de volcan qui saigne. Soutine ne cesse de peindre ce bœuf écorché qui obsédait Rembrandt. On raconte qu’il avait suspendu une carcasse dans son atelier, l’arrosant régulièrement de sang frais : la vérité est le contraire de l’idéalisation.

Et la beauté des Women de De Kooning est tout aussi éruptive et dure. Le geste du peintre semble fouiller ces chairs rose pompéien, ces bleus azur, ces jaunes baignés d’ocre. Ces femmes verticales comme des portes, féroces et pulpeuses, s’autodébordent en un geyser de chair explosive, comme si le chaos sexuel qui anime l’intimité s’exhibait en une tornade colorée. La peinture ouvre les corps et jette sur la toile leur déferlante intérieure. La distorsion expressive rejoint la vérité du surgissement physique. Il s’agit finalement d’une danse, celle qui révèle le spasme refoulé qui nous agite. Voilà : « faire danser l’anatomie », comme disait Artaud.

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La privatisation sanitaire du monde

Yannick Haenel

Mis en ligne le 29 décembre 2021
À paraître dans l’édition 1536 du 29 décembre

De quoi sommes-nous devenus les témoins  ? Nous vivons à l’intérieur d’une pandémie qui enferme nos vies dans un incessant contrôle sanitaire et ne fait qu’accroître les inégalités sociales. Cette situation suscite de notre part frustration, accablement, douleur, exaspération, révolte. Mais tout en rejetant cette maladie du complotisme qui s’imagine follement que la pandémie n’existe pas et que les vaccins sont des poisons mortels, j’aimerais essayer de penser notre situation un peu plus loin.

Le piège de la pandémie donne en effet lieu actuellement à une ségrégation sanitaire qui ne fait qu’annoncer notre claustration dans une logique planétaire de privatisation du monde. En un sens, ce qui nous arrive n’est jamais qu’une répétition qui va servir à expérimenter de nouveaux cloisonnements. Les oligarchies – des multinationales qui financent les régimes politiques aux élites du transhumanisme issues de la Silicon Valley en passant par les idéologues des Gafa – communient dans l’idéologie pieuse de la « communication », mais n’ont qu’un rêve inverse : préparer la grande séparation. Le vrai désir des riches, c’est de quitter ce monde où nous autres, les idiots qui rêvons d’égalité, nous nous enfermons de plus en plus dans notre impuissance.

Expérimenter de nouveaux cloisonnements

Déjà les vols dans l’espace – les « missions spatiales touristiques » d’Elon Musk (SpaceX) ou de Richard Branson (Virgin Galactic) – se multiplient en vue de coloniser d’autres planètes. Le monde à venir réalisera à l’échelle planétaire, puis inter­planétaire, ce que nous expérimentons à notre pauvre échelle de mortels kidnappés dans une circuiterie pandémique qui oriente déjà nos choix, nos déplacements, nos sorties.

À LIRE AUSSI : Biden a décidé : pas de taxe Gafa en Europe

Nous consentons en effet à montrer notre pass sanitaire quand nous entrons dans un cinéma ou nous asseyons au café (et déjà, dans les fêtes, on nous prévient qu’il faudra « montrer son pass à l’entrée »). De manière inconsciente, nous légitimons ainsi une structure, qui est celle d’une sélection sanitaire, laquelle recoupe une ségrégation sociale.

Dans quelques années, dès que nous sortirons de chez nous, nous validerons intégralement notre parcours ; et tous les lieux où nous entrerons exigeront un pass, un code, une puce dans lesquels seront mémorisées nos « données personnelles ». Chaque activité, même aller boire une bière, impliquera qu’on soit inscrit. Nous ferons partie du club, ou pas. Il n’y aura plus que des communautés privées. La mondialisation du pass se sera accomplie en se refermant sur nous. Nous comprendrons alors que la nature de cette pandémie était aussi politique, et qu’elle visait, sans que personne ne fût réellement aux commandes, un ordre planétaire, toujours virtuel et pourtant bel et bien local, où nous nous prêtons chaque jour, de plus en plus, à être sélectionnés.

Toutes les chroniques de Yannick Haenel dans Charlie

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L’actualité avec Giorgio Agamben

Intervention le 8 décembre, à l’International University College de Turin où s’est tenu le deuxième congrès italien de la commission pluridisciplinaire « Dubbio e Precauzione » (Doute et précaution) géré par des intellectuels reconnus d’Italie, Ugo Mattei, Massimo Cacciari, Carlo Freccero.

Mis en ligne le 26 décembre 2021

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LIRE AUSSI : Et si le passe sanitaire n’était pas une conséquence, mais la finalité ?

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